Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

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Chapiteau - Chauvigny 

Roman de Camilo Castelo Branco

Traduction de René Biberfeld

Ici en PDF - (1,1 M)
Cela s'est passé à notre époque,
je l'ai appris de ceux même à qui c'est arrivé,
et j'ai tenu à l'écrire pour que chacun
fasse bien attention à ses actes.
Tout se paie.
Maria de Paves y Sotomaior – Nouvelles d'Amour

CHAPITRE I
... El hombre tiene
Cosas bien estrafalarias
MORATIN - El Viejo y la Niña
[1]


   Au mois d'août 1850, à la table d'hôte des Irmãos Unidos, à Lisbonne, sur la place du Rossio, dînaient dix ou douze personnes qui ne se connaissaient pas.
   L'un des convives, écrivain provincial et bavard expansif, avait choisi cet établissement pour être sûr d'avoir un auditoire. Dès les premiers jours, la fortune lui avait souri. Il avait réussi à joindre, la veille de leur départ, quelques députés du Minho, qui se détendaient, l'après-midi, avec de rubicondes beautés, un cure-dent à la bouche, après avoir enduré le silence religieux dans lequel ils avaient assisté, le matin, aux mystères éleusiniens du parlement.
   L'éloquence de l'écrivain de Porto n'était pas affectée par la présence des Cicéron et des Hortensiu sortis de leur brousse, surtout après avoir été enhardi par la conviction que ce n'étaient pas là des hommes qui pourraient la dédaigner. L'un d'eux avait à ce point excité sa verve outrecuidante que cet audacieux journaliste parvint à imposer ses doctrines économiques à ses auditeurs, et ceux-ci les saluèrent comme autant de nouveautés. Il est certain que dans la législature qui a suivi, au grand étonnement d'orateurs notables, les députés réélus du Minho dirent avec un incroyable aplomb des sottises, dont l'originalité vient directement de l'homme de lettres qui les a inspirées.
   L'hôtellerie débarrassée de ses députés, l'écrivain se retrouva avec d'étranges personnages, arrivés depuis peu de différents endroits. S'il adressait la parole à son voisin de gauche, en lui offrant une cuillère de riz, son commensal l'acceptait et lui demandait une cuisse de poule ; s'il demandait à celui de gauche un pot de conserve, accompagnant sa requête de considérations médicales sur les vertus stomachiques du piment doux, son voisin lâchait un rot approbateur, et graissait son filet de porc, silencieusement, en jetant des regards affamés sur chaque plat qui apparaissait.
   L'écrivain n'en pouvait plus, il ne parvenait plus à endurer les mauvais procédés de ces taciturnes gloutons qui, leur pudding à peine dévoré, serraient les boutons de leur gilet, et filaient en débandade chacun dans sa chambre, les paupières lourdes, pour s'abandonner en nasillant à une bienheureuse digestion.
   Un jour, cependant, au cours de ce dîner, justement, où débute cette histoire, Roberto Soares — c'est le nom du journaliste de Porto — débordant d'indignation, lève la voix, tandis que l'attention de tous se concentrait sur un pentagone de bœuf rôti, et dit :
   – Le bruit court à Lisbonne qu'un prince d'Éthiopie loge dans cet établissement. Je vous ai dit qu'aucun de mes compagnons n'était noir, l'on m'a rétorqué que ce prince est un mulâtre blanc qui ne se trahit que par son accent. Lequel d'entre vous est ce prince ? Je veux boire à sa santé.
   Les convives se considérèrent avec une certaine attention, suspendant quelques instants les rugissements de leur déglutition ; mais ils ne lâchèrent pas le moindre monosyllabe. Passé l'effet de surprise, ils fondirent, comme un seul homme, sur les tranches de bœuf. Roberto Soares baissa lentement le bras qui tenait le verre qu'il comptait boire à la santé du prince.
   – À ce que je vois, reprit-il, tapant dans son assiette avec deux couteaux, à ce que je vois, vous êtes tous princes d'Éthiopie déguisés. Je déclare que je m'en vais aujourd'hui commettre un régicide. Quel est parmi vous la personne la plus dénuée de cervelle ? J'entends bien y introduire trois onces de plomb.
   – J'accepte cette faveur, si aucun de ses messieurs ne la réclame, dit un homme maigre et basané qui se trouvait en face de Soares, en cherchant le cerveau dans le crâne d'un merlan. Et il poursuivit :
   — Je cherchais à dénicher l'intelligence de ce merlan, et je trouve la cavité vide, je vous propose de l'examiner, Monsieur, puisque vous me semblez faire sur l'espèce humaine les études que je mène sur ce poisson bouilli.
   Roberto Soares s'inclina devant son interlocuteur, et dit gravement :
   – Je vois que ce serait un acte de barbarie que de tuer un prince dont le règne promet d'être illustre. Vous êtes capable de dire de ces choses, et cela fait quatre jours que vous me privez du plaisir de goûter votre esprit ?! Vous êtes invité, mon ami, à bavarder avec moi quatre heures, et nous discuterons alors pour savoir lequel de nos compagnons est le prince déguisé.
   Les hôtes éclatèrent de rire, en se regardant avec un air idiot. Celui qu'on invitait à discuter sur l'identité du monarque africain, laissa échapper une expression intelligente, qui plut beaucoup à l'écrivain. Ils s'échangèrent tous deux un regard de connivence, établissant ainsi une alliance tacite et un contrat pour étudier le "ridicule" de leurs commensaux.
   À la fin du dîner, tout le monde se leva, excepté Roberto Soares, et l'observateur des crânes de poissons.
   – À qui ai-je l'honneur ? demanda l'écrivain.
   – Ne voyez-vous pas, mon garçon, que je suis un vieil homme ?! On montre plus de respect en posant de telles questions… dit l'autre, en souriant, un petit verre de genièvre au bord des lèvres.
   – Vous n'êtes pas vieux… vous avez quarante ans au plus.
   – Quarante-neuf. Je me tiens droit, je reste ferme, parce que physi-quement, j'ai quelque chose de Don Quichote, et moralement, quelque chose de Sancho Pança. J'ai en moi deux natures, ne trouvez-vous pas ?
   – Ce que je trouve, c'est que vous avez de l'esprit, et du bon, et je ne vois pas comment vous pouvez rester, quand vous en avez tant, quatre jours muet, sans répondre aux défis que l'on vous fait. J'ai pensé que vous étiez, mon cher Monsieur, député de province ou maître d'école…
   Le plaisant quinquagénaire l'interrompit, en fronçant les sourcils, avec une moue dubitative :
   – Maître d'école !… Ça alors ! Moi qui croyais que mon visage évoquait un hobereau de village, à deux doigts de se retrouver fauché !… Vous ne m'avez même pas accordé le titre de baron ! Il faut qu'il ait une tête bien démodée, le malheureux qui se recommande aussi peu ! Où en sommes-nous ? Que pensez-vous que je suis ?
   – Je ne sais pas, je brûle de vous le demander.
   – Eh bien, je vais vous le dire, je suis un chevalier d'industrie. Si vous aviez été malin, vous l'auriez déjà deviné.
   – Et quelle est votre industrie ? dit Roberto Soares, sur le même ton familier.
   – Mon industrie, c'est tout ce qui me libère du travail et me procure le plus aisément de quoi me sustenter. Actuellement, je m'adonne à la grivèlerie ; c'est l'industrie la plus innocente que je connaisse, celle qui demande le moins d'ingéniosité. Je serai assez habile si j'arrive à m'offrir gratuitement trois mois, à Lisbonne, une table correcte et un lit convenable. Dans certaines républiques grecques, on entretenait ainsi de jeunes gens aux frais de la cité. Il est bon qu'on étende au Portugal cette mesure salutaire aux gens âgés.
   – À la bonne heure !… dit Roberto, en tordant sa moustache, Vous êtes l'homme le plus franc que j'ai connu.
   – Pour une raison fort simple. Je n'ai pas l'habitude d'en user ainsi avec le tout venant qui m'interroge sur mon métier. Je le suis avec vous, parce que je reconnais une personne qui ne peut être exploitée par aucune branche de mon industrie. Du point de vue économique, vous êtes, Monsieur, improductif. Je me suis renseigné sur vous, l'on m'a appris dans cet hôtel, que vous étiez, mon cher ami, un homme de lettres. Il n'est pas encore né, le talent industriel capable de pénétrer dans les poches d'un homme de lettres portugais. Avez-vous bien saisi la raison de ma franchise ?
   – Vous vous payez ma tête… Je ne crois pas un mot de ce que vous m'avez dit. Vous trouvez que je ne suis pas digne d'être pris au sérieux ?
   – Bien au contraire, Monsieur. Si vous ne méritiez pas à mes yeux la bonne opinion que je me fais de vous — je vous tiens pour un garçon qui a du sens — il serait naturel que je vous dissimulasse ma profession, de peur que vous ne préveniez contre moi le propriétaire de cet hôtel… On m'a dit que vous veniez d'une province et que vous vous appeliez Roberto Soares. Je ne puis vous dire d'où je suis, parce que je ne sais pas où je suis né, et je ne suis même pas sûr d'être né quelque part ; mais si cela vous intéresse de connaître mon nom, vous saurez que je m'appelle, à Lisbonne, Macario Afonso de Costa Pinto ; et si vous me rencontrez, d'ici un mois, à Porto ou à Coimbra, vous serez bien obligé de me demander mon nom. Que faites-vous à Lisbonne ?
   – Je traîne aux basques d'un ministre pour lui demander un emploi.
   – Sans le moindre espoir de l'obtenir ?
   – Presque aucun.
   – Pourquoi ne trouveriez-vous pas un emploi sans dépendre d'un ministre ?
   – Lequel ? Un écrivain n'arrive pas à gagner de quoi vivre au Portugal.
   – Cassez votre encrier sur la figure d'un créancier, et initiez-vous à mon métier.
   – À celui de chevalier d'industrie ? Pour un peu, vous me lèveriez le cœur.
   – C'est que vous avez l'estomac bien encrassé. Prenez quelques tisanes amères… Je vois que la nouvelle connaissance que vous avez faite vous embarrasse… Voilà ce que vous a rapporté votre curiosité. Quelle importance cela pouvait avoir pour vous, Monsieur Soares, de savoir qui je suis ? Que l'ennui d'entretenir des relations avec moi ne vous mette pas sur des charbons ardents. Dorénavant nous nous conduirons, l'un avec l'autre, comme si nous ne nous étions jamais parlé.
   Macario Afonso se leva, tourna le dos à l'écrivain, et quitta la salle.
   Le soir de ce jour-là, Roberto se trouvait au Café Suisse, quand il vit entrer son homme, bien habillé, tout en noir, qui s'assit sur une banquette, prit un café, et tira sur une belle pipe, d'une façon fort galante.
   – Tiens, voilà l'excentrique, dit un ami de Soares.
   – Qui c'est, cet excentrique ?
   – Cet homme avec une pipe.
   – Tu le connais ?
   – De vue, c'est un millionnaire.
   – Tu te trompes, ce qu'il est… qu'est-ce que j'en sais ? dit Roberto, retenant sur le fil une indiscrète révélation.
   – Qu'est-ce qu'il est alors ?! Tu ne veux pas admettre qu'il soit un millionnaire.
   – Il n'en a pas l'air. Il loge au même hôtel que moi… et…
   – Et quoi ? Il loge au même hôtel que toi, en voilà un argument ! Si je te prouve qu'il y a moins de quarante-huit heures, cet homme a présenté des titres d'un montant de cent vingt contos établis à Londres, à faire valoir chez deux négociants de Lisbonne !…
   – C'est impossible… Ces titres, s'ils existent, sont faux…
   L'interlocuteur de Roberto fut pris d'un extraordinaire éclat de rire, et le millionnaire dont on parlait, intrigué par le bruit de ce rire, croisa le regard pénétrant de l'écrivain.
   Sans dénigrer la noble hauteur de Soares, nous dirons qu'il regardait avec un certain respect, qui ne se dissimule pas, le supposé chevalier d'industrie, dont son ami comptable détruisait l'impression qu'il lui avait laissé à son hôtel quelques heures avant.
   Macario Afonso, si c'était bien un Macario Afonso, sortit du café ; et, en passant près de la table de l'écrivain, il le salua discrètement.
   – C'est un parfait original ! poursuivit le comptable. On raconte beaucoup de choses sur cet homme…
   – D'où vient-il ?
   – Je ne sais pas ; l'on m'a dit qu'il a eu un grand établissement à Buenos-Aires, et quelqu'un m'a dit qu'il l'avait connu dans la traite des nègres. Je pense qu'il a été négrier.
   – Comment s'appelle-t-il ? Tu le sais ?
   – J'ai entendu qu'on l'appelait le commandeur Penha…
   – C'est ça… Penha…
   – Pourquoi dis-tu c'est ça ?
   – Parce qu'il m'a dit son nom ; mais il ne m'a pas dit qu'il était commandeur…
   – D'un ordre brésilien… Je crois que c'est celui du Cruzeiro.
   – Je ne vois pas.
   – Qu'importe ! En outre, il est modeste… Voici une de ses fantaisies. Quand il est arrivé, il y a quelques mois, à Lisbonne, pour se débarrasser d'un importun qui vendait des billets de loterie, il en a acheté un, qui a gagné un lot. En arrivant place das Duas Igrejas il a entendu une conversation entre deux dames modestement vêtues, qui marchaient dans la même direction que lui. C'est une fille qui faisait des reproches à sa mère pour avoir employé la moitié de la somme recueillie au mont de piété à un billet de loterie qui n'avait rien gagné. Sa mère lui disait que c'était dans l'intention de l'enrichir qu'elle avait risqué la moitié de son pain. Sa fille lui rétorquait qu'elle avait perdu la raison. Le commandeur se mêla de la conversation en disant : "Il y a des personnes qui n'ont vraiment pas de chance aux loteries, Mesdames. Moi aussi, je m'en suis entêté, et personne n'a été aussi cruellement traité que moi par la Santa Casa da Misericordia. J'ai là un billet où figure un nombre que je voyais bien gagner : le 777… La mère l'a coupé : "Il n'a rien gagné ? " – Je n'en sais rien, Madame : mais je suis sûr que c'est le cas, je m'en vais le déchirer. – Sans consulter la liste ?! a dit la jeune fille. – Oui, mon enfant, sans consulter la liste… si vous voulez, je vous l'offre."
   La vieille s'empressa d'accepter le billet ; arrivées au Rossio, après avoir quitté l'homme qu'elles prenaient pour un blagueur original, elles ont vu que le numéro 777 gagnait deux contos réis, sur une liste d'un bureau de change.
   Je connais ces dames : la vieille est la veuve d'un capitaine, et la fille est une couturière on ne peut plus honnête. C'est elles qui m'ont montré cet homme au Passeio Publico[2], et elles ont ajouté que s'adressant à lui un jour pour lui rendre tout ou partie du lot, elles se sont vu répondre par le commandeur qui les avait écoutées avec la plus grande courtoisie, qu'il n'avait jamais eu l'honneur de s'entretenir avec elles…
   Roberto l'interrompit :
   – C'est vrai ?! Cet homme s'est payé ma tête.
   – Que t'a-t-il donc dit ?
   – Il m'a fait une confidence tout à fait farfelue… Il m'a dit qu'il était… Excuse-moi ma discrétion… Je ne puis te raconter la plus étrange de ses excentricités…
   Roberto sortit du café, dans l'intention d'aller trouver le commandeur à son hôtel, et de lui demander carrément à quoi rimait cette mystification, quel besoin il ressentait de se déshonorer sans aucune nécessité.
   Macario se promenait bras-dessus, bras-dessous au Rossio avec le propriétaire d'une maison de tabac, qui attirait l'attention du public sur les particuliers auxquels il concédait l'honneur de son bras. Une preuve de plus pour Roberto qui le salua machinalement en passant, en tirant gravement son chapeau.
   L'adverbe machinalement ne semble pas s'imposer ici. Personne ne salue distraitement un homme qui présente des lettres de crédit d'un montant de cent vingt contos. La présence d'un millionnaire vous apprend mieux la politesse qu'un précis sur les bonnes manières. Pour ne pas nous laisser aller au fade penchant de faire des maximes, passons au deuxième chapitre.

