Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

Retour au Sommaire général
C. Castelo Branco

Monsieur le Ministre


Court roman



En version pdf (400k) ici


Dom Carlos en paysan
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

  Dans le catalogue des Oeuvres en préparation du distingué romancier Monsieur Teixeira Queiroz, on présente comme un exemplaire de la Comédie Bourgeoise un volume intitulé : Monsieur le Ministre. Il est clair que j'ai plagié ce titre. Je peux toutefois assurer hardiment que Monsieur Teixeira de Queiroz n'a jamais eu l'intention de mettre en scène, et ne mettra jamais en scène un ministre de la même espèce que le mien. Le ministre de mon ami exerce probablement ses fonctions dans les Conseils de la Couronne. Le mien n'y a pas mis les pieds ; mais il monterait, par d'autres voies, plus haut – s'il voulait. Si vous ne comprenez pas, attendez que je vous décoche ma flèche de lumière. Quand sera diffusé le roman attendu de l'auteur d'une oeuvre de premier ordre intitulée António Fogueira, et que le public le confrontera avec celui-ci de ma main, on dira que j'ai gâté un titre qui annonçait des châtiments justifiés et utiles – de bonnes tripotées dans tous les ministères. Et si vous vous sentez, Monsieur Teixeira de Queiroz, froissé par l'audace de mon grossier plagiat, vous serez vengé par la terrible critique que me réserve le bon sens du public.


CHAPITRE I

  – Quels sortilèges que les tiens, Amália ! Tu traînes sur tes pas tous les serpents épris de l'enfer biblique. Tu as mangé impu¬nément tous les fruits qu'ils t'ont offerts. Il n'y a pas de science que tu ne domines, ni de descendants d'Adam que tu ne séduises. Ils mangent toutes les pommes que tu lances sur leurs genoux. Tu en as trouvé qui mangeraient des glands, n'est-ce pas ? Tu fais des porcs comme Circé, une tes aïeules les faisait ; et tu fais des sots, comme ton autre aïeule, Ève, faisait des rebelles à Dieu.
   L'homme était un peu badin et un rien gris, quand il sollicitait de la sorte les veines du style.
   Et la fille basanée, penchée sur le rebord du belvédère, lui jetait des pétales de roses hivernales et disait, en affichant un grand dépit, avec un sourire où la tendresse se mêlait à la friponnerie :
   – Espèce de polisson ! Tu me sers des boniments... Tu crois que tu peux me la faire ? Je n'avale plus de bourdes, mon garçon. Je te dis blanc, tu me réponds noir. Ce que tu veux, c'est gagner du temps. Je te vois venir. Rien que des tours de passe-passe, pas vrai ? Ils piaulent tous la même chanson. C'est ce que me dit ma sœur Rosa : du style et encore du style. C'est elle qui s'y entend pour répondre à ces harangues. Moi, en tout cas, je n'ai pas appris à me faire courtiser dans les livres. Quand on m'envoie des vers, je change de cap, et je me doute tout de suite qu'on veut me posséder...
   L'étudiant, avec l'air de se justifier en persiflant, répliqua :
   – Ce que je t'ai dit, Amália, ce n'étaient pas des vers.
   – Ça, je le sais, rétorqua-t-elle piquée que l'on pût croire qu'elle n'avait pas d'oreille en matière de versification. C'est encore à ma portée. Trigoso, un étudiant de troisième année qui m'a fait la cour, me disait : Je ne fais pas des vers ; mais, quand je suis avec toi, je me sens toujours poète. Ce qu'il disait, l'un dans l'autre, c'est ce que tu me réponds quand je te demande si nous ne perdons pas notre temps. Tu me réponds en me parlant des serpents de l'Enfer biblique. Des blagues ! À d'autres. Tu veux que je te dise, Tibúrcio ? Je n'y vais pas par quatre chemins. Tu perds ton temps et ta salive. Ne joue pas la comédie avec moi. Ces attrape-nigauds des romans, Caldeira me disait qu'on les ressortait encore pour faire plaisir aux sottes.
   – Qui était ce Caldeira ? demandé-je, piqué par la curiosité.
   – Le soupirant de ma sœur Cristina.
   – Voilà une belle collection d'autorités : Trigoso, Caldeira, Borges... Tu m'as déjà parlé d'un Rocha, d'un Veloso... Rien que des soupirants de la famille, hein ?
   – Parfaitement. Rien que des soupirants de la famille, mais sans aucune tache...
   – …du péché originel ? C'est joli et c'est nouveau pour une si grande famille. Combien y avait-il de filles à qui l'on faisait la cour ?
   – Nous sommes huit sœurs.
   – Avec chacune un soupirant, avançait-il en secouant la cendre de sa cigarette avec son auriculaire.
   – Tu ne me crois pas, des fois  ?
   – Je ne crois rien, et je m'en moque, parole d'honneur. Je te demandais si ce n'était que des gens juste bons à te balancer des sentences pour te permettre de conduire ta vie suivant de bons principes. Tu me cites si souvent les maximes de Trigoso, de Rocha et de Caldeira... Ces quidams n'étaient-ils pas de ânes, Amália ? Dis-moi la vérité : n'étaient ce pas des ânes et de bonne race ?
   – Ce sont presque tous des docteurs avec une calotte, répondit-elle en affichant un écrasant dédain.
   – Là, j'ai mis dans le mille, tu vois ?
   Et il pouffait en applaudissant, le farceur aviné.
   – Mais quel rire idiot ! fit-elle avec une rage dissimulée sous un geste méprisant. Voilà que monsieur Tibúrcio de Gandarela découvre que les docteurs à calotte sont des ânes ! Que ferait-il s'il n'était pas qu'un séminariste de Braga ! Voyez-moi ça ! Tu es vraiment en verve, mon garçon ! Un vrai cadeau !
   – Tu ne vas pas me faire la tête, Amália, rétorqua l'étudiant de Gandarela, en allumant avec un déhanchement badin, sa cigarette à une allumette de phosphore, la main recourbée faisant office de paravent. Oh ! ma petite, tu as toujours des réserves de moutarde anglaise dans ce gentil nez grec ! Je ne savais pas que tu prenais autant fait et cause pour les calottes de l'Université, et que ton cœur était si sensible à des plaisanteries dirigées contre le corps professoral !
   – Je vous répondrais, répliqua-t-elle furieuse, s'il n'y avait là votre oncle, le curé, qui arrive. Fichez-moi le camp ! Et plus vite que ça ! Ne me compromettez pas.


***

   Au fond de la rua dos Pelames tremblotait le pâle scintillement des trois moignons de bougie d'un lampion noirci, et aspergé de suif. Sur la pénombre de ce lugubre lumignon, se détachait la silhouette courbée du Père João Evangelista, appuyé à une canne, et abrité de la bruine du soir par un parapluie de soie rouge avec une poignée en ivoire aux sculptures jaunies et usés. Le Père Joäo,  examinateur du synode et ancien missionnaire venait de prendre le thé avec des croquignoles détrempées chez les dames Alvares. Il rotait le cédrat dont il avait absorbé d'extraordinaires quantités, à la demande de la vieille fidalga. C'est pour cela qu'il craignait que son estomac d'acier ne supportât pas le choc ; et, la main posée sur sa panse tympanique, il se demandait s'il devait ce soir-là renoncer à son bouillon de poule et de bœuf, pour ne pas surcharger ses tripes. Il tenait qu'un homme, du gosier aux profondeurs où la physiologie le fait et le défait, ce n'était que de la tripe singulière et unique à tous les égards. Il était tout près de chez lui quand il entendit prononcer son nom. C'était la femme du cordonnier Leonardo qui voulait lui dire deux mots à part, s'il le lui permettait :
   – Dites-moi ce qui se passe, Maria. Mais vite, il fait froid.
   – Passe devant, Joaquim, dit-elle au domestique qui portait le lampion. Et elle lui confia que sa nièce était restée de sept à neuf heures à caqueter avec un étudiant. Elle ne voulait se mêler des affaires d'âme qui vive, mais elle serait gênée de ne pas avertir son oncle, une si bonne personne, si elle faisait un faux pas, ce qui ne saurait tarder, vu que l'étudiant avait déjà provoqué la perte de la Garabulha, de la rua dos Sapateiros, une fille pure comme les étoiles, quoi que l'on ait insinué à propos de l'archidiacre, que Dieu veille sur lui, un pauvre vieux, ajoutait-elle presque en pleurant, qui était mort tout enflé, d'ailleurs c'était elle, la Garabulha qui lui frictionnait les tibias avec du genièvre et lui faisait ses lavements, si elle pouvait s'exprimer ainsi devant le Père João qui l'écoutait, à vrai dire, avec dégoût.
   Le prêtre la coupa :
   – C'est bien, c'est bien, Maria, je prendrai des mesures. Merci de votre aide, voisine. Et au revoir, il gèle.

***

   On n'a pas encore précisé que ce roman se déroule à Braga ; mais le lecteur l'a déjà senti à la fragrance de cette scène qui exhale le parfum de toutes les histoires qui s'y passent. Un prêtre qui sort avec un lampion de chez les dames Alavares, cela fleure son Braga, pour les extérieurs comme pour les intérieurs si l'on tient compte des rots de cédrat. Si l'on y ajoute qu'il y avait des voix qui se répondaient entre les portes et les jalousies, entonnant plaintivement leur rosaire, ce serait un pléonasme, et cela reviendrait à galvauder son talent.
   Or cette jeune fille qui a soutenu une conversation âpre, et en tout cas inusitée entre deux sexes qui s'aiment, était la fille d'un appariteur de l'Université. Cet appariteur, natif de Braga, était issu de parents fidalgos. Il était le second enfant, mais, pour la stupidité, il n'avait rien à envier à l'aîné. On aurait dit deux morgados. Il était parvenu à sa deuxième année de droit ; mais ça lui en avait pris sept pour y parvenir. Au cours des vacances de cette année-là, il s'amouracha de la sœur du Père João Evangelista Lopes, une jeune fille comme il faut, qui faisait les bouillons substantiels dont se nourrissait la trame des fibres musculaires du prêtre, et ne faisait pas grand'chose d'autre, à part répondre décemment aux chastes feux de l'étudiant Rozendo de Queiroz, qu'elle épousa. La famille de celui-ci le jeta à la rue avec une légitime de deux cent mille réis, et la malédiction posthume des Teive Queiroz Coïmbra, ses aïeux par la branche de Ordonho II. Ce fut un jour d'horreur et de deuil. Les fenêtres manuélines se fermèrent et l'on couvrit d'écharpes tailladées les armes au portail des domaines. Un oncle, ex-commandant de place qui habitait le manoir décrépit de la Torre de Candoso, fit sonner le glas à la cloche de la chapelle et effaça de l'arbre généalogique de la famille le nom de Rozendo. Pour prouver, en cas de nécessité, que le mari d'Apolinária Lopes n'était jamais né, ils tentèrent d'arracher cette page du registre des baptêmes, en subornant le vicaire. Certains caressèrent l'espoir que le goujat réfractaire à l'opprobre mourrait de faim. Un vieux colonel de la milice de Barcelos, que la paralysie clouait à son lit, jura que s'il n'avait été infirme, il irait lui passer son épée à travers le corps et il pouvait dire en la désignant comme Virginius à propos de sa fille presque souillée par Appius Claudius : Elle est pure ! Toute cette famille wisigothique offrait un spectacle dégradant avec tous ces cris, toute cette férocité, et toutes ces larmes.
   Entre-temps, Rozendo de Queiroz, heureux dans sa pauvreté, et baigné de cette nourrissante lueur que dispense le clair de lune des fiancés, remplissait à Coïmbra les fonctions d'appariteur qui permirent à Fernão Lopes de Castanheda, le bon historien de l'Inde, de tromper sa faim.
   La fortune de ceux qui aiment le dédommagea en lui inspirant assez de résignation pour accepter, lui un fidalgo presque parvenu à la fin de ses études, ce modeste emploi, et lui donna huit filles en neuf ans. Il y avait en lui comme en son épouse un talent particulier pour se propager en produisant de gentilles jeunes filles, dont les unes devinrent blanches et blondes, les autres basanées avec des tresses noires, toutes d'indiscutables beautés répondant aux aspirations physiques et métaphysiques de chacun de leur admirateurs.
    Lorsque sa sœur se maria, le Père João Evangelista, qui vivait de ses messes à six vinténs et des défunts, lui dit adieu et suivit, au cours de ces neuf ans, le chemin de la fortune, sans quitter le sentier de la religion. Son maître Larraga le guidait, avec sa connaissance de la vie et de l'âme. Il devint confesseur et se fit connaître. C'est ce que disaient sous les Arcos do Campo de Sant'Ana, dans l'estaminet des Carvoeiras, les mauvaises langues de la région. Il ne prenait pas de vacances dans l'exercice de cet indispensable sacrement, ajoutaient les médisants. Il ouvrait les portes du Ciel et les sombres trappes de l'Enfer, à toute heure, tantôt avec les clés que lui avait remises, par l'intermédiaire du Prince des Apôtres, la sublime victime de la cruauté judaïque ; tantôt, en corrompant la théologie des casuistes, il ouvrait les mêmes portes du Ciel avec un pied-de-biche, proposant la béatitude à des gens impossibles. Comme l'idolâtrie avait hissé l'âne de Silène au sommet de l'Olympe, il ne fallait guère s'étonner de la longanimité avec laquelle le Père João produisait des prédestinés. Il disait, les yeux levés vers les espaces célestes, et toute la rua das Congostas en tombait d'accord, que les trois sœurs Moita, ses pénitentes déjà mortes, se trouvaient intactes dans leur tombeau et intactes au ciel. C'était un de ses exploits aux dépens du diable : elles qui avaient été des usurières, des intrigantes et les concubines affreuses et sacrilèges de moines de Populo et de Tibiães, elles étaient rentrées en elles-mêmes, elles étaient d'elles-mêmes tombées sur l'édifiante poitrine de leur père spirituel, et avaient fini par être nimbées de l'auréole des Marie l'Égyptienne, en laissant à leur confesseur trente mille cruzados en pièces et en doublons.
   La maison du Père João Evangelista est un œuf, disaient d'autres confesseurs, ses rivaux, qui lui reprochaient sa cupidité. Le père Miguel soutenait qu'il faisait des âneries sur le chapitre de la pénitence, parce qu'il n'y entendait rien en Morale, et que dans toutes les disciplines ecclésiastiques il n'avait rien à envier au plus rétif des mammifères. Il mentait. Le Père Veiga, un autre examinateur du synode, le traitait d'aigrefin simoniaque, parce qu'il volait des biens de ce monde en exploitant frauduleusement des âmes qui ne manqueraient pas, avec la recommandation d'un aussi indigne ministre, de tomber en Enfer. Quant à lui, il demeurait impavide comme tous les martyrs de l'iniquité, il confessait, il absolvait et il héritait si bien que sa maison n'était plus un vulgaire œuf de poule comme celui de Colomb ; c'était un œuf d'autruche, dont la coquille, si l'on en croit ce que dit Lucien le Grec, quand on la coupe au milieu, donne deux chapeaux d'homme.
   Il était donc riche, rougeaud, solide, avec son ventre imposant mais compact, un estomac un peu lent peut-être pour broyer escabèches et tourtes de Braga ; et il avait attendu ses soixante-deux ans pour ressentir les premiers symptômes de la goutte à son gros orteil droit.
   Le Père João n'avait pas d'enfants. Il était, disait-il, sur ce chapitre, si l'on ne tient pas compte du sexe, une vestale. Il lâchait sciemment cette bourde ; et il avouait qu'il disait des sottises pour ne pas multiplier les ennemis envieux. Le père Mathias éternuait des éclats de rire sarcastiques et crachait : « Pour ce qui est d'être une vestale, mon œil ! Qu'il vienne me le dire, cet hypocrite, à moi qui ai été son condisciple. Parlez-lui de la Tamanca et de la Margarida de Carvalhosa et de la Ricort. » La première et la seconde avaient été des fleurs de latrines ; l'une avait glissé de la misère au bourbier ; et l'autre, plus ingénue que les romaines illustres qui se mettaient un masque pour s'enrôler dans les bordels, est descendue de son petit palais avec son beau visage à peine caché sous ses boucles, et s'est prostituée comme les femmes d'Ézechiel dans les ruelles de Porto. On reproduit beaucoup de scènes de l'Ancien Testament sans l'avoir lu. Quant à la Ricort, c'est une histoire longue et triste qui viendra en son temps.
   Le Père Mathias affirmait qu'il avait participé à ces bamboches et à d'autres avec son camarade. C'était indispensable pour leur futur ministère. Ils seraient d'imparfaits confesseurs et des espions myopes des âmes, s'ils ne savaient découvrir tous les replis du vice et fouiller de leur ongle exercé les recoins où s'embusque le péché dans la poitrine des pénitentes. Mais personne ne pouvait assurer que le Père João Evangelista Lopes savourait les doux venins de la paternité.
   De temps en temps, deux ou trois filles de sa sœur Apolinária venaient à Coïmbra et apportaient à leur mère force tissus et force jambons dont le confesseur ne savait que faire. L'appariteur Rozendo s'était fait à sa fonction qu'il n'éprouvait aucune peine à remplir, et il était bien vu du recteur, un proche parent. En dehors de ses appointements d'appariteur, il touchait une bonne rémunération comme avoué. Il avait appris la législation avec un archiviste, à qui il apprit de son côté ce qu'il avait retenu de trois années de droit. Cela s'avérait presque inutile.
   Les huit filles de l'appariteur étaient des nymphes du Mondego qui avaient plus le droit qu'on leur consacrât des vers hendécassylabes que ces autres qui d'Inés

          ...ont longtemps évoqué
    la mort obscure en versant bien des larmes.


  Entre 1840 et 1843, il n'y eut à Coïmbra de Lamartine au petit pied qui ne les chantât dans le style morbide qui était alors de rigueur. Romans en vers et madrigaux. Il était question de châtelaines médiévales, les rimes étaient si imprégnées de pétrarquisme qu'elles n'avaient plus assez d'odorat pour sentir l'azote insidieux qui filtre dans les gouttes de myrrhe. Si ces amours qui ont déposé leur duvet sur les lèvres du Dr Pedro Penedo et sur les miennes, inspiraient des chansons trente ans plus tard, elles feraient grincer les guitares dans des fados d'une mélancolie qui ignore la grammaire sur les bancs graisseux de la mère Maria Camela, que Dieu veille sur son âme. Les poètes actuels de la chair, des Grecs dans leur langage et des Grecs dans leurs conceptions plastiques, qui injurient les larmes et les tendresses génuflectrices, diraient que les huit filles de l'appariteur étaient un bouquet de fleurs palustres, anémiques, chlorotiques. Eh bien, les ménestrels de ces jours pleins de lumière sonore, et de ces nuits accompagnées du gazouillis des rossignols dans la saulaie, avec leur assortiment d'idiots et d'ingénus, ont greffé ces huit petites à du Shakespeare. Un barde triste comme un hibou embaumé quand il versifiait, et le plus débauché Pétrone dans les orgies de l'estaminet du Paço do Conde, a rempli de rimes, pour l'aînée des huit, trois rames de mauvais papier qu'il a intitulées au moment de les imprimer : Le Livre de Juliette. Quant au Roméo, il collaborait, l'une de ces deux dernières années, à la rédaction du Code Civil, et faisait des articles pour la Gazette des Tribunaux sur la loi que nous ont transmis nos aïeux, avec un enthousiasme comparable. Juliette et le Code, deux grandes passions qui occupaient toute son âme. Il y avait une Porcia, qui a fini par se marier avec le présumé Brutus, lequel attend à la Cour des Comptes une bonne occasion de mourir pour sa patrie, comme celui de l'Histoire. L'une d'elles était Ophélie, justement cette Amália que la femme du cordonnier vient des dénoncer au Père João Evangelista.


