Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

Retour au Sommaire général
Camilo Castelo Branco
Le roman d'un homme riche
Deuxième partie

cheval
...il fut traîné sur une longue distance, accroché à l'un des étriers...
***
C'était Ninon de Lenclos qui disait qu'elle remerciait Dieu,tous les soirs,  de son esprit,
et qu'elle le priait,tous les matins, de la préserver des erreurs de son cœur.
Lettres à la marquise de Monnier
Mirabeau

   Leonor ne se trouvait plus au monastère, quand Maria da Glória, un mois et demi après la mort de son mari, arriva à Lisbonne. Son père, craignant que le désespoir ne lui fît perdre la raison au point de la conduire au suicide, l'emmena aux Olivais, et s'efforça d'adoucir ses emportements en lui manifestant la même affection qu'avant, et en lui offrant la distraction que procurent des amis et des parents s'employant tous à effacer de sa mémoire l'image de l'expatrié.
   Álvaro, dès le lendemain de son arrivée, reçut un message urgent de João de Matos, qui voulait lui parler.
   – Je vous ai fait venir, lui dit-il, pour vous donner ce que vous ne me demandez pas : un conseil. Votre père, que Dieu l’ait en sa sainte garde, avait l'intention de vous marier à votre cousine Leonor de Brito. Avez-vous une fois, Monsieur, consulté votre cœur sur ce dessein de votre père ?
   – Oui, Monsieur, et je l'ai trouvé conforme à mes désirs les plus ardents.
   – Êtes-vous, Monsieur Álvaro, un tant soit peu convaincu des mérites de votre cousine ? Croyez-vous qu'elle vous estime ?
   – Je dois supposer que oui.
   – Vous vous trompez. Voici à présent mon conseil sans préambules : n'épousez pas votre cousine, et n'exposez pas votre bon cœur aux railleries et au déshonneur qui s'ensuivront, avec les repentirs tardifs. Si vous ne pouvez l'oublier, transformez votre souvenir en estime, et l'estime en vertu. Quand vous la verrez malheureuse, secourez-la. Imaginez que votre cousine passera par tous les maillons d'une chaîne fatale. Vous n'avez pas entre vos mains les moyens de briser cette chaîne ; mais la miséricorde peut beaucoup, et la charité accomplit des miracles. Je vous ai fait venir également dans un autre but. Je pars après-demain pour Abrantes où j'ai été relégué sur un ordre de Sa Majesté Dom Miguel. J'y vais accablé de chagrin, et je m'attends à ce que toute la force de mon âme et l'énorme énergie que me donne une conscience pure, ne me soutiennent pas dans ma chute. Si je succombe, ou si je ne vous vois plus, souvenez-vous, tout au long de votre vie, de ces larmes que vous avez vues sur le visage d'un vieillard, et c'est par elles que je vous demande de vous agenouiller, à ma place, aux pieds de votre sainte mère, et d'implorer son pardon pour moi qui ai tué le bonheur de toute sa vie.
   João de Matos serra contre son cœur le fils de Maria da Glória, et lui dit :
   – Allez-y... Je ne verrai pas la suite... Au sein de l'Éternité, je saurai si votre mère m'a pardonné.
   Álvaro apparut, encore en larmes, devant sa mère. Interrogé sur leur raison, il raconta la scène, et présenta sa supplique à genoux. Maria da Glória leva les mains, et se dit, dans son cœur : Vous savez bien, mon Dieu, que je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ; et à cet homme qui a péché, puis s'est réhabilité par une honorable contrition, accordez, vous, Seigneur Miséricordieux, les consolations que vous me donnez à moi, grâce à la médiation de mon fils. Et elle ajouta à voix haute :
   – Va dire à notre ami que ta mère lui a donné ce nom. Demande-lui la permission de connaître les détails intimes de sa vie. S'il veut émigrer, et manque de ressources, dis-lui que tu es riche : insiste vraiment pour qu'il accepte ton aide. J'ai entendu la sainte de Vairão me dire que son neveu était pauvre et mourrait pauvre. Elle m'a donné cette preuve de sa probité. Va mon fils : cet homme a provoqué la perte de ta mère, pour ce qui est du bonheur ; mais il te l'a rendue, pour t'aimer.
   João de Matos entendit textuellement de la bouche d'Álvaro les paroles de sa mère. Il balbutia, très ému, quelques mots de reconnaissance et, désignant du doigt un grand tableau, il dit :
   – Gardez de moi ce souvenir : le portrait d'un père honorable nous incite constamment à garder notre honneur ; celui de l'ami véritable, et inflexible dans l'infortune, apporte des consolations, quand il ne peut être un conseiller muet.
   Álvaro le remercia pour ce cadeau, et l'aida à décrocher le tableau pour l'emporter. C'est celui-là même que j'ai vu dans la maison des Olivais.
   Nous ne reparlerons plus de cet homme d'État intègre et malheureux. Il a réussi à être prophète sur son propre sort. Il mourut sans avoir longtemps vécu en exil. Sa dernière lettre au fils de Maria da Glória était une douloureuse réminiscence des jours où la passion l'avait rendu fou au point de ne pas voir l'abîme dans lequel la vertu et la paix de cette femme étaient engloutis en même temps que son honneur à lui. Cette lettre trahissait son désarroi. Peu après, s'éteignit cette grande lumière qui éclairait en plus, dans la connaissance qu'il avait des magnats et des courtisans, l'ignominie et l'impudence de ceux qui se heurtaient à la vertu de cet homme, fidèle au trône, mais encore plus fidèle à l'honneur.
   Álvaro et sa mère le pleurèrent. Le jeune homme lui était si attaché qu'il avait demandé la permission d'aller le visiter à Abrantes, et de le ramener chez lui, quand il serait gracié. Songeant à lui, Álvaro pensait voir sa mère unie en secondes noces à un homme dont il conservait dans son cœur des paroles paternelles, une base sûre pour l'aimer et le respecter à l'avenir, avec l'amour et la vénération d'un fils. Que Dieu empêche ces douces réflexions de s'évanouir ; mais les regrets restèrent impérissables dans le cœur d'Álvaro, ainsi que la gratitude dans l'esprit de Maria da Glória.
   Si cet incident n'était pas venu à propos, j'aurais commencé par dire que Sebastião de Brito alla tout de suite voir sa belle-sœur pour lui offrir sa maison aux Olivais. La veuve n'accepta pas cette offre : la solitude avec son fils était la seule chose qui lui restait de bon et à quoi elle aspirait en ce monde. Leonor, un tant soit peu libérée de l'emprise de Sotto-Mayor, dont le souvenir s'estompait après quelques mois de silence, et en même temps poussée par ses amies et ses parentes, se montra affable avec son cousin, tout en laissant échapper des gestes d'une insinuante tristesse. Elle disait qu'en un an son caractère avait beaucoup changé, et qu'elle commençait même à sentir qu'elle avait un cœur. Elle accueillait tendrement, ou pour mieux dire elle encourageait les amabilités d'Álvaro, s'émouvant tantôt adroitement quand il évoquait les regrets que lui laissait son père, tantôt le suivant quand il entrevoyait leur bonheur futur, et l'imaginant, en sa compagnie, dans une vie champêtre, sans aucune des splendeurs sociales, toute consacrée aux entretiens intimes et obscurs de deux âmes passionnées qui se confient leurs sentiments. Elle ne se montrait pas moins artificieuse avec Maria da Glória : elle louait les vertus de son fils, ou lui demandait des conseils pour acquérir les mêmes qualités.
   Álvaro avait écouté sa cousine avec autant de stupéfaction que de méfiance, et Maria da Glória, en entendant sa nièce, notait sa finesse, bien stylée par un père ambitieux, et les femmes de cet illustre cercle, rompues à l'art de la duperie et des impostures amoureuses. De là leur silence à tous deux pour ce qui est du mariage, les inquiétudes de Sebastião de Brito, et le dépit de son orgueilleuse fille, à mettre sur le compte de ce silence.
   La fontaine inépuisable dont le morgado tirait ses revenus s'était asséchée à la mort du fils bâtard. Il n'osait demander de grosses sommes à sa belle-sœur, quand il se trouvait dans une situation délicate, et encore moins à son neveu qui, bien qu'il eût dix-huit ans, ne demandait et n'acceptait rien des avoirs innombrables de sa mère. Le morgado s'en plaignait à sa fille, lui reprochant d'être, par sa conduite, la cause de tant de chagrins et d'humi liations. Celle-ci, qui commençait à en être consciente, car elle sentait cette espèce de gêne qu'entraîne un train de vie excessif sans aucune économie, redoublait d'efforts pour se gagner le cœur de son cousin et la bienveillance de sa tante.
   Un jour, elle se trouvait seule avec Álvaro. Celui-ci écrivait à ce moment-là, pour se distraire, les mémoires de son enfance, et il avait laissé le manuscrit ouvert sur son bureau. Leonor lui demanda la permission de lire quelques pages, et il hésita ; mais Leonor insista d'une façon si douce que son cousin lui laissa lire les deux dernières. Elles portaient sur sa huitième année, et se terminaient par ces mots : Je n'oublierais jamais ces journées aux Olivais, même si le souvenir de l'affection qui est alors née, me devenait plus odieux. Suivaient quelques points de suspension.
   Leonor posa le manuscrit et dit tristement :
   – Que signifient ces points de suspension ?
   – Rien, ma cousine.
   – Me permets-tu de compléter ta pensée ? Me permets-tu d'ajouter quelque chose après tes points de suspension ?
   – Fais-le, dit Álvaro en souriant.
   Sans prendre le temps de réfléchir, Leonor écrivit à la suite :
 
   Cette enfant, innocente et belle comme un ange, à mes yeux, m'aimait à cet âge-là, et je ne sais quel amour était le sien, parce que l'amour des anges doit être mystérieux, et qu'il l'est. Plus tard, je ne pouvais l'aimer, parce que je n'avais pu la comprendre. Je me sentis fatigué d'elle, comme les enfants des fleurs avec lesquelles ils jouent une heure. Je ne l'ai pas oubliée parce que je continue à la voir, mais je l'oublierai quand la femme, qui me parle vaguement dans mes rêves, me dira : C'est moi. Ta Leonor était l'amour de l'innocence ; et moi, je suis la femme de ta passion.

  – Voilà, dit-elle. Maintenant oui, la page est complète.  
   Álvaro lut, fixa les yeux sur sa cousine, et dit :
   – Pourquoi te trompes-tu toi-même, ou pourquoi me mens-tu, Leonor ?
   – C'est une nouvelle insulte dont mon cœur te remercie ainsi... – Sur ce, elle déposa un baiser sur son visage et se retira.
   Ah ! Maria da Glória, comment lutteras-tu contre le venin corrosif de ce baiser ?!
   João de Matos, homme juste, qui avais dans le ton et le geste les accents et l'attitude du prophète, tes paroles se gravèrent dans l'esprit d'Álvaro ; mais le cœur n'avait pas été appelé à reprendre les promesses de l'esprit!
   Tu as vaincu, Leonor, tu as vaincu... Il te manque une seule victoire à remporter : vois si tu amèneras le fils soumis à se rebeller contre la volonté de sa mère ; arrache les liens qui unissent ces deux âmes, et alors tu ruineras par tes artifices les devoirs les plus sacrés de ce cœur.

CHAPITRE XII


Ce que c'est que d'être un enfant  !...
Ce que c'est que d'être un enfant.
Werther
Goethe