CHAPITRE II

Che sia il disegno suo, ben o comprendo
E dirollo anco a voi, ma in oltro loco…
Ariosto - Orlando furioso[3]

   La nuit était tombée. Macario Afonso entra dans l'hôtel où Roberto Soares l'attendait.
   C'était à n'y rien comprendre ! L'écrivain voulait se présenter au millionnaire, en badinant ; mais il était sous le coup d'une certaine gêne, que ce soit l'effet de sa timidité ou de la conscience qu'il avait de sa propre infériorité. Cette défaillance de son esprit n'affecte pas le caractère de Soares : c'est la faiblesse dans laquelle les âmes s'abâtardissent, dès que l'argent usurpe les prérogatives qui, en d'autres temps, donnaient de la noblesse à un individu qui présentait d'autres atouts. Cette dégénération nous est commune. Ceux qui affichent leur indépendance, leur désintéressement, sont des acteurs, d'un autre genre, de la comédie humaine. Ce qui dispense le poète de prostituer son esprit à la matière, honorée dans la primauté de l'argent, ce n'est pas l'indépendance, c'est la pudeur, c'est la crainte d'être tourné en dérision par le public, une crainte qui le protège et a empêché bien des talents de divulguer l'ignominie de son cœur.
   Soares s'était approché, hésitant de la porte de l'hôte excentrique. Il lui dit d'un ton sérieux:
   – Vous permettez, Monsieur ?
   – Entrez, qui que vous soyez.
   Le commandeur se rasait. Il se retourna, et s'écria :
   – Or ça ! Vous voilà par ici ?! Je vous reçois tout de suite, Monsieur. Laissez-moi faire une dernière estafilade à ces os décharnés. Vous êtes surpris, mon noble ami, poursuivit-il avec le visage presque appuyé sur le miroir, de me voir accomplir l'office de barbier sur moi-même comme Louis XVI, et comme le dernier des gueux, n'est-ce pas ?
   – Je salue votre patience…
   – Ma patience et ma prudence. Quel est l'homme important qui confie son cou à une lame tenue par une main étrangère ? Ce que vous ne me concédez peut-être pas, Monsieur, c'est cette importance qui expose les cous à certains dangers…
   – Bien au contraire, dit Soares, qui avait repris son aplomb. Je sais que vous êtes une personne de qualité, affligée d'un défaut : vous vous plaisez à railler la crédulité des provinciaux, et à traîner dans la boue vos propres vertus quand l'envie vous prend de vous gausser de la bonne foi de vos prochains.
   – Mon cher ami, rétorqua le commandeur en se tournant gravement vers l'écrivain, vous avez prononcé là, mon cher ami, des paroles on ne peut plus solennelles !
   Et, continuant à se raser, il ajouta :
   – Ainsi donc, mon cher Monsieur Soares, vous dites que je me moque de la bonne foi de mon prochain… Je vous l'ai déjà avoué quand je vous ai avoué ce que j'étais. De quoi vit un chevalier d'industrie, s'il ne profite pas de la bonne foi des gens qui ne se méfient pas ?
   – Ne prononcez plus ces mots qui vous font beaucoup de tort, Monsieur. Vous êtes un homme de bien. Un chevalier d'industrie ne fait pas des aumônes de deux contos de réis, et ne dispose pas de capitaux que seule une honorable industrie peut réunir…
   Le jovial millionnaire m'interrompit en se rinçant le visage :
   – Me permettez-vous, cher Monsieur, me permettez-vous de vous dire que vous êtes un innocent, pour ne pas employer un qualificatif mieux adapté.
   – Voulez-vous dire que je suis un idiot ?
   – Vous m'ôtez les mots de la bouche ; mais cette révélation reste notre propriété, à tous les deux. Laisse-moi enfiler une robe de chambre, et je vais vous parler avec la gravité que cette question exige.
   Tout cela était dit calmement, sans affectation, ni le moindre ambition de sembler démodé. Une fois sa robe de chambre enfilée, le commandeur ouvrit une boîte de havanes qu'il tendit à l'écrivain, en disant :
   – C'est de la contrebande… Je ne serai pas fâché de votre discrétion, étant bien entendu…
   Roberto le coupa en souriant :
   – Que vous avez de puissants protecteurs, si je vous dénonçais… celui que vous donnait le bras, il y a peu…
   – Ah, oui ! Vous connaissez ce monsieur ? Voulez-vous dire que cela prouve que je suis un homme important ? Ne tirez pas des conclusions si affirmées à partir d'indices aussi incertains. Il se peut que moi-même, je me sente en mon for intérieur déshonoré au contact de ce particulier, auquel vous accordez, dans votre ignorance de la société, le pouvoir de confirmer les vertus des personnes qui marchent avec lui côte à côte… Dites-moi, avez-vous pris des renseignements sur moi ?
   – J'ai par hasard appris que vous étiez une personne qui se recommandait par sa fortune, et par ses qualités. J'ai senti que vous vouliez m'éloigner de vous, en vous présentant comme un individu répugnant : je me suis souvenu que je vous ai rudement traité…
   – Et vous venez me demander de vous excuser ?
   – Je n'irai pas jusque là… Je veux dire que… Après…
   – Ne bégayez pas, Monsieur Soares. Vous venez offrir au millionnaire l'estime que vous refusiez au coquin, au chevalier d'industrie. Vous faites erreur. Vous jugez qu'un millionnaire est toujours digne de la vénération que l'on refuse au coquin ? Vous avez l'esprit corrompu, si je puis me permettre…
   – Corrompu !... Corrompu, non...
   – Qu'est-ce que c'est donc que transiger avec la corruption ?
   – Vous me retournez mes arguments de telle sorte, répondit l'écrivain interdit, que vous m'enlevez toute possibilité de vous répondre…
   – Elle est bien bonne !
   – Je trouve une telle excentricité dans votre caractère, que j'ai l'impression de lire un roman comme on ne peut en faire dans ce pays où tout reste trivial…
   – Encore une erreur. Il y a beaucoup de caractères romanesques dans notre pays. Aucun autre ne possède un aussi riche filon à explorer de scènes tragiques et comiques. À la surface de notre société, chaque jour, en ces vingt dernières années, surgit un roman. Il n'y a pas de famille qu'elle se soit écroulée ou élevée, qui n'en ait un. Ce sont les gens professant les lettres qui ne connaissent et n'étudient pas au naturel les tableaux achevés qu'elle leur offre.
    Qu'a fait Vernet pour peindre une tempête ? Il s'est fait attacher au mat d'un navire en pleine tourmente. Qu'a fait Pline pour voir la nature de près ? Il s'est jeté dans les laves d'un cratère[4]. Qu'a fait l'anatomiste Bichat pour étudier les organes de la vie ? Il est mort après avoir observé un cadavre en putréfaction.
   Il n'y a pas de vérité sans observation ; sans vraies lumières, la plus riche imagination s'égare dans l'invraisemblable. Les écrivains portugais ne connaissent de leur pays que le ciel poétique, les nostalgiques après-midi d'été, et les amoureuses tendresses que la douceur de cette nature leur inspire. C'est ce que leur dit un cœur sans étude ; et ce qu'il convient d'étudier, pour donner une image fidèle de cette société, c'est ce qui se trouve ailleurs que dans le cœur, c'est tout ce qui peut se rattacher au matérialisme des passions, au désir d'assouvir le goût des jouissances corporelles, à l'ambition effrénée d'épousseter les haillons et la réputation qui permet ici de s'engager sur les chemins de la fortune. Je vous agace ?
   – Non, Monsieur. Je vous écoute avec une religieuse attention.
   – Vous dites, aimable écrivain, que je vous semble un personnage de roman. C'est exact. J'ai une histoire personnelle qui pourrait assurer la réputation d'un talent médiocre, parce que les scènes de ma vie sont disposées, achevées et nouées ensemble par un merveilleux hasard. On y trouve une seule passion douce, une seule oasis de tendres sentiments. Le reste est un ramassis de sombres réminiscences, d'abîmes appelant d'autres abîmes, une succession de malheurs et de crimes, qui détruirait l'unité d'action, si mon biographe voulait les entrelarder de passages agréables pour délasser l'esprit fatigué du lecteur.
   Ne croyez pas que je vais vous raconter ma vie. Ce serait amusant de voir un homme de cinquante ans prendre pour confident un garçon de… Quel âge avez-vous, Monsieur ?
   – Vingt-quatre ans. – Je vous le disais bien : il y a une incompatibilité entre nos esprits. Nous ne pourrions nous entendre ; bon… Pourquoi ne pas être franc ? Vous n'avez non plus rien qui pousse mon cœur à s'ouvrir…
   Roberto Soares le coupa :
   – Je n'avais pas de telles prétentions. Comment pourrait mériter votre confiance un jeune homme que vous avez traité comme un jeune homme ? Je vous suis déjà fort redevable du sérieux avec lequel vous m'avez, peut-être sans le vouloir, dit ce que je crois que vous ressentez réellement. Il doit être difficile de gagner votre estime ; et si je ne la mérite pas par la sympathie que suscite l'intelligence, je n'ai aucun espoir d'y parvenir en me prévalant d'autres mérites. Suis-je digne au moins de connaître votre vrai nom ?
   – Mon vrai nom ! Tous les noms sont véritables, dès que la société nous reconnaît grâce à eux. On m'appelle, je vous l'ai déjà dit, Macario Afonso.
   – Et vous êtes commandeur d'un ordre brésilien ?
   – Oui ; mais je ne crois pas que cela fasse un nom : je suis aussi commandeur de deux ordres portugais ; et, par dessus le marché, on me donne du baron. Vous voyez, ajouta-t-il en baissant son sourcil et en posant la main sur l'épaule de Soares, vous voyez déjà que vous m'avez donné des seigneuries peu flatteuses, et que votre informateur n'est pas au courant des grâces dont Sa Majesté comble ceux qui le méritent. J'ai donc l'honneur de vous présenter mon alter ego , pardonnez-moi ce latin, mon baron de Penha, en vous priant de ne pas me présenter comme tel à nos compagnons de la table d'hôte, qui seront naturellement tous barons, je ne tiens pas à leur camaraderie, et je ne veux pas non plus les entendre me traiter de la sorte, pour ne pas me repentir d'une ignoble égalité, qui m'a coûté je ne sais quelle somme.
   Le chevalier d'industrie s'est métamorphosé.
   – Je vous ai montré ce qu'on peut être avant d'être baron ; j'ai voulu vous devoir une heure de délassement, car, en vérité, je me suis bien amusé en vous traitant, mon jeune ami, d'une façon aussi badine que vous quand vous avez entrepris de vous adresser à vos commensaux. Je ne sais si vous pourrez vous contenter de cette satisfaction…
   – Plus que je n'étais en droit d'espérer… C'était une de vos excentricités…
   – Je vais à présent m'habiller. Je dois me rendre à la soirée du vicomte de Vila Seca ; je ne sais qui est le vicomte de Vila Seca ; mais j'ai été présenté hier à la vicomtesse chez un ami, et j'ai reçu aujourd'hui une invitation. Voulez-vous que je vous présente ? Je vais me préparer.
   – Si vous voulez me faire cet honneur, j'irai.
   – Vous n'avez aucune relation ?
   – Je suis venu à Lisbonne pour trouver un emploi. Je connais quelques notables qui me promettent leur protection ; mais ils ne m'invitent pas chez eux.
   – Quel emploi voulez-vous obtenir ?
   – Un poste dans n'importe quel service.
   – Vous êtes pauvre ?
   – J'ai vécu chichement de mon travail littéraire.
   – Vous avez de la famille ?
   – J'ai une mère.
   – Vous subvenez à ses besoins ?
   – Je n'en ai pas les moyens. Ma mère est soutenue par une sœur qui se trouve un peu mieux lotie Il y a dix ans qu'elle est paralysée.
   – Pauvre dame ! C'est bon ; nous en parlerons à loisir. Allez vous habiller, la voiture se trouve déjà là.