CHAPITRE II

  Ce Tibúrcio Pimenta, le septième adorateur d'Ophélie, n'était pas un personnage ordinaire. Le fait d'être né à Gandarela, à flanc de coteau, dans une maison rien qu'en pierres de taille, brunie par deux siècles ; d'être le fils d'un cultivateur qui creusait ses sillons et débroussaillait les maquis ; d'avoir tété les seins d'une mère corpulente qui mettait ses épaules sous les brancards de ses charrettes pour inviter ses bœufs à avancer en poussant deux cris stridents ; ces conditions ne furent pas suffisantes pour lui donner l'allure triviale des étudiants tout droit sortis des brousses du Minho.
   Le garçon allait sur ses seize ans quand son père dit à sa mère, en la prenant un jour à part, que Tibúrcio était un polisson, et, à l'appui de cette épouvantable révélation, il mentionna les paroles scandaleuses de certaines chansons qu'il avait chantées lors d'un concours avec Joana Gaitas le jour où l'on effeuillait le maïs du Manuel d'Além. Et il cita d'une façon inexacte des vers où Tibúrcio en réponse à un passage où elle le traitait, pour le ridiculiser, d'asperge hirsute, lui avait débité ce compliment :

       Je ne suis qu'un gringalet.
       Est-ce donc ma faute à moi
       Si je ne puis comme toi
       Me trouver parfois renflé ?


   Un trait parfaitement décoché, qui ne blessait pas Joana qu'au ventre, mais visait sa mauvaise habitude de se trouver presque toujours grosse de thèmes pour les chansons et d'enfants à mettre au tour. Le garçon fut applaudi et embrassé par la canaille ; mais tandis que l'on se moquait, la poétesse, haletant de colère, riva ses yeux étincelants sur le visage de la nièce du prieur qui à force de la pousser mettait quelque désordre dans la tenue de sa voisine, tant elle riait, et les éclats de rire finissaient à peine de se calmer, quand elle lâcha cette réplique d'un ton vibrant, en hoquetant de rage :

       Mais si tu ne peux, mon cœur,
       Te trouver parfois renflé,
       Tu n'as plus qu'à en parler
       À la nièce du prieur.


   Ce n'était pas de la calomnie. Ce fut la seule fois à notre connaissance que deux poètes échangeaient des injures en public sans s'écarter de la vérité. Il est certain que Tibúrcio déposait les fleurs de sa seizième année sur le décolleté du gilet rouge de Francisca, tandis que son oncle, le prieur, lui apprenait, à lui, à conjuguer les verbes latins. De la science pour de la science. L'un enseignait la Nouvelle Méthode, l'autre l'ancienne.
   On ne sait pas comment Joana Gaitas avait percé le secret de ces deux espèces de conjugaisons. Ou bien elle a vu, ou bien les rossignols lui ont indiqué les bocages où l'étudiant, tout en récitant sa syntaxe à l'ombre des jeunes chênes, s'arrangeait pour rencontrer la nièce du prieur quand, à la tombée de la nuit, elle descendait de la montagne avec son troupeau de brebis, sa quenouille vide et sa filasse contre son ventre. Ce devaient être les rossignols, car Lord Byron dit qu'ils ont enseigné l'amour à Haydée et Don Juan. Il se peut que ces rencontres, la lune silencieuse et chaste les ait vues, ainsi que la Gaitas, qui connaissait tous les creux de la brousse où le Cupidon des villages tend d'ordinaire traîtreusement ses lacs sous les flasques coussinets du feuillage.
   Quoi qu'il en soit, le couplet de Joana sema l'épouvante sur tous les visages prêts à s'esclaffer. Le violon et la guitare se turent. La petite clarinette siffla encore une plainte car il fallait en flûter une à la fin de la chanson. La nièce du prieur, qui devait s'évanouir pour être convaincante, s'exclama : « C'est vraiment une salope ! » Les vieilles femmes comme les jeunes se regardaient, et brûlaient de savoir si c'était une chanson ou de la prose sur les moeurs. L'étudiant sa cacha derrière les tas de maïs avec une confusion qui plaidait vraiment en sa faveur ; et, quand le domestique de Tibúrcio fondit sur la Gaitas pour lui assener un coup sur le crâne, il trouva devant elle João da Granja, un fier-à-bras, soldat du 10e d'infanterie, qui était en permission à Gandarela, et qui se sentait pour la chanteuse un penchant aussi aigu que la pointe de son gros bâton.
   Celui qui présidait à cet effeuillage de maïs était un officier civil ; et comme il intimait à  Granja, en cette qualité, l'ordre de se rendre à lui, au nom du Roi – « que je représente ici, disait le fonctionnaire en se frappant sur la poitrine  » – le soldat gueula : « Je ne connais ni Roi, ni Diable », et se mit à faire des moulinets avec son bâton ferré, mettant à mal la caisse d'une guitare et un coude de l'autorité. Beaucoup de tapage, un grand vacarme, des binettes, des serpes, des râteaux, des gourdins, et les femmes de crier en invoquant le Pouvoir Modérateur et les âmes bien¬heureuses.
   Tibúrcio, le trouvère, comme d'autres poètes couronnés des lauriers de l'immortalité, avait fui au moment où le combat faisait rage, suivant l'exemple d'Horace à la bataille de Philippes. On ne sait si la nièce du prieur s'abstint de le suivre à la trace. Malgré son paladin du 10e d'infanterie, la chanteuse exhibait le lendemain à qui les voulait voir deux ecchymoses violettes laissées par un sabot dans la région du sacrum. C'est une bonne illustration de la façon dont la fatalité s'acharne sur le talent, s'il ose s'en prendre aux hypocrites : la lapidation et les flammes pour Hypatie, le gibet pour Leonor da Fonseca de Pimentel, la guillotine pour Madame Rolland, le sabot pour Joana Gaitas.
   Le lendemain, au point du jour, le vicaire apprit, alors qu'il allait dire la messe, la bagarre et ce qui l'avait provoquée ; on lui répéta, dans une version plus longue et plus scabreuse, les vers de la chanteuse, et les commentaires interminables qu'ils avaient suscités, comme si Joana Gaitas avait dit quelque chose d'obscur, dont le sens fût aussi problématique que celui d'un tercet de Dante. Le prêtre renonça à la messe. Comme il s'était senti saisi de bouffées de colère, il lui serait nécessaire de retrouver son calme. Il se rendit chez le père de Tibúrcio, la burette de vin destinée à la consécration à la main, ainsi que les deux bougies qu'il avait l'habitude d'enlever des chandeliers à la fin de la messe, et de rapporter au presbytère afin de ne pas se faire sournoisement subtiliser la cire que les autres prêtres gaspillaient pour de bons ou de méchants défunts.
   – Je viens juste d'apprendre, dit le prieur essoufflé à João Pimenta qui attelait ses bœufs avec leurs courroies, qu'à l'effeuillage du Manuel d'Além, la Gaitas a dit que votre fils Tíburcio... Vous devez être au courant, vous aussi...
   – J'en ai effectivement entendu parler, monsieur le Prieur, confirma Pimenta, réticent, en s'appuyant à l'une des cornes.
   – Et alors ? ! Qu'avez-vous à me dire ? Qu'en pensez-vous ?
   – Que ce sont des balivernes.
   – Seulement ?! Moi, je réfléchis un peu plus, monsieur João. Ce qu'a dit la Gaitas, c'est très sérieux, je suis loin de le prendre à la légère, monsieur João Pimenta.
   – S'il s'agit d'une affaire sérieuse,  je ne vois alors pas en quoi. Ce qu'on m'a raconté à moi, il y a une demi-heure à peu-près, quand je me suis levé pour donner son picotin à mon ânesse, c'est que mon cornichon de fils lui avait balancé un couplet sur des trucs et des machins et que là-dessus, cette truie lui avait répondu comme d'habitude quand on la gratte où ça fait mal. Si vous prenez la mouche pour ce que dit la Gaitas, monsieur le Prieur, que le diable emporte l'instruction avec tout l'esprit de ceux qui ne comprennent rien à rien. Moi, tel que vous me voyez, si la Gaitas me dit que j'ai volé ces bœufs, ça fera sur moi autant d'effet qu'une chienne qui aboie après moi.
   Le prêtre l'interrompit :
   – C'est une affaire très sérieuse, dit-il en s'asseyant sur la charrette et en posant sa burette et les bouts de cierge, parce que l'on a bavé sur l'honneur de ma nièce.
   – Comme sur celui de mon garçon, et ça ne me fait ni chaud ni froid.
   – Ce n'est pas la même chose, monsieur João. Votre fils est un homme,  et ça ne lui fait aucun tort.
   – Elle est bien bonne ! Comme ça mon garçon peut se conduire très mal sans que ça lui fasse du tort. Voilà une chose qu'un prêtre ne dit pas à la messe, sauf votre respect, monsieur le Prieur.
   La mère de Tibúrcio était sortie de sa cuisine, sa quenouille garnie à la ceinture, elle salivait d'âpres filaments de filasse en faisant tourner son fuseau ; elle s'approcha d'un pas nonchalant de la charrette.
   – Supposez, continua le cultivateur en gesticulant, que votre nièce, et mon fils avec, aient volé cette chaîne en or que ma femme porte à son cou. Ce sont tous les deux des voleurs, et ça vaut autant pour lui que pour elle. C'est vrai ou pas ? Moi, c'est comme ça que je comprends les choses, pour parler physique.
   Le prieur le corrigea :
   – Ce n'est pas la même chose, mon gars. Les voleurs qui s'attaquent à l'honneur d'une jeune fille innocente doivent être châtiés, et l'honneur perdu ne peut se racheter avec des chaînes d'or. Enfin, vous voulez aller faire votre travail, et moi je veux aller remplir mes devoirs. En fin de compte, je vais me rensei¬gner ; et tant que je ne serai pas convaincu que votre fils est innocent, dites-lui que, s'il vient chez moi, il trouvera porte close ; et il ne la trouvera ouverte qu'une fois marié avec ma nièce.
   Le recteur prit les bords de sa soutane et s'éloigna du potager en sautillant pour faire de grandes enjambées pas du tout théâtrales par-dessus les genêts et la sargasse du fumier piquant. Dès que le prêtre eut passé la porte cochère, la mère de Tibúrcio fit un geste de l'avant-bras et de la main que l'on appelle là-bas « un bras d'honneur. » C'est un geste anguleux qui exprime silencieusement tous les mépris et toutes les ironies métaphoriques de la rhétorique ; on ne relève pas son indécence dans les précis de civilité, mais il n'est pas encore assez courant dans les différends entre les députés des Chambres où l'on élabore les lois en faisant des bras d'honneur à la nation. Il est utilisé toutefois dans les villages comme expression de mépris et fine méchanceté.
   – Tu as entendu ? demanda-t-elle à son mari. Regarde si tu y comprends quelque chose. Où va-t-il fourrer son capuchon, ce moine ! et elle refaisait le geste décrit ci-dessus en termes châtiés.
   – Qui peut savoir, femme, qui peut savoir si ce polisson... avança João Pimenta.
   – Qui ? Tibúrcio ? ! On lui presserait le nez, il en sortirait du lait ! Si je pouvais avoir l'âme aussi pure ! Il n’aura ses dix-sept ans qu'aux châtaignes. Mon Dieu ! Mon fils est encore une vraie demoiselle.
   Son mari fronça les ailes de son nez, ferma l'œil gauche, releva la lèvre inférieure droite avec la mâchoire correspondante, et dit :
   – Ça, une vraie jeune fille ? Tu te racontes des histoires, femme. Les garçons, de nos jours, ce sont des garnements.
 Ce délicat dilogue sur Tibúrcio se poursuivit proprement de part et d'autre jusqu'à ce que le cultivateur et sa femme arrêtent la charrette à l'entrée d'un champ clôturé, où se traînaient des courges qui blondissaient parmi leurs feuilles fanées. Il détela les bœufs et les lâcha dans le pâturage, en donnant des tapes sur leurs échines moelleuses, luisantes et grasses. Sa femme se mit à charger les courges sur la charrette en continuant de soutenir que Tibúrcio était une vraie demoiselle ; au même titre qu'Inès de Castro, mère de plusieurs enfants, qui parlait d'elle-même en ces termes au grand-père des têtes blondes :

    Est-ce d'un être humain, tuer une demoiselle ?

   Cependant, le vicaire cherchait Francisca dans le presbytère pour l'interroger. On lui dit qu'elle était déjà partie avec les bêtes sur la montagne et n'avait même pas emporté une miette de pain de maïs ; elle pleurait tant, disait l'ouvrier agricole, qu'elle aurait pu se laver la figure avec ses larmes.
   – Là, pour la petite c'est vraiment cuit ! se dit le prêtre.


CHAPITRE III

   Un scandale ! Personne, à vrai dire, ne se sentait scandalisé dans la paroisse, l'oncle vicaire de Francisca mis à part. Mais lorsqu'ils eurent entendu, à la Foire des Treize, Eusébio Macário pharmacien de São Tiago, de la Faia, dire qu'après le scandale dont on avait tant parlé, Tibúrcio ne trouvait plus d'archevêque qui le convoquât pour une messe, les membres du conseil de la paroisse allèrent raconter dans toute la commune que la Francisca du vicaire et l'étudiant du Pimenta, c'était un scandale. Il s'ensuivit que quelques filles abusées pour qui l'opinion publique de Gandarela et des contrées voisines usait de mots obscènes, furent décemment traitées de scandales ; et il se trouva que chaque membre du conseil de la paroisse avait chez lui un ou deux scandales à son insu.
 À la quatrième gifle administrée par son oncle, le prêtre, la Francisca dénoncée par la Gaitas dans le couplet du deuxième chapitre avoua son inconduite, en invoquant comme excuse le diable qui l'avait tentée. Mais le recteur qui avait eu des faiblesses n'avait pas besoin du deuxième ennemi de l'âme pour en comprendre la nature ; il se contentait du troisième, la chair, reconnue par l'Église et l'abbé de Salamonde.
 Il s'établit entre le vicaire et le cultivateur une correspondance pleine de formules acides, tandis que Tibúrcio, avec sept pintos que lui donna sa mère, passa au grand trot sur la jument de son père de Gandarela à Raposeira, où il avait un oncle maternel curé, un homme profond et sérieux qui appelait le sixième commandement l'écueil du genre humain ; mais il était indulgent pour les naufragés.
   La jeune fille fut éloignée comme une lépreuse de sa famille et reléguée dans la baraque aux grains, une grande bâtisse sans lumière où l'on avait installé un fumoir, entreposé le pain de maïs, et accueilli une colonie de gros rats dont la fondation remonte aux origines du temps et de Gandarela. La nuit, elle poussait des cris. C'était son désespoir et les rats. Ils semblaient traîner les fers légendaires des âmes en peine. Ils heurtaient les coffres de maïs, grimpaient sur les paniers de pain, se lançaient dans de furieuses bagarres, de vertigineuses poursuites, et poussaient des hurlements sinistres. Francisca se mettait à beugler et, dans les ténèbres, jetait ses mules sur les rats, qui s'éclipsaient un petit moment, et ressortaient de leurs insondables trous pour ronger ses sabots saturés de graisse à force d'y passer du lard. Le vicaire entendait ce tapage, se levait de son lit avec ses sous-vêtements qui pendouillaient, traînait les bords usés de sa robe de chambre en lisière, en expectorant de lourds graillons de nicotine. Il s'installait pour écouter à la porte de la baraque et, quand sa nièce poussait des cris de chagrin et de peur, il collait ses lèvres à la serrure et disait : Petite salope ! Elle était épouvantée et se taisait, la tête entortillée dans sa mante.
   La jeune fille n'avait pas connu son père, et se rappelait juste avoir appelé marraine une créature qui faisait le ménage et qui était morte quand elle était petite. Le Père Santa Bárbara était venu diriger une paroisse à Gandarela quelque temps après le siège de Porto. Il avait été moine dans l'Alentejo et avait ramené une sœur avec une fille de dix ans. La paroisse avait mis en doute le lien de parenté, en particulier après que la sœur du prêtre eut fendu avec une bassine le crâne d'une bonne que le vicaire enveloppait de regards voluptueux et peut-être de sa capote à trois rabats. La fille mise à mal par jalousie alla raconter dans les rues des scènes d'amour fraternel un peu sauvage.
   On disait que le prêtre s'était sauvé avec les fonds du couvent, parce qu'il se mit à acheter des terres, et des droits sur des chênaies, au point qu'il avait acquis des biens qui lui rapportaient douze charrettes et comptait marier sa nièce à un riche cultivateur. Sa sœur, à moins que ce fût autre chose, était morte, et la petite avait poussé sans aucune éducation, élevée dans la dangereuse sauvagerie du teillage, du travail à la quenouille, de l'effeuillage du maïs, dans la solitude de la montagne où elle menait paître ses bêtes et s'étirait au printemps tandis que les oiseaux tissaient leurs nids et que la jument de son oncle hennissait, les narines dilatées, avec de sveltes courbettes qui lui donnaient des airs de boulevardière. Ce doit être la nature qui l'a accrochée aux cornes du diable –la Nature tentatrice que le Créateur a remplie de tels sortilèges, et si puissants, que, s'il n'y avait la Science de Morale, assistée par le catéchisme, la chasteté serait le privilège des femmes de cinquante ans, entourées de messieurs qui n'en auraient pas moins de soixante-dix.
   Le recteur enseignait le latin pour un pinto par mois, et c'était cher payé. Il avait des disciples venus de loin qui, après cinq ans de conjugaisons et de leçons, avec force haricots mêlés de pain de maïs, étaient de vrais sépulcres pour une langue morte. Alors que tous se destinaient au sacerdoce et à la problématique interprétation du missel, aucun n'était recalé à Braga. Se fondant sur les miracles qu'il avait accomplis, le prêtre Santa Bárbara se faisait fort d'enseigner le latin au bidet d'Eusébio Macário quand celui-ci lui demandait si José, dit la Fistule, qui avait également été son disciple, avait la bosse des langues.
   Tibúrcio Pimenta était entré dans sa classe quand Francisca allait sur ses douze ans et lui sur ses quatorze. C'étaient des amis d'enfance. Ils s'accroupissaient ensemble, tout petits, au bord des rigoles pour faire des moulins avec des noix de galle et des navires en coques de glands. Ils jouaient avec des cailloux à d'autres jeux dont le perdant portait le gagnant sur son dos. C'était presque toujours elle qui perdait. Les contacts, les creux sensibles, les reliefs tièdes qui échauffent le sang leur étaient déjà connus quand ils approchèrent l'âge où le souvenir de ces jeux puérils faisait rougir leur visage de honte. Mais la honte commençait à disparaître dans les villages du Minho ainsi que les châtaignes.
   On a précisé le milieu. Ce sont deux victimes inconscientes de la mésologie, une science moderne qui tire du grec son étymologie, laquelle fournit une excuse acceptable pour d'antiques friponneries. Le pire, ce fut que Joana Gaitas pénétra elle aussi dans ce milieu et crut que ses Muses devaient en faire une épopée. Comment flaira-t-elle le phénomène qui pouvait à lui seul provoquer une distension de la ceinture abdominale de Francisca ? Je l'ignore et je ne puis le demander plus décemment.
   À mon avis, la Gaitas qui faisait son Paradou de toutes les chênaies bien touffues, ou des aunaies sur les berges de la rivière, a surpris quelque scène édénique entre ces deux êtres primitifs qui ont perdu leur innocence pour avoir accepté, de la main d'une nature charnelle, insidieuse, la pomme qui s'y dissimulait. Ç'a été la science, voilà ce que ç'a été. Lui savait par dessus le marché ce qu'Adam n'a jamais appris – il traduisait Eutropio, avait déjà lu Mon Voisin Raymond de Paul de Kock et quelques chapitres de l'Ancien Testament. C'est elle qui était pure et analphabète comme Ève – une bête à l'état pur, sans la moindre ombre d'ABC – quand elle tomba dans je ne sais quel bocage – celle qui le savait, c'était la Gaitas et les Justes Cieux, où se trouve l'œil que l'on ne peut abuser du Créateur de ceci et de cela.
   Entre-temps, on entendait des lamentations dans la baraque aux grains au cœur de la nuit, tandis que Tibúrcio Pimenta, bourré de saucissons épais et de vin de Basto, dormait à poings fermés dans le presbytère de son oncle curé, où son condisciple José Macário venait le voir et lui racontait ce qui se passait à Gandarela.
   Le prêtre avait chargé Viegas – un médecin adultère qu'il a pincé plus tard pour avoir pollué le lit conjugal d'Eusébio – d'essayer de trouver avec João Pimenta un moyen de régler cette affaire.
   – Il faut que le garçon se marie tout de suite avec elle, disait Viegas au cultivateur ; le prêtre lui donnera ses terres qui valent bien quatre contos.
   – J'ai plus de terres qu'il ne m'en faut, cher monsieur, répondait Pimenta. Là n'est pas la question. La patronne veut faire de son fils un prêtre même si on doit y laisser sa chemise. Quand, il y a des années, le garçon a été à deux doigts de mourir d'une rougeole, elle a promis à Notre-Dame des Remèdes de Braga que Tibúrcio serait prêtre, s'il ne mourait pas. Que voulez-vous que j'y fasse, Monsieur ? Un vœu est un vœu, et que le diable emporte celui qui ne s'en acquitte pas.
   – Mais Notre-Dame des Remèdes ne va pas vouloir que la pauvre fille reste déshonorée, fit remarquer, avec philosophie, Viegas.
   – Déshonorée, c'est vite dit ! Elle a quatre contos ? Si c'est le cas, des maris qui veuillent d'elle, il en poussera comme des champignons. Mon fils, lui, qui en a plus de douze, ne marchera pas, s'il plaît à Dieu ; et s'il se marie avec elle, ce sera comme s'il était mort pour moi ; mais je n'ai pas peur qu'il se marie. Je l'ai pris entre quatre-z-yeux, et je lui ai demandé : « As-tu promis quelque chose à cette fille, mon garçon ? Dis-moi la vérité ! » Il m'a dit que non.
   – Il vous a menti, alors, rétorqua Viegas. Elle a dit à son oncle qu'elle comptait se marier avec votre fils.
   – Ça m'étonnerait qu'elle n'y ait pas compté ! répondit ironi¬quement le cultivateur. Vous voulez savoir ce qu'il lui a promis ? Des mules vernies fourrées de tissu bleu et un parapluie rouge à la foire de São Miguel. Si ce n'est pas ce qu'il m'a dit, je veux bien que le ciel me foudroie.
   Viegas rit de l'attitude tragique de João qui pointait son doigt sur la panse d'un nuage gris.  Et, voyant la femme du cultivateur approcher, avec son visage tempétueux et très sale, Viegas alla faire son rapport au prêtre.
   – Puisque c'est comme ça, s'exclama l'apoplectique recteur, tant que je serai vivant, pour ce qui est d'être prêtre, il peut faire une croix dessus ! Je vous le jure, docteur, par l'ordre qui est le mien.
   Viegas en parla à Eusébio Macário.
   Le pharmacien dit que, si cette fille avait été sa fille, il aurait démoli Tibúrcio à coups de pied, ainsi que son coquin de père et son idiote de mère. Puis, dès que le médecin fut sorti, il dit à sa femme, Rosa Canelas :
   – Il dit que la fille a quatre contos... Ça tomberait à pic pour notre José...
   Le fermentation du futur chevalier du Christ commençait.


