Forêt de Sénart   J-H.R 2016

LES GENS PAS COMME

L'ORATEUR MALGRÉ LUI


(ici en PDF)

    Les jours sont gris. Le soleil tombe à plat. Je vois les couleurs, je sens la chaleur. Je lézarde à l’occasion, du sable et des corps luisants, l’odeur sucrée se dégage des filtres solaires. Les peaux accrochent le sable. Il a fallu apprendre à nager. L’exercice physique ne me dérange pas. Premiers coups de pédale, ils attendaient des cris.
   Tout le monde a ri quand je me suis mis à enseigner la rhétorique à l’université. L’enfance grouille d’arguments, les instructions des parents, les explications, les promesses, quand ils sont maladroits. Partage de tâches. Je ne maugrée pas, je fais. J’ai toujours eu horreur des marchandages quels qu’ils soient. Sauté des classes, parce que mes camarades m’agaçaient autant que nos maîtres. Les élans me font sourire, il y a une rhétorique des gestes, des attitudes. On ne me trouve pas spontané, la spontanéité n’est qu’une magouille comme les autres.
   Tu n’aimes personne. Si… j’y ai été de deux enfants : leur mère en avait soupé de la romance. Elle trouvait en moi un imposteur discret. Je ne voulais séduire personne, je ne cherchais pas à créer des atmosphères pour coucher. Misérables roueries, sèves adolescentes jusqu’aux portes de la tombe.
   Pourquoi ce que les rhéteurs appellent l’action : la mise en gestes et en bouche d’un discours, la cadence, les enchaînements, le timbre de la voix, éprouve-t-on le besoin de l’utiliser à la ville ? Ceux qui ne savent pas sont infatigables. Ceux qui savent, ça va trop vite, bruissements de feuilles, ton pressant de ceux qui veulent mobiliser, il en est qui balaient de la voix toutes les réticences, et s’emploient régulièrement à saisir le pompon du manège (je n’arrive pas à me défaire des images). J’analyse les orateurs anciens, l’acharnement du prosélyte, les entourloupes du politique, les étapes d’un raisonnement mathématique — axiomes que l’on avoue ou qui restent implicites — il y a des passerelles dont se repaissent les sciences humaines.
   L’art de convaincre est une foire d’empoigne. Je suis plus contemplatif que remuant. Ça bougeait dans tous les sens, dans mon enfance, et mes parents le trouvaient bon. Moi pas, ils s’en inquiétaient. Le grand frère était taquin, et susceptible. L’art de faire perdre son temps à l’entourage. Répète un peu voir. Je ne sentais pas l’utilité de répéter un peu voir. J’ai demandé poliment à mes parents d’être séparé de mon tortionnaire. Comme tu y vas. C’est lui qui y va. Découvrais la rhétorique du tac au tac. Inquiets de mon sang-froid. Inutile de rapporter ce qu’il me faisait au jour le jour. Il avait atteint son quota. Si on ne peut plus rigoler. Il y a des gens qui rigolent tout seuls. Pour un gosse de huit ans, ce n’est pas mal. Une bonne argumentation doit se concentrer en une seule phrase. Je ne pleurnichais pas, je ne réclamais pas. Je parlais d’un ton posé. L’impression d’avoir affaire à un adulte sans complaisance. Je survolais mes matières. J’écrivais en écartant toute joliesse. Mes maîtres croyaient que je me passionnais pour la rhétorique. Un vieux joyeux drille, assez drôle à ses heures était bien moins sévère : — On ne parle bien que de ce qu’on n’aime pas.
   Je n’use pas de la terminologie. Je la laisse à mes étudiants. Derrière les mots, il y a les faits. Je connais, même chez les plus grands, cette tendance à remplacer les faits par des mots. J’ai commis un petit ouvrage sur les méchants procédés des économistes. Faire d’une dupe un acteur économique, c’est une performance Assez de ressorts cachés pour que chacun y trouve son mécompte (repérer le jeu de mots) : surproduction, disettes, partage ou pas, on est aussi avide que l’on peut, et quand on peut… rêve éveillé. Il y a une donnée qui manque. Nous. J’ai pris plaisir à relever les axiomes inutiles, les enchaînements discutables, les sophismes, les manipulations mathématiques fondées sur de fausses évidences. Succès, espèces. Je me suis penché, devant mes élèves sur les scories (repérer l’image presque convenue, un dictionnaire de langue propose une citation de Baudelaire : les écrivains non artistes les multiplient, et