   Maria a trouvé son fils affligé et mystérieux. Elle nota également l'absence prolongée de Leonor et de son beau-frère. Elle affectait d'en être surprise, pour voir si elle parvenait à surprendre le secret de son fils. Ce procédé n'ayant pas réussi, elle alla droit à la plaie qu'elle soupçonnait et la découvrit :
   – Tu souffres parce que tu te languis de ta cousine, Álvaro...
   – Je ne puis mentir à ma mère...
   – Et alors ?
   – Je me languis d'elle, et je suis en proie à des doutes qui me rongent.
   – Quels doutes ? Si elle t'aime ?
   – Je pense que nous avons été injustes envers elle, ma mère...
   – Dis-moi ce qui te le fait penser, Álvaro.
   Le jeune homme ne se fit pas prier : il raconta la scène des Mémoires d'enfance et montra ce que Leonor avait ajouté de sa main. Maria lut, sourit et dit :
   – Que de mots ! Que de mots !... Tu y crois mon fils ?
   – Dites-moi, ma mère, si je ne dois pas y croire...
   – Non, tu ne dois pas. Va au couvent des sœurs de la Commanderie et demande la façon dont ta cousine s'y est comportée durant huit mois.
   – Ma cousine a été au couvent des sœurs de la Commanderie ?
   Maria ouvrit le tiroir de son bureau, et montra à Álvaro une lettre qu'elle venait de recevoir d'une dame, une amie de collège, qui la dissuadait d'unir son fils à une folle furieuse, l'expression était employée dans la lettre. C'était le prologue à un compte-rendu détaillé des actes de Leonor, de son entrée au couvent, et de sa tentative d'évasion, à ses contorsions de possédée qui la firent prendre pour une démente.
   Álvaro replia la lettre, et posa sa main sur son front pour cacher ses larmes à sa mère.
   – Crois-tu au repentir de Leonor ? reprit sa mère, sereine et affable. C'est possible ; mais le secret que ton oncle nous a caché, et l'air de candeur avec lequel elle s'est efforcée de gagner notre estime, que prouvent-ils surtout, du repentir ou de l'astuce ? Le coupable se repent en se confessant. Dans ces paroles, je ne vois que de l'hypocrisie ; et dans le baiser de cette jeune fille...
   Maria da Glória garda pour elle le mot propre, et s'exprima d'une façon plus édulcorée :
   – Je vois une liberté qui doit blesser un cœur aussi délicat que le tien.
   Il s'ensuivit quelques secondes de silence, après lesquels Maria continua, avec autant de véhémence que de majesté :
   – Álvaro, tu es un homme. Ta douleur est plus une question d'honneur que de cœur. J'envie les bons sentiments de ton âme et, si cela ne dépend que de moi, je ne la céderai qu'à quelqu'un qui t'appellera mon époux avec un amour aussi tendre que le mien quand je t'appelle mon fils. Si Dieu ne veut pas que mes comptes soient apurés vis-à-vis de l'infortune, épouse quand même Leonor. Je ne te rejetterai pas de mon âme ; mais je ne compterai plus sur la tienne. Ma vie ne m'aura pas fait connaître de malheur comparable au tien. Je mourrai assez tôt pour aller demander à Dieu de te donner la force de l'affronter.
   Álvaro se leva d'un bond, et serra dans ses bras sa mère noyée de larmes.
   – Ne me parlez pas ainsi, ma mère ! s'exclama-t-il. Ne faites-vous plus confiance au pouvoir de votre volonté ?! Je ne vous ai pas dit que j'allais me marier avec Leonor, je ne vous ai même pas dit que je l'aimais passion nément... Laissez-moi être pour elle ce que vous m'avez un jour dit, ma mère, que je devais être : son ami, quand je la verrais malheureuse.
   – Qu'il en soit ainsi, mon fils ! dit Maria, soulagée et heureuse. Qu'il en soit ainsi, transforme en des sentiments vraiment fraternels cet amour dont tu n'es pas encore capable de mesurer la profondeur. Ta bonne mère va encore faire plus pour toi... Écoute, mon Álvaro chéri... Feras-tu ce que je te demande ?... Réfléchis... étudie pendant deux ans le caractère de Leonor, regarde la façon dont elle évoluera pendant ce temps, et si, au bout de deux ans, tu la vois inchangée, uniquement préoccupée par son désir d'être à toi, et aussi aimante que vertueuse, fais d'elle ma fille, et moi, à partir de l'amour que j'éprouve pour toi, je me donnerai un second cœur pour le lui offrir à elle.
   Le front du jeune homme s'éclaircit par instants ; mais la tempête se déchaînait toujours dans son âme. La lettre de la sœur de la Commanderie se trouvait encore là, sur le bureau, et l'exactitude des faits rapportés ne pouvait être effacée par ce délai de réflexion.
   Au moment précis où ces scènes se déroulaient, le morgado vint inviter son neveu à fêter les vingt ans de Leonor. Il n'y eut pas de mot échangé où transparût du dépit, et l'expression de Maria ne laissa paraître aucune contrariété.
   C'est Álvaro qui fut frappé par la maigreur et la pâleur du visage de sa cousine. La nature a parfois la capricieuse complaisance de se prêter à ces comédies humaines. Deux nuits agitées, un rhume, de la dyspepsie altèrèrent le visage en lui donnant les teintes morbides d'une tristesse qui lui va bien. Il se peut, et il est sûr que l'esprit ne joue aucun rôle dans les conditions atmosphériques, une insomnie, ou quelque nourriture indi geste ; mais la critique des poètes, et des amants, même dépourvus de toute poésie, est tellement imaginative qu'elle ne peut s'empêcher de voir dans les altérations d'un visage macéré les déchirements d'un cœur aux prises avec sa propre passion.
   Si, à trente ou quarante ans, il y a beaucoup de gens qui se prennent au gluau de ce traquenard, que pouvaient faire les dix-huit ans d'Álvaro Teixeira ? Il crut sincèrement que sa cousine ressentait les souffrances du repentir et d'un amour sans espoir. Mais, au moment de se lancer dans de tendres discours, il était assailli par le souvenir des expressions employées par la sœur de la Commanderie dans sa lettre, et son cœur se repliait sur lui-même, comme si son sang se glaçait tout à coup.
   Ils se tenaient seuls à la fenêtre d'une petite pièce. Leonor avait appuyé sa tête à sa main, et son bras au rebord. Álvaro avait les yeux fixés sur le ciel étoilé, et les oreilles ainsi que le cœur baignés par les ondes harmoniques émanant des salons.
   – Pourquoi ne m'aimes-tu pas ?! dit Leonor en se mettant tout à coup à dévisager son cousin.
   – Qu'as-tu fait au couvent des sœurs de la Commanderie, Leonor ? répondit sereinement Álvaro.
   – J'ai expié un égarement de l'esprit auquel mon cœur ne prenait aucune part ; j'ai obéi à la fatalité, et je l'ai apaisée avec les angoisses dont j'ai souffert. J'ai purifié mon âme des taches que m'a laissées l'imprudente éducation qu'on m'a donnée. J'ai lourdement payé la faute d'avoir perdu ma mère à treize ans. Voilà ce que j'ai fait au couvent des sœurs de la Commanderie, Álvaro. Quand une femme vertueuse te posera ce genre de question, réponds-lui ce que tu as entendu de ma bouche.
   Elle allait se retirer, mais Álvaro la retint, et lui dit avec beaucoup de tendresse :
   – N'aimais-tu pas cet homme, Leonor ?
   – Non, je voyais en lui mon malheur, je m'abandonnais à une fascination : je sentais d'avance le plaisir de me sentir fracassée en tombant dans l'abîme. Épargne-moi, Álvaro ; ne fête pas ainsi mon anniversaire. J'ai vingt ans ; et si tu pouvais voir mon âme à ce point exténuée, vieillie, tu pleurerais, et tu dirais aux vertus du couvent que rire de mes folies, c'était comme de jeter de la boue sur le visage de quelqu'un qui pleure... Retournons au salon, il est temps.
   Álvaro resta à cette fenêtre, les yeux toujours fixés sur la même étoile. C'est là qu'il la voyait, vingt-neuf ans après, à cette fenêtre, quand je le contemplais, à partir d'une autre, dans les ruines. C'est là !... Quelle tristesse pour un homme qui tiendrait de Dieu ou du malheur le don de compatir aux douleurs d'autrui !
   Il ne faudra pas deux ans pour étudier le long supplice qu'a exigé ta purification, ma pauvre Leonor, c'est ce que se disait Álvaro, quand Sebastião de Brito l'appela pour aller demander à l'inflexible Leonor de danser un menuet de la cour. Álvaro le lui demanda, et on lui obéit avec l'air d'une victime qui consent à son martyre. Quand les applaudissements eurent cessé, il s'assit à côté de sa cousine et lui dit :
   – Aimes-tu ma mère, Leonor ?
   – Je me suis habituée à la considérer comme la mienne : je voudrais pouvoir... et j'ai cru que je devais l'appeler ma mère.
   – Tu l'appelleras ainsi, Leonor... Pourquoi ne vas-tu pas la voir ?! Pourquoi ne lui racontes-tu pas ces malheureux égarements dont tu as souffert durant notre absence ?!
   – J'ai voulu lui en parler avant que tout le monde ne le fît ; mais ma confession devait venir du cœur, et celui-ci n'avait rien à confesser ; et si ç'avait été le cas, ce n'est qu'à toi qu'il se confesserait. Ta mère doit être d'ailleurs fière de sa vertu prête à tout endurer, et ne voudrait rien entendre.
   – Ma mère n'est pas fière de sa vertu, ma cousine, rétorqua doucement Álvaro. Je voulais qu'elle t'aimât comme moi ; et je sais que tu y parviendras, si tu le veux. Viens nous voir demain, aie un long entretien avec elle, et ne sois pas froissée si tu la vois moins souriante qu'à son habitude. Tu veux bien ?
   – J'irai demain. Mais ne me demande pas le pénible récit d'extravagances dont je rougis. Je sais que ta mère les pardonnerait à mon jeune âge ; je le sais parce qu'elle est bonne et qu'elle a souffert. Ce sont les gens heureux qui ne pardonnent pas et ne connaissent pas les revers douloureux de l'étourderie  et en outre – continua-t-elle en passant de la tendresse à l'exaspération – quel a été mon crime ? Quel écart me suis-je permis ? De quel faux-pas me suis-je rendue coupable, dont mon futur mari, ou ma future belle-mère dussent rougir ?
   Álvaro allait répondre quand il vit le visage enflammé et le regard sinistre de sa cousine. C'était le caractère coléreux de Leonor qui faisait sauter les entraves de l'artifice et se montrait dans toute son atroce nudité. La jeune fille se tortillait sur sa chaise, et haletait si fort qu'elle faisait grincer son corset. Cet accès dura quelques minutes et fut si violent qu'il la força à s'en aller passer toute seule sa rage dans sa chambre, tandis qu'Álvaro allait trouver son oncle pour lui dire que sa cousine Leonor l'avait quitté parce qu'elle se sentait mal.
   Une autre femme vint au bout d'une demi-heure expliquer l'incident dû à des douleurs à la poitrine provoquées par la pression du corset.
   Le lendemain matin, Álvaro raconta cette scène à sa mère, ainsi que l'incident du corset.
   Maria répondit à tout cela brièvement et sèchement.
   – Très bien, mon fils. Tu as entamé tes observations, continue-les. Tu disposes de deux ans et de tout le loisir qu'il te faut pour l'observer.
   Huit mois s'écoulèrent sans qu'Álvaro découvrît de sensibles différences dans l'amour que lui montrait sa cousine. Quand il la trouvait triste, il s'expliquait cette tristesse en l'attribuant à l'ennui qu'on éprouve lorsqu'on attend sans être fixé. Si elle se sentait à présent agacée en lui répondant, l'art corrigeait aussitôt ces manifestation incongrues de sa nature ; et la vigilance du jeune homme se relâchait. Durant ce long intervalle, Sebastião de Brito entreprit sa belle-sœur sur la réalisation de ce mariage, et elle s'en remit à la volonté de son fils, tant elle était sûre qu'il tiendrait parole. Mais le morgado, qui ne se lassait pas de ruiner son patrimoine, sous la pression non pas tant de ses créanciers que de sa prodigalité invétérée, demanda une somme considérable à la veuve, et l'obtint. Ce qui eut pour effet de calmer les ardeurs du morgado, et de satisfaire Leonor.
   En mars 1832, Maria da Glória s'en fut visiter à Vairão avec son fils et Leonor quelques-une de ses amies qui vivaient encore, prier à genoux sur la sépulture de Sœur Joana des Cinq Plaies de Notre Seigneur et présenter à la supérieure un document royal autorisant Cecília à vivre en dehors du couvent pour un temps indéterminé auprès de Maria da Glória.
   Une religieuse de Vila do Conde, amie de la famille de Sotto-Mayor, en parlant de poètes, dit que Miguel avait écrit à ses parents de l'Île de Terceira, d'où le duc de Bragance allait partir avec un corps expéditionnaire pour débarquer au Portugal. Durant ce récit, Álvaro ne quitta pas Leonor des yeux, et la vit très attentive et excitée par cette nouvelle. Il l'interrogea à part et eut droit, pour toute explication, à un éclat de rire dont son cœur, inconsidéré comme tous les autres, se contenta.
   Deux mois après leur retour de Vairão, Leonor et Álvaro montèrent sur la colline boisée des Olivais où se trouvent les bancs de pierre moussus sur lesquels je me suis assis avec le prêtre en 1859. Álvaro apportait un peuplier pour le planter et, selon lui, cet arbre était le symbole d'une alliance éternelle. Un arbre bien mal choisi, dont le feuillage est si mouvant ! Sur un autre, au tronc plus gros, il grava les deux lettres : L. A. et, avec quelques-unes de ses branches,  il fit deux guirlandes qu'il entrelaça artistiquement et laissa pendre aux bras tendres de l'arbre.
   Après cette scène bucolique, Leonor scruta l'intérieur de sa conscience et de son cœur. Elle pleura et dit :
   – Ah ! Si je pouvais être heureuse, mon Dieu !
   Jamais un cri aussi sincère ne sortit du cœur et de la conscience d'une femme ! S'il existe une fatalité, elle se manifestait dans le pressentiment d'un malheur qui lui faisait voir une raillerie et un mensonge dans ce qui était pour Álvaro une très sainte poésie, un pacte du cœur confirmé par Dieu, et une fête des anges célébrée avec l'innocence de la foi la plus sainte et de l'espérance.
  - N'es-tu pas heureuse, Leonor ?! s'exclama le jeune homme passionné, en serrant contre sa poitrine cette femme incompréhensible.
   – Je suis heureuse, mon cousin, oui, je le suis... J'ai des moments de folie, je ne sais plus où j'en suis. Je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je dis !... Peut-être que ce que j'ai de mieux à désirer, c'est la mort...
   Álvaro, effaré, l'interrompit :
   – La mort !... Et moi qui t'aime tant, qui ne pense qu'à la vie, au bonheur en ce monde, en ce à quoi je crois aussi fort qu'aux paroles de ma mère...
   Leonor ne répondit pas ; elle lui prit le bras et descendit vers l'hôtel particulier, où les attendaient Maria da Glória et Cecília.
   Quand, au cœur de la nuit, Álvaro raconta dans la voiture la mystérieuse scène du bosquet, Maria sortit d'une profonde méditation, et dit.
   – Cela fait à présent dix-neuf mois que tu l'observes, et tu n'as encore rien appris, mon pauvre fils !... J'espère que la Providence t'ouvrira les yeux... C'est ce que j'ai demandé à l'âme de la sainte de Vairão, et je me suis reposée sur l'efficacité de cette prière. Tu verras Leonor comme je te vois, Álvaro.

CHAPITRE XIII

Adieu !..." mot fatal !
Byron

   Un mois après la plantation du peuplier symbolisant une union éternelle et la gravure des initiales, le corps expéditionnaire annoncé du duc de Bragança débarqua à Mindelo. Miguel de Sotto-Mayor était un de ses sept mille cinq cents membres, et avait su mettre en avant son intelligence et son lignage au point de trouver une place éminente parmi les personnalités les plus en vue, étant donné que d'avoir été exilé pour son attachement au pouvoir légitime après avoir connu les geôles de São Julião, cela aurait suffi pour qu'il la méritât.
   Sotto-Mayor savait que ses lettres expédiées de l'étranger ne parvien draient jamais entre les mains de Leonor, s'il lui en écrivait. À peine eut-il débarqué au Portugal, il profita de la confusion générale, et envoya aux Olivais un démarcheur habile avec une lettre pour Leonor, où il la prévenait de son arrivée, au cas où elle serait sortie du couvent. Son messager devait prendre le risque d'entrer à Lisbonne, et de lui apporter cette nouvelle chez les sœurs de la Commanderie. L'habile confident passa la nuit dans la maison même de Leonor, dit aux domestiques qu'il avait vu débarquer l'armée, et parvint à s'approcher du morgado et de sa fille. Tandis que celui-ci, se répandant en invectives contre les constitutionnels qu'il voyait mis totalement en déroute en quinze jours, marchait de long en large dans le salon en gesticulant, son hôte laissa tomber la lettre sur les genoux de Leonor, et prononça discrètement le mot Sotto-Mayor.
  La jeune fille, dans tous ses états, quitta le salon, et lut la longue lettre avec une joie délirante et des convulsions de folle.
    Après avoir épuisé les expressions touchantes du langage amoureux, Miguel parlait des perspectives que lui offrait sa position, et du grand destin que lui réservaient ses talents. S'il n'était pas modeste, ce serait injuste de le traiter de visionnaire. Des personnes moins capables concevaient des ambitions aussi démesurées, et parvinrent à les réaliser bien au-delà du but qu'ils s'étaient fixé. Il disait cependant qu'il renoncerait à la gloire, si Leonor ne la partageait pas avec lui, et qu'il exposerait sa poitrine aux premières balles de l'ennemi, s'il la trouvait infidèle à ses serments.
   Leonor lui répondit en lui racontant le prétendu siège qui avait fait gémir son cœur jusque là. Elle se louait de sa constance, et l'attribuait plus à la douce fatalité qui les rapprochait qu'à ses misérables forces de faible femme. Elle lui demandait de la sauver au plus tôt des derniers assauts que lui donnaient l'amour de son cousin et l'ambition de son père. Elle était prête à s'enfuir à Porto, avec n'importe quel homme de confiance de Sotto-Mayor, et à y devenir sa femme, comme elle l'était en son âme depuis la première fois où elle l'avait vu.
   Le porteur du message entra à Porto sans rencontrer le moindre obstacle, et un autre, contenant de nouvelles précisions, partit quelques jours après pour les Olivais, où l'anxiété de Leonor rendait encore plus longues les heures interminables. La réponse fut à la hauteur de ses angoisses. Les montures se trouvaient à la sortie du village, prises dans un hameau à l'écart de la route royale, et le confident avait guetté le moment propice pour remettre la lettre, et convenir de l'heure où elle devait s'échapper.
   C'était le dernier jour de juillet de cette année 1832.
   Álvaro Teixeira et sa mère quittèrent Lisbonne par une après-midi très chaude pour profiter de la fraîcheur du soir aux Olivais ; ils avaient l'intention d'amener Leonor le lendemain au Val de Santarém, où la veuve connaissait un couple qu'elle n'avait pas vu depuis qu'on l'avait enfermée au couvent.
   Cette visite inattendue perturba Leonor. C'était la nuit où elle devait s'enfuir, et, sans l'arrivée de sa belle-sœur, le morgado se serait rendu à Lisbonne : il brûlait de savoir si les rebelles avaient été criblés de balles à Porto. Mais, Álvaro lui ayant appris que l'armée se dirigeait vers la Cité Héroïque, Sebastião de Brito se frotta les mains et dit que les consti tutionnels s'étaient déjà sûrement embarqués à cette heure pour sauver leur peau. Leonor en fut affectée, mais son brillant avenir ne fut pas assombri par la moindre velléité de revenir en arrière.
   À  onze heures, Álvaro lui dit :
   – Si nous allions au lac, Leonor ? Il me paraît d'ici tellement beau avec ces reflets d'argent que lui donne la lune !...
   – Allons-y, répondit-elle, après avoir hésité un instant.
   Et Álvaro répliqua :
   – On dirait que tu n'as pas envie d'y aller !
   – Si, mais laisse-moi aller chercher un châle, je me suis légèrement enrhumée.
   – Dans ce cas, nous n'y allons pas, ma cousine...  Je ne savais pas...
   – Nous allons y aller... répliqua-t-elle. Attends un peu...
   Ils y allèrent. La surface du lac était à vrai dire charmante. Le bassin était frangé de festons recourbés et réfléchis dans l'eau morte et limpide. Entre les arbustes, étincelaient des vers luisants et, à fleur d'eau, des insectes rebondissaient, dont les ailes, dorées par le clair de lune, chatoyaient. Par moments, des goujons sautaient à la surface et faisaient des ronds, et à l'intérieur de chaque rond, il y avait une petite flaque d'argent.
   – Et l'on dit que le bonheur n'existe pas en ce monde ?... murmura Álvaro, en prenant les mains de Leonor dans les siennes. Quelle est cette sensation que je ressens et que tu dois ressentir à présent !...
   Leonor ne répondit pas, et Álvaro reprit :
   – Tu es en extase devant ce tableau délicieux, ma cousine ? Tu as raison ! Tout cela exprime mieux ce que nous sentons que le misérable langage des hommes...
   – C'est beau !... fit machinalement Leonor ; elle entendit, ou bien n'entendit pas l'amour éloquent d'Álvaro qui avait été cette nuit plus éloquent et amoureux que jamais.
   On entendit sonner minuit moins le quart.
   – Dis, mon cousin, fit Leonor, inquiète, veux-tu aller me chercher ma capote ?
   – Oui, mais tu as froid ?
   – Je crains d'avoir froid et je ne veux pas partir d'ici.
   – Il vaut mieux s'en aller, viens, ma cousine...
   – Non. Va chercher ma cape, tu veux bien ?
   Dès qu'Álvaro eut disparu au fond de la rue fermée par des myrtes, Leonor courut le long d'une allée d'acacias, dans la direction opposée. Au bout de cette promenade, elle descendit quelques marches jusqu'à une orangeraie et retira, du regard d'une conduite d'eau, une petite boîte et un chapeau de velours à plumes. De là, elle rasa le mur de la propriété, ouvrit une des petites fenêtres qui donnaient sur la route et sauta, avec l'aide d'un homme qui l'attendait et à qui elle remit le coffret à bijoux de sa mère. Les montures se trouvaient à quelques pas, et le chemin se prêtait à une fuite précipitée.
   Álvaro avait demandé la cape, avec l'empressement d'un amour qui se manifeste et s'impatiente jusque dans les petites choses. Le morgado s'enquit de ce qu'avait Leonor ; et comme son cousin ne répondait pas pour ne pas perdre de temps, Sebastião Brito, Maria da Glória et Cecília partirent derrière lui.
   Quand ils arrivèrent au bord du lac, ils entendirent Álvaro appeler Leonor.
   – Où peut-elle bien être !? demanda son père. Dis quelque chose Leonor, tu nous a fait assez de farces !...
   – Cet endroit convient parfaitement pour jouer à cache-cache, ajouta Maria da Glória.
   – Je vais finir par la trouver, reprit le morgado en battant les tonnelles, tout en riant de sa propre astuce et de l'espièglerie de la jeune fille.
   Ils passèrent quelques minutes ainsi, jusqu'à ce qu'Álvaro dît :
   – Leonor ne se trouve plus ici.
   – Où pourrait-elle bien être ? Celle-là, elle est bonne ! répliqua son oncle. Nous allons la trouver dans l'orangeraie.
   Il s'engagea, avec son neveu, dans le chemin par où elle était passée. Ils coururent à l'orangeraie, et virent une fenêtre ouverte.
   – Cette fenêtre ouverte ! dit Sebastião de Brito.
   – C'est par là qu'elle est partie, fit Álvaro, mais ces mots étaient si étouffés qu'on eût dit que c'étaient les derniers de sa vie.
   Le morgado se pencha au-dessus du rebord de la fenêtre, et vit un mouchoir blanc. Il tenta de sauter sur la route ; mais un élancement à un rhumatisme de sa jambe gauche le força à se contenter d'une contemplation haletante. Il appela ses domestiques à grands cris, mais personne ne l'entendit ; ils dormaient tous. Maria da Glória et Cecília arrivaient tandis qu'il s'égosillait, elles voulaient savoir ce qu'était devenu Álvaro. Le morgado ne leur répondit pas, pressé qu'il était de rentrer chez lui. Elles coururent à l'orangeraie et trouvèrent Álvaro appuyé au réservoir, comme une statue décorative. Sa mère lui posa sa main sur la tête, la trouva froide comme du marbre, et l'attira contre son sein. L'on eût dit alors que la statue tombait raide, et d'un bloc, ébranlée par les bras de Maria da Glória.
   – Cette maudite fille serait-elle en train de te tuer, mon cher fils ? s'exclama sa mère
   Álvaro se dégagea de leurs bras, et leur demanda de le laisser ; puis il s'assit, en cachant son visage dans ses mains.
   – Pourquoi ne lèves-tu pas tes mains vers le Seigneur, Álvaro ? reprit Maria da Glória. Vois-tu à présent l'abîme dont ta mère voulait te sauver ?
   – Ne me parlez pas, ma mère, dit Álvaro sur un ton énergique. Que vient faire Dieu ici ?!... Voyons si cette agonie prend fin avec moi.
   Maria da Glória s'assit près de son fils, invoqua l'âme de la sainte de Vairão, et demanda à Cecília de prier avec elle. Quelques minutes s'étaient écoulées quand il s'éleva, dans l'hôtel particulier, un grand bruit de voix, de portes, de pas. Le morgado avait fait préparer une paire de chevaux ; il envoya un domestique sur la route de Lisbonne, et un autre à Vila Franca. Maria da Glória dit à Cecília de faire atteler les chevaux à la voiture. Après avoir entendu cet ordre, Álvaro se redressa, et dit en pleurant :
   – J'ai encore ma mère... Béni soit Dieu !...
   Maria l'embrassa, transportée, en s'exclamant :
   – Et quel cœur de mère tu as ici, mon fils chéri !... Tu ne mourras pas, n'est-ce pas, Álvaro ?
   – Mourir !... On ne meurt pas comme ça, mon amie... Vos onze ans de martyre font rougir la faiblesse d'un homme qui succombe... Je vivrai, ma mère...
   Álvaro, au moment de dépasser certains endroits, s'arrêtait, et les contemplait quelques instants. En quittant le jardin, il tourna la tête pour le regarder, et articula :
   – Adieu !...
   Puis il fixa sa mère, et ajouta :
   – Je vous prends à témoin : quelle jeunesse que la mienne !... J'en suis au début de ma vie !...
   Sa mère ne lui répondit pas : les sanglots l'empêchaient de parler. La voiture vint les prendre dans la cour. Sebastião s'approcha de la portière et leur demanda s'ils le laissaient seul avec son chagrin. Maria lui dit qu'il n'y avait là personne qui pût le consoler.
   Le cavalier qui prit la route de Porto ne rencontra qu'à l'aube des muletiers qui n'avaient pas vu de dame. Il parcourut quelques lieues sans qu'aucun voyageur lui donnât de meilleures nouvelles. Il retourna sur ses pas la nuit suivante, ignorant que les personnes qui fuient n'empruntent les meilleures routes que s'ils ne disposent pas de raccourcis plus malaisés. Or le confident de Sotto-Mayor avait eu le temps d'étudier la topographie de la région, et de repérer en la traversant des hameaux moins fréquentés jusqu'à Coïmbra. De là, il s'en fut à Aveiro où il prit un yacht pour débarquer sans encombre à Matosinhos, au moment que l'escadre de Dom Miguel affrontait celle de l'amiral Sartorius au large de Vigo, et que la côte de Porto  était facile d'accès.
   Leonor surprit Miguel de Sotto-Mayor dans ses travaux de retranchement, et celui-ci la présenta comme son épouse à ses camarades que sa beauté laissa pantois. Le titre qu'il lui avait donné en la présentant fut quelques heures après confirmé par le premier prêtre qui s'était cru en conscience permis de suppléer à l'autorisation paternelle. Miguel n'aurait pas accordé à cet acte une grande valeur sacramentelle ; mais il comprit qu'il en allait de la dignité de Leonor, et de l'estime qu'il se portait à lui-même.
   Je ne dirai pas que cette dame virile et passionnée suivit son époux dans les tranchées ou fit onduler les plumes de son chapeau au vent des batailles. Ce serait falsifier les chroniques d'affirmer que le poète se tint souvent aux côtés des Garrett et Herculano qui mordaient leurs cartouches avec autant de gravité qu'ils écrivaient La Harpe du  Croyant ou L'Arc de Sant'Ana. Le fidalgo de Vila do Conde, en offrant ses talents spéculatifs, réussit à trouver un emploi dans les cercles intellectuels de ce grand appareil de guerre ; et il se montra si subtil dans ces fonctions spirituelles qu'il parvint à la fin de la guerre sans aucun dommage, et avec une belle réputation de sage. En le voyant au bras d'une femme aussi belle, les braves trouvaient sa peur logique, et que tous accepteraient le stigmate qui s'attache aux lâches à ce prix. Sous une si belle égide, les poltrons s'efforçaient de trouver un moyen de préserver leurs immunités personnelles, sans que cela affecte leur réputation de patriotes. Les mariages étaient pourtant difficiles à cette époque, et l'empereur aimait à dire que l'amie de tous les fiers-à-bras était sa fille.
   Les lignes s'ouvrirent, l'armée des libérateurs pénétra dans Lisbonne et, bien qu'il n'eût point participé à la victoire de Cacilhas, Sotto-Mayor fut un des membres du corps expéditionnaire. Quelques jours après, Leonor arriva à Lisbonne, et demanda des nouvelles de son père. Elle apprit qu'il avait quitté les Olivais pour gagner une ferme de l'Alentejo dès que la troupe des libéraux cantonna à Leiria. Elle lui écrivit en employant des termes tels qu'une bonne fille n'eût pu trouver d'expressions plus affectueuses. Elle l'invitait à accepter la puissante protection de son mari, sans craindre quelque avanie, ou quelque vengeance de ses anciens ennemis politiques.
   Sebastião de Brito était  un sot doué d'une âme bonne, fort préoccupé de sa personne, et attaché à la vie par de multiples liens, au demeurant pourris, dont son cœur restait prisonnier,  encore épris de vieilles matrones de la cour, qui avaient eu la témérité de rester à Lisbonne, sans aucune crainte des barbares envahisseurs. Aller à Lisbonne alors que tout le monde s'enfuyait, sauf elles, ça lui apparut comme une occasion à saisir, et c'en était une.
   Leonor l'accueillit avec beaucoup de tendresse ; et elle dressa de son mari un portrait à faire pâlir d'envie les anges ; elle étala son bonheur jusque dans les détails les plus insignifiants de sa glorieuse aventure, convainquit son père que tel était son destin, et conclut en demandant des nouvelles de son cousin.
   – Je ne l'ai plus revu, dit-il. Mais j'ai entendu dire qu'il est toujours triste, et passe la plus grande partie de son temps avec sa mère au Val de Santarém. Pauvre garçon !...
   – Mais il n'est pas mort ! rétorqua Leonor. Toutes les passions sont comme ça, mon père. Une femme renonce souvent à suivre l'ange de son destin pour s'immoler à un homme, en pensant qu'elle le tuera si elle ne renonce pas à la vie, à son cœur, à la gloire, et aux exigences impérieuses de sa nature. La femme se sacrifie et l'homme, passé un certain temps, ne reconnaît pas ce sacrifice, et ne se croit pas redevable de son abnégation de martyre. C'est le sort qui m'était réservé avec mon cousin, dont le caractère est tout à fait à l'opposé du mien. Que serais-je à présent avec lui ? Une femme très riche et fort dégoûtée de sa richesse. Que suis-je dans ma situation ? Une épouse qui n'a pas le temps de calculer de combien de contos réis elle a besoin pour se passer une fantaisie. Et lui ? Il a souffert dans son orgueil,  sans doute aussi dans son cœur ; mais quand ces deux douleurs se rejoignent, elles se soignent mutuellement. Voilà ce qui s'est produit, mon père.
   – Il me semble que tu as raison, ma fille, dit Sebastião de Brito en se passant de la teinture sur des mèches de ses cheveux, qui avaient viré du blanc à l'écarlate. 