CHAPITRE III

Nuit de mystère !
V. Hugo - Le Roi s'amuse

   Le comte de Villa Seca était un des derniers bourgeons de la noblesse provinciale. Il avait une demeure à Porto, et se trouvait à Lisbonne pour satisfaire un des caprices de la comtesse qui se plaignait de s'ennuyer à mourir dans sa terre.
   Le vicomte s'appelait Antonio José, et la vicomtesse Maria do Rosario. Il faisaient l'un et l'autre entre cinquante-cinq et soixante ans, au peu près.
   Maria do Rosario avait servi au couvent de Monchique de 1804 à 1808. L'invasion française, à Porto, changea le destin de sa vie. En s'enfuyant avec la religieuse, sa maîtresse, elle eut l'apparente infortune d'être la prisonnière d'un officier français qui également captif des charmes, et prenant en pitié les larmes de la jeune fille, l'emmena avec lui en battant en retraite. Sa maîtresse fut moins heureuse : une fois Porto désinfectée de la peste française, elle rentra dans son couvent, où elle mourut en odeur de sainteté. Les contemporains de cette épouse de l'Agneau disent à son propos qu'elle est l'auteur des Lettres d'une Religieuse Portugaise traduites par le prêtre Francisco Manoel do Nascimento. Ce n'est pas vraiment établi.
   Revenons à la petite Marie, qui joue le rôle le plus important.
   Le Français est mort à Waterloo, et la jeune fille s'est retrouvée sans appui. Un chirurgien portugais, employé dans les ambulances de l'armée des envahisseurs, remarqua sa jolie compatriote. La paix revenue, le chirurgien retourna dans sa patrie, et il était si attaché à cette jeune fille qu'il en fit sa femme à Lisbonne. Dona Maria do Rozario devint veuve en 1818. Elle était encore belle à vingt-huit ans ; mais elle était restée pauvre. Elle se présenta comme maîtresse de français dans une maison particulière, et fut aussitôt engagée pour éduquer les filles d'un fidalgo.
   Le fidalgo était veuf. Il fit la cour à la maîtresse, éprouva sa vertu, et fut transporté par sa résistance. Avant de perdre la raison, il décida de se marier. Il demanda pardon pour cette ignominie à ses ancêtres de toile indignés, qui le dévisageaient sévèrement dans la salle des portraits, et fit sa déclaration à la maîtresse inflexible. Dona Maria préparait et attendait ce dénouement. Elle l'accepta dédaigneusement, en disant que son unique ambition, c'était de garder sa vertu.
   Les parents du fidalgo l'apprirent, et créèrent assez de difficultés pour que le mariage fût reporté.
   Ils firent entre-temps savoir à Dona Maria do Rosario que le fidalgo avait une jambe gangrenée. La veuve dégoûtée fouilla la chambre et découvrit effectivement des traces de pourriture dans les onguents et les charpies que son fiancé lui cachait. Ça la refroidit.
   Les parents apprirent ce revirement, et s'applaudirent de leur expédient ; mais la veuve du chirurgien donnait l'impression de vouloir se faire à cette jambe infectée. Les personnes qui tenaient à voir rompu ce mariage ourdirent une nouvelle intrigue. Ils offrirent à la fiancée quelques contos réis pour quitter la maison, accompagnant le proposition de raisons qui la convainquirent qu'elle se retrouverait pauvre à la mort de son mari, et ne pourrait jamais maintenir de relations avec ses héritiers. Ils parvinrent à leurs fins. Inexorable face aux larmes du fidalgo, Dona Maria do Rosario partit avec quelques milliers de cruzados, pour Porto où elle avait des parents.
   À Porto, elle se renseigna sur ses parents, et apprit qu'elle avait une sœur mariée à un gardien des douanes, un frère anspessade dans la police, et un autre batelier sur le Douro.
   Elle rougit de sa parentèle, et ne se présenta à aucun.
   Après une absence de douze ans, les traits de la domestique de Monchique s'étaient altérés, sans affecter sa beauté. Si ses parents l'eussent vue, dans sa mise d'aristocrate, ils ne l'eussent pas reconnue. Maria alla nonobstant s'installer dans les faubourgs. Elle loua une maison dans la Ramada Alta, acheta peu après une ferme dans les champs de Cedofeita et dut endurer la curiosité de ses voisins. Vers 1827, Antonio José épousa Dona Maria do Rosario.
   Qui était, au demeurant, Antonio José qui est venu à bout de la résistance de cette mystérieuse dame, qui était l'objet des attentions des plus distingués lions de cette époque, des Alcoforado, des Correia, des Cirne, des Leite, et d'autres dont les descendants cédèrent le pas aux enfants de leurs écuyers ? C'est ce que nous saurons au moment voulu, et il se peut que cela soit bientôt.
   Le baron de Penha se présenta à la vicomtesse de Vila Seca en disant :
   – Vous me ferez un honneur en me présentant Monsieur le Vicomte, et je vous demande de profiter de l'occasion pour lui présenter deux personnes : voici M. Roberto Soares, que j'ai l'honneur de compter parmi les admirateurs de vos qualités.
   – Ne serait-il pas de Porto, ce Monsieur ? dit la vicomtesse.
   – Oui, Madame, répondit l'écrivain.
   – Je vous connaissais déjà de nom, j'ai eu sous les yeux vos amusants feuilletons, et vos jolis vers. Je désirais vous connaître personnellement et j'ai demandé à des gens de Porto de vous présenter à moi ; mais, peut-être sous l'effet de l'envie ou de l'antipathie, l'on m'a dit que vous étiez porté sur la satire et fort orgueilleux.
   – L'on m'a calomnié, Madame la Vicomtesse. Votre maison ne pouvait m'inspirer de satires, et votre délicate amabilité avec des personnes qui vous sont inférieures ne saurait susciter le moindre orgueil.
   – C'est ce qu'on m'a dit, répondit, et je vous ai craint. Où vous êtes-vous connu ? continua-t-elle en se tournant vers le baron de Penha.
   – C'est un parent à moi, dit le baron.
   – Ah bon ? Vous avez donc des parents à Porto ?
   – Oui, Madame.
   Roberto Soares fut surpris de cette fantaisie, mais fier de cette parenté improvisée. Le vicomte qui passait en ouvrant le chemin aux laques de la neige, accueillit les deux personnes qu'on lui présentait, en faisant une profonde révérence au baron, et en observant Roberto Soares avec un air visiblement contrarié. Les groupes s'entremêlèrent en s'éloignant du maître de maison. Le baron dit à l'écrivain :
   – Il est bien entendu que vous êtes mon neveu.
   – Ce qualificatif est plus flatteur que celui d'ami. Il me semble que vous avez du cœur, Votre Excellence. Vous me voyez sans nom, au milieu de tout ce monde, et vous voulez m'en donner un.
   Un autre lettré vint serrer la main de Roberto Soares : c'est un homme que vous connaissez, cher lecteur, si vous avez lu deux chroniques pleines d'infortunes que je vous ai proposées sous les titres Où se trouve le bonheur ? et Un homme chevaleresque ; c'était un ami de Guilderme de Amaral et de la vicomtesse de Amares.
   Roberto était redevable à ce jeune homme qui l'avait tiré de l'obscurité, qui avait soutenu ses essais littéraires, et lui avait évité l'indigence, en lui offrant la moitié de ses petits revenus. Roberto Soares était reconnaissant, et il voulut partager avec son ami l'ami qui l'avait amené en ces lieux. En peu de mots il parla de lui au baron, et ils cherchèrent tous les deux l'homme de lettres pour lui proposer de se joindre à eux. Le caractère franc de ce dernier plut au millionnaire. Ils entamèrent une longue conversation où apparaissait surtout la couleur locale, et ils en vinrent à la critique, dès que le poète se rendit compte qu'il parlait à un homme qui montrait une certaine aisance, en appliquant de caustiques épigrammes à tous et à tout, avec un sérieux qui révélait un honnête homme à l'esprit fin.
   – Est-il permis de se renseigner sur la vie du maître de maison ? demanda le baron.
   – Oui, répondit le poète, puisque le maître de maison est le premier citoyen de cette république.
   – Connaissez-vous ce vicomte ?
   – J'ai gravées dans ma mémoire mes notes sur la biographie du sieur Antonio José.
   Le baron l'interrompit, apparemment surpris :
   – Antonio José ! J'ai connu un homme portant ce nom succinct.
   – Ce doit être lui. Voyons, Votre Excellence. Confrontez vos rémini-scences avec mes notes. De 1809 à 1823, plus ou moins, Antonio José a été le domestique d'un conseiller des cours suprêmes de Porto, dont j'avais le nom dans mes notes.
   Le baron de Penha présenta aussitôt les signes d'une profonde attention ; il allait prononcer un mot, mais il en resta à C'est… que le biographe ne remarqua pas. Celui-ci continua :
   – Ce conseiller était riche. On savait qu'il avait caché une grosse somme dans un compartiment secret quand les Français ont envahi Porto. En 1823 ou 24, le conseiller est mort, et ses enfants, ou ses héritiers, n'on pas trouvé un cruzado pour l'enterrer. Un ami intime du conseiller dit qu'il savait où se trouvait l'argent ; ils sont descendus à la cachette, ils ont trouvé des toiles d'araignée, sauf à l'endroit où l'on savait qu'une caisse avait été déposée. La justice n'avait que des soupçons pour traduire le voleur en justice.
   Antonio José était d'un village du Douro. Il retourna dans sa terre, et se fit négociant en vins, d'abord à petite échelle, puis en tant que grand commerçant, en se présentant comme un fermier sous un nom d'emprunt. En 1827, le négociant en vins entretenait à Porto des relations avec des capitalistes, et représentait dans la compagnie un des plus grands actionnaires. On disait à mi-voix que c'était un fieffé voleur, mais personne n'osait le lui dire en face. En 1827… Vous êtes surpris de ma mémoire des dates ?
   – Je le suis en effet ! Elle est étonnante…
   – Ma patience ou ma curiosité ?
   – Tout.
   – Cela m'a coûté bien des efforts, Monsieur de Baron. C'est un travail qui n'est pas récompensé. Les contemporains sont toujours ingrats ; mais la postérité bénira l'homme laborieux qui a consumé sa jeunesse à observer les turpitudes de son temps pour pouvoir imprimer comme Rousseau, sur la garde d'un livre : J'ai vu les mœurs de mon temps. Ensuite, mon cher Monsieur, il faut offrir une revanche au talent. Je regrette de n'en avoir pas assez pour traîner ces hommes de leur vivant dans la boue dont ils sont sortis ; mais, ce que je peux faire, je le fais ; j'ébauche dans le roman, fût-il imparfait, les traits essentiels des portraits qu'un génie à venir perfectionnera, débrouillé des convenances de la société, qui sont le frein indécent d'un talent avili et servile. Je disais…
   – Qu'en 1827, lui rappela le baron.
   – En 1827, Antonio José a acheté une propriété à Ramalde, dans les faubourgs de Porto, du nom de "Vila Seca". En se rendant à maintes reprises dans cette propriété, il a vu, à la Ramada Alta, cette femme qu'il a épousée. Je n'ai pu, jusqu'à aujourd'hui, recueillir des renseignements précis sur elle. Je connais en revanche quelqu'un qui en a, et j'espère, si je dois raconter l'histoire de ces gens, pouvoir discerner qui était Maria do Rosario. Le maître de maison suscite des polémiques.
   – Allons à présent, dit le baron en se levant, le voir de près ; la plastique est une branche de l'esthétique. Je veux voir la tête du voleur réhabilité. Vous n'imaginez pas à quel point cet homme m'intéresse !
   Ils partirent à la recherche du vicomte de Vila Seca. Le baron de Penha s'arrêta en face de lui, et le dévisagea, immobile, le regard pénétrant, terrible. Roberto Soares vit dans les yeux de son récent ami une expression sinistre, et glissa quelques mots à l'oreille du poète.
   S'adressant à son hôte, qui le fixait, le vicomte lui dit :
   – Eh bien, vous voilà satisfait, Votre Excellence ?
   – Fort satisfait. J'attendais une occasion favorable pour vous demander à quelle heure je pourrais vous trouver chez vous demain matin. si vous disposez d'assez de temps libre pour un entretien de quelques minutes.
   Ces mots furent prononcés de telle sorte que les deux hommes de lettres ne les entendirent pas.
   – De midi à une heure, si cela vous convient, répondit le vicomte.
   – Je serai à l'heure.
   Et il lui tourna le dos dès que quelqu'un attira son attention.
   Il dit ensuite à Roberto Soares :
   – Si vous vous sentez bien, restez là, moi, je m'en vais.
   – Allons-nous-en, dit Soares. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? – Non ; je m'ennuie. Un bal, passée la cinquantaine, c'est une violence faite à ma nature caduque. Mon cher Monsieur, poursuivit-il en s'adressant à l'ami de Roberto, je ne vous propose pas mon amitié par politesse. Serrez cette main d'un ami, et honorez ma chambre aux Irmãos Unidos, quand vous n'aurez rien de mieux à faire. Je passerais toute ma vie à vous chercher, si je savais que vous me raconteriez l'histoire d'Antonio José.
   L'homme de lettres le suivit jusqu'à sa voiture, sans entendre une seule parole de plus. Il en fut de même jusqu'à ce qu'ils missent pied à terre devant l'hôtel. Voulant l'accompagner à sa chambre, Soares constata une notable altération dans les traits de son ami. Il allait essayer d'en connaître la raison, quand le baron lui dit :
   – Laissez-moi, à présent. J'ai besoin de rester seul.
   L'écrivain sortit. La baron posa son visage entre ses mains, le pencha jusqu'à la table, et resta longtemps dans cette position.
   Qui l'eût alors vu, à la faible clarté d'une bougie, aurait été effrayé. Il semble qu'un feu intérieur lui avait desséché l'épiderme ; que l'enfer qui couvait en lui embrasait ses yeux ; que, de l'affligeant travail de cette heure de recueillement, était sortie la décision de commettre un homicide.