CHAPITRE IV

   Tibúrcio partit à Braga continuer son latin et entamer sa logique. Il était dégourdi, mais guère appliqué. Le professeur de philosophie rationnelle et morale, monsieur Pinheiro, releva chez lui des soupçons de matérialisme, spontanés, et qui n'étaient pas un reflet des rationalistes qu'il aurait lus. Ses condisciples attentifs lui donnaient l'audace de dire de triomphales âneries, entremêlées de lumineux aperçus, comme les étincelles qui jaillissent inconsciemment d'un brasier. Il avait des gestes et des attitudes quand il discourait. Il pensait alors aux gloires de la chaire et composait déjà des sermons romantiques qu'à dix-huit ans il prononçait chez les chanoines, le Père Martinho et les dames Botelha – des bigotes qui abreuvaient de vin bourru le prêcheur et son auditoire. Elles prédisaient que Tibúrcio irait prêcher les infidèles, et lui demandaient de lire, tandis qu'elles pleuraient, dans les Annales de la Propagation de la Foi, des exemples de martyres édifiants, en lui souhaitant un sort identique. Tibúrcio leur faisait alors, derrière leur dos, avec des mimiques de galopin, ces bras d'honneur qu'il avait appris de sa mère.
   Les dames Botelha de Trás da Sé étaient deux sœurs, d'âge canonique, qui avaient eu dans leur jeunesse une conduite équivoque, très réalistes et propriétaires avisées. Elles avaient une maison avec un blason, des parchemins sur la lignée des Botelho, fort ancienne. Elles se vantaient d'y compter de nombreux chanoines, tout un chapitre par génération, et l'oncle chantre leur avait laissé ses biens et de grosses sommes en liquidités. Elles organisaient souvent des réunions de prêtres et des orchestres qui présentaient des morceaux exécutés par des clercs sachant jouer de la guitare, de la flûte, du violon et de la contrebasse. Il y avait des basses et des faussets estimables. Le Père Martinho António exécutait des roulades et des prouesses vocales fort bien maîtrisées. C'était un jeune prêtre, corpulent, un gai luron, il avait des exultations de juste et un tempérament sanguin réprimé par les conciles et par la fréquentation de dames réfractaires aux traquenards du troisième péché mortel recensé. La salle des fêtes où prêchait Tibúrcio Pimenta était meublée de commodes et de casiers en palissandre où il y avait quelques images de bienheureux, de belles sculptures, avec des auréoles d'argent étincelantes, dans des reliquaires vitrés. Des dizaines de bougies brûlaient dans des chandeliers anciens en argent ciselé avec des bobèches en papier bleu découpé, devant des images dont les chairs vernissées rougissaient avec des reflets métalliques. Un São Pedro de Rates, le livide évêque martyr, prenait le teint écarlate du chanoine après un dîner de Carnaval, flottant entre les végétalisations satisfaites d'un sang qui se cristallise et les menaces cramoisies de l'apoplexie. Saint Antoine paraissait, comme toujours, bien portant, joufflu, tout sourire. Ces célicoles, fort coquets, au pied d'un calvaire scabreux arborant une poutre avec un Christ tartiné de plaies spongieuses couleur carmin, ne rendaient pas le registre tragique de la légende, excepté Madeleine qui versait des larmes grosses comme des baies suspendues à ses pommettes avec des reflets vitreux. Au centre de la salle carrée, éclairée comme une chambre ardente, se dressaient les pupitres avec leurs partitions en face des chaises sur lesquelles s'asseyaient les musiciens, et ils rangeaient leurs instruments quand ils passaient dans une petite pièce où se trouvait un dressoir en acajou. Des carafes de cristal, à facettes, opalisaient la limpidité des crus anciens et des capiteux vins nouveaux ; des plateaux ciselés de vieil argent, avec des blasons, pleins de tartelettes au fromage et de gâteaux de filaments d'œufs resplendissaient entre des potiches japonaises avec des camélias et des romarins en fleurs. Les libations lentement savourées dans des toast fort graves, portés, d'une voix caverneuse issue des profondeurs d'un respect viscéral, aux vertus de Dona Eufrásia Botelha, un ange de bonté, et de sa sœur Dona Hipólita Botelha, la candeur personnifiée – deux inestimables joyaux, deux vrais miroirs de la perfection – ajoutait le Père Martinho en remplissant son verre d'un vin de 1830.
   Voici le milieu dans lequel Tibúrcio prononçait ses sermons.
   Il y avait peu de gens qui étudiaient le français à Braga en ce temps-là. Le clergé était providentiellement à l'abri de cette source fangeuse de gallicismes. Tibúrcio se lança avec passion dans l'étude de cet idiome avec le professeur José Valério Capela, un des 7500 , qui avait un œil de verre, et un inépuisable puits d'anecdotes obscènes. Tibúrcio déclamait Télémaque à ses condisciples du cours de logique, ravis par son emphase et des rr qu'il faisait sonner et laissait traîner avec l'énergie glottique d'un matelot de Marseille.
   Vers cette époque, il fit perdre la tête à la Garabulha de la rua dos Sapateiros, une fille qui frictionnait les jambes de l'archevêque et lui administrait ses lavements, comme l'a confié la femme du cordonnier Leonardo au Père João Evangelista Lopes dans le Ier chapitre de cet ethnologique pâté.
  Tibúrcio n'avait aucun penchant clérical. Il arborait des vêtements à la mode et du casimir coûteux, fort coloré ; il portait un lorgnon, rien que le verre sans la monture, qui écartait ses paupières, ce qui le faisait paraître aussi grotesque qu'une caricature de Gavarni de 1840 ; son large chapeau blanc de castor fut le premier qui franchit l'Arc de la Porta Nobre, et laissa interdits les boutiquiers de la Rua do Souto jusqu'au Champ de Sant'Ana. Il fréquentait les gens distingués. On disait qu'il était riche, et l'on racontait l'affaire de la Francisca, démultipliée par une dizaine d'autres filles de Gandarela, cueillies à la fleur de l'âge, les unes phtisiques, d'autres hydropiques, et quelques-unes folles.
   Eusébio, légitimiste à cette époque, avait déjà écrit, à la demande du prêtre de Santa Bárbara, quelques lignes chargées d'allusions dans le Periódico dos Pobres : « Le XIXe siècle était corrompu depuis que le trône et l'autel s'étaient plongés dans la plus immonde corruption ; les séducteurs des jeunes filles étaient ceux-là même qui faisaient des études pour entrer dans les ordres. Quelle religion attendre, s'il faut s'appuyer sur de tels prêtres pour assurer sa propagande à elle?» Ce calembour, d'un fumet légèrement brésilien, lui avait été soufflé par Viegas : gande à elle – Gandarela. C'était pour laisser entendre d'où venait Tibúrcio. À Braga, l'on comprit la subtilité de ce fielleux jeu de mots, qui passa entre les mains des chanoines et parvint jusqu'à celles du prélat. L'étudiant n'accorda aucune importance à cette saillie. Il disait qu'il ne comptait pas entrer dans les ordres, il avait l'intention de faire son Droit.
   Sa mère et son père se rendirent au Bom Jésus, et furent stupéfaits de trouver leur fils aux Arènes des Taureaux, mis de la sorte, avec un gourdin en bois de cerf pendant à son poignet par une lanière. La mère, tout près déjà de son fils, mettait sa main en auvent au-dessus des yeux pour mieux le distinguer dans la lumière diffuse, et disait à son mari :
   – Regarde, João, ce ne peut pas être lui !
   – Alors, c'est le diable, rétorquait placidement João Pimenta.
   Il se disait à Gandarela que Tibúrcio avait déjà pris les ordre mineurs et faisait des sermons à vous laisser pantois. La mère Jerónima Pimenta, attribuait le savoir de son petit prêtre à Notre Dame des Remèdes de Braga. Viegas disait que les meilleurs remèdes de Braga, pour le Père Tibúrcio devaient être non pas ceux de Notre Dame, mais ceux de Saint Marc. Le prêtre démentait la rumeur sur les ordres, et jurait de plus belle que, tant qu'il serait vivant, Tibúrcio ne prendrait pas la tonsure. On le répétait à la mère Jerónima qui frappait le plancher avec son sabot, en criant :
   – Il sera bien obligé d'avaler la pilule, le vicaire ! Le jour où Tíburcio chantera la messe, je ferai acheter trois douzaines de grosses fusées et je les ferai péter au museau même de ce vicaire.
   On peut imaginer les poussées d'effarement congestif qui ont menacé de troubler l'esprit de cette mère infortunée quand elle vit son fils mis comme un clown – c'était ce qu'elle disait en émettant un gargouillis de sanglots aussi épais que du vomi.
   Tibúrcio les amena dans ses quartiers, à l'auberge de la rua dos Chãos et entreprit de leur ôter leurs illusions. Il déclara qu'il ne voulait pas être un mauvais un prêtre, et qu'il ne pouvait en être un bon. Que son destin était ailleurs, et que tout le monde lui disait qu'il irait loin, s'il faisait des études de Droit, parce que sa vocation, c'était la politique, de faire la guerre aux Cabral et de civiliser sa patrie.
   Son père l'écoutait, la bouche grand ouverte, la main en cornet à son oreille, dans le but de saisir ce torrent d'arguments qui se recommandait autant par les idées énoncées que par la langue ; la mère pleurait et nettoyait les sécrétions abondantes qui lui sortaient des yeux et du nez, qu'elle mouchait frénétiquement. Une fois épuisé le flot de paroles, Tibúrcio attendit la réponse de son père, lequel, après une longue pause, se leva, les mains fichées sur ses hanches, et dit, résigné, avec une grande sérénité :
   – Eh bien... que le diable t'emporte !... Débrouille-toi comme tu voudras. Tu ne me tireras pas un pinto. En deux ans, tu m'as mangé sept cent cinquante-trois mille réis. C'est assez mangé. Je te le disais bien, Jerónima ! Tu vois, il n'entre pas dans les ordres et, s'il continue à dépenser autant, nous devrons vendre nos terres, et nous sommes en train de voler notre autre fils... Ne te l'ai-je pas dit, femme ?
    Et la mère :
   – Ne t'excite pas, mon vieux ! Ça ne va pas se passer comme ça. Notre Tíburcio va entrer dans les ordres. Notre Dame des Remèdes de Braga va faire ce miracle – et elle jetait un regard suppliant à son fils qui bourrait sa pipe, assis sur son lit, en balançant ses bottes vernies avec des éperons.
   – Fais ce que je te demande, mon fils, continuait-elle en lui posant ses mains sur les joues, pleine de tendresse et d'espoir. Le vicaire dit à tout le monde que tu ne célébreras pas la messe, et si on finit par lui donner raison, je vais éclater comme une châtaigne. Dis Tibúrcio, maintenant que tu as dépensé de telles sommes, ne t'arrête pas en si bon chemin, dis la messe, et puis, si tu ne veux pas mener la vie d'un curé, ne le fais pas, tu as de quoi manger, Dieu merci.
   Les prières de sa mère consternée le laissèrent froid ; mais le programme de son père : « Plus un seul pinto » l'ébranla pour de bon.
   Où allait-il trouver de quoi financer ses études de Droit ou, du moins, traîner à Braga ? Faire appel à sa mère, qui l'adorait, ce serait inutile parce qu'en cachette de son mari, elle s'était endettée d'une douzaine de pièces, et lui avait donné une bague avec des pierres qu'elle avait héritée de sa grand-mère, et qu'elle évaluait à cent mille réis. Tibúrcio pouvait faire ce qu'il voulait, cette bague valait trois tostões, le poids de l'argent où étaient enchâssés des grains de cristal, mais son condisciple au cours de logique, José Macário, que l'on connaissait déjà sous le sobriquet de Zé Fistule dans les traverses, avait roulé une usurière des Cónegas, la veuve du Pêgo, une voleuse, en engageant la bague pour 15 pintos qu'ils se partagèrent.
   Cet épisode semble trivial dans une histoire si relevée mais, qui connaît les processus, saisit aussitôt que ce détail est un élément mésologique et qu'à partir de là, va clairement apparaître un objectif immanent ou transcendant. Effectivement, la frauduleuse arnaque de la bague ainsi que l'intervention du Fistule prouvent que Tibúrcio Pimenta s'était acoquiné avec le plus fieffé coquin des provinces du Nord.
   José Macário et Tibúrcio firent ensuite une noce effrénée durant tout un hiver. Fistule dilapidait la légitime de sa mère, six cent mille réis nets. Ils s'enivraient dans les pâtisseries, chez André, António do Cantinho et Domingos Botelho, le sourd, qui farcissait généreusement ses tourtes d'un hachis de mouches. Les deux vauriens ne tenaient parfois pas debout quand ils sortaient de chez le Catrambias qui proposait d'alléchantes collations et un fameux verdelet, rue de l'Alcaide. Ils connaissaient parfaitement les beignets, servis après minuit, chez le Cunilheiro, Campo das Hortas ; et si ceux-là ne lui ouvraient pas la porte, ils allaient à la gargote du Coixo, où l'on jouait jusqu'au point du jour, après que le Caçoula de la Rua d'Água eut fermé ses portes. Ils fréquentaient, au petit matin, l'auberge de l'Açucena, à la Cruz de Pedra, où les ordinands faisaient un grand vacarme, dans leurs bures marquées d'un insigne, la mine peu engageante, et leurs souliers raccommodés ; ils tuaient le ver et cassaient la croûte en exhibant leurs mains fort calleuses, et hérissées de durillons. Les moins imbibés buvaient à la soucoupe avec des grognements porcins, une tasse ventrue de café à dix réis, et ils disaient que ce breuvage était bien supérieur au café serré des Carvoeiras, sous l'Arcade. Mais les cuites les plus caractéristiques que prenaient les deux compères, c'était à la gargote du Chineleiro, à São Miguel-o-Anjo, ou à l'auberge du Manuel, rua d'Água, que l'on appelait Le Galicien Domestiqué .
   C'est Fistule qui conseilla à Tibúrcio de mentir à son père – oui, il allait prendre les ordres – et de soutirer à sa mère une chaîne valant quatre pièces et demie pour s'acheter une soutane et des souliers avec des boucles en acier.
   Avant de rentrer à Gandarela, cette bonne pâte, fort heureuse de pouvoir  acquitter sa dette envers NotreDame des Remèdes de Braga, tira la chaîne de son cou et dit :
   – Tiens, prends-la, ta grand'mère la portait quand elle est morte. De toute façon, elle était pour toi. Achète ta soutane, et porte-la quand tu viendras à la maison : je veux la suspendre au balcon, en plein soleil, quand le recteur passera. Il dit que tu ne seras jamais prêtre ? Ça va le faire crever de rage, et que le diable l'emporte, Dieu me pardonne.
   Avec les quatre pièces et demie de la chaîne, Tibúrcio acheta une cape de tissu vert, avec un capuchon à gland et des brandebourgs à cordonnet. C'est le dimanche où il l'étrenna qu'Amália, la nièce du Père João Evangelista Lopes, le vit pour la première fois, à la messe des congréganistes. Elle se sentit, pour la septième fois, transpercée jusqu'aux concavités les moins explorées de sa poitrine. Elle avait laissé à Coïmbra un byronien qui l'avait romantiquement surnommée Ophélie, un poète qui commettait des romans courtois, et qui était descendu de la dignité d'un Hamlet au niveau d'un Falstaff, en courtisant une serveuse grasse, aux dents solides et aux chairs fermes, avec laquelle il s'était embourbé dans les vases du concubinage. Amália en était bien fâchée, et avait soif de nouvelles amours – la vengeance naïve des filles abandonnées.
   La fille de l'appariteur connaissait déjà sa réputation de noceur, d'amateur de bons mots, c'était la coqueluche des paysannes à cotillons, et même des dames distinguées. Son oncle lui avait raconté qu'il l'avait entendu prononcer un sermon chez les Botelha – un discours fort bien fait, s'il était de lui ; mais il avait entendu dire qu'il s'était mis à ne plus penser qu'aux femmes et qu'il ne souhaitait pas entrer dans les ordres. Il ne pouvait plus chaleureusement recommander l'étudiant à sa nièce.
   Alors, quand elle l'a vu à la porte des congréganistes, avec sa capote à brandebourgs noirs, son chapeau de castor blanc, ses souliers vernis, ses gants couleur tuile, ses guêtres à boutons jaunes, elle l'a trouvé joli, paré de tous les charmes des romans de la Bibliothèque Économique. Elle se souvint alors de son Hamlet sordide et sans éclat, qui portait une cape et une soutane raccommodée avec un fil blanc, sa toque luisante de pommades vulgaires, le talon de ses chaussettes d'intérieur laissant échapper des pelotes de laine, ses chaussures éculées et l'étoffe de son rabat râpée comme un torchon. Elle sentit alors qu'il lui restait des fibres virginales pour les septièmes noces de son cœur. Elle rentra chez elle, toute légère, sautillant comme une bergeronnette, en fredonnant des chansons – des barcaroles, la Ferme des Renégats, le Lundum du Figuier, des joyeusetés universitaires.


