Fontainebleau  J-H.R  2015 

 
LES GENS PAS COMME



EN ATTENDANT MORPHÉE

(ici en pdf)

   À jeun, mis à part les effets de la cortisone qui chassait le sommeil autour de mon lit à grands coups d’éventail, j’ai pris, place du Capitole, à la porte de l’opéra éponyme — quoiqu’ici, ce serait plutôt la place qui donne son nom à l’opéra — l’engagement d’écrire une nouvelle personnelle pour terminer un cycle. Ce qui revient à dire que ce ne sera pas une nouvelle.
   Ne donne pas ta parole, tiens-la, ne promets rien, on vit de promesses non tenues. D’où la formule, que j’ai servie avec succès à mes enfants : sauf contre-ordre. Je n’avais pas pris en l’occurrence cette précaution. On s’en sort en visitant ses légendes dorées, comme on fait parcourir les pièces d’un appartement dans lequel on vient de s’installer. Je n’ai pas juré, je n’ai pas craché, je me le suis dit, il suffit.


Le temps, d’un coup de manivelle,
Me couche sur sa balancelle.       

   Un souvenir qui n’est pas le mien : celui d’un juif qui emmène ses enfants dans les bois pour leur expliquer les essences et leurs vertus. Afin de donner plus de nerf à cette instructive promenade, il leur fait réciter en grec (prononciation érasmienne) le fameux : « Étranger, va dire aux habitants de Sparte… » Signe de reconnaissance, le dire avec lui. Entre-temps, il aura essayé de nous donner des éléments d’anglais en nous assénant du Kipling : la fameuse litanie des « Tu seras un homme mon fils », l’aîné aura marché, pas le cadet, qui avait assez à faire avec l’allemand, qu’il a su jusqu‘à vingt  ans, et qu’il s’est empressé d’oublier.
   Peu de légendes chez la mère, mais des coups durs. Orpheline assez vite de père, confiée trop souvent à une grand-mère qui jouissait de son épouvante dans une bâtisse sombre, ouverte aux courants d’air, les volets qu’on n’entretenait pas claquaient ; et, invitée par sa propre mère, bac en poche, implicitement, à éviter qu’un deuxième mari, venu de l’assistance, commette une sottise, parce qu’elle l’a planté là, pour un camarade de classe de la négociatrice improvisée. Elle n’a pu empêcher le pauvre homme, qui ne se connaissait plus, de se faire péter le caisson avec sa fille préférée, qu’il ne pouvait abandonner à une goule sans principes. Jusqu’à un âge avancé, la cadette, indigne d’une aussi belle apothéose, a bassiné ma mère pour qu’elle lui explique, et, la cerise, une de mes cousines m‘a récemment bassiné.
   Une légende un peu moins héroïque que celle qui me vient du Breslau d’avant la grande déportation. Une déportation qui n’a choqué personne. Le gouvernement polonais décide de se débarrasser d’un million de Silésiens germanophones. Ça se serait passé en Palestine, on en entendrait encore parler… Ce revers de fortune a ramené sur nos rivages une grand-mère paternelle sotte comme un Klöß, de quoi vous dégoûter des gnocchis par ricochet.
   Lettres de noblesse de la Oma, préparez vos tambours :
   Oblige son promis juif à se convertir, le brouillant par là avec une famille assez libérale, ou aimante, pour admettre qu’il s’éprenne d’une goy et la veuille épouser. Une conversion, ce n’est pas une couleuvre, c’est un dragon du Komodo.
   Veuve, ne pouvant plus tenir son rang, propose à des enfants encore jeunes, quatorze et seize ans, un suicide wagnérien. La chute du mark, après la guerre, n’arrange pas les choses. Le cadet, grossier, affirme qu’il préfère sucer un vieux sur la place du marché, mais qu’il doit y avoir d’autres moyens. Avec d’autres galopins, il démonte tout ce qui peut se démonter dans les rues, l’échange contre des denrées ou d’autres produits. Bon fils, il nourrit sa mère, qui aurait pu se faire lavandière ou couseuse, prêter ses fesses à un qui a du bien, plutôt que de laisser à un gamin le soin d’assurer l’intendance, de payer la médecine de son aîné, et la sienne. Il fréquente des gens pas propres et des huiles qui veulent s’encanailler. Liebknecht et Rosa Luxembourg expédiés par les militaires, l’Allemagne de Weimar essaie de s’épanouir malgré les junkers qui tiennent leurs domaines. La veuve inconsciente papote dignement en prenant le thé avec des dames respectables. Elle peut faire mieux, elle va faire mieux.
