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photo F. Grollier 1984 

LES GENS PAS COMME

LES ANÉMONES
(ici en PDF)

      La vie, dit Jean-Jacques, est une scène où l’on s’empêtre dans les rideaux. Il vend des timbres rue Baragnon. Il a eu de son épouse Aline-Claude, deux enfants amorphes qu’elle appelle ses anémones ; elle est kiné de son état. Les enfants ne sont pas gênants, ils ne bougent pas d’où on les pose, il faut juste les nettoyer, les nourrir et les coucher à heures fixes. D’autres se diraient maudits du Ciel. Ils prennent les choses comme elles viennent, mais deux anémones, ça leur suffit.
   Daniel est charmant, sauf en famille, où il s’emploie à réduire à néant sa femme, grammairienne agrégée et ses enfants. Il est adoré de ses élèves au lycée Malevue, où il enseigne la philosophie, dont il se garde bien de suivre les leçons comme bon nombre de ses collègues. À part une lordose de qualité, il est bien fait de sa personne.
   Gabriel est brigadier de notre gendarmerie. Il passe chez Jean-Jacques à l’occasion pour dîner sur le pouce. Comme il se contente de son pouce, personne n’y voit d’inconvénient.
   On passe de pièce en pièce sans entendre les trois coups. L’on préfèrerait savoir en discerner chaque fois la nature. Si c’est une comédie, tant mieux. Un drame, on fait avec, un mélo, on s’y retrouve, une tragédie, il faut attendre que ça passe.
 