CHAPITRE XIV

...Que direz-vous de l'indigence ?
Essais
Montaigne

   Une fois levé le siège de Lisbonne, Miguel de Sotto-Mayor alla visiter les fermes de son beau-père et apprit des métayers et des fermiers que tous les biens non grevés ne valaient pas les hypothèques, et que ceux qui étaient engagés ne seraient pas remboursés en cinquante ans, en comptant tous ses revenus, si les créanciers intentaient des procès au morgado. Miguel de Sotto-Mayor dit à sa femme : Dis donc, tu n'as rien à toi : ton père n'aura pas un toit à mettre au-dessus de sa tête, si ses créanciers ne veulent pas lui en donner un par charité.
   Leonor fut blessée par la sécheresse de ces paroles, et répondit :
   – Mon père n'accepte d'aumônes de personne, ni de toi.
   Son mari trouva la remarque jolie ; mais il ajouta que c'était la vérité.
   Il importe de savoir que les biens de Sotto-Mayor à Vila do Conde avaient été largement escomptés durant les deux ans qu'il avait vécu à l'étranger. Ils étaient déjà blessés à mort quand le fidalgo était allé chercher aux Olivais le baume qui s'y trouvait si rare. Les métayers de ses terres, et les admini strateurs de ses revenus lui avaient avancé les rentes de plusieurs années, défalquées par la redoutable hypothèse que le détenteur du titre vînt à mourir, et que l'héritier légitime entrât en possession des biens exonérés.
   Ce qui, littéralement, veut dire que Leonor pouvait répondre à son mari : Dis donc, tu n'as rien. Tu n'auras pas un toit à mettre au-dessus de ta tête, si tes créanciers ne veulent pas t'en donner un par charité.
   Sotto-Mayor fit ce que faisaient tous ses camarades ; il demanda un emploi, et s'imagina qu'il méritait tout ce qu'il demandait. On lui offrit une préfecture dans l'Alentejo. Il n'occupa son poste que peu de temps : il lui manquait la patience, les compétences et les moyens de figurer dignement. Il revint à Lisbonne, sollicita un autre emploi, fut reçu froidement par les ministres, et son nom fut souligné dans les registres de l'administration.
   À ce moment-là, les créanciers unissaient leurs efforts pour achever la ruine de Sebastião de Brito. Le vieux fidalgo se soumettait aux décisions judiciaires sans les contester. Les biens non grevés furent saisis, et ceux qui étaient inséparables du titre soumis à un loyer. Il resta un palais en ruines qu'on n'avait plus habité depuis le tremblement de terre, les terrains attenants, et une ferme, des biens hypothéqués à Manuel Teixeira de Macedo, quand le bâtard, encore célibataire, n'envisageait pas de solder ses comptes avec son frère par l'union de leurs deux enfants.
   Les hommes, qui semblent se plaire à soutenir la mauvaise fortune en poussant dans l'abîme ceux qui menacent d'y tomber, ne voulaient pas que Sebastião de Brito pût dormir sur une planche qui lui appartînt : ils suggérèrent à Maria da Glória d'entrer en possession du reste de ses biens. Sans consulter son fils, celle-ci répondit :
   – C’est à Dieu de punir.
   L'hôtel particulier où Leonor était née fut acquis par un négociant, sous la condition que ses débiteurs pourraient y rester en tant que locataires pendant trois ans. Le mobilier qui s'y trouvait fut également saisi, et Sebastião de Brito en fut le dépositaire.
   Alors, Miguel de Sotto-Mayor passa de l'inquiétude au désespoir. Leonor essuyait les sautes d'humeur de son époux et refrénait les siennes, de peur de l'exaspérer. Le vieux morgado quitta sa famille pour aller à Lisbonne vivre aux crochets de parents.
   Nous avons là ces deux malheureux face à face. Nous pouvons nous représenter l'ange sévère du châtiment qui les contemple dans un formidable silence. Miguel dispose d'un cheval qui l'emmène loin du visage chagrin et pâle de son épouse. Leonor, de ses tonnelles qui la protègent des regards courroucés de son mari. On trouve dans ces tonnelles des bancs rustiques où Álvaro s'asseyait. Là-bas, sur les berges du lac, se trouve le banc de chêne-liège où elle était restée assise tandis qu'Álvaro allait lui chercher sa cape. Pourquoi ne pas croire qu'elles sont inspirées par une grande douleur, et de poignants regrets, les larmes que verse Leonor !?
   Elle s'y trouvait seule à la tombée du jour quand  une voiture entra dans la cour.
   Cela surprit Leonor : plus personne ne venait la voir en voiture. La nouvelle domestique ne connaissait pas ses anciennes relations. Elle lui dit qu'une femme la demandait, qui n'avait pas l'air d'une dame.
   – Je m'y attendais... se dit Leonor, mais dans une voiture !... Quelque nouvelle créancière à qui je devrai payer le trajet.
   – Le postillon porte une livrée, dit la domestique.
   – Une livrée ! murmura Leonor. J'ai dû me tromper...
   C'était Eufémia, la nourrice d'Álvaro.
   La nièce de sa patronne la considéra, l'air effaré, et lui demanda la permission de l'embrasser!
   – Embrasse-moi, Eufémia ! Et laisse-moi pleurer contre toi, je n'ai plus personne ! dit Leonor en sanglotant.
   – Vous êtes très malheureuse, Madame ?! demanda Eufémia.
   – Je suis pauvre : tu n'as pas besoin de me poser d'autres questions. Et ma tante ? Vit-elle heureuse ?
   – Heureuse, non ! Avec ce fils toujours triste, comment pourrait-elle être heureuse !... Ma pauvre enfant ! Moi qui vous ai vue avant, vous voir à présent ! Vous étiez si belle !...
   – Et tu me trouves laide, Eufémia ?! demanda Leonor avec un sourire triste, l'expression peut-être de sa vanité blessée, cette vanité qui constitue le dernier rempart derrière lequel la femme qui fut belle fait encore face au malheur.
   – Laide, non, ma chère Madame... Je vous trouve plus maigre, et vous avez perdu ce teint de grenade, que ça nous faisait presque du bien de le voir... Enfin, il ne reste plus qu'à se soumettre à la volonté de Dieu, et à demander à la Vierge Marie de donner la santé à votre tante, qui est une sainte. C'est de sa part que je suis venue vous apporter ce colis, et vous dire qu'à la fin de chaque mois, je viendrai vous en apporter un autre pareil.
   Eufémia déposa sur la table un rouleau de pièces.
   – Tu diras à ma bonne tante, dit Leonor avec des traces de larmes sur ses paupières, que la pauvre Leonor accepte son aumône et la remercie avec ces sanglots que tu vois.
   Eufémia demanda de nouveau la permission de l'embrasser et lui dit, pour finir :
   – D'heure en heure Dieu améliore notre situation, mon enfant. Souvenez-vous de ce que votre tante a souffert pendant onze ans...
   – Ma tante était un ange d'innocence, et j'expie d'énormes fautes : elle trouvait dans l'injustice qu'on lui faisait une consolation, je sens, moi, que je mérite mon châtiment.
   Eufémia fit un compte-rendu de sa mission à Maria da Glória, et se retira au moment où Álvaro entrait.
   – Écoute, la pauvre Leonor est bien malheureuse ! dit sa mère.
   – Ne te l'avais-je pas dit ?! A-t-elle accepté ?
   – Elle a accepté, et m'a remerciée avec des larmes.
   – Son caractère doit être complètement brisé par ces épreuves ! répondit Álvaro. Elle a accepté l'aumône !... Pauvre femme !... Son visage doit être bien transformé, lui aussi...
   – Eufémia dit qu'elle a beaucoup changé, et qu'elle n'est pas vêtue avec beaucoup de recherche.
   – Aurait-elle demandé de mes nouvelles ?
   – Je ne sais pas, mon fils... Je présume qu'elle n'avait pas le cœur à ça !... Ai-je bien fait ce que tu voulais, Álvaro ?
   – Et n'aviez-vous pas vous-même l'intention, ma mère, de secourir cette malheureuse ?
   – Si, mon fils, si...
   – Eh bien, n'oubliez pas de lui envoyer tous les mois, ma mère, ce que vous jugerez nécessaire pour qu'elle puisse vivre dignement.
   – Mais n'as-tu pas songé à la part que touchera son mari sur ces subsides  ?
   – Qu'est-ce que cela me fait, ma mère ? Notre but, c'est d'améliorer la situation de ma cousine, et nous ne pouvons y parvenir qu'en améliorant leur situation à tous les deux.
   – J'attendais cette réponse, ta générosité, Álvaro, est désintéressée et noble. Je vois que la jalousie n'a aucune prise sur toi.
   – Non, ma mère, dit Álvaro, sur un ton faussement sincère, et son visage prenait une expression qui ne pouvait tromper des yeux et des oreilles mieux exercés.
   – C'est ainsi que j'entends la vertu, poursuivit Maria da Glória ; ce sont ces joyaux d'or qui tiennent du Ciel les signes de leur valeur. Si tu te laissais guider par un calcul, cela reviendrait à jeter sur le plateau de tes fautes ces poignées d'or, Álvaro. De l'ancienne Leonor, il ne reste plus pour toi que la femme malheureuse, n'est-ce pas ?
   – Absolument... Que peut-il rester de plus ?!...
   – Rien... Que Notre Seigneur bénisse ton cœur, et te le remplisse de joie et des saints aiguillons de la charité, qu'il n'aspire pas à la moindre gloire, et ne conçoive pas le moindre orgueil de ses bonnes actions.
   Dès qu'il put se retrouver seul avec Eufémia, Álvaro lui demanda :
   – Ma cousine ne vous a-t-elle pas posé des questions sur moi ?
   – Non, Monsieur.
   – Et vous avez prononcé mon nom, Eufémia ?
   – Oui, je lui ai dit que vous étiez toujours triste... Et elle... elle est restée pensive... Et elle a parlé d'autre chose.
   – Mais elle est restée pensive ? Et vous l'avez vue verser des larmes ?
   – Ça pour en voir, j'en ai vu !... Quand je lui ai donné l'argent, les larmes lui jaillissaient des yeux, elles étaient grosses comme le poing.
   – Mais vous ne lui avez pas dit, Eufémia, que j'étais au courant de ce qui se passait par ma mère ?...
   – Non, je ne lui ai rien dit, parce que vous m'en aviez donné l'ordre, votre mère et vous.
   – Vous avez bien fait, et ne le lui dites jamais, et ce n'est pas la peine de dire à ma mère que je vous ai posé ces questions.
   – Je ne le lui dirai pas, soyez tranquille, mon enfant.
   – Dites, Eufémia... Leonor est-elle très marquée ?
   – Ça, pour l'être ! On dirait que ce n'est plus elle ! Vous rappelez-vous ces roses qu'elle avait sur le visage ? Plus la moindre trace ! Elle est très maigre et elle a des cernes autour des yeux, qu'on dirait une poitrinaire...
   Álvaro se retira dans sa chambre et il écrivit quelques pages exprimant de si poignants regrets que si sa mère les avait vues, elle aurait cru que son fils aimait Leonor.
   Voici la transcription d'un passage :
 
   "Que ressens-tu aujourd'hui, de quoi te souviens-tu, infortunée, quand mon image te contemple ? Tu te demandes ce que tu as fait de ta beauté, et ce que tu seras demain aux yeux de cet homme qui a enfoncé sur ton front les épines de la couronne que moi, la victime de tes propres douleurs, je t'arracherais si je pouvais !? Ô Leonor, quel supplice que celui que tu t'es toi-même choisi ! Pourquoi ne fuis-tu pas cet endroit où se trouvent les fleurs de notre enfance ! Qu'éprouves-tu en ton âme quand tu regardes ce lac, ces bois, et ces arbres sur la colline ! ? C'est le démon qui t'a enchaînée à la sépulture où tu as enterré mon pauvre cœur !?
  Je ne suis pas plus heureux que toi, Leonor ! L'ennui de mon existence est la plus grande de mes peines. Tu désires peut-être retrouver ton bonheur ancien, et tu connais les tourments de la saudade ; mais moi, je désire mourir et, à chaque retour du passé, c'est une nouvelle gorgée de poison que je bois, de tes mains.