   Le cadet s’inquiète de l’arrivée de S.A. tapageurs, avec lesquels il doit se colleter à cause de son père juif. La mère assure : « Du bist nicht jude ». Dans son esprit, la conversion a effacé toute trace de judéité chez son défunt mari. L’aîné épouse une goy, le cadet décampe en catastrophe, laissant tout le fruit de ses clandestines canailleries à sa mère pour qu’elle ne manque de rien. Celle-ci est toute surprise de voir l’aîné s’esbigner à son tour, en lui laissant le gamin récemment pondu par sa moitié, afin d’alléger son bagage. La vieille, grandiose, donne l’argent du cadet à des œuvres charitables du Reich, et confie le petit à un orphelinat nazi. Le gamin doit se battre pour se nourrir et apprend qu’il faut se priver de beurre pour s’acheter des canons.  Buvons un verre aux Andouilles que Pantagruel rencontra en l’Île Farouche. Il en est une que l’on ne mentionne pas dans le Quart Livre, à la fois grasse et sèche, plus bête que les autres, pas assez appétissante pour qu’on la détaille, elle a le bon visage de ma Oma. Je suis de son sang ! J’ai appris à parler à quatre ans ; et il a fallu m’expliquer, après Simone Weil, ce que signifiait le sigle IVG. L’occasion pour quelques âmes aussi retorses que simples de s’accrocher aux grilles de cliniques où l’on pratiquait l’opération. J’y pense quand je lis que des rabbins se retroussent les manches, le jour du Sabbat, pour lapider les voitures qui roulent.
   Mon père estomaqué de l’initiative, réussit, je ne sais comment, à tirer son neveu de l’orphelinat, celui-ci débarque à Lisbonne juste avant qu’Hitler envahisse la Pologne, je suis né, moi, le jour de l’Anschluss, trois ans après le cousin (naissance du Troisième Reich) deux ans après mon frère (les effets commencent à s’atténuer des incidents survenus aux arsenaux de Brest et de Toulon). On vient au monde comme on entre dans l’Histoire : par la petite porte. Quand même plus large que l’étroite, qui faisait rêver Gide.
   Concernant la légende du père, trop entendu de violons, je sais danser la valse et la polka, laisser mon âme s’imbiber aux cadences tziganes ou ashkénazes, taper du pied aux Schubertiades, savourer les czardas, trêve de fariboles, un gueux parmi les gueux, gamin bourgeois dévoyé qui prend ses aises avec des pégriots sur fond de pavés gras, j’ai sans doute perdu mon père, par complaisance, dans un bar chic à putes, rua da Alegria, parce que mon frère craignait que j’en fusse — on n’en est pas dans la famille — et qu’un géniteur attentif doit prévenir ce genre d’accident, je l’ai retrouvé parmi les galopins montés en graine qui parcourent les décombres de l’Allemagne année zéro. Les légendes, il faut s’y risquer avec rivelaine et casque de mineur. Plaisir intérieur et fort doux de voir une chair de ma chair m’expliquer — avec une certaine véhémence — que ces dames m’ont définitivement ruiné psychologiquement, sexuellement, mentalement. Je revoyais mon Elvira chérie, qui serrait dans un carton mes dessins d’elle — c’est là que j’ai fait mes académies — comme les autres, j’étais leur mascotte, le fils du bon docteur, je ne sais ce que valaient ces ébauches fouettées sur le vif, ça faisait longtemps que je griffonnais des formes, je ne cessais de commettre des aquarelles et des gouaches, j’en faisais trop pour qu’on les garde, et je ne m’avisais pas, dans mes élans gentiment tarifés, que je me délabrais moralement. Elles m’ont appris leur jargon, qu’ignoraient les clients qui ne dessinaient pas, pris pour éponge à confidences, les vraies, pas celles qu’on fait, plus édifiantes, au cochon de payant qui comprend, les plus sages attendaient