   Mes anémones, ce ne sont pas des pulsatilles communes, ni alpestres, mais des actinies, qui rayonnent sur leur rocher, et remuent leurs petits pétales épais au gré des courants.
   Rayonner, c’est tout ce qu’ils peuvent faire : ils poussent au fil des années, sans porter sur leur visage leur condition d’handicapés moteurs et mentaux. Violette a les yeux bleus, Gilles les a d’un gris tirant sur le mauve.
   J’ai essayé de leur donner du corps à mesure qu’ils grandissaient. De flaques qu’ils étaient, ils se sont peu à peu redressés. Redressés… À six ans ils appuyaient un coude au sol, à quatorze, c’était sur un bras tendu, ce qui leur permettait de se hisser à la hauteur d’un fauteuil ; à seize, on a pu les asseoir pour leur donner à manger. Ils sont capables de mâcher les nourritures molles et de déglutir. Le fruit d’une heure de massage et d’exercices quotidiens. Les yeux ont fini par suivre tous nos mouvements, les têtes par se tourner lentement. Ils ne ramperont jamais.
   Ils supportent les impulsions électriques douces qui raffermissent les muscles. Je suis arrivée en repliant leurs jambes et leurs bras à obtenir à force une vague réponse. Quand je redresse leur torse et le lâche, ils arrivent, à présent, à ralentir la chute vers le matelas de travail.
   Une fois reconnue ostéopathe j’ai préféré passer un autre diplôme pour acheter un cabinet de kinésithérapeute où je suis plus libre de mes horaires— c’est tout ce que mes parents  pouvaient nous offrir, nous donner de quoi — j‘ai deux assistants, une assistante et un secrétaire. Je les ai tout le temps sous les yeux, mes anémones. Une ouverture vitrée, à la hauteur de ma tête me permet de les surveiller. Pas question de les confier à une institution, malgré l’insistance de nos parents.
   Je reçois gracieusement l’épouse et les enfants de Daniel, pour effacer les effets de son travail de sape. L’occasion de faire constater par les autres les ecchymoses et les discrets hématomes. Le brutal ne les frappe pas au visage pour éviter le qu’en dira-t-on. Je confie à ma collègue la lordose du philosophe. Il l’a prise à partie en soutenant que sa femme n’avait pas besoin de soins, non plus que ses enfants. À quoi elle a répondu : Par les vôtres, si. La déontologie m’empêche de lui adresser une photocopie de nos constatations, mais je ne pourrais que céder aux instances des autorités compétentes en cas d’accident, ou si l’on m’empêchait de les remettre sur pied. Maintenant, il prend des gants. Des gants de boxe.
   Il a juste demandé à sa moitié ce qu’elle était allée dire… J’ai pris des photos pour suivre l’évolution des traumatismes. Tu aurais pu dire  qu’il s’agissait d’un accident. Domestique ?
   Il en est à présent réduit aux mauvais procédés  — télévision hurlant pendant que les enfants travaillent, se lever la nuit et se recoucher en faisant du bruit, enfin tout ce que peut inventer un philosophe pour faire chier son prochain. Sa femme lui prône les vertus de l’ataraxie, et fait isoler à ses frais les chambres avec autant de soin que M. Proust. Les cours du philosophe, hissé en khâgne, sont plus brillants que jamais.
   La situation inquiète Gabriel, le brigadier. Les méchants sont de grands incompris. J’ai connu l’espèce, c’est comme une balance romaine. Les poids sont du petit côté, le plateau social s’éloigne du support. Si les poids disparaissent… Je vois. À chacun ses doudous.
    Les gendarmes croient en savoir plus que les psys sur certains points.
   Je suis le seul témoin — avec tout le cabinet — des tristes effets de ses impatiences.
   Entre deux consultations, je me suis un jour tordu la cheville, me suis empressée d’aller me la faire remettre en place par un collègue. Je passe devant la salle d’attente, et je dis au patient suivant, qu’il devra attendre un petit quart d’heure. Je reviens dans ma salle, regarde mes anémones. Violette a les jambes légèrement écartées, la jupe rabaissée n’importe comment. Je vais voir. Elle saigne. Quand elle est incommodée, je lui mets de tampons. Coup de fil au secrétaire pour remettre mes rendez-vous. Un autre à Gabriel et au Samu.
   Je demande à un autre collègue s’il devait voir le philosophe. Il devait, il aurait dû. Mon secrétaire l’a vu repartir, et cru la séance terminée. Violette ne semble pas affectée par ce petit incident, Gilles non plus.
      Pénétration légèrement forcée, le maladroit a laissé d’abondants échantillons de son ADN.
   Gabriel me demande quelle suite je compte donner à cette affaire. Faute de pouvoir réduire sa famille à néant, le bon maître aura voulu m’atteindre.
    Il faut le faire mijoter. Une petite convocation, histoire de lui demander s’il n’a vu personne quitter la salle d’attente. Il ne verra aucun inconvénient à t’abandonner un peu de sa salive. S’il refuse en invoquant des principes sur lesquels on ne peut revenir, tu le féliciteras d’y tenir assez pour ne pas craindre d’éveiller des soupçons.
    Il me trouve douée pour son métier, et comprend que je ne me contenterai pas d’une inculpation.
   Et s’il a engrossé mon anémone… Tu ne vas pas garder l’embryon ! Une anémone de plus… et si l’enfant s’avère normal… As-tu vu Habla con ella ? Il l’a vu, ça part dans tous les coins, Almodovar petit cru. Je fais allusion à un détail de l’argument : un infirmier un peu demeuré sort d’un coma apparemment irréversible une malade en l’engrossant.
   Gabriel n’a pas besoin qu’on lui explique : l’enfant constituerait une menace persistante ; je veux, s’il arrive, le voir se débattre, l’immonde.
    Il sait y faire, Gabriel, avec ses clients. Il l’a laissé patienter un bon quart d’heure, le temps d’examiner tous les traits de son visage, curieusement impassible, avant de commencer : Vous savez comment c’est, dans une salle d’attente, on attend son tour, en regardant sa montre. Chaque fois que quelqu’un se lève, c’est comme un soulagement. Si l’un de ceux qui vous précède s’en va, bénis soient les cieux. J’ai cru comprendre que vous apportiez un livre pour ne pas avoir à feuilleter de vieux journaux… Essayez de vous rappeler. Il faut être malade pour s’en prendre à une handicapée mentale. Je vous remercie, vous pouvez disposer.
    J’ai dit le lendemain à son épouse, en la massant, ce qui était arrivé à Violette. Preuve qu’il y a des gens plus tordus que votre mari.
   J’ai su que Violette, mon anémone, était tombée enceinte quand quelque chose a émergé de ses yeux bleus. Un je ne sais quoi dans l’iris. L’obstétricienne a suivi les progrès de l’enfant, tandis que je suivais ceux de ma fille. L’embryon, de sexe féminin, se développait gaiement dans son liquide amniotique. Au huitième mois de sa grossesse, Violette a pris la main vers son frère dans la sienne, et l’a un peu serrée.
   Je craignais l’accouchement : l’enfant ferait ce qu’il avait à faire, mais elle… L’obstétricienne n’en revenait pas, ça s’est mieux passée qu’avec n’importe quelle autre parturiente grâce à la petite. La mère et l’enfant ont poussé leur premier cri en même temps.
      Mes anémones se sont mises à onduler autour du bébé, qui restait assise sur les genoux de l’un ou de l’autre, Ils arrivaient même, à eux deux, à lui faire comme un berceau. Je continuais à les nettoyer comme le nourrisson, mais il y avait une sorte de continuité entre eux, un rythme lent. Heureusement qu’ils consentaient à me la laisser, je lui parlais et elle gazouillait, s’éveillait peu à peu. Elle adorait me voir masser les gens de derrière leur vitre, elle exigeait que je la masse comme sa mère et son oncle. À un peu moins de sept mois elle essayait de se mettre debout, à dix mois elle commençait à marcher. Jusqu’à dix-huit ans, il lui fallait s’étendre sur le berceau que lui tendaient mes anémones. Ça lui faisait comme un fauteuil. J’avais complètement oublié le philosophe.
   Nous ne nous lassions pas de contempler notre petite-fille doucement enveloppée de nos deux anémones.
   Quand l’enfant a eu ses premières dents, il s’est risqué, imbibé de single malt, dans une belle baïne, au cœur de la nuit. Sa femme et ses trois filles ne s’en portent que mieux.

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LES GENS PAS COMME
série de quatre nouvelles
Tagar  -  Anémones  -  Orateur  -   Morphée


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