 
   Je suis porté à croire qu'il y a là des expressions trahissant un sentiment qui n'est pas le mépris, ni même le désamour. Sans craindre de me tromper, j'affirme que l'amitié seule, une passion bien plus profonde que l'amour, pourrait s'exprimer ainsi. On m'a reproché, à moi, le côté paradoxal de ma conception de l'amitié. À quoi veux-je en venir ? Je veux soutenir jusqu'au bout ce paradoxe, et je tiendrai toujours en piètre estime l'amour qui ne s'est pas enraciné dans la fibre la plus noble du cœur, c'est celle, à mon avis, que l'on appelle l'amitié, et peu me chaut que la langue des hommes avilisse ce mot en le traînant dans le bourbier des faux attachements, avec lesquels la civilité et les convenances diffament ce don divin de l'âme humaine.
   Pour ne pas m'égarer dans des digressions malvenues, je me rendrai aux Olivais.
   Miguel de Sotto-Mayor, en rentrant de sa promenade au cœur de la nuit, trouva Leonor debout.
   – Je t'ai attendu, dit-elle, pour te raconter que ma tante m'a remis cet argent, avec la promesse de me donner une mensualité. Notre situation s'améliore et, si je ne me trompe, ton esprit se trouve soulagé du souci de faire face aux difficultés matérielles d'un ménage.
   – Dans ce cas précis, c'est certain !... dit joyeusement Sotto-Mayor. Tu sais bien que le bonheur et la pauvreté sont inconciliables. Qui a eu beaucoup et aspiré à plus, si grand qu'il ait le cœur, se décourage en envisageant la misère. J'espère devenir indépendant quand d'autres hommes entreront au ministère ; et je n'ai pas honte d'accepter cet argent de ta tante comme un emprunt.
   – Maintenant autre chose, poursuivit Leonor. Que fais-tu dehors jusqu'à ces heures-ci, Miguel ?
   – Ce que je fais ! ? Je divague sans but, je fatigue mon cœur et mon âme ; mes souffrances m'y obligent, ma Leonor.
  - À la bonne heure, dit-elle, balançant entre l'ironie et la tendresse. Maintenant que tes souffrances doivent se montrer moins absorbantes, reste un peu plus avec moi.
   – C'est ce que je ferai, ma fille, et je te dédommagerai de tous les chagrins que je t'ai donnés sans le vouloir.
   Il y eut de grandes modifications dans l'existence de la morgada des Olivais : le nombre des domestiques s'accrut ; on s'inquiéta de l'entretien de la maison ; on prit un autre cheval en plus de celui qui était là, pour les atteler à une voiture ; on secoua sur les livrées la poussière de quatre années ; le service à la table était assuré par un domestique en cravate blanche ; des parents de Lisbonne reconnurent à nouveau les parchemins de Leonor, Sebastião de Brito revint lui-même dans la demeure de ses ancêtres, les cheveux toujours bariolés, couleur de glaise et de jais. Trois cent mille réis versés au début de chaque mois, c'était plus qu'il n'en fallait pour assurer un somptueux train de vie.
   Maria da Glória dit un jour à son fils :
   – Ta cousine n'a rien appris dans le malheur.
   – Pourquoi, ma mère ?
   – Ne la vois-tu pas entièrement plongée dans ses pompes, ses visites et ses dîners ?
   – Est-elle seulement heureuse ?
   – On dirait qu'elle l'est.
   – Eh bien, c'est dans ce but, ma mère, que vous lui donnez des bribes de ce que vous possédez. Elle était malheureuse avant que vous n'y pourvoyiez.
   – Mais cela me semblait aller de soi que Leonor ne devait pas dépenser en frivolités ce qu'elle reçoit comme une aumône.
   – Ne parlons pas d'aumône, ma mère ; le mot est humiliant... Leonor est votre nièce ; et mon père donnerait tout pour ne pas voir cette famille tomber dans la misère. Laissez-les être heureux ; aussi heureux soient-ils, ils ne nous volent pas notre part de bonheur, qui est la meilleure.   
   – Quelle âme que la tienne, Álvaro ! s'exclama Maria da Glória, en embrassant son fils. Et à quoi te sert ta richesse ? Tu as vingt-trois ans, et tu vis comme à dix-huit ! Pourquoi n'achètes-tu pas un nouveau cabriolet ? Pourquoi ne fréquentes-tu pas les salons, où un cœur aussi parfait que le tien émerveillerait la société ? Veux-tu voyager, mon fils ? Je pars avec toi.
   – Non, ma mère, répondit Álvaro. J'ai tout ce que je peux souhaiter dans ce petit réduit ; ici, ma mère ; là, mes livres. Les voyages nous instruisent, mais ma soif de savoir se limite à ce que je puis apprendre en lisant et en réfléchissant ; ils nous distraient ; mais, il y a de tels chagrins dans ma vie, et ils sont d'une telle nature, qu'y porter remède, cela reviendrait à rénover mon cœur. Cette œuvre s'accomplira avec le temps. On n'est heureux nulle part, quand on ne peut l'être entre les reliques de son enfance et les bras d'une mère comme la mienne. Continuons à mener cette vie, en nous efforçant de la rendre moins amère à ceux qui souffrent plus que nous.

CHAPITRE XV

Lata porta... quae ducit ad perditionem
Parce que la porte de la perdition et large.
Mattieu - VII, 13

   À une lieue et demie des Olivais, habitait, dans un antique manoir, le morgado de Porto-Alvo, marié à sa nièce, la puînée d'une noble maison de Alenquer.
   Cette dame était fort distinguée de sa personne, et jouissait d'une admirable réputation pour ses vertus, jusqu'au moment où Sotto-Mayor fréquenta cette famille, fort apparentée à celle de sa femme.
    Que l'exception que cette morgada représentait se soit dégradée, sous l'effet toxique des séductions du poète de Vila do Conde, ce n'est pas moi qui le soutiendrai ; je n'aurai cependant pas de comptes à rendre à Dieu, si je dis que sa réputation se voyait ternie et entachée à cause de lui. Ces promenades nocturnes dans les environs de Porto-Alvo ne correspondaient absolument pas à ce qu'il disait à sa femme ; il ne s'agissait pas d'apaiser ses souffrances ; il nourrissait en fait de bien méchants desseins.
   Quand elle eut vent de la rumeur publique, Leonor ne fut pas maîtresse de sa jalousie ou de sa vanité, deux choses auxquelles on donne le même nom. Elle vitupéra l'infidélité de son mari, et l'immoralité de sa cousine de Porto-Alvo. Sotto-Mayor fut fort agacé de la jalousie de son épouse, et en tint si peu compte qu'il multiplia les promenades à des heures indues. Aiguillonnée par son caractère congénitalement emporté, Léonor écrivit une lettre anonyme au morgado pour le prévenir du déshonneur qui rôdait la nuit autour de sa demeure, et trouverait aisément le moyen de visiter sa chambre nuptiale.
   Le vieux fidalgo fut épouvanté par cette diffamation. Jamais sa femme ne lui avait inspiré de soupçons, et il ne lui avait jamais reproché sa légèreté. Il ne parla pas de cet avertissement, en homme sage, et surveilla les avenues de son domaine, en homme précautionneux.
   L'une des nuits suivantes, ses guetteurs lui dirent qu'un cavalier s'était arrêté à cent pas, et qu'il était resté immobile en contemplant les fenêtres de son palais ; et ils ajoutaient que, vers une heure, une lumière était apparue derrière le vitrage, pour disparaître quelques secondes après.
   Pour ce qui est de moi, je ne tire pas de conclusions de cette lumière. Il demanda derrière quelle fenêtre les guetteurs avaient aperçu cette lumière, et mit un plan ou point afin de poursuivre ses investigations. Deux nuits passèrent sans qu'il découvrît rien. La troisième, vers une heure, le vieillard entendit sa femme tousser dans son lit, de l'autre côté du mur, et ensuite un signal convenu et très discret sous sa fenêtre. Il se leva d'un bond, passa dans la chambre de sa femme et la vit couchée dans son lit ; puis il passa, à pas de loup, dans la pièce d'où le signal était venu. En entrant dans cette pièce, il vit une domestique avec un chandelier, contre la vitre. Il ne fit pas le moindre bruit, recula, et entra dans la chambre de la domestique, au moment où elle y arrivait. À la vue du poignard, la jeune fille étouffa un cri d'effroi dans sa gorge.
   – Tu est morte si tu cries ! dit le morgado en adoptant la posture et la formule de Tarquin, qui ne convient vraiment pas ici, soit parce que cette fille était célibataire, soit, si elle était mariée, parce que le rôle de Lucrèce ne lui convenait absolument pas. — Tu es morte, continua-t-il d'une voix sombre, si tu ne me dis pas ce que signifie le signal que tu es allée faire à la fenêtre avec cette lumière.
   La domestique lui répondit et le morgado se retira dans sa chambre, tranquille comme s'il avait découvert que son épouse était une des vertus théologales personnifiée, et une personne qui faisait semblant de dormir profondément.
   Trois nuits passèrent après celle-là.
   Ce furent des nuits et des jours de supplices pour Leonor. Elle entendait le cri de sa conscience. Cette lettre anonyme pouvait être la cause de la mort de son mari. Mais l'orgueil, et peut-être son cœur lui disaient aussi qu'elle ne méritait pas une infidélité, ni le mépris dont elle souffrait parce qu'elle ne pouvait pas refréner sa jalousie.
   La troisième nuit, elle dit à Miguel de Sotto-Mayor, d'un ton câlin :
   – Ne t'en va pas, mon ami, ne retourne pas à Porto-Alvo.
   – Et qui t'a dit que je vais à Porto-Alvo ? répondit-il en fronçant les sourcils.
   – C'est mon cœur qui me l'a dit...
   – Ton cœur !... rétorqua son mari en souriant. Qu'est-ce que le cœur !... Le cœur ne dit rien. Le cœur est un récipient par où passe le sang. Le cœur qui n'est pas cela, et rien que cela, est un sot. Je ne vais pas à Porto-Alvo. Je vais à Paço do Bispo où des amis m'attendent pour mettre au point la défaite du ministère et la mort d'Agostinho José Freire.
   – Tu mens, Miguel ! s'écria Leonor.
   – Je te remercie pour cette amabilité, et je m'en vais parce que je ne puis me dispenser d'y aller.
   – Miguel ! reprit-elle avec véhémence, émue jusqu'aux larmes, n'y va pas... Fais attention, son oncle, le morgado, a été prévenu ; c'est un méchant homme, tu finiras par te faire tuer.
   – Qui l'a prévenu ?! répliqua son mari en souriant. Serait-ce toi  ? Tu serais capable d'une calomnie ! Comment sais-tu qu'il a été prévenu ?!
   – Je le sais... N'y va pas, je te le demande, en levant les mains !... Et elle alla jusqu'à se mettre à genoux devant lui.
   – Comment veux-tu que je renonce à un rendez-vous où mon honneur est engagé, Leonor ? C'est à Poço do Bispo que je me rends, je te l'ai déjà dit.
   – Tu me jures que tu ne vas pas à Porto-Alvo ?
   – Je le jure, comme disait Molière.
   – Mais rappelle-toi que Molière s'est écroulé, mourant, sur scène, quand il a dit je le jure...
   Miguel de Sotto-Mayor trouva la remarque amusante et prit congé de Leonor en lui baisant le front.
   Il monta à cheval, prit le chemin de Poço do Bispo, et, une fois loin, il revint en arrière par un raccourci qu'il connaissait, pour aboutir à la route de Porto-Alvo.
   Miguel s'arrêta à une demi-lieue, et réfléchit : Si le morgado avait été prévenu, on m'aurait informé à cette heure du plus petit contre-temps. Il est vrai que ce signal deux nuits de suite peut vouloir dire quelque chose ; mais il est également certain que cela s'est déjà produit, sans que cela signifie quoi que ce soit. C'est la jalousie de ma femme qui a inventé cette mise en garde. Après une conclusion si évidente, Sotto-Mayor éperonna son cheval, et boucla la distance qui lui restait à parcourir en quelques minutes.
   Avant qu'il arrive en vue de Porto Alvo, le bon chroniqueur se doit de dire que, le matin du jour qui suivit cette nuit du poignard, le morgado se leva, se dirigea vers la chambre de la domestique, ferma la porte, et garda la clé. En revenant, il ferma la porte de sa femme, et resta imperturbable au ton épouvanté sur lequel sa nièce lui demandait les raisons d'un tel changement. La nourriture était apportée à l'une comme à l'autre par un homme étrange, de mauvaise mine qui ne répondait à aucune question. Cette situation dura deux jours, et persistait encore quand Miguel de Sotto-Mayor faisait galoper son coursier sur les pentes d'un ravin au sommet duquel on apercevait le signal.
   Le fringant animal s'était arrêté sur un terrain plus uni où il savait déjà qu'il se reposerait. Miguel lui flattait l'encolure, et se penchait sur ses flancs pour observer ses profonds halètements ; il levait la tête pour consulter sa montre à un rayon de lune quand deux coups de feu simultanés lui transpercèrent la poitrine. Le cheval dévala le ravin, à grands bonds impétueux, son cavalier accroché à sa crinière. À quelques pas de là, les mains du cadavre s'ouvrirent, son corps glissa sur le sol, mais il fut traîné sur une longue distance, accroché à l'un des étriers.
   À trois heures du matin, les domestiques de la maison des Olivais entendirent le bruit des fers sur les dalles de la cour, et le palefrenier sortit pour couvrir le cheval et le ramener à l'écurie, comme d'habitude. En ne voyant pas son maître, il crut qu'il était monté, comme d'autres fois, en laissant les rênes sur l'encolure du cheval ; mais son regard tomba par hasard sur l'étrier gauche, et il constata que celui-ci était couvert de sang. Il monta le grand escalier, et dit à l'intérieur qu'il était arrivé un grand malheur. Leonor sauta de son lit, descendit dans la cour pour examiner le sang sur l'étrier. Elle s'enfuit, comme si un spectre la poursuivait. Elle entra dans sa chambre, les yeux hagards sous l'effet d'un accès de démence, et lâcha ces paroles terrifiantes :
   – C'est moi qui l'ai tué.
  Ce qu'elle dit après cela, c'étaient des paroles sans lien entre elles, des blasphèmes accompagnés d'horribles contorsions.
   Les domestiques partirent les uns en direction de Porto do Bispo, d'autre sur la route de Porto-Alvo, suivant la suggestion de l'un d'entre eux qui connaissait les secrets de son maître.
   Les seconds, en revenant d'une lande par un raccourci pierreux, trouvèrent, à trois quarts de lieues le cadavre de Sotto-Mayor.  Les ecchymoses et les plaies étaient telles qu'ils le reconnurent à peine. La chemise et le gilet avaient encore une odeur de brûlé : les coups de feu avaient été tirés de si près que les bourres  même étaient restées engluées au sang coagulé sur sa poitrine.
   Un des domestiques revint chercher la voiture qui devait le ramener chez lui. Leonor ne parvenait pas à donner la moindre instruction pour l'enter rement de son mari. La nouvelle parvenue à Lisbonne où se trouvait Sebastião de Brito ramena aux Olivais quelques familles que les mésa ventures de Leonor avaient incitées à lui rendre leur ancienne estime. Elles se préoccupèrent de la sépulture, et la justice de ses devoirs. Celle-ci se rendit à l'endroit où se trouvait le mort et dressa procès-verbal. Elle mena son enquête ; mais l'affaire était tout à fait obscure et inextricable. Parmi les parents de la maison, qui assistèrent aux funérailles, se trouvait le morgado de Porto-Alvo, en habit noir, et le visage larmoyant. Quand elle le vit, Leonor se dressa tout à coup, pointa son doigt sur lui, en le touchant presque, et cria :
   – C'est lui qui a assassiné mon mari !
   Le morgado ouvrit la bouche, écarquilla les yeux, croisa les bras, regarda autour de lui, et demanda :
   – On dirait que cette malheureuse est devenue folle, non ?... La pauvre dame !...
   L'assistance confirma l'impression du morgado, et la plaignit comme lui.
   – Pourquoi n'est-elle pas ici, la femme qui a tué mon mari ? Où est cette catin, que je lui imprime sur le front le sanglant stigmate de l'infamie ?
   Ces vociférations confirmaient l'hypothèse d'une crise.
   – Maintenant, elle dit que c'est une femme qui l'a tuée !... disait le morgado. Il n'y a pas de doute ! Elle est folle, cette malheureuse dame !
   – Je ne suis pas folle, ça non, scélérat ! brailla Leonor, en se tordant dans les bras de ses amies. C'est toi qui l'as tué lâchement, rustre cruel ! Tu l'as tué, et tu crois que la bouche du mort ne va pas dénoncer l'infamie de ta...
   Des doigts se posèrent à ce moment sur les lèvres de Léonor, les doigts d'une main qui n'appartenait à aucune des dames qui avaient de la peine à la retenir. Leonor tourna les yeux pour savoir qui lui faisait cette violence, et vit Maria da Glória.
    Il ne lui fallut qu'un instant pour la voir et se jeter dans ses bras en criant :
   – Ô ma tante, je suis bien malheureuse !... Ouvrez-moi votre cœur, par pitié, et cachez-moi au spectre de mon remords !
   Maria da Glória l'embrassa dans un transport et dit à ces dames et à ces messieurs :
   – J'estime que nous ne devons pas garder ma nièce exposée à ces accès de son imagination malade. Permettez-moi de me retirer avec elle dans ma chambre, et qu'il se trouve ici une âme charitable qui nous dispense de nous occuper de l'enterrement de ce malheureux. Allons-y Leonor.

CHAPITRE XVI

Suadeo tibi emere a me aurum ignitum probatum, ut locuples fias.
Je t'invite à m'acheter de l'or épuré au feu pour devenir riche.
Apocalypse - XIII, 8.