CHAPITRE IV

Telles sont les fortunes qu'on peut appeler
ridicules, et qui l'étaient encore plus autrefois
qu'aujourd'hui par le contraste
de la personne et du faste déplacé.
Duclos – Mœurs.

   Nous avons donc le baron de la Penha dans la salle d''attente du vicomte de Vila Seca. Il marche, comme impatient, d'un bout à l'autre, et l'on voit qu'il fait sur lui un immense effort pour affecter la tranquillité. Serait-ce le retard de l'ancien Antonio José, le domestique du conseiller, qui blesse son amour propre ? Ce ne peut être juste cela. Le baron de la Penha est modeste avec les grands et les petits. Cette frénésie, ce doit être une douleur bien intérieure, convertie en rage. L'homme qu'il attend, ce doit être pour lui un personnage fort odieux.
   Le vicomte ouvrit la porte de la pièce voisine, il se disait responsable et s'excusait de son retard, parce qu'il était encore couché.
   – Je regrette de vous avoir importuné, Monsieur le Vicomte, dit le baron , feignant de sursauter, et humidifiant avec la langue ses lèvres qui paraissaient labourées par la fièvre. Mais vous m'avez donné une heure, et je me serais accusé de ne manifester aucun respect, si j'avais été moins ponctuel. De plus, je ressentais le besoin de vous parler, parce que mon départ de Lisbonne est proche.
   – Vous repartez donc ? fit le vicomte ?
   – Bientôt, mon cher Monsieur. Avant de vous communiquer la commission qui m'a fait interrompre votre sommeil, je dois vous rappeler que notre entrevue ne devait pas être interrompue. Je vous demande donc de prendre vos mesures qu'on ne nous dérange pas et que l'on ne nous entende pas.
   – C'est facile ; il suffit de fermer cette porte et de faire dire que je ne suis pas chez moi.
   Le vicomte donna l'ordre à son écuyer de ne laisser personne entrer dans le salon, et ferma la porte.
   Après être resté quelques instants muet, ce qui dénotait un désordre ou un conflit entre des idées contraires, le baron prononça ces mots :
   – Cette commission est épineuse, Monsieur le Vicomte. Ce goujat, qui tremblait du résultat d'une affaire de papiers de crédit confiée à des individus qui pratiquaient l'agiotage, l'interrompit :
   – Quelle commission ? !
   – La commission dont m'a chargé un homme que j'ai rencontré au Rio de la Plata, où j'ai fait, il y a quelques mois, un voyage commercial.
   – C'est un plan de navigation entre le Portugal et le Brésil ? Ce sont des affaires fort risquées, Monsieur le Baron.
   – Je vous demande d'avoir la bonté de ne pas me couper, Monsieur le Baron. Cette affaire n'a rien de mercantile.
   – Ah ! J'ai pensé… Veuillez parler…
   – L'homme que j'y ai rencontré m'a demandé l'aumône, je la lui ai accordée parce qu'il se trouvait plongé dans la misère, et j'ai écouté son histoire. Il m'a dit être originaire de Porto, et le fils du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima.
   Le vicomte blêmit, pâlit, son visage s'altéra, il tremblait.
   Le baron fit comme s'il ne se rendait pas compte de son émotion, et poursuivit :
   – Je lui ai demandé comment il s'était trouvé réduit à mendier. Il m'a répondu qu'il était parti du Portugal, parce qu'il avait été condamné à passer vingt ans au Cap Vert. Une fois purgée sa peine, il n'avait pas voulu rentrer dans sa patrie, parce que, disait-il, la patrie c'est la famille, ce sont les amis, c'est son sol qui nous offre notre subsistance ; et lui, il est juste pauvre et rejeté par ceux qui l'aimaient avant son crime, il n'avait plus de patrie. Il avait pris au Cap Vert, un navire qui partait pour l'Amérique. Constantino de Abreu e Lima — c'est ainsi qu'il m'a dit s'appeler — y a servi comme marin. Ses espérances ont été déçues. Personne n'a donné de travail au condamné qui avait été banni au Cap Vert, et le malheureux en est arrivé à cinquante ans, les cheveux blancs, aussi décrépit qu'à soixante-dix, à demander l'aumône.
   "Cet homme m'a dit aussi que, chez son père, au moment où celui-ci est mort, il y avait un domestique, du nom d'Antonio José… Ne pâlissez pas, Monsieur le Vicomte, vous voyez bien que je baisse la voix, et qui ce qui se passe entre nous est un secret. Vous blêmissez peut-être par compassion pour le fils de votre patron… Cette émotion est noble ; je l'apprécie parce qu'elle me laisse entrevoir que je vais bien me sortir de ma commission.
   "Le domestique du conseiller, a dit Constantino, était un ami fidèle de cette maison. Cette vertu fait vraiment honneur à l'actuel vicomte de Vila Seca. Vous pouvez noblement vous enorgueillir, votre Excellence, d'avoir été un domestique fidèle et un ami dont on se souvient, après vingt ans et plus, à deux mille cinq cents lieues d'ici.
   "Comment Constantino de Abreu e Lima a su que vous étiez parvenu à cette haute position dans la société, ça, je l'ignore : ce qui est sûr, c'est qu'il le sait, et il m'a dit deux fois que la base de vos importants avoirs devait nécessairement reposer sur la vertu, puisque la probité de son esprit était incapable de consentir à se laisse aller à convoiter des biens de fortune qu'il devrait au déshonneur. Une fois arrivé au Portugal, j'ai appris que le maître d'Antonio José rendait parfaitement justice à son domestique.
   "Voulez-vous savoir à présent ce qui me reste à dire, Votre Excellence ? Vous devez en avoir une idée. Le fils du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima m'a chargé de solliciter de vous une aumône pour lui, une aumône grâce à laquelle il pourra venir mourir au Portugal, après avoir embrassé les genoux de son bienfaiteur."
   Le vicomte était foudroyé. Un horrible cauchemar. L'homme voulait se convaincre qu'il rêvait ; mais le regard pénétrant du baron était atrocement réel. L'anéantissement de ce misérable inspirait la pitié ! La conscience de sa prostration, qui le dénonçait, lui avait donné le courage de parler, quand le baron le devança :
   – Il est naturel, le spasme dont vous avez été pris en entendant cette triste histoire. Vous voyez le fils de votre maître, avec tout ce que la vie peut offrir il y a vingt-trois ans, et vous l'imaginez à présent en haillons, vieux, tendant sa main maigre à la charité… Le contraste entre ces deux situations me fait mal au cœur, à moi qui n'ai pas connu Constantino du temps de sa prospérité, qu'en sera-t-il de vous, Votre Excellence, qui l'avez vu grandir avec les prérogatives d'un fils unique, du futur héritier d'un grand patrimoine, que l'on imagine enterré !? Il dit que son père devait avoir au moins quarante contos, qu'il tenait de l'héritage de son père et des postes élevés qu'il avait occupés dans la magistrature, est-ce vrai, Monsieur le Vicomte ?
   – Oui… À ce qu'on disait, il y avait de l'argent… mais…
   – Il n'est pas apparu.
   – Et personne n'a donné des indices qu'il existait, et qu'il était caché ?
   – Il me semble que quelqu'un a dit… que le conseiller avait de l'argent…
   – Oui, dans un compartiment caché, depuis l'invasion des Français ; mais…
   – Il n'y avait rien dedans…
   – Et il a même été nécessaire de demander l'aumône pour son enterrement, et de vendre la librairie pour payer le loyer de sa maison…
   – C'est vrai. Peut-être que l'argent existe… qui sait ?…
   – C'est possible… parfois…
   – Ce qui est en tout cas sûr, monsieur le Vicomte, c'est la détresse de Constantino, et vous allez me donner une preuve que cet homme vous inspire de la pitié.
   – Elle me fait de la peine, sa situation, en tout cas ; et si je pouvais le rendre moi-même heureux…
   – Vous ne le pouvez donc pas ? – Il y a une chose que je peux faire ; mais pas autant que je le voudrais… En attendant, je lui donnerai quelque chose… Je puis lui payer son voyage de retour, et puis… nous verrons ce que l'on peut faire.
   – Nous lui assurerons en unissant nos efforts de quoi subsister, en lui procurant une pension, n'est-ce pas votre avis ?
   – Oui… dit le vicomte, en hésitant, ou on lui trouverait un petit emploi dans la Chambre, ou dans les environs…
   – C'est vrai… votre influence lui permettra sans doute de trouver un emploi… dans une douane, où il y a des postes à douze vinténs… de gardien, je crois…
   – Justement…
   – Le fils du conseiller n'aura sûrement pas l'ambition de figurer…
   – Eh bien… il ne manquerait plus !… il est clair…
   – Il est vrai que j'ai trouvé un homme à l'esprit élevé ; il m'a même semblé avoir assez d'instruction… Vous devez vous rappeler s'il faisait des études…
   – Oui, il a passé deux ans à Coimbra, et son père disait que ce serait un savant ; mais il était plutôt extravagant… Ce mariage…
   – C'est vrai… il semble qu'il y ait eu une histoire de mariage…
   – Avec une jeune fille pauvre…
   – Dont il ne sait pas si elle est vivante ou morte…
   – Moi non plus… Elle est restée semble-t-il du côté de Porto.
   – Où elle demande peut-être l'aumône…
   – Je pense que c'est le cas… ou le plus probable.
   – Vous l'avez peut-être secourue…
   – Elle ne s'est jamais présentée à moi… Si je la voyais, je lui ferais l'aumône, mais je pense qu'elle n'a pas vécu longtemps après qu'il a été déporté.
    – À la bonne heure. J'ai réussi à toucher votre générosité. Je donne l'ordre à mon correspondant de Buenos Aires de faire rechercher Constantino et d'organiser son retour au Portugal. L'importante aumône que vous avez daigné, Votre Excellence, lui offrir, je l'accepterai, quand vous jugerez bon… Combien faudra-t-il ? Cent mille réis à mon avis.
   – Je trouve que ça fait beaucoup ! De trente à quarante mille réis… De Rio à Porto… Ou Lisbonne…
   – Mais je prends la liberté de vous rappeler, votre Excellence, le transport de Buenos Aires à Rio, la nécessité de l'habiller, parce que je l'ai vu presque nu, etc.
   – Oui, oui ; si vous voulez, Monsieur le Baron, prendre cette somme, je vais vous donner un ordre pour mon comptable…
   – Comme vous voudrez, Monsieur le Vicomte.
   – Je vais vous demander une faveur.
   – Je vous écoute.
   – Que rien ne transpire à ce sujet. – Vous suivez donc, Votre Excellence, dans toute sa rigueur, le conseil de notre Divin Maître ; que notre main gauche ignore ce que donne notre main droite ?… Votre recommandation représente le plus haut degré de la charité.
   – Il s'agit d'autre chose… Je ne veux pas qu'il vienne me remercier… Ce que je pourrai faire, je le ferai ; mais pas question de remerciements.
   – La gratitude étant le plaisir dont dispose l'homme charitable en ce monde, Monsieur le Vicomte, vous pouvez vous épargner, Monsieur le Vicomte, en ne quittant pas Notre Seigneur des yeux, cet acte d'humilité… C'est le raffinement d'une grande vertu chrétienne. Tout se fera comme vous voudrez.
   Le vicomte sortit écrire l'ordre. Le baron de Penha, seul, serra sa tête entre ses mains en murmurant :
   "Il est vraiment fort, cet homme !… Courage, ô mon courage, ne m'abandonne pas !"
   Il s'assit convulsivement, portant à la tête sa main droite fermée, et s'arrachant de la gauche une poignée de cheveux blancs. C'était la réaction que provoquait en lui une idée cruelle, qui se manifesta dans toute sa rage, quand la prudence et le calcul se piquaient d'un triomphe sur la haine.
   Et quelle haine ! Quelle douloureuse lacération que ce dialogue ! L'on entendait déjà les pas du vicomte près du salon, quand le baron proféra ces mots :
   "Cet homme est condamné !… Les agonies de sa mort commencent aujourd'hui."
   – Voilà, Monsieur le Baron, dit le vicomte, qui dissimulait mal sa mauvaise humeur.
   – Cette aumône est de celles qui rapportent le centuple, répondit le baron. La façon dont il avait changé d'expression tenait du prodige.
   – Ma fortune n'est pas aussi importante qu'on le dit…
   – Elle doit l'être, Monsieur le Vicomte.
   – Les affaires ont leurs revers…
   – Peu importe… Celui qui s'est élevé grâce à sa vertu ne peut être abattu par la fortune.