de se trouver un gogo compréhensif et désabusé, ou, mieux, de se payer un tabac. Honteuse image, dirait la chair de ma chair, de l’exploitation de la femme par l’homme. C’était du haut de gamme, pas l’abattage d’Alcantara. Le julot potentiel savait qu’on ne vient pas salir les beaux quartiers en relevant les compteurs, la PIDE avait prévenu les amateurs. Tout barbeau surpris dans ce secteur se verrait transformé en prisonnier politique. Ces dames n’avaient à se montrer aimables qu’avec le manitou, le subordonné qui les aurait importunées serait traité comme un mac. Saines vertus de la hiérarchie. J’en vois une qui bout. Plaisir renouvelé d’entendre mes condisciples, souvent puceaux, me traiter de tapette. Le mariage met fin à ma misère sexuelle.
   Réglage presque instantané avec le cousin, phratrie bien huilée. L’oncle ne donne pas signe de vie. Pourvu que ça dure. Le cousin arrive à l’âge où l’on entre au lycée (au collège de nos jours) ma mère, inquiète de se le voir retiré, écrit à l’oncle, pour qu’il lui cède l’autorité parentale — le consulat s’occupera des détails. Le destinataire s’avise qu’il est père, et réclame le gamin. J’ai vu, de mes yeux vu, ahuri, se défaire notre phratrie, sur un quai d’Alcantara, tandis que ma mère contenait ses larmes, et mon père sa rage contre son frère et son épouse, qui aurait mieux fait de se la fermer. A-t-elle eu tort ou bien raison ? C’était en quarante-sept : j’avais neuf ans, mon frère onze, le cousin douze. Le dab commence à vraiment lever le coude, il était blindé, les effets ne se font sentir qu’au bout de dix ans. Moi, j’ai patiemment résisté au frangin qui avait entrepris de faire de moi son Teddy Bear. On le comprend. Une petite bonne, vite canée, lui avait filé une tuberculose osseuse qui l’a rendu infirme, et condamné à mourir jeune (trente ans) des effets secondaires ; je lui dois peut-être une tuberculose rénale qui m’a évité le sapin dans les Aurès. Quoique plus instruit, l’oncle était sans doute aussi bête que la Oma.
    Mon père ainsi que mon frère jugent plus tard ma femme demeurée. Ils sont trop polis pour me le dire. Ma mère la trouve spontanée, ce qui représente pour elle une qualité. Je ne me prononcerai pas : je ne l’ai connue que vingt ans. Bref, elle a voulu faire un tour en ville, elle est enceinte comme une toupie, et je suis plus amoureux qu’un roquet de son dernier os. Il est entendu que nous rejoindrons mon père dans la salle d’attente de son cabinet, pour qu’il nous amène à la plage dans sa deuch. Il n’a pas fini de consulter. Paraît mon Elvira, à qui je souris, habillée quasiment comme une communiante, ce qui est piquant. Elle tourne en rond, les yeux humectés, en disant qu’elle ne peut pas faire ça. Mon ange mauvais me pousserait à la présenter à ma future ex, comme cette Elvira dont je lui ai parlé. Peine perdue, mon petit rêve chéri d’autrefois s’éclipse par la grande porte – elles sont immenses dans les vieux immeubles — ce qui me prive du plaisir d’être courtois. Il est vrai que ma future ex a une mine à peindre, celle des bourgeoises croquées par Daumier. Se glisse dans l’embrasure la mine hilare de mon père. Je fais signe à ma récente moitié de faire comme si de rien n’était. Elle aura pensé qu’on lui manquait de respect. Elle a toujours estimé qu’elle méritait une certaine dose (à fixer par elle) de considération. Je crains de l’avoir souvent déçue. 
