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Michel VIBERT 
Août 2013

Modillon


À petits pas
(suite)


... mais aussi une Machine...


...la  Grande Scie...

La Grande Scie

Un texte de Michel Vibert


   C'est un hameau, un petit hameau qui domine légèrement la vallée. Il fait chaud, Madeleine et Pierre, en tenue d'été, sont installés dans un jardin, occupés à débiter du bois – déjà – pour l'hiver.
   Ils se coltinent avec une scie – une machine à couper le bois. La scie rugit, pétarade avec son moteur Bernard . Elle fait un bruit d'enfer dans ce lieu si reposant qui se prêterait mieux à une sonate de Mozart ou aux violons de Vivaldi ! Me revient alors en écho de ma lointaine enfance ce son aigu d'une scie musicale dans les mains d'un clown forcément triste, entendu au grand cirque installé dans ma ville natale.
   La rencontre proposée ici entre le métal et le bois donne un son plutôt furieux, presque wagnérien, à cette entreprise. La scie a comme des dents de requin et se fout pas mal de la musique qu'elle fait, elle accomplit son office.
   Les morceaux de bois coupés, débités, valsent pourtant harmonieusement, obéissant aux quatre mains habiles et aux lois de la machine. Les mains sont à l'ouvrage, les gestes bien synchronisés et l'on devine chez eux, en ce jardin l'habitude, et l'expérience pour maitriser ce petit monstre rugissant.
  Le soleil est ardent et donne bien quelques sueurs ! Il en est ainsi pour les travaux d'été à la campagne et dans les champs de culture.
   Ce bois est donc promis pour réchauffer l'hiver d'autres mains. Les mains de Jeanne, autre habitante du hameau et il me vient pour elle ce passage du  poème de Rimbaud, Les Mains de Jeanne-Marie :

           Ce sont des ployeuses d'échines,
           Des mains qui ne font jamais mal
           Plus fatales que des machines,
           Plus fortes que tout un cheval !

      Ici, je n'ai pas vraiment conscience de ce qui va suivre ( l'écriture ! ). Étant plutôt là dans la contemplation, tout de même saisi par l'image de ce couple au travail – encore bien loin de l'angélus. D'autant que les rondins vont être rangés, empilés et feront un joli tas en attendant les premiers froids. Il sera toujours temps d'éponger la sueur des fronts, d'étancher quelque soif et de calmer une petite faim.

***


    Bien après, de l'automne à l'hiver et jusqu'au printemps suivant, où le peu d'ensoleillement occupait toutes les bouches et les conversations, je souscrivais comme à l'habitude à des pensées amères que nourrissait cette mélancolie doucement et nerveusement appréciée... dans mon hameau parisien ! Ainsi vont les saisons... et c'est encore Rimbaud qui me vient :

              Ô saisons, ô châteaux
              Quelle âme est sans défaut ?

   Mais cheminait en moi et jusqu'à mon retour dans ce hameau la trace vive de cette image et chemin faisant, surgissait sans trop d'étonnement, comme une réminiscence, un souvenir plus construit, peut-être que celui de la scie musicale tenue par le clown ! Allez savoir...
   J'étais seul dans l'atelier d'un oncle maternel, menuisier dans un petit village de l'Ouest. C'était un dimanche, nous venions de la ville et je m'étais discrètement éclipsé de la réunion de famille.
   Seul parmi des centaines et des centaines de copeaux, de grappes, de pelures arrachées au bois, jonchant le sol et tourbillonnantes comme la queue d'un petit cochon. Je marchais sur des millions de petits grains de bois qu'on appelle la sciure aussi douce au toucher qu'une petite neige fraîche.
   L'atelier me semblait immense, peuplé d'énormes machines, des scies avec des larges courroies, des rabots et, de-ci de-là quelques mètres de menuisier, jaunes, pliés, dépliés, en figures géométriques. Je me souvenais de ces instants, rangés ou refoulés dans la mémoire, de rumines, de joie et de fascination  – Ô ces belles plages de l'enfance – où la solitude vous sied à merveille, au pied et à l'œil quand vous êtes un moment dans le meilleur des mondes alors qu'à deux pas, la famille élargie s'ébroue ou bien s'échine... C'est selon !
   Était-ce en hiver ? Était-ce en été ? Je ne m'en souvenais plus. Et cela n'avait pas d'importance.
   Ainsi passent les saisons.
   Ces liens, ces réminiscences, ces rencontres impromptues qui se jouent au présent, ces opportunités que nous saisissons, ces albums d'images contenus dans la petite boîte noire de nos naufrages aussi... et qui peuvent ressurgir et passer à la machine  pour appréhender un futur proche ou lointain, ces images que nous essayons de transformer en énergie dans nos émotions créatrices, cette poésie jamais absente jusque dans la contrainte.

   ***

   Enfin, la beauté du hameau, son silence étourdissant, la maison de Moïse, en face, un peu plus haut, éclairée dès la nuit tombée, qui lui donne un air de conte de fée. Ces forêts épaisses qui causent quelques peurs, la nuit surtout... comme des peurs enfantines.
   Le hameau, Jeanne, la seule habitante pendant le grand hiver, ce bois qui chauffe et réchauffe, la machine au repos, rangée dans le hangar.
   Oui, il y a bien 'Ici bas sous le soleil, un temps pour chaque chose' selon les paroles de l'Ecclésiaste.

Juin - Juillet 2013     
   
Bernard Moteurs
Calendrier Bernard Moteurs - 1953
merci à  adamantane.net  pour l'image
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