elles souillent leurs intentions). Je ne puis éviter moi-même cette complaisance. J’essaie de l’endiguer. L’argument et son enveloppe. La musique des mots peut faire avaler n’importe quelle pilule. Il faut réduire autant que possible les équivoques. Rude exercice pour ma femme, qui m’a pourtant épousé pour mon refus de tout pathos. Et surtout pour mes enfants, passé l’âge du repérage sommaire, du oui, non, j’aime, je n’aime pas. Les serments sont exclus de la maison, notre parole y suffit. Je n’ai jamais pris d’engagement sauf signés, ce qui n’engage pas à grand chose. On sait ce que valent les traités de paix. Mes enfants me retournent malicieusement la formule, et j’applaudis. Il ne leur reste plus qu’à expliquer le contre-ordre. Ils ont trop tôt compris comment ça fonctionne. Trop souriant pour qu’on me prenne pour un tortionnaire. J’étais allé jusqu’à présenter les bonnes manières à table comme un jeu. D’aucuns me disent que je gâche leur enfance. Voire. Ce n’est pas déplaisant de se laisser un peu moins abuser que les autres. Mon épouse avait émis l’idée qu’il est des choses qui peuvent attendre, comme la sexualité. À quoi j’avais attendu, que pour la sexualité, les gamins préfèrent ne pas trop attendre. Ils sont plus éveillés qu’on ne voudrait. Au moins autant que le voudrait M. Freud. 
   J’ai fait en sorte que mon épouse ne se fasse pas d’illusions sur moi. Je ne m’en fais pas sur elle. Quelques imposteurs ont dû travailler à son éducation. Il est difficile de se laisser aller quand on voit les ficelles. Tout le monde est sensé connaître les règles d’un jeu sans règles ; certains les connaissent mieux que d’autres : cela vaut mieux que de s’imposer par son statut, sa position, et sa force. Composer, c’est composer avec soi-même. Faut prendre les choses en amont. Diplômes en poche, renforcer sa position. La marmaille a vite compris. On ne peut sonder les reins et les cœurs sans scalpel, il faut apprendre à observer. Assurer le minimum syndical aux moments de fraternité : banquets, réunions syndicales, toutes les manifestations convenues. Ma façade est avenante. Rire aux saillies. Tu devrais te contenter de l‘avoir dans le cul, ton balai. Une démonstration de belle rhétorique suffit à désarmer les sarcasmes, et empêcher aimablement la récidive. J’ai suffisamment étudié les tours et les façons de l’animal social. L’on m’a fait regarder les importants qui discourent sur les plateaux, gestes de «commercial», arguments de camelots, slogans nécessaires, les publics antiques seraient déçus — leurs orateurs connaissaient l’art et la manière et s’adressaient à des gens qui passaient le plus clair de leur temps dehors, se rassemblaient au forum ou à l’agora. Démosthène, Cicéron, Danton, il faut de l’envergure pour parler aux foules réunies qui ne disposaient pas de nos grigris audio-visuels, souvent analphabètes. On allait assister aux prêches de Bossuet, comme aux bruyantes manifestations d’un chanteur populaire. Une cathédrale, ç’a une autre gueule que l’Olympia ou un chapiteau de cirque. C’est autre chose que de parler sans micro sur une estrade en plein air. L’éloquence naît dans la rue. L’argumentaire de nos politiques est trop maigre, les slogans sont plus sommaires que frappants. Le rhétorique que j’enseigne est celle qui se forge dans le vif, et n’est pas apprise dans les livres. Aristote affadit l’art en le codifiant, il faut savoir oublier les manuels sur les estrades, bien peu en sont capables. Je n’offre alors qu’un aperçu de mes cours. Le lexique de la rhétorique est distribué à mes étudiants. L’animal social s’attache naturellement, dès son enfance, à convaincre son prochain, à l’intriguer, à l’amuser. Les scènes de ménage seraient plus drôles si l’on savait faire autre chose que rabâcher. Chacun se replie sur son cahier de doléances, comme un gamin sur son doudou. À croire qu’un long commerce nous fait retomber en enfance.