   Une scène cocasse à la mort de mon père. Je n’y ai pas assisté. Il eût aimé être enterré dans le cimetière juif. Tous les juifs de Lisbonne le trouvent bon, sauf le rabbin. Né d’une goy, il est aussi juif qu’Adenauer. De vieilles dames, qui l’aiment bien, ont la maladresse de dire au rabbin tatillon qu’il était assez juif pour Hitler. Le saint homme froissé rétorque que ce n’est pas Hitler qui fixe les rites du peuple élu. On colle mon père au cimetière allemand, où je ne suis jamais allé. J’ai été surpris en pleine année scolaire. Je n’ai pu me déplacer. La visite tardive à un cimetière où il repose malgré lui, me semble, je ne sais pourquoi, indélicate. Je l’ai vu à Noël, deux mois et demi avant. Torché jusqu’à la moelle, il m’enjoignait de faire revenir ma mère. De lui expliquer. Incapable d’exercer normalement, il louait la moitié de notre appartement (bon coup de tatane à mes souvenirs) à un vieux crabe qu’il maintenait d’attaque. L’histoire de ma mère avec mon aïeule ; mon père plaçant tous ses espoirs en une scapinade de mon cru : je ne puis entendre de phrases du genre : arrange-moi ce coup, fais-lui entendre raison, sans qu’il me vienne des petits boutons. C’est atavique.  Mon ex et moi, nous ne craignions qu’une chose, qu’il débarquât chez nous, comme une marmite dans une tranchée. Nous avons été rassurés d’apprendre qu’il avait lâché la rampe. On caresse les remords que l’on mérite. Judéité : ma mère a eu la maladresse de déchirer un courrier de l’ambassade allemande lui expliquant que, trois-quarts aryens, nous sommes dignes du Troisième Reich. À encadrer. Pétain réclamait quatre grands-parents non-juifs. En Allemagne, j’aurais été admis, si ça avait duré, dans les Jeunesses Hitlériennes, à Paris, je terminais à Drancy. Accessoirement, la Oma trouvait les vieilles juives vulgaires (dans son imagination, elles sentaient le vieux chou et le pipi de chat) elle n’a jamais compris qu’on l’invitait à prendre le thé chez les bourgeoises allemandes pour agacer mon père. Je l’ai accompagnée au temple pendant des années. C’est moi aussi (frère bancal) qui promenais Basqui (notre caniche tripode — un tram lui avait enlevé une patte alors qu’il suivait sa première chienne). Les mois de mars sont redoutables, mon père est mort en mars 1967, à Lisbonne ; je suis né en mars 38 au Mans : ma mère est morte en mars 2006 près du Canal du Midi à Toulouse.
    Quand on se marie, ou qu’on se met ensemble — ravissante expression  ! — avec quelqu’un, c’est comme un dossier qu’on ouvre, il se remplit des pièces qui resteront en souffrance. En fait, je vise au bonheur antique des épicuriens, l’agitation remue la vase ; l’ex puis les enfants : faut que ça bouge, qu’il se passe des trucs. Il s’est passé des trucs, on a publié, illustrations, puis romans, ce que je n’ai pas fait, on a sorti une cassette, ce que je n’ai pas fait, on anime des équipes sportives, ce que je ne saurais faire, je suis un nonchalant. Presque un poids mort.
   Cette impatience congéniale me rappelle celle de mon aïeul maternel parti faire son droit, entré dans une troupe où il joue parce qu’il compte mettre en scène, qui a traversé la der — photo coloriée en poilu qui fume — pour se taper une typhoïde, exit le rêveur.
   Je n’ai jamais été capable d’apprendre les bonnes manières. Goût pour la provocation, comme le dit mon ultime chérie ? Parler du monde comme il va avec l’aînée, ou d’éducation avec le cadet, c’est attaquer le Mur de l’Atlantique sans les barges d’Eisenhower.
   J’ai regardé passer la vie du haut d’une impériale.
   Qu’est-ce qui m’a pris de m’engager solennellement à soulever cette poussière ? Tu as beau t’acharner sur ton tapis à ta fenêtre, le passant tousse, il en reste toujours. J’espère n’avoir fait tousser personne.
   Cette sottise me range dans la catégorie des gens pas comme. Elle met fin à la série. 


mars 2015  



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NOTES de l'Ouvroir

Klöß ou thüringer Klöss – Préparation à base de patates, particulièrement bourrative.

Rua da Alegria  – Rue de la Joie. Comme son nom l’indique.

PIDE – Policia International e de Defesa do Estado. L’international est superflu, c’était simplement la police politique.




 
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LES GENS PAS COMME
série de quatre nouvelles
Tagar  -  Anémones  -  Orateur  -  Morphée

 
   
 




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