   Les premiers jours de son veuvage, Leonor les passa dans sa chambre, et Maria da Glória resta auprès d'elle. Il fallait voir les soins assidus que les familles de sa nombreuse parentèle multipliaient pour soulager ses peines, dès qu'elles la surent rentrée dans les grâces de Maria da Glória, la supposée millionnaire. Et comme l'amour d'Álvaro pour Leonor était de notoriété publique, les haruspices, pressés de faire des pronostics sur la vie des autres, annonçaient déjà que les secondes noces de la morgada pauvre avec le fils unique du banquier Macedo serait dans peu de temps un spectacle divertissant. Il y eut des individus enclins à imaginer des tragédies pour estimer vraisemblable que Miguel de Sotto-Mayor eût été assassiné sur l'ordre d'Álvaro Macedo. La société a toujours connu de ces tortionnaires, pour ainsi dire, chargés de montrer de l'échafaud à la canaille assoiffée de scandales les plus belles réputations ensanglantées. Un jour, Eufémia entendit cette calomnie dans une mercerie. Elle alla trouver sa maîtresse, en pleurant, pleine d'effroi, et lui répéta ce qu'elle avait entendu. Maria da Glória répondit à l'anxiété de la domestique par un sourire et ces paroles :
   – Dieu sait qui a tué le mari de ma nièce ; quant à la calomnie, elle ne tue l'honneur de personne.
   Leonor resta avec son père.
   Dire que la veuve dépérissait de jour en jour, consumée par les regrets que lui laissait son mari, ce serait de l'invention. Il ne serait pas plus exact de dire que la pourpre de la jeunesse lui colora de nouveau le visage, et qu'elle retrouva le bel ovale de son visage. Leonor ne fut plus jamais belle à partir du jour où elle s'aperçut qu'elle perdait tout attrait aux yeux de son mari pour la raison même qui faisait que la société la rejetait :  la pauvreté. Celle-ci vint à bout de sa vanité, impatiente et féroce dans sa douleur, de l'allégresse de son âme, c'était comme si on enlevait aux fleurs de son visage la sève qui les embellissait.
   À quoi pensait Leonor dans ce rapide changement de vie ? Elle ne pensait apparemment pas. Après un délai de six mois, elle sortit pour rendre des visites à Lisbonne, sauf celle de Maria da Glória qui ne lui en avait pas donné l'occasion. On la vit dans les théâtres et dans les bals au bout d'un an. Les conquérants de l'époque braquèrent leurs jumelles sur elle ; et quoiqu'on parlât à son propos de "belles ruines", eût-elle été moins dédaigneuse, elle aurait eu de la beauté de reste pour enchaîner les lions de São Carlos, une cage bien plus redoutable alors qu'aujourd'hui.
   À quoi pensait Álvaro ? Quelles réflexions lui inspirait sa cousine ? Il aimait la femme qu'il avait vue cinq ans avant. Il n'avait aucune idée de la femme qu'elle était cinq ans après. Il ne l'avait plus revue, et n'avait pas voulu la revoir. À partir du moment où une personne indifférente lui dit, par hasard, qu'il l'avait vue, très différente de ce qu'elle était, chez sa cousine, la comtesse Unetelle, et au théâtre São Carlos, Álvaro cessa de fréquenter ce théâtre, le seul endroit où il se rendait, attiré par la suave tristesse de la musique.
   Sa mère lui dit un jour que Leonor se plaignait à Eufémia de ne pas être invitée chez sa tante. Álvaro répondit :
   – Vous pouvez la recevoir, ma mère ; mais prévenez-moi, je ne tiens pas à ce que nous rencontrions.
   – Et pourtant, répondit sa mère, tu ne cesses de me demander si cette mensualité suffira pour assurer le bien-être de Leonor.
   – Quel rapport entre ces deux choses, ma mère !? C'est un peu d'argent inutile, de l'argent auquel je n'ai jamais songé quand je pensais à mon bonheur avec Leonor. Si l'argent n'entrait absolument pas dans mes calculs, c'est la preuve que ma cousine ne représente rien dans mon cœur.
   – Et si elle allait se jeter dans un nouveau précipice ? Si elle se mariait à un homme qui l'exposerait à de nouvelles misères ?
   – Avec votre permission, ma mère, je continuerais à la secourir, et à combattre l'étoile fatale de cette malheureuse.
   – Crois-tu donc à la fatalité, mon fils ?...
   – Oui, ma mère.
   – Et que fais-tu de la vertu ?
   – C'est la fatalité du bien. 
   – Ne crois-tu pas plus rationnel d'attribuer à la Providence Divine, et à la succession des actes humains ce que tu appelles la fatalité ?!
   – Moi, dit Álvaro avec une profonde amertume, je ne sais ce qui est meilleur, ni plus rationnel, ma mère... Si vous voulez que je vous dise ce que je ressens... le mieux, c'est... de ne pas vivre ; le bien suprême dans la vie, c'est de l'oublier. Qu'est-ce que l'ivresse, pour l'homme d'esprit qui connaît l'âpreté du poison qu'il boit ? Qu'est le suicide, sinon un chemin vers l'oubli?
   –  Tu dois avoir beaucoup souffert, mon fils, car je te vois sans religion !...
   – Je n'ai pas la religion qui prie, j'ai celle qui pardonne, et prend en pitié les amis comme les ennemis. Dieu sera bon et miséricordieux pour moi, compte tenu de vos mérites, ma mère...
   Ce dialogue fut interrompu lorsque l'on annonça qu'une dame désirait parler à Álvaro.
   – À moi !?... fit-il, surpris, et il se rendit dans le salon où l'attendait cette femme.
   Il vit une dame en noir, qui avait l'air d'avoir quarante ans et connu bien des angoisses ; elle portait un ensemble de parures qui dénotaient la pauvreté.
   – Je ne vous connais pas, Madame, dit Álvaro.
   – Bien sûr que non. Je suis la mère de deux enfants de votre père, répondit-elle en italien. Je suis la malheureuse qui est partie du théâtre de Milan pour accompagner votre père à Lisbonne, il y a seize ans. Je vous ai vu tout petit, Monsieur Álvaro, sur le sein de votre nourrice, et je vous revois, devenu homme, avec une réputation égale à celle des vertus de votre mère.
   L'Italienne essuyait ses larmes.
   – Veuillez poursuivre, dit Álvaro.
   – Quand votre père m'a abandonnée à mon funeste destin, j'avais deux enfants qu'il a voulu prendre avec lui ; mais moi, non contente d'être malheureuse, j'étais capricieuse, et je ne sais même pas si j'étais une bonne mère : je ne lui ai pas laissé mes enfants. Tant que la beauté fleurissait mes vices, j'ai été étourdie par les pompes et les délires d'une brillante igno minie, mais je n'ai pas négligé l'éducation de mes pauvres enfants ; j'ai payé leurs études dans un collège jusqu'en 1832, le moment où j'ai vieilli et suis tombée tout à coup des oripeaux de l'opulence dans le bourbier de la misère. J'ai retiré mes enfants du collège ; l'aîné était un démon, l'autre un ange. L'ange, Dieu me l'a enlevé un an après, pour ainsi dire foudroyé par le choléra. L'autre est resté près de moi comme un instrument entre les mains de la Providence pour mon expiation. Mon fils me demandait des comptes sur le luxe qu'il avait vu chez moi dans son enfance ; je ne pouvais lui répondre. J'ai voulu le forcer à me respecter, et il a répondu par des menaces à ma sévérité. Un jour, il s'est enfui de chez moi, en me volant une poignée de bijoux de quelque valeur que je conservais pour ne pas aller faire soigner ma dernière maladie dans un hôpital. Quelques jours après, j'ai su qu'il avait été arrêté pour vol et se trouvait au Limoeiro. J'ai sacrifié tout ce dont je disposais pour subvenir à mes besoins, et j'ai réussi à rendre le montant du vol au propriétaire et la liberté à mon fils. Je suis allée ensuite me jeter aux pieds d'un homme qui m'avait connue en des temps plus heureux... heureux... une opinion bien erronée !... Je lui ai demandé n'importe quelle occupation pour mon fils, et je suis parvenue à le faire engager dans une douane, à un poste supposant certaines responsabilités. Le malheureux semblait se reprendre ; il se passa deux ans sans qu'on se plaignît de lui ; je me jugeais privilégiée par le sort, et je comptais voir assuré le pain de ma vieillesse. Il y a huit mois, on a découvert un vol important à la douane, et mon fils est convaincu d'avoir dérobé des sommes importantes, des sommes qu'il a perdues au jeu et dilapidées dans la débauche. Il y a quinze jours que le fils de votre père a été condamné au bagne à perpétuité.
   Le temps de laisser couler un flot de larmes pour se soulager, l'Italienne continua :
   – Je ne viens pas demander au fils généreux du père de ce condamné de le sauver en remboursant la somme dérobée, qui se monte à beaucoup de contos réis. Je viens vous supplier, en levant les mains, de faire jouer vos relations pour que la peine soit commuée en un exil perpétuel, sans chaînes aux pieds, c'est ce que demande ce malheureux.
   Álvaro releva la femme qui s'était agenouillée et lui dit :
   – Le nom de votre fils ?
   – Júlio de Macedo.
   – Je ferai ce que je pourrai. Allez lui dire, madame, qu'il attende quelque chose de mes efforts.
   L'Italienne fit mine de s'agenouiller à nouveau, inquiète de la froideur de ces paroles. Álvaro l'en empêcha, et l'accompagna en haut de l'escalier.
   Plus par amour maternel que par curiosité féminine, Maria da Glória avait tout entendu. Elle sortit, comme si elle ne s'attendait pas à trouver Álvaro et lui dit, d'un air enjoué :
   – Ainsi donc, les dames de Lisbonne viennent te voir comme ça en plein jour chez toi !? Plaise à Dieu qu'elles ne m'enlèvent pas mon Álvaro !...
   Le jeune homme sourit, et resta pensif ; il réfléchissait à la façon dont il parlerait à sa mère.
   – À quoi penses-tu, mon fils !? reprit-elle en éclatant de rire. Tu es encore sous les charmes de la déité qui est venue te voler ta tranquillité ? ! Dis-moi ce qui te tracasse, Álvaro !
   – Tout à l'heure, ma mère, tout à l'heure !... répondit Álvaro, de plus en plus embarrassé.
   – Et pourquoi pas tout de suite ?! rétorqua gravement Maria da Glória. Serais-tu surpris ou honteux de constater qu'un arbre aussi bon a produit de si méchants fruits !?
   Álvaro considéra sa mère, effaré, et bafouilla quelques monosyllabes.
   – Ce sont là des aberrations, reprit-elle. N'as-tu pas entendu cette pauvre femme dire que son cadet était un ange ? C'est ce qui s'est passé... Il est arrivé la même chose qu'aux arbres qui donnent des parfums et du poison... Tu n'as pas à hésiter, mon Álvaro. Laisse-toi franchement guider par le mouvement généreux que je devine. Tu as mon autorisation pour prendre autant d'argent que tu voudras. Ton bonheur, à ce que je vois, réside dans cette forme de charité obscure : eh bien, profite à fond des privilèges que te donne la fortune.
   Álvaro chargea l'avocat de la famille de solliciter la grâce du condamné moyennant une somme correspondant à celle qui avait été évaluée pour ce vol. L'avoué fut découragé quand on lui en communiqua l'importance. Mais Álvaro l'autorisa à négocier l'élargissement du détenu, quel que soit son prix. Júlio de Macedo fut un jour convoqué pour recevoir son certificat de levée d'écrou, et apparut chez sa mère quand celle-ci, concevant quelque espoir après les promesses d'Álvaro, coupait ses derniers draps pour en faire des chemises que son fils pourrait emporter en Afrique. Le gracié n'était pas à même de dire comment il s'était retrouvé libre. Sa mère, folle de joie, n'arrivait pas à raconter à son fils de quelle façon elle l'avait sauvé. Là-dessus, Álvaro apparut et prit dans ses bras l'Italienne et le fils de son père, qu'il appela son frère.
   Le fils de l'Italienne ne connaissait pas le fils de son père. Il balbutiait des paroles de gratitude, aussi honteux de son crime, qu'effaré par une vertu à laquelle il ne parvenait pas à croire. Álvaro mit ainsi un terme aux bruyantes effusions de l'ancienne locataire du palais de Belém :
   – Ce serait peine perdue que votre fils demande aujourd'hui un emploi. Vous ne pouvez, Madame, compter sur ses ressources pour subvenir à vos besoins. Comme vous le savez, Madame,  j'avais une propriété aux environs de Naples, dont je dispose encore et vous fais donation, avec l'accord de ma mère. Il va de soi, je pense, que vous irez y vivre avec votre fils, et que vous tirerez les leçons de votre malheur pour la garder.
   Dans un même élan, la mère et son fils se jetèrent aux pieds d'Álvaro avec des exclamations et des larmes.
   – Ces larmes sont un second baptême pour certains yeux, dit Álvaro. Puisse Dieu permettre que le fils de mon père se régénère par celles que je vois sur son visage.
   Dona Maria da Glória signa la dotation,  et la Milanaise partit avec son fils en Italie. Vingt-deux ans après, le saint des Olivais me dit que l'ancienne actrice était morte vieille et heureuse, que Júlio Macedo possédait encore cette ferme, et faisait honneur à son grade élevé dans l'armée sarde. Comme je lui demandais combien lui avait coûté la régénération de cet homme et l'heureuse vieillesse de l'amante de son père, il me répondit :
   – La fortune de deux familles indépendantes.

CHAPITRE XVII

Un groupe de Dalila et de Samson
avec celui de la farouche Judith serait
toute la femme expliquée.

Balzac

   Deux ans s'étaient écoulés depuis le veuvage de Leonor. Durant cet espace de temps, et presque à la fin, Sebastião de Brito rendit l'âme en laissant juste quelques rouleaux de parchemin et le souvenir de ses égarements séniles. C'est d'un chagrin intime, disaient les farceurs, qu'il était mort. Mais une enquête plus sérieuse indique que le bonhomme succomba à une fièvre gastrique, à la suite d'un dîner au Farrobo, chez le comte accueillant et fastueux qui portait ce nom. Il ne faut pas oublier les événements désastreux survenus à cette époque, à savoir que le fidalgo est mort empoisonné, à ce qu'on disait ; et que sa nièce a épousé en secondes noces son cousin de Alenquer, et qu'elle vivait encore heureuse, et jouissait d'une bonne réputation en 1859. J'ai également noté que la domestique qui était dans la confidence de la morgada avait été rejetée, quelques jours après l'assassinat de Sotto-Mayor, par une vague sur la rive droite du Tage, avec des traces évidentes de strangulation. L'on peut présumer que le fidalgo a jeté dans le Tage l'unique témoin du crime. Si la rumeur du poison est exacte, ce ne sera pas un péché de dire que la maison de Porto-Alvo, sans ternir son blason, renferme une tribu de scélérats.
   Comme elle ne supportait plus la solitude des Olivais, Leonor demanda à sa tante l'autorisation de vivre à Lisbonne. Maria da Glória hésitait à la lui accorder ; mais Álvaro jugea la demande raisonnable et défendit la requête de sa cousine.
   La veuve partit à Lisbonne ainsi que son train. Elle s'installa dans un hôtel particulier au quartier de Buenos Aires, et reçut dans ses salons, une fois par semaine, ses parents et ses amis intimes. Ces prétendus "amis intimes" sont parfois des ennemis dehors. Ce fut le cas de ceux qui divulguèrent les bons procédés de la veuve à l'égard d'un jeune homme sans naissance et sans état, un homme de lettres mis en disponibilité, qui s'insinuait, en tant que génie, chez des gens doués d'un génie si bienveillant et si tolérant qu'ils le recevaient.
   Maria da Glória eut vent des bruits qui couraient sur sa nièce et en fit part à Álvaro.
   – Qu'attendiez-vous donc, ma mère ?! dit-il. Leonor a connu une trêve de deux ans. La fatalité a repris des forces, et revient à la charge.
   – Et quel est, selon toi, notre devoir ?
   – De nous mettre du côté de la plus faible. Conseillez-la, ma mère, et si vous n'arrivez à rien avec elle, secourez-la comme jusqu'à maintenant.
   – Et si je lui enlevais ses ressources, répliqua Maria da Glória, ne crois-tu pas que le deuxième soupirant intéressé la laisserait en paix ?
   – Oui, mais Leonor descendrait dans l'échelle sociale jusqu'à trouver aussi indigent qu'elle.
   – Apparemment, mon fils, tu juges ta cousine incurable ?
   – Oui, ma mère.
   Maria da Glória se rendit à Buenos Aires, à une heure où elle ne risquait pas de rencontrer du monde, et mit d'emblée son doigt dans la plaie.
   – Ton mauvais ange ne te quitte donc pas Leonor ?
   – Pourquoi me parlez-vous ainsi, ma tante ?
   – On me dit que tu es au bord d'un deuxième gouffre. Il n'est bruit que de ton intelligence avec un homme qui offre moins de garanties de bonheur que le premier. À quels penchants ton cœur s'abandonne-t-il, ma fille ? Pourquoi Dieu ne veut-il pas que vienne pour toi l'heure de la réflexion ? Comment paies-tu ce que tu dois à toi-même, à la société, et à moi ? Relève-toi pour sortir d'une telle misère, Leonor ! Retrouve ta dignité que tu as salie ! Rappelle-toi les larmes que tu as versées dans les bras d'Eufémia ! Songe un peu au noble cœur de mon fils, dont tu as tué la joie, et sois honteuse des nouveaux outrages que tu prépares contre cet ange qui te protège.
  Leonor sortit d'une profonde réflexion de quelques minutes pour baiser la main de sa tante, en lâchant ces paroles :
   – Je vous remercie, ma tante, de votre aumône, et mon cousin de sa philanthropie. Je vais ajouter quelques mots, si vous le permettez. Mon cousin a montré sa bonté à mon égard ; je savais bien qu'il n'était pas étranger à l'aumône que j'ai reçue ; mais il me fallait auparavant m'assurer que cette charité ne venait que de vous, Madame. Mon cousin m'a protégée pour m'humilier.
   – Explique-toi, Leonor, fit Maria da Glória, épouvantée sous le coup de la surprise.
   – C'est ce que je vais faire, ma tante. Si Álvaro avait jeté un regard compatissant sur mes infortunes, d'ailleurs estimables parce qu'elles viennent du cœur, il serait venu venu me voir, non comme un amant dépité, mais comme un parent qui sacrifie les caprices de son cœur au charitable devoir de réhabiliter moralement une femme. J'ai été très malheureuse, mais je l'étais encore plus en constatant que mon cousin se réjouissait à chaque marche qu'il me voyait descendre vers la misère, dans l'espoir d'y descendre avec quelques poignées d'or pour se venger tout son saoul. Quand vous m'avez, ma tante, envoyé votre domestique avec votre première aumône, j'ai cru que je trouverais plus tard chez mes proches parents celle de leur considération, qui m'était nécessaire. Les mois ont passé, et le mépris affiché par cet or me parvenait régulièrement aux mêmes heures, et le même jour ; mais un mot d'amour, ce pain de l'esprit, ça jamais. J'ai accepté votre or parce que j'avais un mari qui me reprochait ma pauvreté ; parce que j'avais un père qui avait régalé ma jeunesse d'une magnificence qui dépassait ses moyens ; parce que je portais un nom que ternissaient les ombres de l'infortune, comme si cet arbre au tronc illustre s'était enlisé dans le bourbier de la pauvreté ; parce que j'avais reçu une éducation qui ne s'accommodait pas de la pénurie ; parce qu'enfin, humiliée par mes parents, je commençais à me sentir méprisable à mes propres yeux. Après mon veuvage, j'ai passé deux ans dans des austérités dont j'avais connu peu d'exemples. J'ai forcé ma nature pour être digne de l'estime d'Álvaro ; j'ai attendu qu'il allât, dans ma solitude, sanctifier son aumône par une parole fraternelle. S'il y était allé, je baisserais la tête devant ce héros et je lui demanderais la permission de baiser le sol honoré par ses bottes. Je suis partie pour Lisbonne, après deux années d'humiliations ; et je vous en ai demandé l'autorisation, ma tante, de crainte que mon cousin, pas encore assouvi par une telle revanche, ne s'opposât à ma volonté, et ne me réduisît à revenir dans ce désert des Olivais, puisque je n'avais pas de quoi me payer une vie fastueuse à Lisbonne. Voulez-vous savoir, ma tante, comment s'appelle cet acte de désespoir ? C'est une chose que nos contemporains appellent le "cynisme" ; c'est ce que je vous ai déjà dit — le mépris de moi-même. Venons-en au sujet de votre visite inespérée. Il est certain que j'aime un homme qui est né de je ne sais quelle femme, et a tant de choses à me dire sur ses qualités personnelles qu'il ne m'a jamais parlé de celles de ses aïeux. Il est pauvre comme moi. Il ne demande à personne son pain quotidien ; il le pétrit avec son intelligence. Et croyez bien, ma tante, qu'il trouve des gens qui lui donnent pour deux heures de travail ce qu'ils ne me donneraient pas à moi pour les armoiries du domaine que mon père a ruiné. C'est cet homme pauvre qui convient à une femme dans ma situation. Je préfère aujourd'hui les privations en compagnie d'un ami aux pompes de la solitude. J'ai vingt-sept ans. C'est trop tôt pour le cloître, et trop tard pour attendre, avec la retenue d'une demoiselle, qu'un singulier amoureux des Thébaïdes vienne me chercher dans mon obscurité. Si vous venez me dire, ma tante, que vous me retirez votre aumône, je vous baise les mains pour ce que je vous dois, et je baiserais aussi celles de mon cousin pour sa philanthropie. Je reviendrai demain aux Olivais. Il est vrai que les biens que je possède sont hypothéqués, pour une ancienne dette de mon père, à mon oncle Manuel, et que vous pouvez les considérer comme les vôtres. Peu importe. Il y a là une maisonnette que j'ai fait construire pour une vieille domestique de ma grand'mère. La vieille est morte il y a peu, et m'a légué cette maisonnette dont  les créanciers ne veulent sûrement pas; j'irai y vivre.
   Leonor se tut.
   Maria da Glória, déjà debout, regarda sa nièce avec une grande amertume, et dit :
   – Tu as été injuste, Leonor. Même les anges doivent avoir de la compas sion pour l'âme de mon fils, que tu as insultée. Que Dieu ne te punisse pas : moi, au nom d'Álvaro, je te pardonne. Accomplis ton destin, malheureuse ; et quand le remords te poursuivra jusqu'au tout dernier refuge où t'aura conduite ce que tu appelles du "cynisme", viens aussitôt me trouver : je t'ouvrirai  mes bras.
   Leonor ne leva pas les yeux des tapis : c'était par orgueil, et non par abattement, qu'elle avait détourné les yeux du visage majestueux de sa tante.
   Maria da Glória sortit et ne sut quoi dire à son fils. Quand il l'interrogea, elle lui rapporta brièvement certaines des doléances de Leonor, comme son besoin d'un ami, son refus de mener une vie solitaire, sa lassitude devant les épreuves, et la sympathie qui l'attachait à l'homme qu'elle désirait épouser.
   Álvaro afficha une placidité apparemment naturelle et, à un autre moment où ils évoquaient le même sujet, il dit :
   – Cet homme s'imaginerait-il que Leonor est riche ?
   – Je crois que non : il doit savoir que Leonor vit de la charité de ses parents.
   – Je vais m'en assurer. Si cet homme l'aime pauvre et ne compte pas sur l'approbation ni sur les ressources de ses parents pour ce mariage, c'est un noble caractère. J'ai l'impression que la beauté de Leonor ne fascine personne...
   – Comment le sauras-tu, mon fils ? Peut-être connais-tu cet homme ?
   – Je le connais par ses écrits, et je me rappelle vaguement l'avoir vu au collège juste avant d’en partir.
   Álvaro se rendit au collège où il eut un long entretien avec son ancien ami, le professeur d'anglais. Quelques jours après, le maître vint le voir, et rendit compte de la mission qui lui avait été confiée.
   – J'ai parlé au journaliste. C'est une âme nette comme une pierre à fusil ! À peine ai-je abordé le sujet, il a allumé sa pipe, couvert ses jambes avec les pans de sa robe de chambre en soie déteinte, s'est carré dans un vieux fauteuil comme un Turc, pour me tenir ce discours :
 