   Tu devrais parler comme ça plus souvent. Commencez par relever mes procédés que j’ai assimilés. Si vous voulez vous exercer, faites-le sur le tas, relevez le niveau, oubliez vos ficelles. C’est ce que je propose à mes étudiants, s’ils veulent vraiment comprendre la terminologie. N’oubliez pas ce que Diderot dit du comédien dans son Paradoxe. Il ne faut pas ressentir les émotions, mais les rendre. Chacun son caractère : Démosthène appelait Phocion la hache de ses discours. Le mien est terminé, passons à autre chose. Ils revenaient sur terre, je ne l’avais pas quittée. C’est l’inconvénient de ces démonstrations, il faut remonter par paliers pour retrouver un air plus sain. 
     Mes enfants respirent chez moi cet air plus sain, mais se renfoncent dehors dans le bourbier de la communication. Dan un monde où la force étouffe les mots (Danton en a lâché quelques-uns, au pied de la guillotine, couverts par des roulements de tambour : on craignait que la foule vînt arracher les bois de justice et que les bourreaux participassent à la fête . On sait comment les nazis étaient prêts à écouter les arguments de leurs interlocuteurs — l’éloquence d’Hitler, il y a les gestes, les cadences, le contenu est pauvre, on dirait des discours d’un orateur de brasserie ; Démade avant notre ère employait des arguments aussi discutables « Si Alexandre était mort, on sentirait d’ici l’odeur de son cadavre.» mais avait assez de consistance pour que certains contemporains le trouvent supérieur à Démosthène : preuve qu’un bon marin vaut mieux qu’un méchant peintre). Les dictateurs ne savent parler qu’à une assistance acquise. Ces gens-là, comme les voyous de la zone et des assemblées ne savent convaincre qu’en empêchant les autres de parler. Mauvaise école, trop d’adeptes. Mon fils et ma fille ont jugé assez tôt utile de suivre des leçons de boxe française et d’aïkido. Comme disaient leurs condisciples, il faut avoir les moyens de sa politique. À eux deux, ils ont montré dans les cours de récréation ce qu’on peut faire contre les phénomènes de meute en agissant de concert. Mais ils ne triomphaient jamais, et s’efforçaient de ne blesser personne plus qu’il ne fallait. On pouvait commencer à parler. C’est de cette façon que j’envisage l’éloquence, pas un coup de trop. Le tribun se nourrit de ses propres déchets, comme font parfois les chiens. Je leur reproche un sophisme qu’ils servent aux plus agressifs : trois milliards d’années d’hominisation, cinquante mille à élaborer le langage articulé, pour en venir aux poings… Ils s’adressent à des niais, je leur ai demandé de démonter laconiquement la machine. C’est ma fille qui a trouvé la formule la plus concise : « La bombe atomique a été mise au point par des gens qui le dominaient  parfaitement. » Il faut voir comment Périclès a justifié la dévastation d’une île alliée qui refusait de payer son tribut à la Cité censée la protéger des Perses. On peut admirer l’utilité de ce tribut en admirant les ruines du Parthénon.
   Je ne suis qu’un mécanicien : je démonte des moteurs qui portent de grands noms. La littérature grecque et latine donne des exemples édifiants de ce que peut imaginer un prêcheur initiant des fidèles qui ne devaient pas être au fait de tant de subtilités théologiques. Il est vrai qu’elles étaient noyées dans un discours fervent à la gloire du Seigneur. Cela a donné de grands orateurs.
   Tout ce qui peut permettre de comprendre est bienvenu. Les orateurs n’ont pas besoin de notice. Aristote classe les procédés comme il a classé les espèces vivantes, et les constitutions. Il fait sûrement avancer la science comme Linné et d’autres, mais guère le schmilblick.
   Je fais de la vivisection sur un corps mort, pour en tirer la vraie substance. Instinct naturel sans doute : chacun doit prendre à se défendre, de l’enfant qui raisonne, à nos maîtres qui nous font patienter. Dans la masse surnagent ceux qui savent, et se sont entraînés. C’est, sinon, une simple façon de marquer son territoire.
   Mon fils offre ses exercices pratiques dans les tribunaux. Voix bien placée, peu de gestes, discours dense, les arguments des autres se fissurent à mesure.
   Quant à ma fille…
   Elle a fait brillamment son entrée à l’ENA.
   Je l’ai froidement félicitée.

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LES GENS PAS COMME
série de quatre nouvelles
Tagar  -  Anémones  -  Orateur  -   Morphée


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