CHAPITRE V

  Amália de Queiroz connaissait ces explosions de joie, ces éblouissements de fille pléthorique ; mais ne pensez pas que l'ivresse passagère lui fît quitter le sentier de la décence. Le père disait souvent à ses huit filles qu'il avait beaucoup travaillé dans sa jeunesse pour être honorablement connu, et qu'il y était parvenu – ce qui est mieux que d'être riche. « Maintenant que je suis vieux et malade, je continue de travailler pour que mes filles soient honnêtes. » Leur mère, Dona Apolinária, la sœur du Père João Evangelista, connaissait leur vie, était au courant de leurs amourettes, se faisait lire les proses et les vers qui pleuvaient chez elle comme au cœur d'une Arcadie ; elle riait avec les petites et disait : « Je n'ai répondu qu'à une des lettres que j'ai reçues de votre père : ç'a été quand il m'a fait savoir qu'il allait me demander en mariage à votre oncle, le Père João.»
   Il n'y avait rien à ajouter.
   Chez Queiroz, l'appariteur, on n'égrenait pas son chapelet, on ne jeûnait pas, on ignorait les Heures Mariales, on avait une connaissance fort sommaire du catéchisme. De plus, les ressources étaient vraiment réduites, malgré les subsides du Père João. Les jeunes filles faisaient des travaux de couture, de la confiture, découpaient des fleurs, et prenaient sur leurs heures de sommeil afin de pouvoir, dans la journée, à leur fenêtre, répondre à la gracieuse dramatisation shakespearienne qui permettait à la faculté de les anoblir. Généralement les femmes, dans un tel milieu, presque pauvre, où l'on travaille sans relâche pour gagner peu, quand elles sont jolies, qu'elles font l'objet de tous les éloges, qu'elles jouissent d'une certaine liberté, sans aucun avenir, de telles femmes, dans la corruption centralisée à Coïmbra – cette perpétuelle saturnale de scélérats – tombent dans le discrédit, ou simplement se discréditent. Pas elles. Même la médisance les épargna. L'une avait eu sept soupirants, une autre neuf, et les autres plus encore. Voici une explication de l'incombustibilité de cette famille au milieu de la volcanique université de ce temps-là. Dès que la poésie écrite commençait à se dissoudre en prose – dès que l'enfant des chastes muses semblait manifester l'intention de ravir le cœur de sa Porcia ou de sa Julieta en empruntant une échelle de corde, elle lui jetait ses vers et lui fermait la fenêtre au visage. Ce qui est sûr, c'est qu'elles firent de bons mariages avec des bacheliers et des docteurs qui sont les ornements de leurs universités, d'incorruptibles conseillers, de vieux parlementaires fort voraces bien établis dans les entrailles de notre pays ; en un mot, du sein de la pauvreté et du travail, on a vu sortir, par la porte de l'honneur, de belles jeunes filles apparemment promises à un sort misérable et peut-être infâme. De telles exceptions apparaissent parfois, réduisant à néant les théories mal ficelées de l'école pessimiste qui tient que le fait d'être issu d'un milieu pauvre conduit fatalement au déshonneur.
   Le Père João Evangelista savait que ses nièces se conduisaient bien et contribuaient aux dépenses quotidiennes grâce à leur adresse. Quand sa sœur lui demandait de l'argent, il ne lui envoyait que la moitié de la somme - il ne disposait pas de plus, mais se disait : « Si je leur envoie ce dont elles ont besoin, les petites ne travaillent pas, et si elles ne travaillent pas, on verra arriver les vices, fils du désoeuvrement.» Et quand sa sœur venait à Braga avec l'une des gamines, elle lui racontait leurs amourettes, le discernement dont elles faisaient preuve en cessant toute relation avec leurs soupirants dès qu'elles subodo¬raient qu'on ne les courtisait pas pour la bonne cause. En faisant valoir son expérience de confesseur, le prêtre réprouvait la liberté que leur laissait leur mère et comparait hypothétiquement ses nièces à des cruches qui laissent parfois leurs anses à la fontaine. Il avait l'oreille pleine de corruptions et du fracas des cruches brisées – et il fallait voir Braga qui était à ce moment-là littéralement jonchée de tessons de cruches brisées ainsi que les âmes correspondantes.
   Voilà pourquoi le prêtre ne fut pas bouleversé en entendant ce que lui disait la femme du cordonnier sur les amourettes de sa nièce avec la Faculté. Nonobstant, quand il rentra chez lui, et qu'Amália lui demanda s'il voulait souper au lit, on l'avait déjà réchauffé avec des bouillottes, il dit qu'il se sentait l'estomac barbouillé par le cédrat. La petite prépara le thé et passa dans la chambre du prêtre qui était déjà dans son lit. Elle lui ramena son linge sur les épaules, arrangea les coussins au dossier du lit posé sur un châssis avec six marches, et s'assit sur la deuxième. Le prêtre lâcha un rot tonitruant dégageant une lourde odeur de cédrat,et se sentit bien, tout à fait disposé à absorber son bouillon de poule et de bœuf. Sa nièce assista au souper, et, quand elle allait se retirer après avoir allumé la veilleuse, son oncle lui demanda de se rasseoir : il avait quelque chose à lui dire. Il répéta ce qu'on lui avait rapporté, et lui demanda des explications à ce sujet.
   Amália lui confia sans aucun embarras ni aucun détour qu'elle avait eu un faible pour Tibúrcio, et avait reçu quelques lettres auxquelles elle avait répondu en des termes sérieux et dignes. Et elle ajouta :
   – Si vous voulez les voir, mon oncle, je vous les montrerai ; et je ne vois aucun inconvénient non plus à ce qu'il vous montre les miennes.
   – Et cela fait combien de temps que ça dure ? demanda le prêtre, sa prise bien calée dans son nez.
   – Un mois et demi.
    – Poursuivons. Tu lui as parlé ?
   – Huit ou neuf fois, à la fenêtre du potager, à la tombée du jour, en attendant votre arrivée.
   – Où en êtes-vous ? Compte-t-il se marier avec toi ?
   – Il m'a semblé au début qu'il en avait bien l'intention ; mais, les deux dernières fois que je lui ai parlé, cela m'a beaucoup refroidi : je n'ai pas apprécié ses façons narquoises, un air de moquerie qui m'a froissée, et je suis résolue à ne plus jamais lui écrire. J'envisageais, mon oncle, de vous demander l'auto¬risation de me retirer à Coïmbra.
   – Si tu en as assez de cette maison, va-t-en ; mais, si tu te retires à cause de cet individu, tu manifestes fort peu de sens.
   – Je ne crains personne, mon oncle. Je ne veux pas le voir parce que... je l'aimais... et que j'ai besoin de l'oublier. C'est ce que nous faisons, mes sœurs et moi. Quand nous ne nous accordons pas avec eux comme nous le voulons, avant qu'on ne nous abandonne, nous plantons là nos soupirants. Notre mère a dit que nous faisions bien, et cela ne nous a pas mal réussi.
   – Eh bien, dans ce cas, acquiesça le prêtre, j'écrirai à ta mère de venir ici avec une de ses filles, et après, tu iras à Coïmbra. Ce que je ne veux pas, c'est rester seul sans l'une d'entre vous parce que je n'ai pas d'autre famille. Et maintenant, va te reposer. Que Dieu t'accompagne ainsi que Notre Dame.

 Amália entra dans son alcôve et, avant de se coucher, lut les lettres de Tibúrcio Pimenta, et les replia pour les lui remettre le lendemain. Mais qui la verrait endormie, remarquerait sur ses grands cils luisants un reste de larmes. Elle avait pleuré comme les jeunes filles fragiles. Les larmes les plus amères sont celles que nous coûte la vertu.


CHAPITRE VI

   Fistule avait suggéré à Tibúrcio la canaillerie de la chaîne de sa mère qui devait servir à lui acheter une soutane, puis il avait écrit à son père l'apothicaire, pour lui raconter l'achat de la cape, la royale ribote que s'offrait Tibúrcio à Braga, en se payant de belles cuites, et qu'il avait jeté son dévolu sur la nièce du Père Lopes, l'héritier des Moita de la rua das Cónegas. Viegas montra la lettre au prêtre de Gandarela, qui répandit la nouvelle, si bien que João Pimenta et sa femme l'apprirent par différents canaux. Le cultivateur envoya son aîné se renseigner à Braga. En plus de ce qui était exact, le frère de l'étudiant, qui considérait avec autant d'envie que de chagrin les dépenses de Tibúrcio qui menaçaient le patrimoine familial, revint avec des informations plus inquiétantes que celles qu'il avait obtenues. Comme on lui avait raconté que Tibúrcio avait été à un bal de carnaval chez les Narcisas de Notre Dame à Branca – les sœurs du capitaine Narciso du 8e, de fières noceuses – déguisé en vivandière, son frère alla raconter que Tibúrcio se promenait à Braga la nuit, déguisé en prostituée – c'est ce qu'il expliqua.
   La mère Joaninha se signa de la main gauche et le père furibond frappa une bûche de chêne avec l'œil d'une binette, en disant qu'il eût été fort aise que la bûche entamée fût la tête de Tibúrcio.
   Et, comme il fallait s'y attendre, il ne lui envoya pas son mois et ne répondit plus aux lettres de son fils.
   Ce désastre coïncida avec l'héroïque résolution d'Amália de Queiroz. Quand Tibúrcio reçut le paquet de lettres qu'on lui renvoyait sans explication, le major Matias, son banquier, lui faisait savoir que sa mensualité avait été suspendue. Son ami Fistule essuya une bonne dose de ses malheurs, pour ce qui est de la mensualité, et lui ouvrit de nouvelles perspectives avec ce lumineux léviathan :
   – Vois si le Père Lopes donne une dot à sa nièce, et marie-toi avec elle... Et si tu te faisais pincer chez elle ? Là, tu ramasserais la mise. Il suffit de bien jouer le coup, et ce jobard en soutane fera pleuvoir sur toi les pièces à deux faces pour que tu te maries avec sa nièce. C'est comme ça que je m'y prendrais, moi... conclut le fripon en émettant un long sifflement accompagné de deux claquements de doigts, comme pour jouer des castagnettes.
   Sa vanité empêcha Tibúrcio de lui raconter qu'il avait été congédié ; mais il comprit la raison de ce dénouement quand Macário lui dit :
   – Hier, quand tu es allé à ton rendez-vous, tu en tenais une bonne et pas qu'un peu. Moi aussi, j'étais si saoul quand je suis sorti de chez le Catrambias, que je suis allé avec ma guitare à la maison de l'Espagnole, et j'y ai fait un tel boucan qu'elle a appelé la garde. On m'a mis à la rue, et c'était déjà le matin quand je suis rentré avec ma guitare sans ses chevilles. Une bringue ! Ça, pour une biture !... Et toi, dans quel état étais-tu ? La fille s'en est aperçue ?
   – Non, dit Tibúrcio pensif, en se souvenant, tout confus, de ce qui s'était passé. Je n'étais pas vraiment saoul.
   Mais il se sentait humilié, méprisable et infâme, en se rappelant qu'il avait lancé à la pauvre Amália des quolibets et des railleries fort vulgaires ; il se souvenait toutefois qu'avec beaucoup de discernement, elle lui avait sorti quelques traits malicieux, et l'avait ridiculisé en lui faisant remarquer qu'il était un enfant de Gandarela et l'élève d'un prêtre. L'épine de la honte lui ulcérait nonobstant le cœur ; il eût mieux admis un abandon motivé par un caprice, ou une trahison ; mais pas la répugnance qu'inspire un poivrot à une dame délicate, cela exacerbait d'autant plus son amour qu'il en était indigne. Le Fistule n'avait pas déteint sur lui, en effaçant des sentiments aussi triviaux que l'honneur et le remords. Il songeait à s'excuser, à solliciter le pardon d'Amália avant de quitter Braga. Puis il irait demander en cachette à sa mère de lui payer son billet pour le Brésil. S'il n'arrivait pas à gagner sa vie dans le journalisme, il prendrait un emploi commercial et attendrait que son destin se dessinât par la vertu d'un de ces accidents fortuits qui répondent quelquefois à l'invocation anxieuse et pressante des malheureux fourvoyés. Tibúrcio Pimenta devait compter qu'il réussirait au Brésil, sinon par la force du talent, par l'effort de la volonté qui procure les douceurs de la richesse et réalise des miracles de transfigurations humaines, tandis que le talent ne produit que la bruyante inutilité des livres.
   Aux lettres qu'il avait reçues de la fille de l'appariteur, il ajouta, avant de les lui rendre, un court billet où il lui demandait pardon des offenses qu'il devait lui avait faites pour mériter de lui inspirer un tel dégoût. Faute de pouvoir lui reprocher son injustice, il se reprochait à lui-même son état d'ébriété quand il l'avait offensée, un tel état d'ébriété qu'il ne parvenait pas à se rappeler s'il avait lâché quelque expression insultante. Il attribuait son ivresse au besoin de s'étourdir et de se distraire de soucis domestiques. Il tenait vraiment à la convaincre qu'il n'était pas dans ses habitudes de se soûler. Et il terminait en lui disant adieu, l'adieu des séparations définitives ; il n'avait personne qui l'aimât au Portugal, il n'était pas question pour lui de se sacrifier à ses parents en se faisant prêtre, il partait pour le Brésil travailler comme un pauvre, vu que ses parents ne se sentaient pas obligés de subvenir à ses besoins.
   Amália n'éprouvait pas pour les hallucinations des alcooliques l'horreur que Tibúrcio imaginait. Si la pochardise, fonction toute naturelle à l'académie de Coïmbra, n'assurait pas d'enviables diplômes de distinction aux ivrognes, elle ne ternissait pas non plus leur nom.
  Amália connaissait les brillantes aurores académiques d'individus se recommandant par leur réputation littéraire et leur faculté d'absorption. On célébrait avec enthousiasme le système hyperbolique d'un garçon fort aimable, un talent de premier ordre, qui buvait du Barraida dans une cloche de verre abritant un Enfant-Jésus bien dodu, et traînait, dans le silence de la nuit, sa cape en loques sur le Pont, en invoquant les nymphes du Mondego quand il ne les couvrait pas d'insultes obscènes. Un professeur titulaire qui a retrouvé une seconde jeunesse en s'adonnant au feuilleton, mettait sa table peinte en bois de pin dans la rue, et entre son manuel et sa lampe en laiton noircie, il avait une bassine de vin qu'il sifflait pour faire passer les commentaires du Dr Liz Teixeira. La phalange dorée des pochards allait à l'occasion débiter ses discours au Rocher de la Saudade, par les nuits de clair de lune, quand elle ne préférait pas la gymnastique des coups de poing et d'épée administrés à des gens qui n'étaient pas des universitaires. L'académie n'était philosophe que pour les cancres cossus, inscrits en philosophie ; du reste, il n'existait pas d'esprits prévenus au point de vitupérer contre les beuveries. Les familles les plus honorables de Coïmbra n'ont jamais fermé leur porte à l'étudiant qui cuve sincèrement ses excès de Lavradio ou de Porto. Dona Amália aurait pu repousser un soupirant qui vomit des strophes lyriques et du vin accompagné de lamproie ; mais ce n'était pas de la rancœur, ni le sentiment de sa dignité froissée – c'était de l'hygiène.
   Quoi qu'il en fût, le billet de Tibúrcio l'attendrit par son humilité, et à cause de l'adieu imposé par la séparation définitive à laquelle se voyait contraint ce pauvre garçon que ses parents voulaient vouer à une vie sacerdotale, avec la plate mission de confesser à Gandarela des pécheresses décrépites, pleines de scrupules et de rots à l'ail.
   Elle reconnut dans sa réponse avoir été légèrement froissée par son air goguenard et son ton railleur quand il avait parlé des amourette de ses sœurs, qui n'avaient aucune tache sur leur réputation – elle se considérait outrageusement persiflée. Elle s'était rendu compte qu'elle ne pouvait continuer à entretenir de telles relations juste pour badiner. Après avoir lu sa lettre, si elle avait été riche, elle lui aurait demandé de ne pas partir pour le Brésil ; mais, comme elle était pauvre, elle ne pouvait s'opposer à son destin. Une lettre pénétrée de bon sens. Elle n'évoqua pas son ivresse, parce que c'était un lieu commun.
   Le jour où il reçut cette aimable réponse, Tibúrcio passa, à l'heure habituelle, devant la porte d'Amália qui l'attendait. Ils échangèrent un mélancolique sourire de réconciliation et d'adieu. Elle avait les yeux de quelqu'un qui a pleuré.
   Le projet de partir pour le Brésil manquait de consistance. À dix-neuf ans, un sourire de femme reflété sur une âme intelligente fait miroiter les rutilants mirages de la rua do Ouvidor. L'aspect austère de la dignité s'égaie et s'adoucit également, si c'était de la dignité que cet aiguillon qui poussait Tibúrcio vers le rude apprentissage des registres brésiliens. Un amour sérieux s'enracina peut-être, d'une manière foudroyante, dans la poitrine de ce garçon quand il embrassa du regard l'aigre panorama de sa vie - le sacerdoce représentant aux yeux de ses parents, riches au demeurant, une condition nécessaire pour qu'on lui assurât les moyens de subsister et de s'habiller. Il se mit à réfléchir à la façon de trouver un emploi pour se marier avec Amália, et vivre dans une médiocrité heureuse et honorable, jusqu'à ce que Dieu appelât ses parents en sa divine présence, une condition indispensable en ce qui concerne le cadastre. On commençait à sentir les effets du parricide mental fort répandu dont parle Balzac. Le premier expédient qui lui traversa l'esprit, au cours de cette nuit blanche, relevait du délire : il imagina de se faire homme de lettres.
   Il se sentait déjà, pour le style, parfaitement au point, on lisait ses vers qu'on applaudissait, il avait déjà écrit des objurgations d'une mordacité toute canine contre les Cabral, avait traduit une Légende de Victor Hugo et deux Chansons de Béranger, et avait poignardé, avec la lame du ridicule, des poésies-charades de Dom João de Azevedo, et de José Borges, de Infias.
  Tels étaient ses diplômes pour briguer la place fantastique d'homme de lettres dans cette île de Baraterie. Il songea à fonder un journal plaisant, de vers et de proses, à Porto ! Il irait s'agenouiller aux pieds de sa mère, et lui demander vingt pièces pour fonder cette entreprise. Puis il fut atteint d'un second délire, plus grave. Il rêva qu'une fois publié le prospectus, les cataractes du Ciel s'ouvriraient, et que la Providence à grand renfort d'éclairs et de coups de tonnerre, ferait pleuvoir sur lui des giboulées de signatures pour son hebdomadaire.
   Il confia son délire à la femme qu'il chérissait, dans un style ciselé, plein d'arabesques, comme s'il était déjà installé dans le bureau de sa rédaction en train de répandre des perles sur les abonnés. Puis il partit pour la Raposeira se concerter avec son oncle le vicaire sur la meilleure façon de parler à sa mère, à l'insu de son père, et de son frère qui l'avaient pris en grippe.
   Amália ne cédait pas facilement aux chimères. Elle ne se laissait tromper ni par les hommes ni par les perspectives illusoires de la vie. Élevée autant qu'éduquée dans un milieu où l'on n'avait pas les moyens, habituée à la dure condition de son père qui n'arrivait pas à s'en sortir, elle ne nourrissait pas les ambitions qui se développent dans des prairies où germent les espérances, et qui présentent des fantasmagories là où règne la réalité dure et inflexible contre laquelle se sont brisés les poignets du fidalgo Rezendo de Queiroz, en trente ans de combats.
   Et puis, comme Coïmbra est le confluent d'une jeunesse dans laquelle la fantaisie lâche la bride à la pensée, il n'est pas de pays où les chimères, ces hirondelles printanières, s'acclimatent le moins. Il suffit de huit jours rua de Sofia et à la Calçada, et de quelques soupers au Paço do Conde à cette époque, pour que l'âme de l'étudiant novice soit dévastée comme sa poche, le quinze du mois. Les femmes de Coïmbra jouent leur rôle pour saturer l'atmosphère dans le cerveau des générations qui, depuis Dom Dinis, y ont laissé leur jeunesse, turbulente ou opiniâtre, en échange de quelques diplômes de bachelier.
   Il n'y a pas au Portugal de dames plus tristes, plus gauches, moins poétiques que celles de Coïmbra. Toutes ces physionomies argileuses et dures, qui essuient la brise balsamique du jardin botanique comme les statues de pierre de Ançan, on dirait que leur visage est pétri de mathématique, et que leur cœur remplit la fonction que l'anatomie leur attribue. Elles ne distinguent pas un poète d'un théologien. Des âmes formées au clair de lune tandis que chantent les rossignols, ou des individus qui ont nourri leur esprit de pain de maïs et de farineux provinciaux, ce sont pour elles deux espèces identiques ensachées dans de semblables soutanes. Il n'existe pas là-bas d'illusions, d'espérances qui s'évanouissent, si ce n'est à la loterie. Il n'y a personne qui abuse aveuglément son prochain, en faisant preuve d'une généreuse confiance, ou qui se laisse abuser. Ce sont des créatures de Comte et de Littré, ab ovo, ces dames qui auraient l'air de citrouilles si elles n'étaient pénétrées de sens et de positivisme. On n'a pas entendu dire qu'il y eût là-bas de passions malheureuses – de femme qui dégringolât dans les bras d'un amant, entraînée dans la pente d'un sonnet galant. Le positivisme vient de loin. Sá de Miranda chanta et pleura copieusement sa Delia, et António Ferreira sa Serra. Tous les deux pour rien. La première ne crut pas que le fils du chanoine Gonçalo parviendrait à devenir commandeur ; l'autre n'a jamais imaginé que son infatigable faiseur de sonnets parviendrait à devenir conseiller de justice en droit civil. C'est parce qu'elle est née là-bas, et qu'elle a absorbé cet air épidémique, qu'Amália de Queiroz n'a point partagé les splendides chimères journalistiques de Tibúrcio. Voilà qui explique parfaitement la raisonnable sottise qu'elle fit de montrer la lettre du garçon à son oncle João.
   Le prêtre lut la lettre, la relut comme s'il s'efforçait, avant de se prononcer, d'en saisir toutes les subtilités ; il la referma lentement, remit ses lunettes à épaisse monture d'argent dans un étui en bois avec une fermeture en acier et, après s'être accordé un long moment de réflexion, il lui dit :
   – Ce gars est fou ; et si tu n'es pas folle, toi aussi, envoie-le peigner des girafes. Alors, comme ça, ce grand dadais qui n'a pas encore fini son latin, ni sa logique, va fonder une gazette à Porto, pour subvenir aux besoin d'une famille avec le produit de sa science ! Il doit savoir, lui, avec l'instruction qu'il a, que les plus grands poètes du Portugal, sauf exception, ont tous été des mendiants ; mais ceux qui étaient pauvres ont eu le bon sens de ne pas se marier. Camõens, Bocage, Tolentino, etc., etc., sont morts célibataires. Il doit savoir qu'il y a ici, au Portugal, de vieux savants qui poursuivent leurs recherches depuis un demi siècle et vivent misérablement comme Monteiro da Rocha, José Liberato, Martin Basto et des centaines de leurs semblables. Et il s'imagine, ce petit étudiant, que la nation portugaise va faire une exception en faveur de son érudition ! Si ce n'était pas un tel gamin, je le traiterais d'âne. Aucun inconvénient à ce qu'il en soit un ; mais s'il ne veut pas être également un mauvais homme, qu'il te laisse en paix. Il n'y a rien à ajouter.
   Amália se retira, en larmes, mais sans se permettre un geste d'impatience.
   Le Père João avait déjà écrit à sa sœur Apolinária de venir reprendre sa fille aussitôt que possible, et de lui amener l'une de ses nièces. Il ajoutait qu'Amália ne lui avait créé aucun problème sérieux, mais qu'il fallait la ramener de Braga pour lui éviter de se torturer et de faire le désespoir de ses parents, qu'elle-même désirait partir.