CHAPITRE V

Ah ! Il ne sait pas ce que c'est que la torture,
l'enfer en ce monde, celui qui n'a pas
enduré de telles angoisses.
Garrett - Voyages dans ma terre.

Je me suis maintenant levé, dit le Seigneur,
Pour secourir les pauvres qui gémissent.
Psaumes - II, 113

   Rue da Murta, dans la ville de Porto, Jorge Ribeiro habite une maison, dont l'extérieur est aussi pauvre que le mobilier. Il a été employé dans une compagnie de vins, et il n'a plus à présent d'emploi, parce qu'il a perdu la vue. Il fait cinquante ans et quelques ; il est marié avec une sœur de Leonor Soares, la mère de Roberto Soares.
   Jorge Ribeiro avait économisé, sur certains excédents de son bon salaire, de quoi assurer ses vieux jours ; mais la nécessité l'avait devancé quand il avait perdu la vue. Au bout de trois ans d'inactivité, dépourvu de tout appui, Jorge vendit les bijoux de sa femme, il vendit son service de table, il vendit son linge, il vendit ses plus beaux meubles, et il commence à vendre ses chemises, quand le propriétaire de la maison, après avoir touché le quart de son loyer pour deux ans, lui envoie un avis d'expulsion, et un autre de saisie.
   L'aveugle essuie sereinement ce coup, tend sa main décharnée à sa femme qui la lui donne en pleurant et murmure :
   – Ne pleure pas, Helena. Mourir sous le ciel, ou sous les rideaux d'une couche luxueuse, c'est toujours mourir. Que Dieu qui nous y a réduit, nous donne le destin que nous réserve sa divine volonté.
   – Et notre pauvre sœur ?
   – Notre pauvre sœur ira où nous irons.
   – Et où irons-nous ?
   – Où vont les petits oiseaux auxquels Dieu donne leur pâture ? Il n'y a qu'une issue à cette vie, et c'est la sépulture. Nous irons au hasard. Si mes anciens amis ne me refusent pas la première aumône que je leur demanderai, nous vivrons de la charité… Ce ne sera pas long. Ni toi ni moi nous avons un cœur à résister à de tels coups. Si nous pouvons nourrir notre Leonor dans son lit, nous partagerons le pain de nos aumônes ; si nous ne le pouvons pas, nous irons à la Misericordia demander qu'on lui donne une chambre, et un cercueil peu après. Il se peut que notre neveu obtienne entre-temps un emploi ; le pauvre garçon nous sera reconnaissant des sacrifices que nous avons faits pour son éducation littéraire, qui lui ont si peu servi, à lui comme à nous. Les sommes que nous avons réunies pour l'envoyer à Lisbonne, nous tireraient maintenant d'affaire… Pourvu qu'il en profite… Pas de larmes, ma fille. Voilà les officiers de justice ? Qu'ils notent tout, et nous sortirons après…
   – Ah ! Quelle triste situation que la nôtre ! s'exclama Dona Helena, en suffoquant. Où en sommes-nous arrivés, Jorge !
   – Tu as raison, Helena, nous en sommes arrivés au dénuement et à la faim ; mais viens ici, près de moi, donne-moi ta main… nous n'avons pas encore vidé le calice de l'infortune, ma pauvre femme. Tu as ta vue pour me conduire à la porte de nos bienfaiteurs. Même si Dieu te la faisait perdre, nous attendrions que la main de la justice soit aussi pour nous la main de la miséricorde…
   Un homme au visage dur entra dans la pièce presque nue où se déroulait cette scène, et dit qu'il "fallait absolument se dépêcher" que le dépositaire attendait, et que les experts avaient du travail.
   – Effectuez alors votre saisie, dit tranquillement Jorge Ribeiro. Il y a dans la pièce voisine une dame paralysée, et je voudrais savoir si vous allez aussi l'emporter dans son lit, pour la faire passer par le balcon.
   – C'est au propriétaire de décider, répondit rudement l'huissier. Faites-le lui demander.
   – Nous ne disposons de personne ; si vous vouliez, par charité…
   – Me rendre chez lui ? Je ne peux pas, il habite loin d'ici ; mais ce qui peut se faire, c'est estimer le prix du lit, puis je lui dirai ce qu'il en est, et il fera ce qu'il voudra.
   – Fort bien ; mais laissez-moi aller prévenir la malade, avant qu'ils entrent. Vous pouvez vous charger du reste, et pourvu que tout cela suffise à rembourser le propriétaire… Allons dans la chambre de ta sœur.
   Guidé par sa femme, Jorge entra dans la chambre de Leonor. La malade était assise sur sa pauvre couche, sans couvre-lit, avec juste une vieille couverture, ramenée contre son menton.
   – Je sais tout, dit Leonor. J'ai plus de courage que notre Helena, Jorge, mon frère. Il semble que Dieu donne aux plus malheureux la plus grande patience. Trouvez-moi une place dans un hôpital, je m'y rendrai directement. vous viendrez me voir tous les jours, et nous nous verrons tous ensuite dans la béatitude de ceux qui pleurent. Voyez si vous pouvez sauver les rares livres de mon fils, qui sont les instruments de son métier, et vous ont tant coûté, à vous, comme à lui ; j'ai au moins caché ce livre, qu'il estime tant, parce que c'est l'unique chose qu'il tient de son père. Apportez-le moi, allez le chercher, je le cache dans le linge. Vous savez bien, mon frère, lequel c'était ; on voit le titre sur la couverture : ce sont les ANNALES DE TACITE. Va le chercher, Helena, vas-y vite, parce que j'aime ce livre plus que tout ; c'est le seul qu'il n'a pas vendu parce qu'il l'avait emprunté.
   Helena entra dans une petite alcôve où, en dehors d'une vieille couche de bois noir, il y avait une table de jeu ouverte, avec un encrier de faïence, quelques papiers écrits, deux douzaines, au plus, de livres, sur la table, et une chaise qui servait en même temps de lavabo.
   Elle chercha le livre et ne le trouva pas ; elle vint le dire à sa sœur, qui s'écria joyeusement:
   – Heureusement qu'il l'a emporté, mon fils ! Ne vous ai-je pas dit que ça lui ferait beaucoup de peine si on lui enlevait ce livre ? Les autres, si on les lui emporte, tant pis. Dieu l'aidera à en acheter plus. Trouvera-t-il un emploi ? Le courrier passe aujourd'hui, et s'il y a une lettre, elle ne tardera pas à arriver. Que notre Seigneur nous prenne tous en pitié, et amène le cœur du ministre à s'occuper de mon fils.
   Le courrier ! Ce mot fit frémir le cœur de ces trois malheureux.
   – Allez-y, allez-y vite, Helena, s'écria la mère de Roberto Soares. Avez-vous de quoi payer le port de la lettre ?
   Helena était partie sans s'interroger sur ce détail. Jorge n'avait pas répondu à cette question. C'est que tout le monde était à jeun, et attendait une fripière qui leur apporterait le montant d'un drap, pour acheter le pain de leur déjeuner. La femme de Jorge revint en disant que la lettre était payée.
   – Béni soit le Seigneur ! dit Jorge.
   – Elle est volumineuse… dit Leonor, en l'ouvrant, tremblante, comme si elle craignait une triste nouvelle.
   – Il y en a une autre à l'intérieur…
   – Pour qui ? demanda l'aveugle.
   – Pour… pour… l'Illustrissime M. Manuel José da Costa Guimarães, rue de la Torrinha.
   – C'st un négociant, dit Jorge. Lis-la, Leonor.
   L'infirme fit passer la lettre à Leonor, qui lut ce qui suit :