   – Il n'y a aucun doute que je courtise cette veuve d'abord parce qu'elle est romantique, ensuite parce qu'elle est romantique, enfin parce qu'elle est romantique.
      – Et parce qu'elle est riche, ai-je souligné.
      – Ah ! Oui ! parce qu'elle est riche ; cela donne, ma foi quatre raisons, et non pas trois. À mon avis, cela fait bien quatre raisons...
      – Non, Monsieur, il n'y en a que trois, parce que la quatrième n'en est pas une. Dona Leonor est pauvre.
      – Pauvre ! Allons donc ! Contez-moi cela mon ami !
      Je lui ai dit que la veuve vivait de la charité de ses parents, et que les parents de la veuve ne comprenaient pas dans cette générosité les maris malvenus de leurs parentes dans le besoin.
      – Mais ce petit palais des Olivais que je suis allé visiter hier ? rétorqua-t-il, et cet autre en ruines, des ruines si poétiques ? et ces deux fermes qui s'étirent le long du Tage aurifère... qu'en dites-vous, Monsieur ?
      – Je vous en dis que ces petits palais ne sont pas plus à la veuve qu'à moi. Tout cela est hypothéqué, engagé, consumé, etc., etc. Mais, ai-je dit pour conclure, les trois raisons que vous m'avez confiées, mon pauvre ami, l'emportent, malgré tout. La veuve Sotto-Mayor est sans conteste triplement romantique.
      – C'est fort bien dit, répondit-il : le mariage se fera quand je serai triplement romantique ; mais, pour l'instant, vous voyez bien, mon cher maître et ami, que je travaille sur la prose vile d'un article de fond.
      – Voulez-vous dire...
      – Que j'ouvrirai mon cœur à la veuve, et  même ma bourse, si elleveut. Si je ne me trompe, cette veuve a des lettres, et connaît la secte des philosophes qui avait, comme moi, horreur du vide. Il me reste à vous remercier de vos renseignements aussi spontanés que détaillés, et je reste à vos ordres.
      Voilà, Monsieur Álvaro, continua le professeur d'anglais, l'entretien que j'ai eu avec Mascarenhas, l'homme de lettres. Je vous demande à présent pardon pour la liberté avec laquelle je vous ai fidèlement exposé la teneur de notre conversation.


   Après avoir raconté à sa mère le picaresque dialogue entre l'homme de lettres et le maître d'anglais, Álvaro lui dit :
   – Attendons maintenant, ma mère. Je ne suis pas très porté sur ces manœuvres détournées ; mais mon intention, c'est de sauver Leonor.
   Mascarenhas se rendit à la soirée de la veuve, comme à son habitude. Jamais Leonor ne s'était montrée si adorable, et n'avait autant brillé, à ses yeux comme à ceux de ses hôtes émerveillés. En raccompagnant l'écrivain, elle lui dit :
   – Il me faut demain, sans faute, vous parler dans l'après-midi. Vous ne me ferez sûrement pas faux bond.
   – Oh ! Madame !... qui voudrait faire faux bond à ses propres devoirs?
   – Que ne dites-vous pas "à son propre cœur" ? Rétorqua-t-elle, avec un sourire dépité.
   – Mon cœur vous appartient si bien, Madame, qu'il ne se hasarde pas à se mêler des jugements de l'esprit...
   Leonor jugea pompeux le raisonnement alambiqué de l'homme de lettres et attendit anxieusement le lendemain.
   – Je vais donner, lui dit-elle, une réponse catégorique à vos lettres. Elles évoquent toutes une liaison qui rende respectable et sacrée la passion que vous mettez en avant, mon ami, dans vos lettres, n'est-ce pas ?
   – Dans quelle autre intention m'adresserais-je à vous ? !
   – Bon ! Vous êtes donc décidé à être mon mari ? Ne soyez pas surpris du style sec et dépouillé de cette question...Les circonstances l'exigent.
   – Voici donc ma réponse, Madame. Tout d'abord, je vous aime autant que je vous respecte. Au-dessus de ces deux sentiments, il y a celui de l'amitié que je vous porte, et de la reconnaissance qui est due à la bienveillance avec laquelle vous m'avez distingué dans votre demeure. Vous n'aimez pas les longs préambules, et j'en viens donc tout droit au fait. Si j'acceptais l'hon neur que vous me faites de vouloir partager votre vie avec moi, j'en ferais peu de cas, Madame. Cela reviendrait à vous obliger d'échanger pour un cœur qui vous est dévoué les privilèges dont vous jouissez en suscitant beaucoup de jalousie chez vos amies. Que vaut un cœur dévoué au regard du bien-être, de l'assurance du lendemain, des soins empressés dont on vous entoure ?
   Leonor le coupa :
    – Expliquez-vous... Vos propos sont obscurs !
   – Elle serait obscure, l'existence sans les moyens de conserver son éclat, Madame. Je sais aussi bien que vous que vos importantes ressources vous viennent de la bienveillance d'une tante millionnaire que vous avez.
   – Je ne saurais le contester ; mais je ne vous ai pas encore dit que ces ressources constituaient une dot, et vous me parlez dans vos lettres du bonheur dans la solitude, et de la douceur du pain que l'on gagne grâce au noble travail de l'intelligence.
   – C'est également exact, répliqua le journaliste quelque peu confus ; mais mon intention, c'était de faire l'éloge de la médiocrité par rapport à ceux qui n'ont jamais connu l'opulence. Ce n'est pas votre cas, Madame, c'est le mien ; mais c'est moi qui ne dois pas sacrifier, Dona Leonor, votre réel bonheur à mes fantaisies de philosophe. Toutefois...
   La veuve l'interrompit :
   – Voulez-vous bien me dire à qui vous avez demandé des renseignements sur mes ressources?
   – Je ne les ai pas demandés, Madame : ce serait bien ignoble de les demander ; je n'ai pas cherché à les avoir, on me les a donnés.
   – Qui ?
   – Connaîtriez-vous par hasard un professeur d'anglais !?
   – Oui.
   – Comment le connaissez-vous, Madame ?
   – Cet homme vous a-t-il parlé de mon cousin, Álvaro Teixeira de Macedo ?
   – Non, Madame, il s'est contenté de me dire que vous n'avez strictement rien pour assurer votre subsistance à l'avenir, si vous vous mariez en secondes noces contre la volonté de vos parents.
   Leonor se leva, sortit du salon en foulant le sol avec une souveraine arrogance, et l'homme de lettres resta perplexe, les yeux fixés sur la porte par où il l'avait vue sortir.
   Quelques instants plus tard, apparut un domestique en livrée qui lui dit :
   – Madame vous prie de sortir.
   Mascarenhas prit son chapeau, et se retira aussi froissé que s'il avait un caractère très sensible aux affronts.
   Leonor ne reçut personne ce jour-là. Le lendemain, c'était le dernier du mois de septembre 1838. Eufémia était attendue avec sa mensualité ce jour-là. L'agitation de Leonor n'était pas due à l'attente, elle était due à une frénétique impatience.
   Quand Eufémia entra, la veuve était en noir, elle portait sa tenue de deuil défraîchie, vieille de quatre ans, et avait déjà pris son chapeau.
   – Vous allez sortir, et en grand deuil ?! dit la domestique. Qu'avez-vous Dona Leonor ?! Vous êtes fiévreuse !
   – Tu m'apportes mon aumône ? dit Leonor brusquement. Rapporte-la à ta maîtresse et à ton patron. Dis-leur de venir faire le relevé de ce que renferme cette maison. Tout cela ne vaut pas le tiers des sommes que j'ai touchées ; mais c'est un honneur de payer peu, et de rester sans rien. Dis à mon cousin que cette noble infortunée repousse la main bienfaitrice qui répand son or et serre le manche du poignard avec lequel on tue la dignité des malheureux. Dis à mon cousin que le sceau de sa charité est une insulte pour moi, que je n'ai pas mendié son or gagné sur les comptoirs. Dis à ma vertueuse tante que la vertu ne se trouve pas seulement dans les tempé raments de glace qui sont vertueux à bon compte. Dis-le-lui. Maintenant, pars ou reste.
   Leonor s'apprêtait à sortir quand Eufémia s'agrippa à elle, en appelant au secours : elle croyait assister à une crise de folie. Les domestiques arrivèrent, mais reculèrent devant le regard impérieux de leur patronne. Leonor sortit à pied, seule, les yeux injectés de sang, le cœur pris de convulsions. Une fois loin de chez elle, elle entra dans une voiture de place, et donna des instructions au cocher.
   Eufémia raconta la scène. Maria da Glória pleura et demanda à Dieu de ne pas quitter des yeux cette femme perdue. Álvaro écouta sereinement les affronts de sa cousine fidèlement rapportés ; il semblait savourer ces nouvelles épines qui mettaient son cœur en sang.
   – Attendons... dit-il à sa mère.

CHAPITRE XVIII

N'aurez-vous point pitié, jeune homme ?
...Non, non j'en ai le pressentiment,
une ère nouvelle commence...
Livre des Communes
Rossely de Lorgues

   En mettant pied à terre dans la cour du petit palais des Olivais, Leonor appela l'intendant, et demanda la clé de la maison de Luisa ; c'est sous ce nom que l'on connaissait la maison que Leonor avait donnée à sa vieille domestique et dont elle avait hérité quelques mois avant. D'un pas décidé, elle ouvrit la porte, s'enferma à l'intérieur, ouvrit les deux vasistas et s'assit sur le coffre qui se trouvait au pied du lit dans lequel était morte la domestique. Tout était comme celle-ci l'avait laissé, pauvre, mais propre, mise à part la couche de poussière qui s'était déposée sur le vernis de quelques vieux meubles que Leonor lui avait donnés. Bien qu'elle lui eût interdit de la suivre, l'intendant s'obstina à la surveiller, car il se méfiait du laisser-aller qu'il avait remarqué dans sa mise, et de l'égarement que trahissait son visage. Il osa lui demander d'ouvrir la porte, et il entra, la suppliant de ne pas repousser son vieux serviteur, si elle se sentait mal. Leonor lui demanda un verre d'eau, et la clé du coffre, la partie de l'héritage qu'elle n'avait pas eu le temps d'examiner, et n'avait pas voulu donner aux autres domestiques qui la lui demandaient, jugeant que c'était un tas de fripes inutiles à l'héritière.
   Leonor ouvrit le coffre, et parmi le linge blanc exhalant une odeur de lavande, elle trouva un paquet de pièces d'argent. Ça, c'est vraiment à moi, dit-elle, je puis, avec cette héritage de ma chère Luisa avoir de quoi ne pas mourir de faim pendant quelques jours. Comme le majordome persistait à faire le tour des allées autour de la maisonnette, Leonor lui donna de l'argent pour qu'il allât lui acheter un dîner semblable à ceux que prenait Luisa d'habitude, et elle ajouta :
   – N'allez pas croire qu'il s'agit là de l'argent de ma tante... Il est à moi, ma servante me l'a laissé ; je l'ai trouvé dans le coffre. La bonne vieille qui a élevé ma mère, a économisé toute sa vie pour calmer quelques jours la faim de  la fille de sa maîtresse, de Leonor de Brito, la dernière morgada des Olivais.
   Le ton sur lequel elle disait cela engageait le majordome à la tenir pour folle. C'est ce qu'il crut, et il envoya quelqu'un en informer Maria da Glória.
   Elle passa là le reste de la journée. Quand on lui apporta le dîner, elle le récupéra par l'un des vasistas et prit le plat le moins recherché, un peu de bœuf, en disant qu'elle n'avait pas les moyens de s'offrir mieux. Elle passa la nuit dans le lit de Luisa, et ouvrit en pleine nuit les fenêtres parce qu'elle sentit cette odeur spéciale et nauséabonde des exhalaisons cadavériques.
   À l'aube, elle ouvrit la porte, et s'assit sur l'unique degré ; elle était brûlante et, de temps en temps, laissait pendre sur son sein sa tête exténuée par ses vertiges. Quand elle entendit des pas autour de la maison, elle se retira et referma la porte : c'était l'intendant qui avait monté la garde toute la nuit près de la maisonnette où dormait la fille de ses maîtres.
   La fièvre la brûla jusqu'à la faire délirer. Leonor resta prostrée sur sa couchette, elle agitait dans un tourbillon ses bras et ses vêtements. L'intendant appela les domestiques, enfonça la porte, et installa son épouse au chevet de cette femme fébrile. En revenant à elle, Leonor se vit entourée des pauvres gens du village, elle sourit à tous et demanda qu'on la laissât. La femme de l'intendant voulait rester à tout prix, mais l'agacement produisait sur la malade un tel effet qu'elle réussit à rester seule. Elle se leva en titubant, étourdie, et barra la porte, parce que la serrure avait sauté sous les efforts pour l'ouvrir de l'extérieur.
   Puis elle ouvrit la malle, prit le panier à ouvrage de la domestique, puis essaya la pointe des ciseaux sur l'index de sa main gauche. Après cette expérience, et son doigt en sang, elle écrivit au verso d'un papier timbré – il s'agissait du certificat de naissance de sa domestique – les mots suivants avec la tête d'une épingle :
 
   À ma tante Glória :
   Je ne puis supporter la dépendance et n'ai pas reçu une éducation qui me permît d'assurer mon indépendance avec mon travail. Je me suis tuée une bonne fois pour toutes, afin de ne pas souffrir mille morts en acceptant des aumônes à condition de m'en faire l'esclave. Je loue Dieu de m'avoir défendue de quelque dégradante tentation, jusqu'à ce que je tombe dans cette disgrâce. Ma mémoire servira longtemps d'exemple aux malheureux, mais n'entraînera aucune honte pour mes parents. Je vous remercie, ma tante, du bien que vous m'avez fait ; et je regrette de ne pas avoir été une âme assez vile pour ne pas me sentir avilie. J'écris cela en possession de toutes mes facultés.
      Leonor de Brito.