CHAPITRE VII

   Pendant ce temps, Tibúrcio exposait à son oncle de la Raposeira ses plans avec une fervente éloquence ; il lui montrait ses philippiques imprimées contre les Cabral, un long article inédit intitulé Le Siècle des Lumières et le Portugal dans les ténèbres, différents titres de romans, etc. Le vicaire était effaré et, flatté dans sa vanité, il jubilait.
   – Tu peux aller loin, disait-il. Dommage que tu n'entres pas dans les ordres, tu pourrais être un second José Agostinho de Marcelo.
   Il est clair qu'il n'avait pas compris son neveu ou qu'il n'avait jamais lu le moine. C'est Tibúrcio qui rendait fort équitablement justice à l'ignorance de son oncle, bien qu'il connût son axiome, peut-être plagié : Le sixième commandement est l'écueil du genre humain. Le vicaire de la Raposeira n'a rien laissé de plus, dans le mouvement des idées, et s'il a pu apporter cette modeste contribution, c'est qu'à l'occasion il a fait naufrage sur le dit écueil.
   Après cette lecture, et encore dans la chaleur de l'enthousiasme qu'il avait communiqué à son oncle, Tibúrcio en vint brusquement à la question de l'argent. Le vicaire changea de visage comme s'il en avait eu deux et, dès que l'intarissable littérateur lui offrit une ouverture, il lui dit avec componction :
   – Tu ne pouvais plus mal choisir ton moment, Tibúrcio ! J'ai quatre pintos à moi. Le maïs ne rend pas plus d'un cruzado. Le vin est à un pinto le barricot. J'ai perdu six pièces avec les veaux, et la jument russe qui pouvait me rapporter seize pièces à la foire de São Miguel, je l'ai vendue maintenant douze mille réis à cause des tumeurs qu'elle a aux articulations.
   Une chaîne de malheurs dont le plus coûteux avait été le prix des billets de deux de ses enfants pour le Brésil. Et il n'avait pas menti, si ce n'est pour la somme qui lui restait, d'un montant de vingt pièces qu'il devait à la piété d'une pénitente, et qu'il gardait prudemment pour payer les billets de deux petits garçons qui allaient encore à l'école.
   Tibúrcio le rassura : il ne venait pas lui demander de l'argent, mais plutôt de faire venir sa mère sous un prétexte quelconque, parce qu'il avait quelque espoir de lui en soutirer.
  En recevant le lendemain le message de son frère, la mère Jerónima eut l'intuition qu'elle allait voir son Tibúrcio chéri. Son mari et son fils allaient à la Foire des Treize, le jour suivant. Elle n'avait donc pas à donner d'explication. Elle prit une chaussette où elle avait douze pintos, puis, assurant l'emploi d'une vieille mère rajeunie par l'amour maternel, elle sauta sur sa jument.
   Elle pleura à en étouffer, le visage contre le cou de Tibúrcio. Il lui confia en des termes simples ses espoirs et ses besoins ; qu'il avait le choix entre partir pour le Brésil ou adopter un autre genre de vie qui se présentait pour lui à Porto. Comme il balbutiait en expliquant ce mode de vie que sa mère n'était vraiment pas à même de comprendre, elle lui demanda de quel genre de vie il s'agissait.
   Le Père renseigna sa sœur en lui disant qu'il allait faire ce qu'on appelle des feuilles. En entendant le mot feuilles, elle comprit que son fils allait être ferblantier ; elle en fut ébahie, au bord des larmes. – Tu comprends, Jerónima ? demanda son frère. Les feuilles, ce sont les gazettes où l'on donne des nouvelles de ce qui se passe dans tout le pays. Tu dois avoir vu le prieur lire ses gazettes. Eh bien, c'est ça.
   Elle ne voyait pas de quoi il s'agissait ; mais elle avait la mâchoire inférieure qui pendait comme si elle essayait de saisir une idée. Elle finit par deviner que son fils allait faire des Répertoires. Continuant sur sa lancée, Tibúrcio affirma qu'il pouvait gagner des tas de contos, mais qu'il avait pour l'instant besoin de vingt pièces pour entamer sa nouvelle carrière ou s'embarquer. Sa mère jura par les douleurs de la Très Sainte Marie qu'elle n'avait pas plus de 12 pintos à elle ; mais elle lui donnait la permission de vendre la bague de brillants qu'elle lui avait prêtée, vu qu'il s'agissait d'un tel cas de force majeure, que l'âme de sa mère lui pardonne.
   Malgré la pathétique gravité de la situation, il eut du mal à réprimer un fou-rire. Il revit la Pêga de la rue des Cónegas qui s'accrochait à la capote du Fistule en braillant à la porte de la cathédrale qu'il lui avait volé  quinze pintos avec une bague de fausses pierres qui valait trois tostões. José Macário haranguait solennellement la foule agglutinée : cette femme était folle ou elle se trompait ; il ne l'avait jamais vue de sa vie. La Pêga tenait bon : c'était lui le voleur, même qu'il s'appelait Zé Fistule ; et les gamins ainsi que les poissonnières, en se tenant les côtes, car elles avaient l'usurière dans le nez, poussaient des cris stridents : « Oh ! Pêga, lache le Fistule » ; et il avait pu s'échapper par les Traverses, abandonnant l'usurière aux gamins qui tiraient le capuchon de sa mantille. Tibúrcio, qui avait été le témoin de l'algarade, revit toute cette scène tandis que sa mère consentait à la magnanime cession de cette bague avec la permission de la défunte aïeule.
   – Vous vous trompez, ma bonne mère, fit observer Tibúrcio. La bague est faite de fausses pierres sans aucune valeur. J'ai voulu la mettre en gage, un jour que j'étais aux abois, et les bijoutiers m'ont dit qu'elle ne valait rien.
   La mère épouvantée jura de nouveau par les douleurs de la Très Sainte Marie que la bague valait quarante pièces d'or, et le recteur confirma le serment en assurant qu'elle avait été évaluée à ce prix à Guimarães en vue d'un partage. Et il ajouta :
   - Ton fils aîné la portait au doigt quand il se rendait aux fêtes. Dieu veuille qu'il n'ait pas vendu les brillants, et qu'il n'ait pas fait enchâsser de fausses pierres...
   – Ce doit être ça, oui, dit modestement la vieille. Béni soit Dieu, j'ai été bien malheureuse avec mes fils... Enfin, tant pis. Il me reste encore à peu de choses près de petites chaînes, des anneaux d'or et deux vaches qui rapportent. On en tirera toujours vingt pièces. Prête-les moi, Manuel, je te les rendrai en deux fois le mois prochain au plus tard, et donne l'argent à notre Tibúrcio.
   Le vicaire promit d'aller emprunter vingt pièces au Brésilien de Lameira. Tibúrcio, très ému, baisa les mains de sa mère et l'accompagna jusqu'à mi-chemin, en jetant un regard plein de nostalgie sur les montagnes et les brousses où il avait passé son enfance. Il prit ensuite les vingt pièces et partit pour Braga, dans un galop effréné, avec l'allégresse d'un homme qui a défini¬tivement assuré et déterminé sa brillante position. Ces vingt pièces allaient être comme les poissons de la légende chrétienne, multipliés par le miracle du talent. Cet or lancé dans le Vésuve de son génie en ressortirait fondu en palais, parsemés de richesses, dans lesquels il élèverait un autel à Amália. Ah jeunesse !... Le beau portique de l'Enfer de l'expérience.


CHAPITRE VIII

   – Tout est tombé à l'eau ! dit Fistule, en produisant un claquement sec avec l'ongle de son majeur appliqué contre deux de ses incisives entartrées par les cigarettes.
   – Qu'est-ce qui se passe ? ! demanda Tibúrcio, rongé d'inquiétude, quand il arriva à Braga
   Amália avait filé de Braga, il y avait deux heures ; sa mère était venue la chercher ; mais la porteuse d'eau était déjà partie à sa recherche, et avait laissé un message à la caserne : il devait aller lui parler où il savait.
   La porteuse d'eau avait une lettre d'Amália, triste, débordant de passion. Elle lui parlait de la loyauté dont elle avait fait preuve vis-à-vis de son oncle João en lui montrant la lettre de son Tibúrcio pour qu'il se fît une idée de ses honnêtes intentions. Elle lui rapportait l'épouvante manifestée par le prêtre, et l'histoire des poètes mendiants qui ne s'étaient pas mariés parce qu'ils n'avaient aucun moyen d'existence. Que sans qu'elle y comprît quoi que ce soit, il avait fait venir sa mère pour qu'elle la ramenât à Coïmbra sur-le-champ ; et elle lui écrivait cette lettre, quelques instants avant de partir, sans voir, à cause de ses larmes, ce qu'elle écrivait. Suivaient les sincères angoisses de la séparation et les prières pour qu'il ne l'oubliât pas jusqu'à ce qu'ils méritassent grâce à Dieu de s'unir dans cette vie ou dans l'autre.
   – Quelle tuile ! dit José Macário. Et que vas-tu faire, maintenant ?
    – Des études, répondit tranquillement Tibúrcio.
   – Et ça ? rétorqua Fistule en frottant le bout de son index contre son pouce. Qui allonge la galette ? Les mensualités ?
   – La providence.
   – Moi, pour les mensualités, fit observer Macário, je préfèrerais le major Matias à la providence.