         Lisbonne, le 10 septembre 1850,
      Ma chère mère,
      Je vous écris, débordant de joie. Je puis dire que c'est le premier jour où je ressens un bonheur complet dans ma vie.
   Alors qu'il me restait peu d'espoir d'obtenir un emploi, après deux mois de dépenses qui excédaient infiniment nos forces, j'ai trouvé, par un heureux hasard, un protecteur, un ami, un père, une Providence.
   Cet ange que nous offre le sort est le baron de Penha, un homme exceptionnel pour la raison même qu'il est pour moi ce que je n'ai jamais pensé pouvoir trouver en ce monde égoïste qui méprise tout ce qui ne se fait pas recommander par l'argent.
   Non content de me présenter comme son ami, il m'appelle son neveu, et à peine le bruit a-t-il couru que j'étais le neveu d'un millionnaire célibataire, j'ai trouvé ces huit derniers jours des marques d'estime qui me lèvent le cœur.
   Le poste que j'ai sollicité, je n'en veux plus, suivant les conseils de mon protecteur. Il me dit qu'il va me faire dépêcher vers un autre plus important, et il me conseille de m'engager dans une carrière diplomatique. J'ai un avenir, ma chère mère ! Embrasse mes chers oncles, moi, je ne peux pas le faire…"


   La lecture de la lettre fut interrompue par les sanglots, et un débordement d'exclamations de l'infirme. Les larmes glissaient deux par deux sur les joues de l'aveugle qui tendit les bras vers sa belle-sœur, cherchant son front à tâtons pour y déposer un baiser dans un élan de frénétique allégresse. Ils ne disaient pas un mot. Leonor semblait vouloir ressusciter, oublier la paralysie de ses jambes pour s'agenouiller sur son lit. Helena essuyait, l'une après l'autre, ses larmes opiniâtres pour continuer la lecture de la lettre. Dans la pièce voisine on déménageait pendant ce temps les meubles. Helena poursuivit la lecture :

   La générosité de cet envoyé du ciel s'étend jusqu'à ma pauvre famille. Je lui ai dit que ma mère devait recourir, pour subvenir à ses besoins, à une sœur aussi pauvre qu'elle-même, et mon ami, qui m'a semblé m'écouter froidement, vient de me donner deux cent mille réis, pour que je les envoie immédiatement à ma famille ; l'ordre ci-joint vous permettra d'aller les toucher.…

   – Loué soit Dieu ! s'exclama Leonor, en s'agitant sur son lit, ce qui surprit sa sœur qui ne la croyait pas capable d'un tel effort. — Va, Helena, va dire à ces hommes que nous avons de l'argent pour payer le propriétaire. Vite ! Vite !
   Helena s'en fut au salon dire aux déménageurs de ne rien emporter, parce que la dette serait réglée le jour même.
   Les déménageurs hésitèrent ; mais voyant que les objets saisis ne suffiraient pas à régler les frais, ils décidèrent d'aller dire au créancier ce qu'il en était.
   La lettre continuait ainsi :

   Cette somme peut rétablir la situation de notre maison. Bientôt, mes propres ressources nous permettront de vivre correctement. Vous connaîtrez, ma mère, mon oncle et ma tante, des jours heureux et l'abondance dans vos vieux jours. Je m'emploierai à garder gravés dans ma mémoire les nombreuses fois où vous m'avez donné pour un livre, l'argent de votre pain.
   Au revoir, ma sainte mère. Dites à mon bon oncle, à mon vrai père, que je nourris l'espoir d'aller avec lui à Paris voir les plus célèbres ophtalmologistes ; qu'il ait celui de voir notre bienfaiteur à tous, qui m'a promis de se rendre à Porto.
    Votre fils Roberto.


   L'aveugle leva les bras au ciel, et dit :
   – Miséricorde Divine, accueille nos premières larmes de bonheur, après nous avoir infligé tant de chagrins pour éprouver notre constance.
   "Faites en sorte, Seigneur, que cessent nos malheurs ; si la lumière de l'allégresse que vous nous accordez aujourd'hui peut un jour nous engager dans le sentier de la justice."
   Recueillis dans une fervente prière, les deux sœurs avaient les yeux fixés sur le visage vénérable de l'aveugle, où semblait rayonner l'éclair du pur bonheur des anges.

CHAPITRE VI

Il y a bien longtemps que le monde
a perdu son innocence, nous sommes
plongés dans la corruption des siècles,
dans l'âge caduc de la nature, tout est malice
et maladie dans le commerce des hommes.
Balzac - Aristippe
(Version de Duarte R. de Macedo)


   En peu de jours, les relations entre le baron de Penha et le vicomte de Vila Seca frôlèrent l'intimité. C'était la baron qui s'employait à se ménager la confiance de cette famille : les avances, les attentions, les prévenances étaient toutes de son fait. Roberto Soares et l'ami de Guilherme de Amaral étaient fort surpris de cette sympathie. Le second essaya de comprendre la force qui l'attirait vers l'autre : il demandait quelle correspondance pouvait exister entre le caractère du baron de la Penha et António José. Le baron répondait par un sourire qui pouvait aussi bien exprimer le sarcasme que la férocité.
   – Il y a, dans ce sourire, dit le poète à Soares, quelque chose de sanguinaire qui me rappelle le retroussement des lèvres chez un chien qui menace.
   – Moi, dit Roberto, il ne me parle pas de cet homme, et il ne m'invite jamais à l'accompagner chez lui, alors qu'il m'emmène dans toutes les autres maisons. Toutefois, je sais qu'il a fait des cadeaux coûteux à la vicomtesse. Il y a là un secret. J'ai l'impression que le baron n'apprécie pas que tu lui parles d'António José. Épargne-lui la peine de sourire, ça doit lui être fort douloureux.
   – C'est exact… Pour parler d'autre chose… Y a-t-il un roman là-dedans ? Sais-tu, Soares, que les faits et les personnes sont les mêmes partout ? J'ai connu, il y a quatre ans Guilherme de Amaral, qui passait pour riche en arrivant à Porto. Les femmes de là-bas m'interrogeaient à son sujet. Leurs phrases étaient identiques à celles des femmes d'ici, qui m'interrogent aujourd'hui à ton sujet. L'on veut savoir si tu es l'héritier présomptif du baron de Penha ; qui tu aimes ; qui t'aime ; ce que tu attends de la personne que tu aimeras ; si tu as déjà aimé ; si tu aimerais une riche bourgeoise, ou une femme au sang bleu pauvre ; on fait de toi un auxiliaire du verbe aimer ; on te conjugue à tous les temps. Dans une situation aussi incertaine, moi…
   – Incertaine ?
   – Oui, incertaine. Le baron de Penha est un original, entre les mains de qui personne ne doit remettre son avenir. Il t'a appelé son neveu ? S'il mourait aujourd'hui, ses héritiers te demanderaient demain de présenter des papiers prouvant ton lien de parenté. L'imagination romanesque connaît des caprices sur lesquels ne peut compter la vie réelle.
   – Tu doutes que le baron me protège ?
   – Non ; il est déjà aidé ta famille, et te fera avancer plus que tu ne le désirais ; mais, ce que je ferais à ta place, c'est passer en revue les femmes en place, afficher une passion sérieuse pour celle qui m'assurera un avenir certain, qui ne dépendra pas des faveurs aléatoires de cet homme singulier. À l'ombre du baron, tu peux saisir la fortune par les cheveux. La première leçon qu'il t'a donnée, dégage un sens mystique et allégorique que tu n'as pas compris, parce qu'il te manque six ans de vie en société. Te dire qu'il était un chevalier d'industrie, ç'a été un éloge figuré qu'il a fait à l'industrie de ces ‘chevaliers’.
   "Le baron a poussé jusqu'à l'extrême la connaissance du monde, et quand il donne des conseils, il ne peut endurer le masque de l'hypocrisie.
   Roberto Soares l'interrompit, agacé :
   – Tu crois donc, tu crois que cet homme est une fripouille ?
   – Qu'est-ce que j'en sais, de ce qu'ilfut, de ce qu'il est !
   – Tu ne connais pas comme moi les gestes qui prouvent que le baron a un cœur noble.
   – Je distingue les causes des effets. J'ai ici, dans mon portefeuille une maxime que j'ai copiée d'un livre français : Il ne faut pas mesurer les hommes par leurs actions qui sont trop dépendantes de leur fortune, mais par leurs sentiments et leur génie.[5] Or je ne connais pas le caractère et les sentiments du baron mieux que toi. Un don de deux cent mille réis à une famille pauvre, une aumône de deux contos réis à une couturière que l'on rencontre dans la rue en train de se disputer avec sa mère pour dépenser le montant du mont-de-pitié, à la loterie, ce ne sont pas des vertus difficiles d'où sort épuré l'or pur de la vertu. Si le baron possède un million, ou deux millions, ou je ne sais combien, ces libéralités ne doivent pas le recommander auprès de qui donne à un pauvre les derniers six vinténs qui devaient payer son déjeuner. Point d'intempestives idolâtries, mon cher Soares. Raconte-moi par le menu comment cet homme a acquis une telle richesse, ramène jusqu'à nous cette histoire par le sentier de l'honneur, et je lancerai dans ton encensoir un grain de mon encens.
   "Entre nous, poursuivit le poète exhalant ses humeurs pessimistes, cet homme qui arrive riche de si loin a deux existences qui se séparent dès qu'il met pied à terre. La patrie, c'est pour lui une sorte d'île de Vénus, semblable à celle qu'à imaginée Camões. Dans ce poème, les navigateurs épuisés se réconfortent dans les bras délectables des nymphes, ils savourent les plus recherchés des plaisirs sensuels que le péché peut inventer, et, pour comble de délices, ils entendent le chant prophétique de la libidineuse déesse qui leur garantit l'immortalité.
   "Ces voyageurs bienvenus du pays de l'or, nos frères d'outre-mer, après les dangers et les frayeurs qui accompagnent les richesses rapidement engrangées, accostent sur les plages de leur patrie. Les nymphes de tous les fleuves et de tous les ruisseaux du Portugal viennent les y rejoindre, et rares sont celles qui se dérobent comme la Efire de Leonardo :

À qui l'amour ne fera aucun chagrin,
Mais a toujours été par lui maltraité.