   Elle plia la feuille et la plaça sur la table à laquelle elle avait écrit. Elle retroussa la manche de sa robe, et planta la pointe des ciseaux dans la saignée de son bras gauche. Comme il ne s'écoulait que peu de sang de la coupure, elle ligatura et comprima son bras avec une bande faite de son drap. Le sang jaillit franchement et, en le voyant, elle ressentit un tel malaise qu'elle ne put gagner son lit.
   C'était l'heure du dîner. La femme de l'intendant avait frappé et, saisie d'épouvante, avait appelé ; son mari arriva après elle, brisa les châssis des vitres, et pénétra par là dans la maison.
   Leonor était étendue sur le plancher. Du sang s'égouttait de son bras nu, éclaboussait le sol et y formait une rigole. Il la prit dans ses bras et l'emmena, sans connaissance, sur le lit. Il consulta son pouls, et la trouva vivante. Il envoya chercher le médecin qui habitait à un quart de lieue, et lui étancha le sang avec des compresses et du taffetas gommé.   Tout à coup, l'attroupement de voisins laissa passer quelqu'un qui avait été attiré par les cris de la femme de l'intendant. C'était Álvaro Teixeira.
   Il s'en fut droit à la couchette où Leonor haletait, offrant le spectacle terrible d'un spasme mortel.
   – Leonor ! Ma cousine ! s'exclama-t-il en lui passant la main sur le front. Qu'est-ce que ce sang ?! cria-t-il en voyant les compresses rouges.
   – C'est que Madame la Morgada s'est ouvert la veine du bras avec des ciseaux... dit l'intendant.
   – Faites vite approcher ma voiture ! hurla Álvaro. Aidez-moi à la transporter.
   Il la prit à lui tout seul dans ses bras, fit entrer la femme de l'intendant dans la voiture, avec son aide, parvint à adosser Leonor au dossier et, en se servant de deux chaises, il improvisa un appui pour le reste de son corps. Il reçut des mains du majordome le papier écrit avec du sang, le lut, dans la mesure où ses larmes le lui permettaient, et fit partir sa voiture pour Lisbonne, au pas.
   À mi-chemin, Leonor reconnut son cousin et tressaillit. Elle fixa ses yeux hagards sur les compresses, et elle agita le bras droit comme si elle essayait de se défaire de ses bandages. Álvaro retint son bras et dit :
   – Que veux-tu faire, ma cousine ?! Attends encore encore un peu. Meurs quand tu ne me verras pas en ce monde... Laisse-moi vivre et vis toi-même le temps qu'il faudra pour partir de cet enfer en étant certaine que je t'ai toujours aimée...
   Les lèvres bleues de Leonor s'élargirent dans un mouvement que l'on pourrait appeler un sourire, et elle murmura :
   – Un cadavre...
   Álvaro approcha de sa poitrine la tête à nouveau inconsciente de Leonor, et versa sur son visage de ces larmes qui sont au cœur humain comme une nourriture, la sève des dernières espérances.
   Et il la contempla.
   Il ne l'avait plus revue depuis cette nuit de juillet 1832. De cette splendide énergie, de cette beauté vive et impatiente, de cette vivante exubérance qui faisait jaillir des étincelles de ses yeux, et des rires communicatifs de ses lèvres, il restait la peau ravinée par les ardeurs de la fièvre, les os décharnés, la pâleur de l'agonie, l'altération complète de tous ses traits. Et il semblait absorbé dans ce ravissement tenaillant ! L'expression de ses yeux, il fut incapable de la dire lui-même ! Ce fut pour lui une heure infernale où il éprouva des sensations dont son âme, affectée par une telle horreur, ne garda pas le moindre souvenir.
   La voiture s'arrêta à la porte d'Álvaro. Maria da Glória et ses domestiques, à l'appel du jeune homme égaré, descendirent dans la cour et l'aidèrent à en tirer Leonor, et à l'emporter jusqu'à un lit.
   – Je crois qu'elle est morte... dit Álvaro, et il sortit pour revenir aussitôt avec deux médecins. Ceux-ci procédèrent à un examen avant de lui accorder quelques chances de survivre ; mais dans de continuelles souffrances, selon eux.
  - Que son âme reste vivante, disait Álvaro au grand étonnement des médecins, donnez-lui la vie de l'âme, je veux qu'elle me voie et me juge avant de mourir ! Un corps transpercé de douleurs, peu importe ; mais que l'esprit soit éclairé par la lumière de la raison !
   Ce que disant, il levait ses mains suppliantes vers les médecins. L'un disait à l'autre avec le froid dédain de la science :
   – L'esprit qui ne jouit pas de la lumière de la raison, c'est le sien.
   Et l'autre, hochant tristement la tête, disait à l'oreille de son collègue que Leonor avait perdu autant de sang qu'Álvaro de sens.
   Maria da Glória, l'éternelle martyre, était tiraillée entre Dieu, son fils et Leonor. Elle invoquait le Très-Haut, lui demandant de sauver la vie de sa nièce, qu'elle appelait et embrassait, croyant que l'haleine de ses lèvres lui insufflaient la vie ; elle étreignait son fils bouleversé ; en le suppliant d'attendre de Dieu le salut de sa cousine.
   Leonor ouvrit ses yeux épuisés, mais sereins. Elle reconnut sa tante et lui serra très fort sa main qu'elle sentit dans la sienne ; elle fixa son regard avec douceur sur Álvaro, et balbutia :
   – Tes larmes me sauvent, mon ami !... Mon pauvre Álvaro !... Ce que tu as souffert !...
 
   Les médecins ne s'étaient pas trompés. Leonor reprit lentement vie, mais ne recouvra jamais la santé. Les muscles moteurs de toutes ses articulations s'affaiblirent. L'énervation se généralisa, ainsi que l'atrophie, et le refroidissement, excepté dans sa tête, dont elle se plaignait comme si un feu lui calcinait les tempes. Puis vinrent les spasmes, ou plutôt les effets intermittents d'une paralysie touchant en partie les vases sanguins qui forment le cœur. L'angoisse de ces heures était effrayante.
    Maria da Glória et Álvaro se relayaient à son chevet. L'un et l'autre lui parlaient, évoquant les riantes images d'un voyage qu'ils pourraient faire tous les trois dans les endroits les plus pittoresques de l'Italie. Leonor les remerciait, avec des larmes inspirées par un remords sincère, de l'amour avec lequel ils la veillaient dans ses longs paroxysmes, disant que le voyage se ferait certainement, et que sa vertueuse tante jouirait ainsi que son cousin de ces spectacles enchanteurs, mais pas elle.
   Il est bon de remarquer que la mère d'Álvaro se répandait alors en louanges sur la Miséricorde Divine, invitant sa nièce à réciter avec elle des prières que Sœur Joana des Cinq Plaies lui avait apprises. Leonor priait, avec une foi ardente et force larmes, un spectacle devant lequel le cœur de Maria da Glória s'enivrait de saintes délices.
   Álvaro prenait un air enjoué avec sa cousine. Mais, enfermé dans sa chambre, il se soulageait en pleurant, ou en écrivant des pages d'une tristesse infinie, un mélange de nostalgie et de désespoir : la nostalgie de la Leonor de sa jeunesse, et le désespoir de ne pouvoir lui rendre la beauté de son âme et de ses traits, perdue à jamais. Aveuglement de la passion ! Une telle âme parée des beautés de l'innocence, quand la fatidique Leonor l'avait-elle eue ? Ah ! La beauté des formes, elle, il n'est pas d'yeux qui restent secs en la voyant se faner d'heure en heure ; c'est elle qui inspire à l'esprit une si poignante nostalgie que je ne sais s'il existe une douleur qui puisse égaler la nostalgie de la beauté disparue de la femme que nous aimons, disparue  pour nous également à l'instant même auquel nous lui vouions la plus fervente adoration.
    Le premier jour où Leonor se leva de son lit ne fut pas fêté par des bals ni des banquets, mais de généreuses aumônes qu'Álvaro alla remettre, sur l'ordre de sa mère, à bien des familles indigentes qui l'appelaient ange de bienfaisance, et gloire du Ciel. À tous les couvents de religieuses pauvres, ou appauvris par le changement de régime, Maria envoyait chaque mois un présent délicat, et Álvaro prenait sur lui de secourir d'anciens moines qui couraient la nuit les rues de Lisbonne en tendant la main à la charité indifférente de ces premières années où s'exprimait la vieille haine des autorités du monde civil.
   Comme elle reprenait des forces, Leonor céda à l'empressement d'Álvaro et de sa tante ; ils partirent de Lisbonne en été, parcoururent les provinces du Nord, et s'arrêtèrent à Vairão où Cecília, qui gardait toujours la nostalgie de sa cellule, était restée pour attendre la mort bienheureuse de ceux qui l'attendent au pied de l'autel. Tout près de l'Espagne, Maria da Glória à la santé depuis longtemps fragile, et très affaiblie alors, inspira des inquié tudes à son fils et revint à Lisbonne. Là, elle sembla se rétablir un peu, et alla s'installer au Val de Santarém.
   Leonor avait juste retrouvé un peu de vigueur pour un court voyage. Elle passait des semaines à souffrir et à pleurer, demandant à Dieu de lui prendre la vie. Álvaro s'efforçait de lui rendre du courage dans ces moments d'abattement, tantôt en l'entourant d'une stérile assemblée de médecins, tantôt en berçant son esprit de joyeuses espérances. Il lui demandait s'il lui serait pénible de rencontrer ses relations ; il chercha, malgré elle, en invitant à la campagne des parents et des amis, et en occupant les heures tristes que l'on y passe, ce que pourrait trouver son esprit  pour atténuer les chagrins de l'inconsolable malade. Tout cela s'avérant inutile, Leonor demanda à son cousin de ne pas la contraindre à cacher ses souffrances à des étrangers, de la laisser goûter les instants de détente qu'ils lui offraient, sa mère et lui.
   – Si tu ne peux me rendre ma vitalité, Álvaro, disait-elle, que vient faire ici ce monde qu'ennuie le spectacle de la douleur ?! Crois-tu qu'ils éprouvent de la compassion pour mon état ? Ne reste pas l'âme candide que tu as été, mon cousin ! Ces familles qui sont venues dès que tu leur as fait signe ont su que je vivais misérablement aux Olivais et se chargeaient d'exalter la Divine Providence, en disant que j'expiais ; et, comme en me soutenant elles auraient contrarié la volonté de Dieu, elles m'ont abandonnée... Si j'avais perdu tout mon sang dans la maisonnette où notre ange fatal t'a conduit, ces parents, obligés de parler de moi à ceux qui leur demanderaient la raison de leur deuil, diraient que ma fin lamentable a été la suite naturelle de mes folies. Pourquoi n'as-tu pas étudié le monde, Álvaro ? Quand j'accablais ton cœur de chagrins, si tu avais cédé à la curiosité intéressée de ce monde qui t'appelait, tu serais heureux à cette heure !...
   – Heureux !... répondit Álvaro, en contemplant Leonor, et en croyant la voir belle, comme il l'avait aimée, quand il aimait et espérait.
   – Oui, heureux ; tu aurais haï et oublié ta pauvre Leonor... Si tu l'avais vue diffamée, et perdue dans les sédiments les plus bas de la société, tu passerais sans t'arrêter, sans que la honte te dise qu'il serait noble de me tendre la main. La société n'oserait pas te dire : Viens en aide à cette femme ! parce que si elle te reprochait ton indifférence dehors, tandis qu'elle foulerait les moquettes de tes escaliers, la société les monterait en mettant au point des phrases pour louer ta probité. Et toi, mon Álvaro, couvert de louanges et chéri en privé comme en public, tu serais heureux et convaincu de ta dignité. Beaucoup de gens diraient de toi : Il est si noble qu'il ne parle même pas d'elle, et n'offre aucune prise pour qu'on lui parle d'elle. De peur de blesser son noble cœur, ses amis n'osent lui demander de laisser les miettes de sa nappe à Leonor. Et ne serais-tu pas alors vraiment heureux, Álvaro ?! À quoi t'a servi ta richesse ? Tu pourras me dire que tu as remédié à la pauvreté de beaucoup de gens, à commencer par moi, pour terminer avec ces familles indigentes dont les bénédictions t'emplissent l'âme de trésors du Ciel. C'est vrai, mais quelle est cette joie en ton âme qui ne transparaît pas sur ton visage ?! Pourquoi te vois-je toujours triste ?! Pourquoi la vertu n'étalerait pas les marques de l'allégresse que j'ai souvent sentie alors que j'étais si coupable et que je comptais tant d'heures entrecoupées par des chagrins ?
   Álvaro réprima la réponse qui, ne pouvant franchir ses lèvres, s'exprima par des sanglots. Leonor lui prit les mains avec une tendre affection et lui dit :
   – Pourquoi donc, mon si cher cousin ? Pourquoi Dieu ne te donne pas le bonheur que tu mérites ?...
   – Il me le donne... balbutia le jeune homme attendri. Il me le donne... c'est ton amitié... ce sont les meilleures larmes de ton cœur... Que lui ai-je demandé ? En ce temps où je considérais cette époque, et te voyais prolonger la saison de bonheur que ma sainte mère m'avait apportée de sa prison... en ce temps, Leonor, j'ai goûté des heures d'un bonheur céleste... Moi, sans toi, je ne pouvais les ramener, et l'avantage de la nostalgie ne m'était pas accordé. Dieu veut qu'à présent mon âme soit éclairée par la lumière de mes jours joyeux... une pâle lumière comme celle de la lampe du tabernacle à l'aube... mais, je me trouve ici, où je vois les yeux qui m'ont vu heureux... Et toi, Leonor, ton esprit vit et parle. Le meilleur en toi, c'était ce sentiment qui s'est réveillé hier... et l'amitié sans les désagréments de la passion... En ce temps-là...
   Leonor l'interrompit, fondue en larmes :
  -  Oh, par pitié, tais-toi, Álvaro !... Ne me punis pas, mon ange d'infortune et de compassion...

CHAPITRE XIX

... Le froid de la nuit éternelle  apparaissait sur son visage :
il n'avait plus qu'à se glacer tout à fait...  et à tomber.
Frère F. de Montalverne
Antonio Feliciano de Castilho

   Au bout de deux années de souffrances, Leonor avait de la peine à se lever de son lit. À l'extrême faiblesse et aux tremblements dans les jambes succéda la paralysie, et une totale inertie. On ne la tirait de son lit que pour l'installer sur un fauteuil roulant, qu'Álvaro conduisait lui-même à une terrasse vitrée, où Leonor restait des heures, captivée par les beautés du ciel et du Val de Santarém. Il se produisit alors deux miracles. Leonor ne se plaignit plus jamais de son infortune. Et s'il arrivait que Maria ou Álvaro la regardassent avec compassion, elle souriait en disant :
   – Mon esprit est heureux, et mes douleurs se sont bien calmées, depuis que la moitié de mon corps est morte. Je me vois à moitié morte et n'en suis pas épouvantée.
   L'autre miracle, ce fut que son visage rajeunit, jusqu'à présenter cette beauté qu'elle aurait naturellement conservée à vingt-neuf ans, en menant une vie tranquille et calme. L'alimentation combla les sillons de ses joues ; sa peau s'assouplit, et retrouva son ancienne blancheur ; ses couleurs purpurines réapparurent et l'ovale de son visage se reforma. Eufémia s'appliquait à la coiffer tandis qu'elle disait en souriant :
   – Tu veux à tout prix que la mort s'éprenne de moi !
   Álvaro posait souvent le livre avec lequel sa cousine se délassait, et tombait en extase devant ses yeux ; mais quelle amertume il cachait dans ces extases !
   – Je vois tes dix-huit ans, Leonor ! lui dit-il un jour.
   – Je vaux plus, Álvaro ! J'ai perdu la moitié de mon corps, et j'ai gagné le cœur, répondit-elle. La première paralysie était la plus grave.
   Maria da Glória appela un jour son fils dans sa chambre et lui dit :
   – Tu vas m'écouter sans te mettre à trembler, Álvaro. Je t'ai caché jusqu'à aujourd'hui l'unique secret qu'il me fallait cacher :  la sensible approche de ma fin.
   – De quoi s'agit-il, ma mère ?! s'exclama son fils, courant vers elle pour l'embrasser.
   – Ce n'est pas ce que je t'ai demandé, Álvaro !... Écoute-moi calmement ; sois jusqu'à mon dernier jour un homme fort. J'ai demandé à mon médecin de ne jamais te révéler ce dont je souffre, après lui avoir arraché l'aveu que  ce mal était mortel. C'est d'une maladie de cœur, que je mourrai. J'en ai senti les signes avant-coureurs la première année de ma vie conventuelle. Dieu a voulu que, grâce à l'intercession des âmes qui m'ont aimée, je parvinsse à tes vingt-sept ans, mon fils. Et tu pleures comme si tu en avais dix, Álvaro ! Tu m'enlèves ainsi les forces dont j'avais tellement besoin pour te dire dans quel but je t'ai fait venir !...
   – Parlez, ma mère ... dit Álvaro, en l'interrompant, avec un sang-froid affecté.
   – Eh bien, soit ; calme-toi, écoute-moi, mon fils... Que feras-tu après ma mort ? Quel avenir as-tu envisagé pour toi ? Assisteras-tu à l'agonie de Leonor, ou finiras-tu par demander au monde quelque part de joie qui compense la triste vie que tu as vécue !? Trouveras-tu un jour une épouse avec le même cœur que ta mère, ou attendras-tu ta dernière heure après avoir enveloppé ta cousine dans son linceul ? Et qui t'enveloppera dans le tien, mon pauvre Álvaro!?
   –  C'est moi qui le ferai, ma mère, répondit-il tranquillement après quelques instants de réflexion. Maintenant, je vous demande pour tout l'amour que vous me portez de ne plus me poser de questions.
   Le lendemain, après en avoir demandé la permission à sa mère, il se rendit à Lisbonne. Il se présenta au cardinal patriarche et s'entretint avec lui quelques heures seul à seul. Il donna d'importantes instructions à l'avocat de sa famille et retourna au Val. Il était tombé en chemin sur le médecin de sa mère et, en laissant entendre qu'il avait appris de la malade son terrible secret, il obtint du médecin la confirmation d'une mort imminente.  Il s'agissait d'un squirre au cœur arrivant à son terme.
   Álvaro trouva sa mère exaltée, hors de son lit : elle écoutait Leonor qui lisait des manuscrits de son cousin, pour la plupart des traductions, faites au collège. Ce qu'elle lisait, c'était celle du Vicaire de Wakefield de Goldsmith. Les yeux à toutes les deux étaient embués de larmes tandis que Leonor lisait le chapitre XXIX que je recommande chaleureusement à tous les infortunés, et qui est intitulé : Démonstration de l'équité de la Providence envers les heureux et les malheureux. Il découle de la nature même du plaisir et de la douleur que les malheureux doivent trouver dans la vie future une compensation de leurs souffrances.
    Álvaro ne laissa pas Leonor refermer le manuscrit, et s'assit pour l'écouter jusqu'à ces lignes que la lectrice avait déjà eu de la peine à lire, tant sa vue était troublée par les larmes :
 
   La mort n'est rien, et tout homme peut lui montrer un visage serein, mais les tourments, eux, sont d'horribles épreuves que peu de gens sont capables de supporter.
 