   Le lendemain, Tibúrcio partit pour Coïmbra avec son bagage et les vingt pièces qui avaient échappé à la gueule de la typographie et des ateliers de l'Abelheira. Comme elle n'avait pas été démâtée dans l'océan partagé en lots de l'ignorance, la société portugaise était condamnée à ne pas voir la lumière du phare qu'avait prévu le fils de Gandarela.
   Au milieu de mars, Tibúrcio était bien décidé à s'enfermer, à étudier jour et nuit, pour mener de front toutes les études préparatoires. À cette époque, la tâche ne présentait pas de difficultés. C'était un latiniste présentable, il sentait la logique, et savait mieux le français que les professeurs de Coïmbra. L'examen coûtait douze mille réis en espèces sonnantes. Pour le reste, la géographie du  Dr Bernardino Carneiro, la Rhétorique du Père Cardoso et l'Histoire de Dória n'exigeaient qu'un peu d'application, une ignorance docile et beaucoup de bonne foi. Il loua une chambre quelques tostões par mois ; il mangeait les boîtes de conserve de Teresa Fortunata qui servait le dîner et le souper pour six vinténs, une tambouille riche et sordide, mais point indigeste et sans épices irritantes. Il ne déjeunait pas et ne buvait pas de vin. Comment s'est produite cette soudaine transformation ? Le docteur Wigan, cité par Mandsley dit qu'il avait amélioré le comportement d'un garçon en lui posant des sangsues sur le nez. Mais que personne n'aille croire que Tibúrcio soit passé par la sanglante épreuve de la saignée nasale. La nouvelle science ne dispose pas de ces expédients du Docteur Sangrado pour expliquer de telles réformes par des modalités organiques ; mais les vieux métaphysiciens expliquaient ces changements radicaux dans la condition d'un individu par le mot femme, et usaient, pour tout phénomène extraordinaire, de la moderne expression cherchez la femme.
   Il se meubla pour dix-huit tostões et s'habilla, académi¬quement, pour deux mille quatre cents réis, compte tenu des souliers et des chaussettes assorties. À voir les ravaudages de la soutane passée et sa cape en lambeaux, on l'aurait pris pour un étudiant de cinquième année tout crotté.
   Quand elle le reconnut, alors qu'il montait la rue des Fangas, Amália poussa un cri de joie. Et quand il lui expliqua qu'il était là pour se former et s'assurer des conditions d'existence, pour ne pas contrarier son oncle prêtre, elle l'aima autant que pourrait l'aimer une femme aux sentiments délicats. Puis il s'enferma dans sa mansarde avec ses manuels, avec une fougueuse application, insensible aux moqueries des répétiteurs qui le considéraient, à sa mise, comme un champion malheureux du talent contre la pauvreté. Amália le voyait passer et lui écrivait. L'oncle de la Raposeira raconta à João Pimenta en octobre que Tibúrcio avait passé tous ses examens et se trouvait déjà en première année du doctorat en droit. Le cultivateur lui demanda qui lui donnait à manger. Pour toucher son cœur, son beau-frère lui répondit qu'il y avait des étudiants qui avaient fait leurs études grâce à des aumônes. Tibúrcio, qui ne savait pas demander, commençait à souffrir de la faim. On lui conseilla de faire des brouillons la première année, et il vit dans cet expédient une façon de se tirer d'affaire.
   João Pimenta, secoué et confus, alla dire à sa femme que son fils vivait d'aumônes ; sa voix se mit à trembler, sa langue devint sèche, il sentit comme une démangeaison à la tête, et il fondit en larmes, le vieillard. Quant à la mère, c'était à faire pleurer les pierres – Que Dieu l'emmène vite de ce monde ! Son fils en train de demander l'aumône, alors qu'il avait tellement de quoi puisque la moitié de leurs biens lui reviendrait ! Tant qu'elle serait en vie, elle ne sortirait pas de chez elle, sinon pour des messes dans une autre paroisse. Le vicaire saurait que Tibúrcio demandait l'aumône. Et le plaisir que ça lui ferait, la triste situation du fils de son âme... Pour finir, elle se mit à pousser de déchirants soupirs qui devenaient des cris, elle était prise d'angoisse, elle déchirait sa veste de bure, se débattait sur des sacs pleins de maïs, et finit par écumer, en tordant la bouche, et à rouler des yeux jusqu'à en perdre connaissance. Elle était sujette à de tels accès que Viegas qualifiait de crises d'hystérie, et le prêtre déclarait que ces attaques étaient dues à un affaiblissement de toutes ses facultés – que le diable l'emportât, c'était elle qui n'avait pas laissé Tibúrcio se marier avec sa malheureuse nièce.
   L'étudiant de première année de droit commença à recevoir la mensualité que son père lui envoyait. Pourvu qu'on ne lui demandât pas de l'argent, son beau-frère, le prêtre de la Raposeira, prodiguait les trésors que recelait son âme – des conseils, des traits de morale d'auteurs reconnus. C'est lui qui détermina le mari de sa sœur à se montrer généreux en flattant sa fierté d'être le père d'un docteur dont Dieu sait jusqu'où il irait avec ses longues études, et il répétait que, s'il entrait dans les ordres, Tibúrcio pourrait être un second José Agostinho ; mais qu'en tant que docteur en droit, il pourrait arriver à être juge ou plus. Mais il y avait une condition : se tenir à l'écart de la gent féminine parce que l'écueil du genre humain, c'était le sixième commandement.
   L'étudiant, remonté dans l'estime de son père, laissa tomber ses brouillons et sans plus avoir à se soucier de ses moyens, il se mit à étudier pour remporter un prix. Sa tendresse pour la jeune fille, indirectement à l'origine de cette chance à laquelle il devait une vie correcte et exemplaire, ne se refroidit pas, mais l'amour lui procurait comme un havre dans ses travaux littéraires. Ils échangeaient des lettres et des phrases de la rue à la fenêtre ; ils évoquaient rituellement les joies du mariage ; il semble pourtant que la jurisprudence, qui étalait les vaniteuses parures du prix, rivalisait avec Amália. Elle notait une certaine gravité dans le ton de ses lettres, et ses airs sentencieux dans leurs entretiens de vive voix. La fille de l'appariteur en était froissée, mais s'abstenait de mièvres récriminations. Elle était affectée de ce qu'il ne hâtât pas le mariage alors qu'à Braga, son rêve doré, c'était de fonder un journal et qu'ils se mariassent aussitôt. Un jour qu'elle le lui faisait comprendre délicatement, l'étudiant répondit, avec beaucoup de bon sens, que sa mensualité suffisait pour un garçon, absolument pas pour un mari ; il avait connu la pauvreté, et même la faim, ces deux derniers mois, et il avait trouvé fort difficile de concilier l'étude avec la misère ; mais il y avait réussi, affermi qu'il était par l'espoir de gagner son indépendance, sans laquelle il ne pourrait se marier avec son Amália chérie. Cette indépendance était encore loin, et c'est pour cette raison qu'il ne réalisait pas son vœu le plus ardent, qui avait été au début le résultat d'un amour impétueux, et devenait également à présent une reconnaissance réfléchie, parce qu'il lui devait le changement de son comportement et la carrière dans laquelle l'avaient entraîné la passion et le désespoir de ne pouvoir aspirer à sa main sans avoir de moyens d'existence. Tibúrcio n'oubliait pas cette phrase du Père João Evangelista qui provoquait chez lui un certain agacement, et que lui avait mal à propos rapportée sa nièce. Dire à un poète qu'il n'a pas de moyens d'existence, c'est une insulte qui ne peut se laver qu'avec un couteau à cran d'arrêt. Il montrait beaucoup de retenue, le barde de Gandarela qui, en lisant la phrase du père João, ne le traita même pas d'animal, alors qu'il pouvait le noyer sous un déluge d'insultes et de sarcasmes comme il l'avait fait avec les Cabral dans ses fameuses objurgations. Mais il n'oubliait jamais les railleries du confesseur, héritier des Moita das Cónegas, sur sa pauvreté aggravée par les généreux élans de son talent, qui prétendait conquérir une femme aussi pauvre que lui - comme si le génie ne constituait pas une richesse ! Il semble qu'il n'était pas encore tout à fait guéri par l'expérience de la faim et de la solitude dans sa mansarde. C'est que son prix de la Ire année et l'admiration de ses condisciples avaient enflammé sa vanité exaltée par ses distinctions, en confortant l'assurance qu'il avait de ses mérites exceptionnels, et cette foi dédaigneuse et hautaine qui fait les grands hommes – une race de géants que les modernes pygmées prennent soin de réduire à néant par les éclats de rire de leur ironie, en les traitant de farceurs.
   Les vacances de la première année, il les passa dans la maison paternelle, où on l'accueillit tendrement. La nièce du prieur, victime des racontars de Joana Gaitas, était entrée au Couvent de la Conceição à Braga, en tant que choriste. Elle se refaisait une virginité. Elle disait en compagnie de quatre bonnes sœurs à la voix fort nasillarde les psaumes de David, et recevait quelque quatre vinténs par jour puisés au coffre du monastère pour massacrer le latin au choeur avec une barbarie ostrogothe. Du reste, elle était contente, parce qu'elle avait entamé des relations sérieuses avec le menuisier de la maison, fils d'un contremaître à l'aise, et filleul de la prieure. De son côté, Tibúrcio n'avait pas à redouter de la rencontrer, ni que son oncle lui cherchât noise. Pendant les vacances, Amália s'en fut également rendre visite au Père João à Braga, et lui raconta la suite de ses innocentes amours avec l'étudiant. Le moraliste lut la lettre circonspecte par laquelle Tibúrcio différait le mariage, et la trouva fort sensée :
   – Bravo ! C'est parfait. Il raisonne fort bien. Je l'apprécie à présent, et j'ai déjà vu dans les journaux qu'il avait remporté un prix. Qu'il fasse ses études, monte un bureau d'avocats, mariez-vous après, vous aurez du temps de reste pour vous prendre en grippe.
  Effarement d' Amália :
   – Nous prendre en grippe !
   Absolument, disait-il ; il avait confessé trente ans durant des femmes mariées, des consciences qui s'ouvraient à Dieu de toutes leurs douleurs et de leurs misères. Il n'avait trouvé que dans les familles pauvres un semblant de bonheur conjugal parce que le travail et les fatigues ne cédaient pas le pas à l'ennui, à la jalousie et aux vices d'une vie facile et oisive.
   – Et ma mère et mon père qui ont tant d'affection l'un pour l'autre... fit Amália
   – De l'affection, oui, beaucoup d'affection, mais avec des tracas qu'ils auraient pu tous les deux s'éviter, s'ils ne s'étaient pas unis alors qu'ils étaient pauvres et que j'étais aussi pauvre qu'eux. Je ne te dis pas de ne pas épouser Tíburcio, Amália ; je ne t'en veux pas pour ça, parce que ce garçon te mérite ; il a changé de vie à cause de toi, et peut-être est-ce toi qui as fait de lui un homme de bien ; mais ne te presse pas, voilà ce que j'ai à te dire. Mariez-vous quand vous ne craindrez plus que l'absence de moyens ne vienne aggraver les agacements que nous procurent les enfants.
   – Quatre ans, Dieu Saint ! L'un de nous deux peut mourir...
   – Et même tous les deux, conclut l'oncle, en souriant. Si l'un meurt, l'autre ne reste pas à pleurer son veuvage. Je trouve même bon que vous attendiez de voir si vous serez toujours vivants tous les deux – et il lâchait des éclats de rire bonhommes ; il avait une réserve de saines plaisanteries, fort appréciées des nonnes de Notre Dame des Remèdes, et des vieilles fidalgas qui lui trouvaient infiniment d'esprit.


CHAPITRE IX

   Deux ou trois de ses collègues et condisciples encore en vie, racontaient mystérieusement, en l'honneur de leur classe, un épisode de la jeunesse du Père João Evangelista, qui ne ternissait pas sa réputation dans une société dépourvue de toute ferveur.
   Quand il officiait en qualité de diacre, apparut à Braga une Française qui se disait veuve d'un officier, monsieur Ricord, mort dans les guérillas du Minho à Carvalho d'Este, au temps de l'invasion. La veuve fut recueillie à Braga par une famille compatissante. Elle était fort jolie et devait avoir vingt ans. Le diacre João Evangelista, parent en outre de la famille qui avait accueilli madame Ricord, s'éprit follement de l'hôtesse, et il allait tous les mardis au monastère de Tibães étudier le français avec le moine Francisco de São Luis, afin de pouvoir joindre la parole aux gestes muets de sa passion ; tandis que l'étrangère éprouvait moins de peine à apprendre le portugais pour entendre l'étudiant. On disait que c'était alors un garçon fort galant, d'une blancheur d'albâtre, aux cheveux blonds et bouclés. Madame Ricord ne se cachait pas pour lui faire entendre avec des regards indiscrets qu'elle désirait fort le substituer à son défunt de Carvalho d'Este. Sa famille de France, sa mère en fait, qui vivait à Marseille, lui avait envoyé par le gouvernement des ordres et de l'argent en abondance pour se retirer dans un couvent ; mais elle prit l'argent et n'entra pas au couvent. La famille qui l'hébergeait prit mal ce refus et la trouva bien imprudente, et bien écervelée avec le diacre.
   La Française quitta fièrement cette maison, et loua une demeure champêtre dans la caillouteuse avenue du Bom Jesus. João Evangelista avait vers cette époque disparu de Braga.  Les uns disaient qu'il vivait en concubinage avec madame Ricord ; d'autres assuraient qu'il se trouvait à Trás-os-Montes où il devait recevoir un héritage important d'un abbé de Lobrigos, son oncle. Ces deux affirmations étaient toutes les deux exactes. Il avait hérité quinze mille cruzados de son oncle, mais, quand il alla les toucher, il était accompagné de la Française qu'il appelait sa sœur. Sa parentèle lui causa bien des désagréments, parce qu'il se trouva à Amarante un jeune écervelé, un fidalgo provincial colonel des milices, qui voulait devenir à toute force le beau-frère de João Evangelista, et projeta un enlèvement, les armes à la main. De retour, l'héritage en poche, avec sa Française, dans sa villa du Bom Jesus, le diacre fut prié de se présenter à l'archevêque. Quelques heures après cette intimation, ils s'enfuirent pour l'Espagne où ils changèrent de nom et de parentèle. C'étaient un couple qui voyageait avec beaucoup d'argent, et l'allégresse qui va de pair.
   Ils parcoururent les plus belles régions de l'Italie. Madame Ricord le tenait écarté de la France pour de bonnes raisons – elle craignait de tomber sur des connaissances à qui elle ne pourrait présenter son amant comme son époux. João Evangelista ne voyait aucun inconvénient à renier la religion catholique pour se marier avec elle. Madame ne jugeait pas le mariage nécessaire à son bonheur, et citait des auteurs comme Desmoutiers :

        Qui sait trouver la paix du cœur
        Au sein de la foi conjugale
        Passe pour être possesseur
        De la pierre philosophale.


   Elle avait beaucoup aimé Venise. Ils avaient une gondole. Dès qu'ils sortirent du coffre de l'abbaye, les quinze mille cruzados de l'abbé de Lobrigos virent beaucoup de pays, et fondirent dans l'achat de vêtements. Le pâtre en mitre des riches brebis des terres vinicoles aurait-il pensé que son or se promènerait sous le Pont de Soupirs ? – sans parler de ses pièces à deux faces converties en tissus français.
   Ce poème lyrique dura trois ans. On voit qu'ils dépensaient avec un certain discernement, sans jeter l'argent par les fenêtres. Madame Ricord n'avait pas de grosses exigences. Elle passait la plus grande partie de ses journées et de ses nuits à lire des poètes italiens. Elle disait à son amant : « Si ma mère meurt avant que ton argent soit épuisé, nous serons riches, parce que ma mère est richissime : je toucherai deux cent mille francs ; mais, si elle survit à l'argent dont nous disposons, nous conduirons notre gondole au Lido, nous y voguerons comme dans notre cercueil, et nous nous jetterons embrassés dans la sépulture des flots. » Le diacre y consentait ; mais il se souvenait, avec quelque remords et une pointe de nostalgie, d'une sœur sans ressources qu'il avait à Mesão-Frio, dans le pays où il était né de parents pauvres.
   Au bout de ces trois années idylliques, un jour qu'elle se trouvait à la fenêtre de son hôtel Place Saint Marc, madame Ricord recula vivement en poussant un cri, s'étendit sur une ottomane et, après une longue crise de tremblements glacés où elle ne parvint à émettre aucune plainte, elle versa des torrents de larmes et, s'accrochant vertigineusement au cou du Portugais, elle lui dit entre ses sanglots « Fuyons, fuyons, on nous sépare pour toujours. » – Qu'elle lui dît ce qui se passait... Pourquoi devaient-ils fuir ? Oui – il était prêt à s'enfuir, mais qu'elle lui dît par pitié qui ils fuyaient. Elle secouait frénétiquement la tête et les bras, mais elle ne répondait rien d'autre que : « Fuyons ! »
   João Evangelista s'en fut accomplir les démarches pour leur départ par voie de terre, ce qui lui prit une heure et, quand il revint, madame Ricord était sortie, habillée comme elle l'était, car toutes ses malles et ses coffrets étaient là, excepté un voile espagnol, sa parure préférée. On lui dit à l'hôtel qu'elle avait été emmenée par des officiers de justice.
  João Evangelista sortit sans savoir où aller, bouleversé, gesticulant comme un fou. Il s'arrêta à la porte des tribunaux qu'il connaissait ; mais il ne savait que demander ni à qui. Il retourna à l'hôtel. La situation restait horriblement la même. Il songea au suicide, et s'en remit à la miséricorde divine avec l'innocente foi qu'il avait emportée de Mesão-Frio. Il demanda à la Vierge Marie de le soutenir, de lui venir en aide, de lui ramener, là, saine et sauve, et intacte, sa Julie chérie.
   Il multiplia cette nuit-là les va-et-vient, jusqu'à la fermeture des portes de l'hôtel. Il vit naître le jour ; il s'assit sur les degrés de Saint Marc quand il ne lui fut plus possible d'endurer les supplices de son enfer. Il tomba un instant dans une léthargie dont il se réveilla, convulsé par le froid, avec des étourdissements qui l'empêchaient de se lever. Des ouvriers qui passaient dans la lumière du matin, s'écrièrent : « Quel pochard ! » Il dit qu'il n'était pas ivre – qu'il était malade, et leur demanda de l'aider à revenir chez lui, en leur indiquant son adresse. Ils frappèrent à la porte, l'étendirent sur son lit, et lui demandèrent s'il souhaitait recevoir les sacrements. Il ne répondit pas.
   Le directeur de l'hôtel l'assista fort charitablement, et se montra curieux de connaître le sort de madame Braga. Elle était connue sous ce nom depuis leur arrivée en Espagne.
   En pleurant comme un enfant, João Evangelista raconta, entre ses accès de fièvre, ce qui s'était passé, et ne lui cacha rien de sa liaison avec la Française. Le Vénitien sortit. Il connaissait les sentiers qui menaient à la solution de ce mystère. Il trouva le moyen de se présenter à l'ambassadeur de France et recueillit de nombreuses informations dont voici le résumé :
   Monsieur Ricord, l'officier tué par les Portugais à Carvalho d'Este, n'était pas le mari de la Française. Le mari était un armateur de Marseille qu'elle avait abandonné pour s'enfuir avec l'officier qui faisait partie du corps expéditionnaire en Espagne. L'armateur aimait sa femme au point de la chercher trois ans. Quand sa belle-mère lui dit qu'elle se trouvait à Braga, il vint au Portugal, quelques jours après son départ. Il sut qu'elle était en Espagne, mais perdit sa trace. Ses espoirs déçus, il alla pleurer dans le giron de sa belle-mère qui avait envoyé, elle aussi, des espions aux trousses de sa fille. Ils avaient été à Venise ; mais, comme elle usait d'un pseudonyme et sortait rarement de son cabinet, ils n'eurent pas l'occasion de la voir. Un officier du Loison, ami de Ricord, la reconnut, et s'en fut dire partout à Marseille qu'il l'avait croisée. Dans la lâcheté de son ignoble passion, le mari n'osait se présenter seul pour faire valoir ses droits. Il demanda à sa belle-mère de l'accompagner à Venise. L'époux et la mère se présentèrent au consul de France qui donna l'ordre de l'appréhender, une heure après qu'elle eut vu passer en face de sa fenêtre son mari qui la regardait fixement.
   La première personne qu'elle vit à l'ambassade, ce fut sa mère qui l'arrosa de ses larmes. Elle était sa fille unique. Julie réserva un accueil glacial à ses caresses ; et, comme sa mère lui reprochait sa froideur, elle répondit : « Les cadavres sont froids. » Le consul y alla de son discours de circonstance. Julie ne leva pas les yeux du plancher où ces paroles tombaient à plat. À un certain signal, le mari fit son entrée. La Française eut un geste trahissant une violente répulsion ; et, quand il se mit à parler, elle lui imposa le silence et dit à sa mère : « Ce que veut cet homme, ce sont les deux cents mille francs que vous me laisserez en héritage, ma mère. Donnez-les lui et qu'il me laisse tranquille. » L'armateur perdit son air de profonde bonté et la traita d'infâme. « Pour avoir été... votre épouse, dit-elle. »
   La réconciliation était impossible, et la mission du diplomate terminée ; il ne pouvait aller plus loin. La vieille mère du Julie perdit connaissance en se jetant dans les bras de sa fille. Le consul invoqua la piété filiale ; il fut sublime : il lui dit qu'avec la chaleur de son cœur, elle ressusciterait le cadavre de sa mère martyre qui était saintement venue lui demander de rétablir l'honneur perdu de sa famille. – Soit, dit Julie. Écoutez, ma mère ! Je pars avec vous... Allons cacher dans nos tombes le déshonneur de notre famille ! – Et, avec un geste de la tête, en désignant son mari, elle ajouta : – Mais si cet homme, à qui l'on m'a mariée à treize ans, part de Venise avec moi, je me donne la mort.
   Le ministre prit à part l'armateur effaré, dégoulinant de sueur, d'une rougeur apoplectique, et lui conseilla de se retirer et d'attendre que le temps fasse son oeuvre.
  Julie et sa mère restèrent chez le consul le temps qu'on organise leur départ. Elle demanda l'autorisation d'écrire une lettre. Méprise du porteur ou précaution du diplomate, la lettre fut remise à l'hôtel juste après que João Evangelista eut entendu l'essentiel de ce récit. Le contenu de ce document est un secret qui n'a jamais franchi les lèvres du prêtre. Il revint au Portugal et se retira au couvent de Falperra ; et, quand il en sortit pour rejoindre sa sœur, au bout de trois ans, il était prêtre et prêchait d'une façon édifiante la foi dans le Minho. On ne parle pas de pénitence pour ce pêcheur. Les uns disaient à qui voulait les entendre qu'il était bon, les autres qu'il était stupide, quand il prétendait que les âmes de Moita, dont il avait hérité, se trouvaient en présence de Dieu ; il y avait des gens qui le considéraient comme un hypocrite, et les plus sensés disaient qu'il était un homme.
  Ce devait être cela. C'était un homme.