   "Qui demande où tel homme a eu son comptoir d'esclaves ? Qui lui demande des comptes sur les colonies qu'il a fait acheter sur les marchés de son pays ?
   "Personne n'a la cruauté d'entamer par des soupçons, ou même avec des allusions précises, la réputation d'un homme qui a d'emblée étrenné son amour pour sa patrie en faisant à une maison de charité l'aumône des miettes que les journaux, trompettes des pharisiens modernes, ont proclamé hier. Il essuie bien des larmes, disent-ils ; et celles de sang qu'ils a fait verser, qui les essuie ? Le liquide des glandes lacrymales d'un noir, ce ne sont pas les sanglots d'un homme ; le coup de fouet qui cingle les épaules de l'esclave fait suinter le sang, et non des larmes…
   "Le pain que l'on mange là dans nos hôpitaux a été amassé dans du sang. Peu importe. Qu'ils arrivent du Nouveau Monde dans ce pays avili, les capitaux, l'on pardonne tout à ceux qui les apportent ; pourvu qu'ils ouvrent un salon pour la canaille de l'école de Pétrone, ces misérables qui tolèrent avec une ignoble patience le froncement de sourcils de l'argent, colporteurs abjects d'attentions qui pensent avoir répondu au sarcasme de quelque stoïque, en disant qu'il faut accepter la société telle qu'elle est.
   Qu'est-ce que le progrès moral, Soares ? Chantons-nous, comme Juvénal, l'obscena pecunia, ou est-il vrai qu'est apparu, il y a 1850 ans un homme divin, appelé Jésus, qui prêchait la rédemption du blanc et du noir ?" – Qui défend ici les missions ?! demanda le baron de Penha, qui apparut à la porte de la chambre de Roberto, où le poète déclamait ce long monologue.
   – C'était moi, Monsieur le Baron, je préparais le discours que je compte faire aux Chambres quand je serai député, en demandant de construire un panthéon pour tous les bienfaiteurs des hôpitaux, des hospices et des confréries, même si l'on arrive à prouver que les héritages aux œuvres caritatives ont été acquis dans le trafic des esclaves. Donnez-moi, Votre Excellence, votre précieuse opinion sur ce sujet.
   – Mon opinion n'est pas précieuse ; elle sera sincère. J'ai lu et entendu ce que l'on dit au Portugal sur les ‘fortunes’ venues du Brésil, et c'est pour ça que j'entends l'aspect satirique de votre sujet, nonobstant le sérieux que vous affichez, Votre Seigneurie, en le proposant. Les feuilletonistes, les romanciers, les dramaturges, ainsi que les philosophes moralistes des estaminets sont injustes et ingrats dans les huées et les quolibets dont ils accablent ceux qu'on traite de Brésiliens. Le premier qualificatif dont on les gratifie, c'est celui d'idiots.
   – Ne le sont-ils pas ? fit le poète, en l'interrompant.
   – Si vous me le demandez, je vous dis qu'ils le sont, et doublement ; ils sont d'abord stupides parce que leur patrie les a rejetés, en ne leur donnant pas de pain pour se sustenter, ni de l'instruction pour nourrir leur âme ; ils ont mené là-bas une vie de nègre, ils y ont gagné les petites ou les grosses sommes dont ils disposent, et ils en sont revenus, stupides, il est vrai, mais épuisés de fatigue, rapporter à la marâtre qui ne leur a donné ni travail ni instruction, le capital qui crée les industries, le capital que les gouvernements cajolent avec les considérations à bon marché des titres honorifiques, le capital qui a fait monter le prix de la propriété, le capital qui soutient l'existence mercantile d'un pays attardé que les nations d'Europe rejettent en ricanant de leurs marchés. Ils sont également stupides pour une seconde raison, ils ont un esprit assez bas pour se laisser enthousiasmer par l'amour de leur patrie , ne jamais avoir détaché leur cœur et leur saudade de la motte de terre qui s'est avérée stérile à leur égard ; stupides, oui, parce qu'ils ont l'ineptie d'apporter à un pays sans vie le capital qu'ils ont risqué dans les arnaques de l’État aux particuliers ; parce qu'ils renoncent aux jouissances que leur argent leur propose dans nos pays où le terme Brésilien n'est pas synonyme de négrier ; stupides, enfin, parce qu'ils souscrivent, en leur versant des sommes importantes à l'entretien d'établissements pieux ; et la conviction des illuminés, des gens qui s'y entendent, des syndics des consciences, c'est que ces aumônes sont ici, une réparation à l'humanité souffrante de l'opression qu'ils lui ont infligée dans un autre point du monde.
   – Si vous me permettez… fit le journaliste. . – Je vous écoute, mais ne me sortez pas une de vos facéties. Soyez sérieux dans votre argumentation, si vous estimez que ça en vaille la peine.
   – J'allais dire que les Brésiliens viennent au Portugal, parce qu'à part son excellent climat, c'est le seul pays, après le Brésil, où l'on parle portugais.
   – Votre objection vous semble-t-elle sérieuse, Monsieur ?
   – Fort sérieuse : cela revient à dire…
   – Vous n'avez pas besoin de me dire à quoi cela revient ; je dispose, si vous me le permettez, d'assez de pénétration pour entendre une idée sans commentaires, vous voulez dire que les enfants du Portugal viennent au Portugal parce qu'à Londres, en Belgique, ou à Paris, l'on ne parle pas portugais. Je n'accepte pas votre réponse dans le sens que vous avez voulu lui donner, c'est une plaisanterie digne d'un feuilleton, mon cher Monsieur. Dites-moi plutôt qu'au Portugal, une douzaine de contos, c'est une "fortune" ; cinquante font de vous un capitaliste qui traite d'égal à égal avec les hauts fonctionnaires de la République ; cent contos anoblissent celui qui les possède, pourvu qu'il se tienne près de l'assiette au beurre, étant bien entendu que la personnalité de celui qui les reçoit n'a aucune importance dans ce négoce abject et vil où les coupables, ce sont les gouvernements, non ceux à qui il concède ses grâces. C'est un baron qui vous parle, Monsieur. Lequel de nous deux est ridicule ? Moi, qui ai fait une aumône à l'État et reçu une grâce ; ou l'État qui m'a envoyé un de ses agents, en me demandant une gratification qui a été partagée entre quelques misérables qui ne sont jamais allés au Brésil ?
   – La courtoisie me force à me taire, répondit l'ami de Roberto Soares.
   – Il vous faut donc absolument être grossier pour me répondre ?
   – Le gouvernement s'est montré immoral en vous vendant un titre ; vous vous êtes montré vulgaire, Votre Excellence, en l'achetant.
   – Vous aurais-je dit, par hasard, que j'étais distingué ?! Quand ai-je voulu échapper à la sphère du vulgaire ?
   – Je ne vous adule pas ; je vous tiens pour supérieur à votre titre.
   – Merci ; mais vous croyez que mon titre a été acheté au prix de six nègres ?
   – Je n'ose vous interroger sur votre vie. Je vous connais depuis quinze jours, et j'ai du mal à choisir entre deux possibilités.
   – Je puis être un négrier, ou un honorable commerçant.
   – Pas les deux à la fois.
   – Au moins l'un des deux.
   – Si j'acceptais l'une de ces hypothèses, sans réfléchir plus avant, ce serait la seconde. Vous êtes un homme d'esprit, Votre Excellence ; vous êtes forcément un homme de cœur. Un homme de cœur ne vend pas les malheureux, il les délivre.
   – Si vous me concédez que je me sois enrichi sans me déshonorer, pourquoi ne concéderiez-vous pas le même honneur aux bienfaiteurs des hôpitaux, des hospices et des confréries pour lesquels vous voulez demander un ridicule panthéon aux Chambres ? Soyez convaincu, mon cher Monsieur, qu'il y a au Brésil bien d'honorables Portugais, j'en ai rencontré qui avaient beaucoup de cœur, et sans aucune intelligence, à deux mille lieues d'ici, où un homme qui dit : "Je suis portugais" serre la main charitable et tendue jusqu'aux hôpitaux de sa patrie. Serait-ce que l'intelligence atrophie la sensibilité du cœur ? Je ne sais.
   "Ce que je sais, c'est que dans notre patrie, où il y a une phalange d'hommes lucides, et d'écrivains de toutes sortes, l'homme sans travail n'arrive pas à toucher un salaire, les fabriques des industries naissantes dépérissent entravées qu'elles sont par un stupide retard ; et les jeune lettrés, comme votre ami Roberto Soares, perdent tout courage à la porte des bureaux en demandant humblement une place dans une douane. Que font les talents dédaigneux de cette terre qui n'épargnent pas à leur pays l'humiliation de demandent chaque jour de l'aide au bras du commerce brésilien ? Le génie ne sert-il donc au Portugal qu'à aiguiser sa langue contre les analphabètes qui n'ont que le tort de ne pas lire de romans en portant des fardeaux sur leur dos, ou en consumant vingt ans leur vie à côté d'une balance ? Vous allez, mon patient ami, trouver une réponse irréfutable ; il me semble entendre des arguments qui se succèdent pour me prouver des choses horribles. Si votre but est de m'anéantir, je me déclare anéanti sans vous écouter, et je vous fais tous mes vœux pour que la majorité des Chambres, dont vous serez, Votre Seigneurie, un digne ornement, vote votre proposition d'un panthéon pour ceux qui rédigent un testament en faveur des œuvres de charité.
   "Je vais passer la nuit dehors… et je ne veux pas me priver de délicieux moments en belle compagnie. Mes cinquante ans rajeunissent. Don Quichote prend à présent le pas sur Sancho Pança. Je suis amoureux d'une idée qui s'habille en rouge, la couleur du sang, comme les visions de ceux qui souffrent d'amaurose. Vous ne critiquez pas, mes chers et indulgents lettrés, la toilette rouge de mon idée, non ? Eh bien, continuez à discuter, pour déterminer s'il y a des idées nues, et des idées qu'on habille, et laissez-moi aller faire la cour à mon idée rouge."
   Le poète raisonneur sortit après le baron. Roberto écrivit une longue lettre à sa mère et tira de son bahut son livre précieux, le Tacite où était inscrit le nom de son père.
   Il lisait encore, quand le baron entra, à minuit.

CHAPITRE VII

Quelquefois… la passion ne fait que s'ajourner
comme un feu qui couve sous la cendre.
Jules Simon - Le Devoir [6 ]

Qu'est-ce qui te met dans cet état ?
Quelle joie te saisit en ton cœur ?
F. Rodrigues Lobo - Églogues


   C'est une bonne façon de passer sa nuit… dit le baron à Soares. J'ai cru que vous iriez la passer dehors avec votre ami.
   – Non, Monsieur. Je me languissais de mon Tacite, que je n'ai pas ouvert depuis que je suis parti de Porto.
   – Vous aimez Tacite ? C'est un goût surprenant chez un écrivain romantique. Il me semblait plus naturel que vous vous adonniez à la lecture de Sue et de Dumas… J'ai lu Tacite, moi aussi, dans ma jeunesse ; mais les éducations littéraires en ce temps-là s'appuyaient sur des lectures plus substantielles que celles d'aujourd'hui. On traduisait alors un ou deux romans par an, et personne ne les lisait. Les femmes étaient plus ignorantes que celles de maintenant. Elles s'occupaient de la maison, faisaient le ménage, comme de bonnes mères de famille, et les célibataires ne se souciaient absolument pas de meubler leur esprit, parce que leurs fiancés à cette époque ne connaissaient pas cette chose qu'on appelle ‘esprit’ dans le jargon des salons, où règne à présent, plus qu'alors, l'absolutisme de la matière. Voyons votre Tacite… Je me rappelle encore le début des ‘Annales’ :