   – Arrête de lire, ma fille, dit Maria da Glória. Raconte-nous ce que tu as fait à Lisbonne, Álvaro. La ville a dû te sembler changée ! Cela fait trois ans que tu n'y es pas allé !... À qui as-tu parlé, mon fils ?
   – À peu de monde, ma mère. D'ici quelques jours, il me faudra y rester un certain temps pour des affaires qui nous concernent.
   – Un certain temps ! dit Leonor, et avec quel sang-froid tu nous dis cela, mon cousin ! Tu vas donc nous abandonner un certain temps !? Et tu en es capable, Álvaro ?
   – Ce sont des sacrifices nécessaires, ma cousine. Je vais abréger mon absence autant que je le pourrai...
   – T'es-tu assuré, dit Maria, en le coupant, que nos décisions ont été exécutées ?
   – Les mensualités ?... Elles ont été ponctuellement versées, ma mère... On dirait que cela te redonne des forces...
   – En effet, mon fils... Y a-t-il là de quoi te surprendre ?!  Il semble, à la fin de chaque étape, que le voyageur reprenne des forces pour un plus long chemin. L'espérance est tout, mon Álvaro, et la mort n'est rien... Ne l'as-tu pas encore entendu ?
   Les trois jours qui suivirent, Maria souffrit beaucoup, et demanda placidement à son médecin si elle était arrivée à sa fin. Ce n'était pas le cas. Les douleurs se calmèrent ; et quelques jours tranquilles ravivèrent les espérances de ceux qui en nourrissaient de vives et d'anxieuses dans leur esprit.
   Dès que sa tante s'alita, Leonor demanda qu'on ne l'installât pas ailleurs que dans sa chambre ; Álvaro lui confia le soin de veiller sur sa mère et partit pour Lisbonne.
   Au bout de quatre jours, il fut rappelé par une lettre de Leonor, affolée par la crainte de voir mourir sa tante, bien que la malade lui dît qu'elle ne mourrait pas sans voir son fils, en montrant une assurance et une satisfaction telles qu'elle semblait les tenir du Ciel. Dans la lettre écrite de sa propre main à son fils, elle disait : Ne te presse pas, et ne te tourmente pas : je ne mourrai pas sans t'offrir mon dernier soupir.
   Le temps que les lettres arrivent, les démarches étaient accomplies, qui l'avaient amené à Lisbonne. Sans prendre le temps de respirer, il parcourut les douze lieues qui le séparaient de sa mère moribonde. Les domestiques ainsi que Leonor disaient que, sans délirer ni perdre l'esprit, Maria ne cessait de lâcher, avec un soupçon de jubilation, entre autres exclamations :
   -- Comme il paraît triste ; mais qu'elle est belle, son auréole de juste !
   -- Le Seigneur a pris en pitié la mère innocente et lui a donné ce fils. Béni soit le Seigneur dans l'insondable mystère de ses arrêts !
   Álvaro se précipita, haletant, dans la chambre de sa mère qui avait la tête appuyée sur la poitrine d'Eufémia, et les yeux posés sur le crucifix. En voyant son fils, elle ne trahit aucun effarement sur son visage, sinon qu'un sourire se dessina brusquement sur ses lèvres tandis qu'elle articulait à grand peine ces mots :
   – Ne t'ai-je pas dit qu'il n'y avait rien de pressé, mon fils ? Je suis à présent rassurée ; et si c'est ainsi que je meurs, la mort est douce. On m'avait dit que la mort, dans cette maladie, s'accompagnait d'horribles souffrances ! Dieu fait que les médecins  ne savent pas... Tu es fatigué, Álvaro ? Va te reposer... As-tu déjeuné, mon fils ? Va t'occuper de lui, Eufémia... Notre Leonor, la pauvre, ne peut se déplacer... Ta sœur chérie... Je te la laisse comme si elle était ma fille.
   – Je peux venir avec toi, Álvaro ? dit Leonor avec beaucoup de douceur. Tu m'aides ? Emportes-tu avec toi cette dépouille qui est la mienne ?
   – Voulez-vous rester seule, ma mère ? dit Álvaro.
   – Oui, mon fils ; voici mon confesseur...
   Ils sortirent de la chambre, et trouvèrent dehors son confesseur et son médecin. Le second demanda la permission à celui de l'âme de voir la malade. Il resta quelques instants, et dit au prêtre :
   – Tout se trouve maintenant entre vos mains. Je ne viens pas en quête d'espoir ; je venais admirer la sérénité de la moribonde.
  Après qu'elle se fut confessée, on prépara la chambre pour le Viatique Sacré.
   Quand il sut que sa mère allait recevoir l'extrême onction, Álvaro entra dans la chambre, lui baisa la main en versant des torrents de larmes, et lui demanda la permission de venir à l'église pour accompagner le Seigneur. Maria signifia d'un geste son joyeux assentiment.
   Déjà retentissaient les tintements lugubres de la clochette, et les bénédicités du peuple qui accompagnait l'extrême onction. Les serviteurs de la maison s'agenouillèrent dans l'antichambre de l'agonisante. Leonor se trouvait déjà au pied du lit, dans un recoin obscur, les mains levées.
   Le gardien du temple entra avec, à côté de lui, un autre prêtre portant les ampoules des Saintes Huiles.
   On entendit un cri aigu, et le nom d'Álvaro prononcé avec effroi. Maria ouvrit les paupières et balbutia :
   – Mon fils n'est pas ici !?
   Et le lévite qui était entré en même temps que le vicaire s'approcha du chevet de son lit, et dit:
   – Me voici, ma mère.
   Maria da Glória frémit, tendit ses bras vers la silhouette qui lui avait parlé avec la voix de son fils, ouvrit la bouche pour laisser passer sa respiration convulsive, passa ses mains sur le visage d'Álvaro qui s'était approché du sien, et parvint à s'exclamer :
   – Toi !... Álvaro !... Toi !... un ministre de Jésus !
   – Vous voyez bien que je suis enveloppé dans mon suaire, ma sainte mère... dit le Père Álvaro.
   Maria da Glória joignit les mains, ferma les yeux, et murmura :
   – Grâces infinies, mon divin Seigneur ! Béni soit votre nom, Vierge, mère de Jésus ! Joana des Cinq Plaies, sainte, fille élue de mon Dieu ! demande un rayon de ta gloire pour l'âme de ta servante.
   Tous s'agenouillèrent. Maria communia et reçut l'extrême onction. La cérémonie terminée, et la chambre vide, la moribonde fit un signe à son fils, qui restait à genoux. Álvaro s'approcha, se pencha sur le lit, appliqua son oreille contre ses lèvres. Les lèvres de Maria ne prononçaient plus un mot ; si elles étaient encore chaudes, c'était la chaleur du dernier soupir. Álvaro en fut touché dans son cœur quand sa bouche s'entrouvrait pour prononcer le mot  mère !
   Une silencieuse terreur s'installe dans cette pièce. Personne ne se soulagea par des cris, parce que la douleur de tous était de celles que l'on étouffe dans sa gorge.

CONCLUSION

Oublie-toi ! dévoue-toi ! Sacrifie-toi !
Le Devoir
Jules Simon

   Et il n'est pas d'abri paisible où puissent se réfugier ces infortunés à jamais privés des plaisirs réels de la vie !
   L'esprit du lecteur se pénétrera-t-il à force des intimes jouissances de la vertu pour comprendre que la vertu est bonne ?
   Quand poindra le jour du bonheur pour Álvaro ?
   Quand est-il tombé, le jour où Maria a éprouvé quelque joie ?
   Peccamineuse question, si le lecteur doute des mystérieuses consolations avec lesquelles Dieu aide et prend en pitié ceux qui se confessent et l'invoquent dans leurs épreuves.
   Quel avant-goût de béatitude n'a pas senti Maria en embrassant ce linceul qui enveloppait son fils ! Quelle suave douleur et quels doux élans ne seront pas ceux de ce lévite dans le courant de ces années de pénitence volontaire et d'angélique abnégation ? Ne doutons pas : contentons-nous de l'orgueil que nous inspire notre misère, et ne faisons pas de notre scepticisme l'injurieux échafaud de la douleur et de la foi. Si, autour de nous, nous ne voyons que des images de nous-mêmes, et des âmes qui répondent au patron ordinaire ; si notre idée du plaisir nous est dictée par le vulgaire, modelée par ses opinions, pour être justes, nous ne devons pas dédaigner le bonheur qui reste incompréhensible pour nous, en deçà de la balise que la courte portée de notre esprit vicié nous permet d'atteindre.
   Si Álvaro a été heureux ? Demandons à Dieu si ses martyrs passent en ce monde par toutes les stations de leurs douleurs, sans que la lumière ineffable de leurs yeux les guide vers l'horizon de la béatitude, marqué par la croix ! Et le cheminement sans détours ni faux-pas vers la patrie infinie, quel nom a-t-il, si ce n'est la suprême félicité ?
   Huit jours après le décès de Maria da Glória, le père Álvaro parla à sa cousine avec une majesté dans le ton et son attitude qui dénotait la transformation de l'homme ou ses efforts pour dominer le cœur de l'homme enveloppé dans son suaire.
   – Leonor, dit-il, tu me vois tel que je suis : je me suis vêtu de la sorte pour me voir et me convaincre que tout est fini pour moi, à part la vie de l'âme et les mortifications volontaires de mon sacrifice. Ce chemin est celui des plaisirs de la vertu, je le suivrai à côté de l'ombre de ma mère jusqu'à ce que je m'identifie à la lumière de sa gloire. Si je m'égare dans un pas difficile, la sainte intercédera pour moi devant le Père compatissant de ceux qui se relèvent de leur chute, en pleurant. Tu as ici l'ami de ton enfance, ma cousine ; tes infortunes t'ont gagné pour toujours le dévouement que mérite ta patience, et qu'elle m'invite à te montrer. Dieu me pardonnerait si je te racontais la longue histoire, les longs travaux que m'a coûtés la mort de mon cœur. C'est toi qui ne m'excuserais pas de l'inutile cruauté dont je ferais preuve en t'offrant le spectacle d'angoisses que je m'employais à cacher. C'est du passé. Maintenant, pardon et paix. N'accorde même pas de larmes aux cendres de ma passion malheureuse ! Écoute, Leonor, tu as aux Olivais une maison en ruines. Je te demande de me la céder pour tous les jours qui me restent à vivre.
   – Cette maison est à toi, Álvaro ; tout ce que le monde considérait comme à moi, t'appartient...
   – Je ne sais si les ruines des Olivais étaient à moi ; je sais que j'éprouve du plaisir à te les demander.
   – Et pourrons-nous y vivre, Álvaro ? fit Leonor.
   – J'y vivrai, moi.
   – Toi et pas moi, mon cousin ?!
   – Non, Leonor, répondit le prêtre avec un air de fermeté qui n'encourageait pas à le contredire. Tu restes ici avec les domestiques de ma mère, maîtresse de ces riens qui ne comptent guère dans ta triste existence ; mais ta place est à l'endroit où s'exhale encore le parfum de la femme vertueuse, qui nous a guidés vers Dieu au prix de nos larmes.
   – Et tu veux que je reste ici, Álvaro ? Ne pourrai-je te demander de me laisser choisir une autre résidence ? Respecteras-tu ou prendras-tu en pitié le cœur qui te le demande, ce cœur qui n'est pas encore mort ?
   – Choisis-la, Leonor ; voudras-tu retourner à Lisbonne ? Préfères-tu vivre dans la maison que nous y avons ?
   – Non, mon cousin. Donne-moi une cellule dans un couvent, et une domestique pour me servir.
   – Et c'est en pleurant que tu me demandes un couvent, Leonor ?
   – Qui pourrait s'empêcher de pleurer à cette heure, Álvaro !...
   – Moi, comme tu vois.
   – Oui, toi, mon cousin... Elles ne pourraient venir que du cœur, tes larmes !...
   – Il n'en vient pas, il ne doit pas en venir !... Álvaro se concentra, leva les yeux au Ciel, et continua :
   – Tu iras dans un couvent en m'accordant, sans condition, la permission de gouverner ta maison. Les domestiques de ma mère te suivront, sauf Enfémia, qui a balancé mon berceau, et fermera mon cercueil. Nous partirons demain pour Lisbonne. Si, au cours de la nuit, la réflexion te fait revenir sur ta décision, tu me le diras, Leonor.  
   Le lendemain, Leonor  partit pour Lisbonne avec ses domestiques. Le Père Álvaro la précéda de quelques heures, se rendit au couvent de Santa Joana, et de là, s'en alla faire les démarches pour obtenir les licences ecclésia stiques nécessaires à la réclusion de sa cousine.
   Le jour même, Leonor de Brito entra au monastère des Franciscaines, et y déposa un somptueux mobilier.
   Le prêtre l'embrassa au portail du couvent et lui dit :
   – La patience fait les anges, tu prieras Dieu pour moi, quand tu te sentiras éclairée par la grâce qui renforce et sanctifie.
   Leonor sanglotait en poussant des gémissements qui lui déformaient la voix. Álvaro posa sa main légèrement sur son visage et murmura :
   – Que ce ne soient pas les dernières que tu verseras pour notre mère... La nôtre, en effet, ma sœur !... Nous serons ensemble dans chaque prière qu'elle adressera à Dieu.
   Álvaro prit congé de l'abbesse et des autres religieuses qui assistaient à l'entrée de Leonor et sortit.
   Le même jour, le prêtre regagna les ruines des Olivais où Eufémia l'attendait. Le temps de rendre habitable une partie de l'édifice dégradé, il vécut dans la maisonnette où il avait trouvé Leonor perdant tout son sang. Après avoir reconstruit une portion du petit palais, il y emménagea et l'installa avec quelques-uns des meubles qu'il connaissait depuis son enfance pour les avoir vus chez Sebastião de Brito. Outre ces objets, il avait juste amené de chez lui le lit où sa mère était morte et le portrait de João de Matos.
   Les biens de fortune du Père Álvaro étaient encore importants. Il en réserva la plus grande partie au traitement de Leonor et au versement de pensions à quelques religieuses du couvent dans le besoin. Il garda pour lui une petite partie des revenus d'un capital dont il avait fait don à Eufémia. Il disait souvent à la vieille domestique qu'il vivait de sa charité.
   Cette existence dura de 1839 à 1859. Vingt ans !
   Durant ce long espace de temps, quand il se trouvait quelqu'un pour poser des questions sur cet étrange Álvaro Teixeira, les meilleurs informateurs disaient en prenant un air hypocritement désolé que le pauvre garçon était devenu fou. Rappelez-vous ce que le prêtre m'a dit à ce sujet. Comme personne ne parvenait à découvrir la raison d'une telle vertu, les plus sensés parlaient de misanthropie, et les poètes le jugeaient digne d'être chanté ; mais personne n'a chanté ce héros obscur. La piété était un misérable thème pour l'ambitieuse inspiration des romantiques de cette époque. On oublia donc Álvaro Teixeira enseveli sous son habit.
   Il faut croire qu'il lut beaucoup, parce que sa culture était admirable, et qu'il souffrit beaucoup parce qu'à quarante-cinq ans il était complètement décrépit.
   Il visitait Leonor à la belle saison, et la séculière venait à la grille du parloir, poussée dans son fauteuil roulant, et pleurait à chaque nouveau signe de vieillesse qu'elle distinguait sur le visage d'Álvaro.
   Elle le supplia parfois de la laisser séjourner quelque temps avec lui dans ses ruines. Álvaro répondait que son pacte avec elle, c'était de se retrouver en présence de Dieu.
   Le prêtre avait un ami à Lisbonne, c'était son maître d'anglais, l'homme qui a assisté avec moi au spectacle sublime de la mort du juste. Profitant des libéralités du prêtre, le professeur avait quitté son poste, et il était parvenu à obtenir par ses vertus une position éminente parmi les hommes utiles de ce pays.
   Je ne sais que vous dire plus sur la vie de ce prêtre des Olivais. Souvenez-vous des premiers chapitres, et il vous sera doux de vous remémorer les saintes pensées de cette bouche humectée par les larmes qui sillonnaient son vénérable visage.
   Vous savez déjà pourquoi il restait absorbé dans la contemplation de la fenêtre en face des ruines. C'est à cette fenêtre qu'au cours d'un bal nocturne, il avait entendu, vingt-neuf ans avant, les paroles dont Leonor avait fleuri le bord de l'abîme où elle était tombée, entre les bras de la piété et de l'honneur. Vous vous rappelez son départ soudain pour Lisbonne quand on lui annonça l'agonie de Leonor.
   Je suis allé au couvent de Santa Joana et j'ai demandé l'histoire des derniers instants de l'infirme. Les religieuses m'ont dit, pleurant à chaudes larmes, que la mort de Leonor était survenue à la fin d'un entretien avec l'esprit de Maria da Glória.
   Comme je ne me contentais pas de cette vague explication et insistais pour obtenir d'autres détails, ces dames eurent la bonté de me raconter que, ces derniers mois, le visage de Leonor brillait d'un éclat qui n'était pas naturel ; et, en sortant de ces extases, elle disait à ses amies qu'elle voyait dans le ciel l'image de sa tante. C'est dans un de ces transports que Leonor rendit l'âme sur ces mots : Ouvre ton sein ! emporte tes deux enfants, sainte, et ne me rejette pas ; mes larmes m'ont purifiée.
   J'ai voulu, non que je doutasse, mais pour en avoir le cœur net, concilier deux faits contradictoires :
   – Si Leonor est morte subitement, comment le Père Álvaro a-t-il été prévenu qu'elle était sur le point de mourir ?
    – On ne l'a pas vraiment prévenu, répondit la prieure. La veille de son décès, Leonor avait dit que, si son cousin ne venait pas la voir avant quatre heures du matin, le lendemain, il ne la verrait qu'en présence de Dieu. Or nous avions une telle confiance dans les prévisions de cette dame vertueuse, que nous nous sommes empressées de l'appeler.
   Je la coupai :
    – Il s'est produit pourtant un miracle !
   – Ce fut un miracle, loué soit Dieu qui a choisi sa servante pour nous édifier, répondit la supérieure. Le Père Álvaro est arrivé quelques minutes après l'heure qu'elle avait indiquée.
   – Serais-je importun en vous posant encore une question ?
   – Posez-la.
   – Leonor avait-elle des réminiscences douloureuses, ou bien empreintes de la nostalgie d'un passé remontant à trente années ?
   – Nous ne le savons pas, se hâta de répondre la prieure. Ce que nous pouvons dire, c'est que, dès son entrée dans cette maison, Leonor a voulu que ses domestiques l'appelassent Madeleine.
   J'ai réfléchi à ce mot, et j'ai mis un terme à ma curiosité.
   Loin du portail du couvent, j'ai songé à ce qu'avaient représenté vingt ans d'horrible immobilité, de paralysie pour un cœur vivant, et le feu de son tempérament et les aspirations inextinguibles qu'il lui inspirait. Je n'arrivais pas à percer le mystère d'une telle conversion.
   Plongé dans ces réflexions ingrates et sans issue, J'entendis le son d'un orgue dont les notes me parvenaient du temple de ce monastère. Je revins sur mes pas, entrai dans l'église, m'agenouillai et priai, et je compris tout en posant les yeux sur le retable d'un des autels. C'était le tableau significatif de la contrition de Saint Pierre ; et, sur le bord inférieur, j'ai lu ces mots : Flevit amare : Il a pleuré amèrement.
   Les malheureux pleurent : après la première larme de la pénitence, vient la première de la sanctification.
 

FIN
wheelchair
...l'autre miracle, ce fut que son visage rajeunit...


Retour au Sommaire général

Ces oeuvres sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.  - JH Robert Ouvroir Hermétique