CHAPITRE X

   Tibúrcio alla voir Amália à Braga. Il y a dans les vies romanesques d'absurdes nostalgies. Il se prit à regretter sa jeunesse orageuse, picaresque, d'élève de logique et de français, quand, en longeant les portes à deux vantaux des gargotes, il était caressé par les tièdes effluves qui en émanaient, de friture, et de l'âcre tanin qu'on entendait s'écouler en écumant du robinet des tonneaux. En face de l'auberge des Deux Amis, il s'arrêta pour regarder la porte usée, malpropre, et d'un ocre graissé par des mains sales. C'était l'entrée du tripot, un antre méphitique, où il avait laissé l'argent gagné à la sueur du front de son père s'échinant à ses labours, et s'était habituée à voir ses scrupules s'estomper, et se dissiper. Il se souvint de José Fistule, et demanda au tenancier de l'auberge, un vieux boiteux immonde, faute de trouver un ancien partenaire dans ce taudis, ce qu'était devenu Fistule. Et le tenancier, débordant d'aigreur, en gesticulant furieusement : – Le diable l'avait emporté, et plus jamais il n'avait pu mettre les yeux sur cette fieffée fripouille, depuis qu'il était venu engager une paire de pantalons, raccommodés derrière, pour un pinto, et lui avait fait là un tour de cochon, vu que les pantalons n'avaient rapporté qu'une pièce de douze réis. Il avait selon lui abandonné ses études, ce damné coquin, et tenait une pharmacie. Un voleur ! ajouta-t-il, avant de s'éloigner en clopinant, non sans lâcher contre Fistule une litanie de jurons obscènes.
   À l'heure prévue, Tibúrcio alla voir Amália qui l'attendait, folle de joie, parce que son oncle de prêtre lui avait dit :
   – J'ai appris que Tibúrcio se trouve à Braga. S'il te demande ne lui parle pas de ta fenêtre, reçois-le au salon avec ta sœur Leonor, parce que j'ai envie de le voir. Attendez-moi pour le thé.
   – Je suis mariée ou c'est tout comme, dit Amália en prenant dans ses mains le visage de sa sœur pour lui baiser les joues avec une joie d'enfant. Elles étaient aux cent coups, elles nettoyaient les meubles, les dossiers du canapé, d'antiques trumeaux en palissandre, avec des dentelles de cuivre ; elles montaient sur les chaises en cuir pour épousseter les panneaux de saints peints à l'huile, pleins de crevasses, et dont les cadres noirs, fort vermoulus et criblés de trous, s'émiettaient.
   En attendant, elles allaient, tantôt l'une tantôt l'autre, à la fenêtre, dans tous leurs états, pour voir si Tibúrcio apparaissait ; et les filles du greffier Lampreia, qui habitaient en face, se donnaient des coups de coude en disant :
   – Regarde-moi ces têtes folles ! Elles croient que Braga, c'est Coïmbra, elles ne savent plus où elles en sont ! Si le prêtre savait à qui il a affaire ! Elles ne vont pas se gêner, là-bas, à Coïmbra, pour s'en donner avec les étudiants !...
   – Regarde ! fit l'autre. Voici Tibúrcio.
   Dès que l'étudiant passa sous sa fenêtre, Amália lui dit de monter. En le voyant entrer, les Lampreia dirent :
   – Elle se croit tout permis ! Ah, si quelqu'un pouvait aller prévenir le père João !
   La femme du cordonnier Leonardo qui était à sa porte, regarda les filles du greffier, et, se signant largement d'une épaule à l'autre, et de la tête à son ventre, elle dit :
   – Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il ne me manquait plus que de voir ça, je vous prends à témoin.
   Tibúrcio était entré, partagé entre le ravissement et la crainte. Amália lui raconta ce qui s'était passé. L'oncle avait demandé qu'on l'attendît pour le thé. Léonor les félicitait tous les deux ; l'oncle João n'aurait jamais permis une telle chose, s'il n'était pas décidé à les marier. Amália lui répétait ce que son oncle avait dit sur la lettre où il était question de ce mariage sans aucune ressource, qu'il l'avait couvert d'éloges, et s'était montré satisfait qu'il eût remporté un prix.
   Il y avait une porte entrouverte par où Tibúrcio voyait des étagères pleines de livres.
   – La bibliothèque de ton oncle ? dit-il.
   – Tu veux venir voir ? Et elle l'amena dans le bureau.
   Devant la table où étaient posés des livres de théologie et des bréviaires, étaient accrochés deux portraits à l'huile, au naturel, jusqu'à mi-corps, d'une facture fort délicate, avec des coloris palpitants de vie. L'un représentait une femme pâle, aux cheveux noirs, aux yeux morbides, presque clos sous la langueur des paupières, de grands cils, et d'épais sourcils. Elle portait une mantille sévillane qui recouvrait un gilet sombre sans aucun atour. L'autre était un jeune homme, sans barbe, le visage efféminé et délicat, les cheveux bouclés et blonds. Il portait un habit disgracieux avec un haut col qui l'engonçait, et une encombrante cravate blanche, d'où sortaient les deux pointes brisées du collet. Sur le devant de la chemise en forme de quenouille, il avait une épingle de brillants, et l'on ne sait quelle fleur à la boutonnière.
   – Ce sont les portraits de qui ? demanda Tibúrcio.
   À ce moment précis, le prêtre montait lentement. Les jeunes filles et Tibúrcio passèrent à la salle de réception.
   – Ah, mes jambes, mes jambes ! Vous n'arrivez plus à traîner mes soixante-sept ans, dit le vieillard fatigué, tandis qu'Amália descendait pour lui donner le bras. Tibúrcio attendait sur le palier le prêtre, qui l'invita à entrer le premier.
   – Je ne vous ai pas vu, monsieur Tibúrcio Pimenta, dit le prêtre, jovial, depuis que je vous ai entendu prononcer un sermon chez les Botelha, ces bonnes âmes qui faisaient des vœux sincères pour que leur jeune prédicateur savourât les délices du martyre en se laissant dévorer par les anthropophages. Comme les pieux souhaits de ces dames ne se sont pas réalisés, vous vous trouvez parmi nous, sain et sauf, monsieur Pimenta, conformément à nos désirs unanimes autant que sincères. Leonor, sers-nous le thé, à moins que tu ne préfères me servir à moi mon stupide bouillon, et à notre hôte l'élégant breuvage des boutiques chinoises.
   Après cet exorde, tout le monde se sentait à l'aise, et surtout l'étudiant, soulagé de son embarras face à une présentation délicate, compte tenu de son statut spécial de fiancé.
   Il l'interrogea sur ses études en première année. Il connaissait Ahrens et le Droit naturel de Ferrer. Il posa à l'étudiant des questions sur les rapports entre la théologie et les innovations proposées par les nouvelles doctrines touchant le droit naturel. Ils s'échinèrent à parcourir les garrigues de la fatalité, du libre arbitre, de la phrénologie ; mais le lauréat de Ie année cédait élégamment du terrain au vieillard qui semblait tirer de sa tabatière des axiomes en même temps que des prises. Les jeunes filles suivaient ces controverses avec un intérêt sculptural ; elles partageaient leur intérêt entre le fiancé et leur oncle, en le manifestant par un silence qui aurait été celui d'une somnolence opiacée, si l'un des polémistes n'avait été Tibúrcio.
   Après le bouillon et le thé, le Père João se leva de sa chaise à dossier et invita son hôte à le suivre dans son bureau. Tibúrcio, à nouveau fasciné par les portraits, fixa les yeux sur celui de la femme qui, dans la pénombre du chandelier à quatre bougies, prenait de nouveaux reliefs, pénétrants, d'une beauté tragique, ses pupilles éteintes jetaient des étincelles de larmes qui bouillonnaient sans qu'elle pût les retenir ; dans sa fantaisie, le poète s'imagina que les larmes glissaient jusqu'à la commissure des lèvres et s'y cristallisaient dans un sourire de résignation.
   – C'est de la bonne peinture vénitienne, dit le prêtre.
   – Une peinture, ou un portrait ?
   – Les deux. C'est un portrait.
   – Et ce bel homme ?
   – Un autre portrait.
   – Des personnes connues ?
   – Jadis. Elles sont mortes il y a plus de quarante ans.
   – Vous les avez connues, peut-être...
   – Oui, je les ai connues.
   Tibúrcio flairait un roman ; mais les réponses concises de l'examinateur ecclésiastique, chargées de réticences, mettaient un point final à sa curiosité romanesque.
   Le prêtre le comprit et dit :
   – Quand je mourrai, veillez sur ces portraits. Je vous les donne. Si ma sœur Apolinária est encore vivante, elle vous en racontera l'histoire, personne d'autre ne la connaît ; mais, tant que je resterai en vie, ne la lui demandez pas, c'est inutile. Asseyez-vous.
   Après une pause de quelques minutes visiblement doulou¬reuses, l'amant décrépit de Julie reprit :
   – J'ai des preuves que votre amour pour ma nièce sera durable, ou qu'au moins l'amitié succédera à l'amour transitoire. Ma nièce est une jeune fille honnête, au caractère sérieux et enjoué, comme il convient à la gravité et aux joies de la vie conjugale. Ma sœur avait assez de vertus pour les partager entre ses huit enfants, et mon beau-frère mérite d'entrer dans l'hagiographie des travailleurs. Quand je lui demande de se reposer, parce qu'il peut le faire en comptant sur mes ressources, il me répond que, tant qu'à faire, il accomplira sa besogne jusqu'à sa mort, jusqu'à la nuit infinie du tombeau. J'ai lu la lettre où vous avez refusé de vous marier parce que vos mensualités ne vous permettaient pas d'assurer sans inquiétude l'ordinaire d'une famille. Je vous ai trouvé du sens. Ma pauvre nièce, qui manque d'expérience, a vu dans votre refus un refroidissement de votre amour, et je lui ai dit que c'était de la sagesse, une qualité bien plus rare et précieuse que l'amour. Eh bien, nous allons voir si nous pouvons concilier les effets de l'amour et ceux de la prudence. Je suis très vieux, à bout de souffle, il me reste peu de temps à vivre, et je tiens à marier mes trois nièces qui sont encore célibataires. Mes biens vont être répartis entre elles toutes et, comme Amália touchera la part qui lui revient, les rentes que l'on tirera de sa dot suffiront largement à votre subsistance. Comme c'est elle qui m'a supporté le plus d'années, et qu'elle a fait ici de longs séjours depuis son enfance, je m'installerai chez elle, parce qu'à mon âge je ne suis plus d'aucune utilité pour les fonctions sacerdotales. Si cela vous convient de vous unir à Amália et d'adopter son oncle, demandez à vos parents l'autorisation d'épouser ma nièce.
   Tibúrcio s'inclina devant le vieillard et lui baisa les mains. Le prêtre agita une sonnette ; Amália entra et lui, tremblant sous l'effet d'une forte émotion :
   – Amália, voici ton mari.

   – Le Père João est-il rentré ? demandait la femme du cordonnier aux jeunes Lampreia.
   – Oui.
   – Et ils se trouvent tous les deux là-haut ?
   – Oui.
   – Alors ça sent le mariage.
   – Ça ne m'étonne pas, dit Lampreia mère. Quand il y a des bigotes qui laissent tente mille cruzados aux oncles, on trouve toujours quelqu'un qui veuille des nièces.
   – C'est aussi mon avis, dit la femme de Leonardo. C'est la galette des Moita ! Toutes ces pièces...


CHAPITRE XI

   Ils se marièrent à Braga et construisirent leur paradis à Celas. Le Père João alla vivre avec eux et répartit son argent entre ses nièces, en se réservant prudemment de quoi assurer son indépendance et parer à toute éventualité. Tibúrcio Pimenta connut d'autres triomphes académiques, entre ses livres et les douces joies familiales. Au cours de ces quatre années univer¬sitaires, il allait passer ses vacances à Gandarela avec son épouse ; et le prêtre restait à Braga où il avait beaucoup d'amis et quelques sommes d'argent prêtées avec un intérêt de cinq pour cent dans les maisons aristocratiques.
   La mère Joaninha n'éprouvait pas une sympathie délirante pour sa bru; et Amália ne pouvait se plaindre qu'on ne répondît pas à ses avances. La cultivatrice considérait avec une certaine méfiance l'aristocratique aplomb de la fille de Rosendo de Queiroz Coïmbra. Avec sa sensibilité à fleur de peau, celle-ci trouvait bien abrupte la rudesse congénitale de la mère de Tibúrcio. Mais comme elles s'évitaient, il n'y avait pas d'affrontements déplaisants ni d'éclats.
   Vers cette époque, alors qu'ils profitaient de la fraîcheur du soir dans une chênaie, Tibúrcio et Amália entendirent en passant des éclats de rire émanant d'un jardin, juste derrière la haie de la chênaie. Ils s'approchèrent sans être vus. C'était Joana Gaitas avec Eufémia Troncha qui venait de São Tiago da Faia où elle vivait avec l'abbé depuis le mariage de Felícia. Elles s'étaient connues toutes les deux à Porto. Quand la Troncha était avec le sergent de 2e  classe Crispim du Conseil Municipal, Gaitas était la maîtresse du musicien des cymbales du même corps, un parent à lui qui était sorti de la fanfare de Gandarela, et l'avait amenée à la ville. Ils faisaient des collations de têtes de merlan 'à la farine de pain', c'était le morceau préféré du défunt Brésilien Silva Guimarães, dont Crispim avait reçu une forte somme en héritage. Quand elles se rencontraient ensuite dans les foires, elles se mangeaient de baisers, se donnaient des coups de mules sur leurs ventres respectifs, se traitaient de fières garces, et se racontaient des noces, des bagarres et des canailleries à faire frémir le ciel et la terre.
   Si, cette fois-là, elles se tordaient de rire, c'est que Troncha racontait à Gaitas que José Macário s'était marié avec la Felícia, l'amie de l'abbé, et que l'abbé avait eu recours à ses services pour son abcès, et que cette salope l'avait presque laissé sur le carreau, maigre comme un chien, et un chien du genre teigneux. De gros éclats de rire, et de grandes tapes sur le ventre. Eufémia disait que l'abbé le prendrait en effet très mal. Elle venait à Gandarela pour remettre à un cultivateur, moyennant des intérêts, une somme coquette sur laquelle ce coquin de Crispim n'avait pu faire main basse. Elle racontait qu'Eusébio Macário avait vendu sa pharmacie pour s'en aller à Porto avec cette grande bringue qui, si elle ne se mariait pas, on en ferait une crâne chanteuse de fados.
   – Et elle avait une de ces dégaines – elle tortillait des hanches, pour l'imiter – on s'en donnait avec elle fallait voir comme, et si le Brésilien n'y fait pas attention, comme deux et deux font quatre, je te le dis, ma fille, il va en porter de belles – et elle levait les bras en l'air, bien raides, en produisant avec ses doigts des ramifications symboliques.
   – Oh ! Faudrait encore, mon Dieu, qu'il ne les porte pas déjà ! suggérait la Gaitas.
   Tibúrcio s'éclipsa avec sa femme à pas de loup. Le dialogue entre les deux femmes relevait d'un naturalisme que l'on ne s'autorise de nos jours que dans les romans.
   Entre-temps, le condisciple, le compagnon de chambrée, et l'ami de José Macário pensait à Fistule avec une compatissante tristesse. Il se rappelait que durant les années qu'ils avaient passées ensemble, ils ne valaient pas mieux l'un que l'autre. Quand ils s'étaient saoulés avec les quinze pintos volés à la Pega, ils ne pouvaient rivaliser sur le chapitre de la conduite. La pensée l'atterrait qu'ils marchaient bras-dessus, bras-dessous vers le même abîme ; que lui, Tibúrcio, pourrait être à cette heure-là un infâme achevé sans aucune possibilité de se racheter, comme José Macário. Ramenant le regard de son âme sur l'endroit du sentier où ils s'étaient séparés – en s'interrogeant sur la raison de sa soudaine régénération – il voyait Amália ; et alors, il la serra contre son cœur avec une grande ferveur, et lui dit : « Tu m'as sauvé, ma fille! Sans toi, il se peut que ces deux femmes se permettraient d'être les juges de mes turpitudes. »
   Les réminiscences de son passé ne le laissaient pas goûter pleinement la tranquillité du village. Au point du jour, un dimanche, Tibúrcio et Amália se réveillèrent sous le scintillement de centaines de fusées et de bombes royales. Sur le parvis de l'église, douze mortiers tonnèrent et les cloches sonnèrent. Dans la rue, on entendait le brouhaha des propos allègres et le piétinement rapide des sabots des jeunes gens qui attrapaient les fusées. Ils crurent qu'il y avait une fête à l'église ou que l'on saluait l'arrivée d'un Brésilien. Amália se leva, joyeuse, pour savourer la fraîcheur de ce matin d'août, et Tibúrcio resta au lit pour lire un spécialiste français de droit romain. Peu de temps après, Amália revint et lui dit que c'était le mariage de la nièce du recteur qui était venu d'un couvent de Braga, et avait épousé un artiste. Elle dit qu'elle l'avait vue passer les yeux baissés et qu'elle lui avait semblé très mignonne.
   – Qui t'a dit que c'était la nièce du recteur ? demanda Tibúrcio, surpris qu'on ne lui parlât pas du reste.
   – C'est ton frère.
   – Il ne t'a rien dit de plus ?
   – Il m'a tout dit, mais il ne m'a rien appris d'important. Qu'est-ce que cela peut me faire, le reste ? On connaissait à Braga ta vie de garçon.
   – Mais tu ne m'as jamais parlé de cette femme.
   – Pourquoi aurais-je dû te parler d'elle? J'avais tout intérêt à ce que tu l'oublies!
   – Ame digne et forte ! s'exclama-t-il en posant son livre avant de lui baiser le front avec une tendresse qui n'avait rien à voir avec un baiser sensuel. Il fit, quelques instants plus tard, cette remarque ironique  Mon cher frère  n'a rien gagné à cette dénonciation.
   Son frère Manuel ne pouvait digérer la distance qui s'était établie entre eux. Ça le tourmentait de voir réduites les ressources dont il pouvait disposer ; il volait du grain dans les caisses et des cruchons de vin dans les tonneaux. Sa mère n'avait jamais oublié le vol des brillants remplacés par de fausses pierres. Comme elle était scrupuleuse, elle mena son enquête, avec l'aide de son frère, le prêtre : elle craignait que Tibúrcio l'eût trompée, et calomnié son frère. Le recteur de la Raposeira eut la preuve qu'il avait perdu au jeu, à la foire de São Miguel, la valeur des brillants, et qu'il les avait vendus sur place. Sa mère lui reprocha cette action infâme, et il jura ses grands dieux que c'était Tibúrcio qui avait vendu les pierres. Elle ne le dénonça pas à son mari, peut-être lui pardonna-t-elle, mais elle ne lui donna plus jamais un seul vintém de ses économies. Son père en était presque à le détester parce qu'il ne mettait pas la main à la pâte, et regimbait quand on le lui faisait remarquer, en disant qu'on pouvait faire appel, pour se retrousser les manches, à son frère, le docteur, qui n'était rien de plus que lui. Et, comble de la honte, il s'affichait dans les foires avec Joana Gaitas et avait refusé pour elle d'avantageux mariages qu'on lui avait proposés. Quand son père se plaignait des vols qu'il commettait avec de fausses clés, Tibúrcio lui demandait d'accorder une mensualité à son frère, parce qu'un garçon qui avait pris ces habitudes ne pourrait s'empêcher de voler si on ne lui donnait pas d'argent. Le vieillard se récriait : il n'avait pas de quoi. – Eh bien, donnez-lui ma mensualité, je n'en ai pas besoin, suggéra Tibúrcio. Et cette vieille fripouille de João Pimenta, y trouva son compte : il coupa la poire en deux, en gardant pour lui la moitié de la mensualité, et l'autre pour Manuel qui cessa de voler.
   Au moment où les fiancés passaient avec leur cortège dans le vacarme des fusées, au son d'une danse jouée par deux violons et une clarinette, Joana était assise à la croisée et tournait le dos à Maria Carrazeda, une vieille toute en angles fort préoccupée par les puces de son jupon de finette. En face, une grosse gaillarde était perchée sur le mur du potager, l'air vraiment égrillard, Rita Bizarra dont les jambes bien rondes, couvertes d'un épais duvet, se balançaient le long du mur.
   À la taverne de l'Alho, en face de la croisée, l'on s'en donnait à cœur joie. Le Manuel Pimenta et les pochards aux tromblons s'y entassaient, ils étaient bien partis, ils se défiaient en se lançant des plaisanteries bien raides, ils tapaient sur le comptoir avec leurs bois ferrés et les crosses de leurs carabines. Dehors, les deux filles y allaient de leurs commentaires après le passage des fiancés sous leur parasol écarlate.
   – Oh, Rita Bizarra !
   – Hein ?
   Et la Gaitas tendit les lèvres dans la direction de la Francisca du recteur :
   – Elle est pure comme les étoiles.
   – Ça me ferait mal ! Tout juste bonne pour la vitrine d'un fripier, comme cette salope de la Murça, révérence parler.
   – Il se dit charpentier. Il peut lui proposer des lattes toutes neuves, pour boucher les trous.
   – C'est une volée de coups de latte qu'il va lui flanquer. Ça me fait toujours rire, la fois où tu as été rouée de coups à cause d'elle.
   – Je m'en souviens bien ; tout ça pour une chanson que j'ai balancée au Tibúrcio.
   – C'est toi qui as découvert le pot-aux-roses...  Qu'est-ce qui s'est passé avec elle ?
   – Ça s'est passé dans la châtaigneraie du père Pontes. Je cherchais des champignons dans un creux, et là-dessus je les ai vus arriver tous les deux dans tous leurs états, et se fourrer dans un autre creux.
   – Ils cherchaient des champignons.
   – Ce devait être ça. Après leur départ, je les ai guettés chaque matin, et ils ne cessaient d'y revenir.
   – Pour les champignons, bien sûr...
   – Et cette âme du diable s'est mise à rire, après ça, quand Tibúrcio a parlé, dans sa chanson, de mon ventre qui gonflait régulièrement.
   Maria Carrazeda lâcha l'ourlet épucé de son jupon, et se mêla à la conversation :
   – Mais tais-toi, tais-toi donc, misérable catin ! Ce dont tu aurais besoin, c'est qu'on t'enfonce un peu de bouse dans la bouche, espèce de chèvre teigneuse.
   La Gaitas se rebiffa :
   – Vous avez entendu ce requin ? Si vous n'étiez pas une vieille, je vous tordrais le cou.
   – Approche un peu voir, immonde traînée, que je te colle un coup de sabot sur ton sale museau !
   Gaitas allait se jeter sur la vieille qui brandissait son sabot ferré, hérissé d'énormes vieux clous, quand Manuel Pimenta apparut à la porte de la taverne :
   – Diable, qu'est-ce qui se passe ?
   – C'est cette vieille maquerelle qui bave sur moi. Je ne sais pas ce qui me retient de la réduire en miettes.
   – Viens boire un coup, ma fille, dit-il, conciliant. Laisse tomber cette vieille chouette.
   Et la Carrazeda, remettant son sabot :
   – Va boire, va, grande soularde, que pendant que tu bois tu dis du mal de personne.
   Pimenta attendait la Gaitas, un verre à la main, son chapeau renversé sur sa nuque, en se dandinant, très rouge, les yeux humides, il postillonnait. Elle but sa chopine, et revint s'asseoir à la croisée pour faire bisquer la vieille :
   – Ces charognes, il n'y a pas d'épidémie qui nous en débarrasse, Rita !
   – Va-t-en cuver ton vin, allez, va, va-t-en le cuver, grosse truie ! marmonnait Carrazeda, en se replongeant dans les coutures de son jupon pour en dénicher les puces.
   – Va falloir que je te coupe le sifflet, espèce d'épouvantail ! répliqua l'autre, avant de se jeter sur elle pour la saisir à la gorge.
   La vieille s'accrocha à ses cheveux, et se mit à appeler le Custódio en braillant.
   Le Custódio était son fils, un sabotier, qui se trouvait dans la taverne, et avait déjà fait un an de prison pour des coups de couteau dans une foire.
   Une douzaine d'hommes sortirent en se bousculant. Custódio passa devant Manuel Pimenta, arracha Gaitas à sa mère qui se débattait sous les coups de poing, et fit pleuvoir sur elle une dégelée de coups de pied et de claques bien sonores. Pimenta le prit à bras-le-corps, en essayant de le calmer : il ne devait pas frapper ainsi cette fille, sa mère était abominablement grossière.
   – Je vais vous casser la figure, à vous aussi, répondit le Carrazeda en plongeant la main à l'intérieur de son gilet. Ôtez-vous de ma vue, vous me sortez par les trous de nez.
   Mais, dès qu'elle se vit débarrassée de Custódio, Gaitas se baissa pour ramasser deux pierres, et lui jeta la plus pointue à la tête. Le blessé se précipita de nouveau sur elle, son couteau ouvert, et Manuel le fit tomber sur le nez, d'un coup de bâton assené sur la nuque.
   Il se forma deux partis : les journaliers et les artisans du côté du sabotier, qui s'était déjà relevé, un peu sonné, titubant ; les laboureurs et les nantis qui en tenaient pour Pimenta. Les pierres vrombissaient et les bâtons s'abattaient avec un bruit sec, quand ils ne produisaient pas un bruit sourd et creux comme sur des outres pleines. On entendait de sanguinaires menaces : – Je vais te faire la peau, sale chien ! Je vais te crever les tripes ! On aurait dit la fin du monde.
   Et Bizarra appelait la garde à grands cris, du haut de son mur, les mains à la tête, tandis que la Carrazeda cherchait son sabot disparu dans le tourbillon de la lutte. Gaitas faisait le tour des combattants et attendait une occasion de balancer une grosse pierre sur la tête du sabotier.
   Le vacarme était perceptible jusque chez João Pinheiro, où l'on apprit vite qu'il y avait une grosse bagarre au croisement et que le Manuel y était mêlé.
   – Ça finira aussi vite que ça a commencé, dit le cultivateur qui alignait dans son potager les jeunes pousses de haricots le long des rames. Jerónima se trouvait au Chemin de Croix. Tibúrcio entendit les beuglements, apprit ce qui se passait, et sortit en toute hâte. Amália partit avec lui. Au moment où ils arrivaient au carrefour, Manuel Pimenta était couché sur le ventre, il ne bougeait pas ; et, penchée sur lui, Joana Gaitas l'embrassait à la hauteur de la taille et criait :
   – Ils me l'ont tué d'un coup de couteau !
   Tibúrcio s'agenouilla à côté de son frère, et lui demanda s'il était blessé. Manuel épondit:   
   – C'est le Carrazeda qui m'a tué.
   Les combattants s'étaient dispersés dès qu'ils avaient vu tomber Pimenta. Un gros attroupement s'était formé, qui avait été attiré par les éclats de voix et les hauts cris de Joana. Le recteur se présenta avec sa nièce et son mari, en manches de chemise, l'air décidé. Quand celle-ci aperçut Tibúrcio, elle s'arrêta à une bonne distance du groupe. Se conformant à ses devoirs paroissiaux, le vicaire s'approcha du blessé et, sans saluer son frère, lui demanda ce qui s'était passé, si c'était grave, s'il voulait se confesser ou recevoir l'extrême-onction. Manuel se tordait entre  les bras de la Gaitas.
   – Va-t-en, pouffiasse ! dit le vicaire à Joana. Veux-tu donc qu'il meure dans tes bras et parte tout droit en enfer ?
  Tibúrcio se tourna vers deux hommes dans l'assistance pour leur demander de l'aider à transporter son frère chez lui. La mère, qui venait de l'église, un rosaire pendant à ses mains jointes, accompagnait son fils au milieu de la foule, en pleurant bruyamment. Le vicaire dit à quelqu'un du cortège : « Allez voir ce qui se passe et, si c'est nécessaire, faites-moi appeler. Je suis curé, après tout, et je ne puis faire autrement que d'administrer les sacrements s'ils me le demandent et, s'ils ne le demandent pas, qu'ils aillent au Diable. La justice de Dieu, on la voit... Race des Pimenta. Sale engeance. »
   Mais le blessé ne mourut pas. Il appartenait sans doute à une méchante race, mais il avait une constitution à l'épreuve des coups de couteau. La lame s'était enfoncée dans le ventre, mais elle avait à peine entamé les intestins. Les évacuations alvines et sanguinolentes cessèrent. Le chirurgien lui interdisait de boire, et lui appliquait des compresses d'eau froide sur le ventre. Il finit par le remettre entre les mains de la nature qui le guérit, avec l'aide d'une théorie de saints et de saintes invoqués par madame Jerónima. Deux mois après, Manuel Pimenta était rétabli, à même de se promener, et se préparait à administrer une trempe monumentale au recteur, parce qu'il avait insulté sa Gaitas, qui le serrait dans ses bras quand il se débattait dans les affres de la mort.
   Ce dut être une belle trempe, s'il est arrivé à la lui administrer comme on peut le croire.
   Quant à Tibúrcio, cet incident le dégoûta de Gandarela au point qu'il n'y revint jamais...


CHAPITRE XII

   Ses études terminées, son diplôme en poche, Tibúrcio s'installa à Porto, et s'associa à Almeida et Brito. C'était à l'époque où José Macário avait divorcé d'avec Felícia pour s'expatrier en compagnie de Pascoela Trigueiros. Ils se rencontrèrent par hasard dans le bureau de l'avocat que l'autre consultait. Le Dr Tibúrcio fut gêné de la familiarité dont Fistule faisait preuve à son égard en présence d'Almeida et de Brito ; et, au moment où ils commençaient à discuter sur le divorce, Tibúrcio sortit, prétextant des affaires. Puis ils s'évitèrent ; Fistule le haïssait. Quand il l'avait connu, Tibúrcio était son compagnon dans les tripots, les tumultes, les beuveries. Il ne pouvait lui pardonner une réforme dans les mœurs qui entraînait une telle aversion contre son vieil ami, son complice quand ils avaient volé la Peuga, la veuve de la rua das Cónegas, qui lui avait fait une sale réputation à la porte de la cathédrale de Braga. Se rendant compte du sérieux du docteur, Eusébio Macário se présenta chez Tibúrcio, et lui laissa cette carte de visite :


EUSÉBIO MACÁRIO
Chevalier de l'ordre du Christ

   Et, au dos de la carte, au crayon :

   Ayant appris que le Dr Tibúrcio Pimenta se trouve à Porto, vient lui présenter ses respects, et mettre à sa disposition sa demeure, au 10, de la rua do Príncipe, au palais de sa fille, la baronne de Rabaçal, à main gauche.

   Tibúrcio ne lui rendit pas visite. Macário se plaignit à l'Assembleia, et dit que, s'il se conduisait en gentilhomme, il envisageait de le faire élire député à Basto, mais que Tibúrcio avait de qui tenir, que son père, un vrai mulet, était bien accroché à ses sabots, que le fils avait provoqué la perte de bien des filles, et vivait d'aumônes à Coïmbra quand le Père Lopes de Braga, un usurier qui avait jeté son dévolu sur des bigotes, lui avait donné une nièce qui était arrivée de Coïmbra après y avoir bien roulé sa bosse.
   Le Père João Evangelista, ami de l'évêque Dom Jerónimo, fréquentait le palais épiscopal, connaissait le chanoine Justino, l'ancien abbé de São Tiago da Faia. Un canonicat s'étant libéré, il le demanda, pour se distraire, l'obtint, et se fit des relations. Le Père Justino lui parlait des Macários. Le chanoine Lopes était pris de fous-rires qui compromettaient l'élasticité haletante de son diaphragme. Il disait à son neveu que dans le cercle du genre humain, il y avait des familles qui semblaient faites pour recueillir les excréments des autres, et que Dieu incisait ces furoncles pour purger de temps en temps la race des hommes.
   Tibúrcio avait fait ses débuts dans les Cours d'Assises. La presse publia des fragments de ses discours torrentiels d'une émouvante éloquence, mais il n'était pas à l'aise ; les horizons dont il avait rêvé se rétrécissaient. Il ne voulait pas sauver des délinquants qu'accusait sa propre conscience. Il voulait sauver la nation. Il aspirait aux nobles gloires du parlement. Amália qui connaissait sa répugnance à aller voir à la Relação des criminels pour mettre au point leur défense avec eux, ne cessait de demander à son oncle de faire jouer ses relations pour faire entrer Tibúrcio à la Chambre. L'évêque, les autorités et la réputation de l'orateur aplanirent les difficultés. Le Dr Tibúrcio fut élu à Cinfães - je pense que ç'a été à Cinfães, ce devait être Cinfães - une pépinière de talentueux députés qui parvient toujours à se mettre en lumière dans le monde politique, dans ce ventre lâche et fécond de Cinfães.
   « Ses débuts furent splendides » , d'après les journaux gouvernementaux. L'opposition le jugea métaphysique et nébuleux comme un marais à l'aube. Il défendit la sanglante élection de la 79e circonscription, comme un qui défendrait un prévenu accusé de parricide, avec les expressions déchirantes dont il usait dans les Cours d'Assises. L'opposition s'en prenait à l'administrateur du conseil comme s'il était Matos Lobo ou Luis Negro. La même éloquence déployée, pleine de vitriol des deux côtés. À la fin de la législature, le Dr Tibúrcio avouait que, sous ce déluge de saletés, les bêtes étaient en si grand nombre et l'arche si petite qu'en fin de compte personne n'était sauvé, à cause des bêtes.
   – J'aimerais être ministre trois mois, disait-il un jour à Amália. Ce pays gangrené pourrait encore s'en sortir avec une bonne amputation.
   Elle commença à imaginer que son mari pourrait sauver le pays avec une bonne amputation, et son oncle, le chanoine, demandait à son neveu en souriant ;
   – Mais de quoi diable souffre donc ce pays ?! Il n'y a personne, là dehors, qui sente la gangrène. On y voit régner les rhumatismes et les catarrhes ; mais, pour ce qui est de la pourriture, je n'en connais aucune, à part dans les hôpitaux. À ta place, Tibúrcio, je ne pratiquerais aucune amputation, si j'étais ministre.
   Le docteur insistait pour retourner au Parlement. Il voulait prononcer ses ultimes soporifiques paroles, crachées à la face du cynisme universel, marquer au charbon des stigmates de l'infamie la stupide indifférence générale, s'incliner sur la couche du Portugal à l'agonie, et psalmodier les thrènes annonçant sa destruction, comme Jérémie sur le royaume d'Israël. Et le chanoine :
   – Il me semble que tu reviens aux sermons chez les Botelha. De tels sermons au Parlement, s'il n'est personne qui en commande, il y a toujours une nation qui les paie ; la pauvre nation gangrenée, mais qui paie quand même ses médecins avec une rare ponctualité ! Pas question d'amputation, Tibúrcio, si tu ne veux pas voir le malade te rester dans les bras pour cause d'hémorragie.
   Le chanoine s'employait nonobstant à faire élire son neveu dans une circonscription de Porto. Amália ne cessait de le demander, non seulement pour lui ménager un accès aux conseils de la couronne, mais parce qu'elle avait deux sœurs mariées à Lisbonne, et tenait vraiment à vivre près d'elles. Le Père João Evangelista mettait à contribution des notables influents, de grandes firmes commerciales, des agents électoraux influents qui tiraient leurs réserves de prospérité des confréries. On lui conseillait de conduire le docteur aux sources des confréries, des fontaines à votes bien propres – il devait le présenter à Sousa Basto, de la Trinité, à Folhadela, au Vicomte de Alpendurada, à Carneiro Geraldes, à Custódio Pinheiro, à Torquato, aux aristocrates de Cedofeita, à Figueiredo, à Dourado et à d'autres membres du Tiers Ordre de Saint François – de fines mouches à qui on ne la faisait pas.
   Le docteur ne transigeait pas avec les mauvaises habitudes de la mendicité. S'il voulait amputer les excroissances cancéreuses de l'organisme national, le membre le plus pourri de celui-ci, c'était la corruption des suffrages avec l'argent que l'on distribue aux pauvres, et l'abjecte complaisance que l'on manifeste vis-à-vis des riches. De plus, les insinuantes démarches auprès des confréries lui semblaient des marques d'une stupide cagoterie ou d'une hypocrisie canaille. Malgré son épouse, il s'entêtait à ne point aller voir les Frères du Tiers Ordre, tandis que son oncle, le chanoine, tirait les ficelles, en invoquant comme excuse d'innombrables travaux juridiques. Le Tiers Ordre était conquis, depuis que le chanoine avait fait inscrire le Dr Tibúrcio Pimenta comme Frère.
   On parlait beaucoup d'une réforme ministérielle. Comme ses cors au pied le faisaient souffrir plus que jamais, le ministre des Finances s'était mis au lit ; celui de la Marine avait pris froid au bord d'une frégate où il était allé vérifier que les biscuits avaient la forme qu'il avait indiquée dans un joli dessin où la poésie donnait la main à la géométrie linéaire. Ils étaient au lit, dans la plénitude de leur gloire, l'un avec des emplâtres émollients, l'autre en train de mâcher des pastilles de Nafé, un remède souverain contre les éternuements.
   – Si tu étais à Lisbonne, Tibúrcio, disait Amália, tu entrerais peut-être au gouvernement.
   – Ne fais pas l'enfant. Des hommes d'une inflexible indé¬pendance comme la mienne ne peuvent être ministres que si le peuple et les armes les imposent au Pouvoir Modérateur. Ma colonne vertébrale ne se courbe ni devant le peuple, ni devant les financiers, ni devant les coteries. Je ne serai jamais autre chose que l'ancien étudiant Tibúrcio Pimenta, natif de Gandarela, et avocat à la Cour de Porto.
   – Et Frère du Tiers Ordre de Saint François, ajouta le chanoine. Je t'ai mis sur leur liste, et tu en sortiras député aux premières élections. Je connais Porto mieux que toi. Cela se passe ici comme à Braga, avec quelques milliers d'âmes.
   Un jour, à sept heures du matin, l'on tira fort sur la sonnette du Dr Tibúrcio. La domestique descendit à la grille, et vit un homme au maintien parfaitement séraphique, qui lui demanda s'il pouvait parler à Monsieur le Docteur. C'était un individu chauve, avec des lunettes vertes, posées sur un nez plein de verrues, dont une narine était obstruée.
   – C'est qu'il est encore couché.
   Il venait lui remettre une dépêche annonçant à sa Seigneurie qu'elle avait été nommée ministre. Et il lui remit la dépêche.
   – Veuillez, s'il vous plaît adresser de ma part mes félicitations à Monsieur le Ministre ; dites lui que je suis Lavanha, le Frère Clochette.
   – Le frère de qui ?
   – Clochette, Lavanha. Monsieur le Docteur me connaît bien, je suis également clerc à l'étude de Bandeira, et je suis déjà venu avec des papiers pour Monsieur le Docteur. N'oubliez pas d'adresser des félicitations à Monsieur le Ministre. Au revoir, ma fille.
   La domestique monta à l'étage, à toute vitesse, en haletant ; elle appelait sa patronne :
   – Oh, Madame, Madame, une dépêche pour annoncer que Monsieur le Docteur est ministre !
   Et Amália, fort excitée, courut à la chambre avec la dépêche, et ouvrit la fenêtre en s'exclamant :
   – Tibúrcio, Tibúrcio, toutes mes félicitations ! Tu es ministre ! Voici la dépêche.
   Et elle décacheta l'enveloppe sans la lire pour la remettre à son mari qui s'était assis sur son lit, réveillé en sursaut,et se frottait les yeux.

   Le Docteur lut :

      Illustrissime Dr. Tibúrcio Pimenta
  Le comité du Vénérable Tiers Ordre de Saint François de cette héroïque cité invaincue de Porto, a la joie de vous faire part qu'hier, en réunion générale, vous avez été, à l'unanimité, élu Ministre du dit Vénérable Tiers Ordre de Saint François.


  Tibúrcio froissa ce papier, le jeta sur le tapis et dit :
  – Cela ne valait pas la peine de me réveiller pour ça, Amália.
    Les yeux où se lisait une stupéfaction spasmodique fixés sur le visage bizarre de son mari, Amália dit, fort désappointée :
   – Ministre du Tiers Ordre de Saint François ! Zut alors !
   Le chanoine qui avait entendu parler de ministre, entra là-dessus, et demanda ce qui se passait. Amália l'informa, avec un grand dédain, de cette nomination au poste de ministre du Tiers Ordre ; et l'oncle, avec gravité, et un soupçon de miguelisme :
   – Eh bien moi, je préfèrerais être ministre du Tiers Ordre de Saint François des Plaies, que ministre du Premier Ordre de Dona Maria da Glória.

MORALITÉ

  Si le Dr Tibúrcio exerçait ses fonctions de Ministre du Vénérable Tiers Ordre de Saint François, il pourrait se hisser par l'échelle de Jacob aux sommets du Ministère Divin comme Saint François lui-même ; et là, dans son céleste séjour, il rejoindrait, je ne dis pas la Severa, mais quelques monarques lusitaniens qui, à l'instar de Pierre le Cruel, ont eux aussi appartenu au Tiers Ordre du dit Saint. Mais le Dr Tibúrcio Pimenta, qui commençait à être affecté des pourritures modernes, n'alla jamais siéger au Tiers Ordre et, quand Dona Amália, infestée par l'incrédulité qui règne à Coïmbra – confirmée ensuite par la phalange déicide d'Antero de Quental – a dit “Zut alors !” elle a parfaitement défini sa génération et peut-être compromis l’avenir de son mari.


La Gaitas

© traductionRené Biberfeld - 2010
photos :
Le roi Dom Carlos en costume de paysan - Arnaldo Fonseca / Camacho
La Gaitas - Félix Tournachon<

Retour au Sommaire général

Ces oeuvres sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.  - JH Robert Ouvroir Hermétique