Urbem Romam a principio reges habuerunt…

   Le baron prit le livre sur la table, l'ouvrit à la première page et tressaillit. Cette agitation surprit Soares, qui allumait son cigare, en se présentant de profil pour le baron.
   – Qui est ce Constantantino de Abreu e Lima qui a écrit ici son nom ?
   – C'était mon père.
   Le baron baissa rapidement sur le livre les yeux qu'il avait fixés un moment, effaré, sur le visage de Soares.
   – Mais… vous ne portez… marmonna le baron en mordant son cigare pour dissimuler son émoi, vous ne portez… aucun des noms de votre père ?!
   – Je m'appelle Soares de Abreu e Lima…
   La baron posa le livre, il se leva, fit quelques pas dans la chambre, s'appuya au rebord de la fenêtre, et lâcha quelques mots banals à propos de la couleur lumineuse que la lune donnait aux pierres avec lesquelles on pavait le Rossio. Ensuite, comme vaincu dans le violent effort qu'il faisait pour dominer son angoisse ou sa curiosité, il demanda tout à coup.
   – Avez-vous, Monsieur Roberto, connu… votre père ?
   – Non, Monsieur. Je suis né quand mon père a quitté le Portugal.
   – Vous m'avez dit que vous aviez vingt-six ans… vous êtes donc né en…1824. Comment s'appelle votre mère ?
   – Leonor Soares.
   – Si ma curiosité ne vous dérange pas, dites-moi où se trouve votre père… Est-il mort ?
   – Mon père, c'est une histoire que je ne connais pas bien ; ce que je connais, c'est un coup du sort, de ceux qui entraînent l'ignominie pour un fils. Quand vous le voudrez, je vous dirai ce que je sais. Vous serez le premier homme à qui je le dirai.
   – Je mérite de votre part cette marque d'estime ? Racontez-moi l'histoire de votre père.
   – J'avais dix-huit ans quand ma mère m'a parlé pour la première fois comme on parle à un homme. Au peu près, voici ce qu'elle m'a dit :
    " – Je sais que tu as demandé à ta tante Helena quelle raison avait eu ton père de me laisser sans appui quand tu es né. Ta tante Helena t'a dit que ton père était allé gagner sa vie au Brésil et qu'il y était mort. C'est le moment d'apprendre de la bouche de ta mère ce que tu sauras peut-être de quelque étranger qui te voudra du mal. Ce que tu vas apprendre de moi n'est pas humiliant, parce que nous sommes écrasés de la même façon par la même honte.
   "Ton père était le fils d'une personne illustre, et j'ai été la cause principale du malheur de ton père. Nous nous sommes connus, et dès ce moment-là, notre vie a essuyé tous les coups qui peuvent blesser le corps et l'âme. Il a interrompu le cours ses études et abandonné la demeure de son père pour être mon mari. Je n'avais qu'un cœur tendre à lui offrir. Ma mère était une veuve pauvre avec quatre filles qui travaillaient jour et nuit pour rester bonnes et vertueuses.
   "Ton père est allé se jeter aux pieds du sien, lui demandant son pardon et de quoi nous nourrir. Il ne parvint à éveiller aucun sentiment, aucune compassion. Son père le repoussa rageusement, et mon pauvre mari revint en disant que la dureté de ce vieillard était une manifestation de sa folie, non de sa cruauté.
   "Le malheur avait fait naître des épines dans le cœur de ton père. Il se vit privé de tout, ignoré de tous, il ne lui restait que mes tendresses, qui l'agaçaient. Je lui ai trouvé des excuses ; mais il ne voulait plus en trouver aucune à mes larmes.
   "«– Ce dont nous avons besoin, c'est de pain, pas de lamentations, disait-il, si tu pleures parce que je ne me résigne pas à la nécessité, tu peux te dispenser de le faire ; si tu estimes que ton amour suffit à satisfaire mes aspirations, je te dis que ce n'est pas le cas, et j'ajouterai que les pleurnicheries me mettent à bout.»
   "Trois mois après notre mariage, ton père résolut de quitter Porto et de fonder à Braga une classe de latin, en espérant que l'âme intraitable de mon beau-père s'adoucirait, en voyant que son fils se mettait au travail pour vivre honorablement.
   "Cet espoir fut déçu. Les étudiants ne vinrent pas à son cours. Les parents trouvaient ce maître trop jeune pour pouvoir enseigner. Les prêtres de Braga lui firent la guerre, et mon mari, désespéré, se vit obliger de quitter la région pour aller ailleurs, quand la nouvelle lui arriva que mon beau-père était à l'article de la mort. "Nous nous sommes précipités. Ton père s'est présenté devant le moribond, qui le reçut en manifestant sa joie, et se laissa baiser la main. Le lendemain, ton grand-père est mort, et ton père m'a fait venir.
   "Il a fallu s'occuper des obsèques, l'on chercha de l'argent dans les tiroirs, l'on ne trouva qu'une somme insignifiante, une somme qui n'arrivait à régler aucune dépense.
   "Les personnes qui avaient assisté à ces recherches, et constaté que la situation de mon mari ne s'améliorait pas, prirent le large de peur d'être importunées. On enterra pauvrement un homme que tout le monde supposait riche ; quelques jours après nous vendîmes les livres pour payer le loyer de la maison ; puis nous commençâmes à vendre nos ustensiles pour subsister.
   "Ton père était plus malheureux qu'il ne l'avait jamais été. Il ne lui restait même plus d'espoir. Il essuya bien des humiliations pour trouver un emploi ; mais en vain. À Porto, les personnes les plus influentes l'avaient pris en grippe, parce qu'il était le fils d'un constitutionnel.
   "Ces gens vont faire de moi un voleur ! me dit un jour ton père ; j'ai beaucoup pleuré ; ces paroles m'ont percé le cœur ; je me suis agenouillée à ses pieds, en le suppliant de ne pas dire de telles choses ; de ne même pas penser à une infamie dont il était incapable.
   "Il réagit brutalement, en m'interdisant sèchement de me mêler de ses affaires.
   "Un homme étrange vint un jour trouver ton père, qui s'enferma avec lui dans une chambre. Ils y restèrent longtemps. Quand l'homme partit, ton père tomba sur une chaise, la tête entre les mains, et proféra ces seuls mots :
   "« – Ils y sont arrivés.
   "« – À quoi ? me suis-je exclamée.
   "« – Je suis un voleur, dit-il en me lançant un regard d'aliéné. Mes cheveux se hérissaient ; je l'ai embrassé comme si je voulais l'empêcher de tomber dans un gouffre. Je l'ai épié, en tremblant, et j'ai vu que ton père écrivait.
   "Le lendemain, je vis arriver ce maudit personnage qui avait ajouté le malheur à notre misère. Cet homme entra et sortit peu après. Des qu'il fut parti, ton père jeta sur mes genoux une pièce, et dit.
   "« – Je veux aujourd'hui me saouler ; fais acheter du meilleur vin.
   "J'ai pleuré des larmes de sang, mon fils. Je me suis sentie prise de froid ; le regard de ton père m'atterrait ; le rire violent que je lui ai vu, et que je vois encore, était féroce.
   "« – Tu ne veux pas que je me saoule sous tes yeux, a-t-il repris, il en sera selon tes désirs.
   "J'ai voulu le retenir, mais je n'y suis pas arrivée. Il est sorti en coup de vent. À minuit on l'a ramené chez nous sans connaissance ; on l'avait trouvé dans l'allée de la Lapa, où il tenait des propos inintelligibles, et insultait les gens qu'il croisait.
   "J'ai passé des heures infernales aux côtés de ton père, plongé dans une profonde torpeur. Le matin, il m'a fixé, épouvanté, il s'est souvenu, et il a pleuré en silence. Je ne lui ai rien dit, moi non plus. De toute cette journée, je n'ai pu l'arracher à sa tristesse. C'étaient les dernières étincelles de l'honneur.
   "Au bout de quelques jours, l'homme qui avait laissé de l'argent est revenu, et il est parti en laissant une plus grosse somme. C'était beaucoup d'argent en pièces d'or.
   "« – Qui te donne cet argent ? me suis-je exclamée.
   "« – C'est la société, a-t-il dit. C'est la société à laquelle je puis être utile. C'est la société à laquelle je puis être utile d'un autre façon. Je ne tolère plus aucune question.
   "Notre situation se rétablit vraiment. Ton père se fit de nouvelles relations ; tout le monde le recevait sans lui demander où il avait trouvé l'argent qui lui donnait une brillante indépendance. Certains supposèrent qu'il avait retrouvé le trésor perdu de son père.
   "Nous vécûmes six mois de la sorte. Notre capital augmentait : ton père semblait s'être fait à son sort. Je n'osais pas chercher les raisons de son apparent bonheur, de peur de gâter cette criminelle allégresse. Qu'elle fût criminelle, je le devinais, mais je préférais qu'il s'en trouvât bien plutôt que de le voir éprouver de tristes remords ; plutôt… plutôt… : seul le cœur d'une femme qui aime, et pardonne les vices de celui qui aime, saura me pardonner cette préférence.
   "Au bout de six mois, ton père découche. Le lendemain matin, je reçois un mot de la prison. Ton père était incarcéré. Au moment même où je reçois ce mot, des hommes entrent chez moi, saisissent tous les papiers et me disent : « Votre mari a été arrêté pour avoir imité des signatures.»
   "J'ai perdu connaissance, mon fils. Quand je suis revenue à moi, je me suis rendue à la prison. On m'a dit il était impossible de s'entretenir avec mon mari. Je me suis assise à la porte de la Relação, et j'ai attendu en vain toute cette journée ; le lendemain, j'ai pu le voir. Je me suis jetée contre les grilles en pleurant ; ton pauvre père pleurait aussi ; il avait perdu toute son énergie ; c'était un cœur que la honte voulait régénérer… Ce n'était pas de la faiblesse, ces pleurs, pas du tout…
   "Le procès a duré six mois. Je ne saurai t'expliquer en détail la nature de ses crimes. Je sais qu'il a été condamné à être exilé vingt ans au Cap-Vert.
   "Quand j'ai appris la sentence, je lui ai demandé de me laisser l'accompagner. Il n'y a pas consenti ; il en est venu à repousser mes prières en manifestant son agacement, en me disant qu'il avait l'intention de se donner la mort en mer.
   "Tu es né à ce moment là, mon fils, au moment où ton père mourait pour toi, pour moi, pour la société, pour l'honneur. Je me mourais sur la couche où tu étais né, chez ma mère, quand ton père est parti. je sais que le médecin lui a appris que ma mort était inévitable, quand il entrait dans le convoi. Ton père a pleuré devant le médecin, il a demandé si l'enfant était mort aussi. Le médecin lui a répondu qu'il devait être mort dans son ventre. Ton père a juste dit : « – Tant mieux ! »
   "Cette fausse nouvelle – plût aux dieux qu'elle fût véritable – le médecin l'avait encore exagérée, en se fondant sur ce que lui avait dit son assistant, qui m'a tenue pour morte.
   "J'ai écrit au Cap Vert quelques lettres : elles se sont toutes perdues ; ce qui était le plus certain, c'est que ton père était mort. Qu'il ne s'était pas suicidé, je l'ai su du commandant du navire sur lequel il avait embarqué ; mais il m'a dit lui-même qu'une chiourme d'exilés était mort de fièvres juste après avoir mis pied à terre.
   "Voilà l'histoire de ton père, mon fils."
   Quand ma mère termina cette triste histoire, Monsieur Le Baron, elle était livide ; je n'ai pas voulu exacerber ses souffrances avec d'autres questions. J'ai eu pitié de mon père, et conçu une profonde haine pour la société.
   Le baron se leva, passa sa main sur son front, la descendit le long de son visage, cachant une altération que Roberto avait attribuée à sa sensibilité. Il se rassit, étonnamment changé, et dit :
   – Comment a vécu votre mère jusqu'à aujourd'hui ?
   – Une tante à moi a épousé un homme qui disposait de quelques moyens et nous a pris chez lui. Comme je vous l'ai déjà dit, ma mère est devenue paralytique alors qu'elle avait à peine trente-trois ans. Mon oncle, le bienfaiteur de ma mère, a perdu la vue, et ils vivent depuis aussi écrasés par la misère que je veux que vous puissiez vous en rendre compte, Votre Excellence, dans cette lettre de ma mère que j'ai reçue aujourd'hui et que je comptais vous montrer pour que, en tant que notre bienfaiteur, vous n'ignoriez pas à quel point vous nous obligez.
   Le baron saisit avidement la lettre dans la main de Soares, et lut silencieusement ce qui suit :
         Porto, le 5 Septembre 1850
         Mon fils,
   Dis à ton bienfaiteur que son aumône nous est parvenue au moment précis où le propriétaire de notre demeure faisait saisir les misérables objets qui ne valent rien, mais sans lesquelles notre misère était plus grande.
   Ton bienfaiteur nous a donné une maison, un lit, du pain et l'honneur. S'il pouvait voir nos larmes de joie, il remercierait Notre Seigneur de lui avoir donné les moyens de subsister à une famille dans le plus extrême dénuement.
   Le paiement, il doit le trouver dans son bon cœur ; mais c'est une chose de faire une aumône, et une autre d'assister à ses effets. Ton oncle a retrouvé une expression joyeuse que nous n'avions pas vue chez lui depuis longtemps. Il dit que sa joie ne vient pas du fait d'avoir le pain assuré pour le lendemain ; mais de pouvoir se présenter dans ce monde avec la certitude de s'être trompé, quand il a jugé que l'homme riche étaient en ces temps-ci insensible et dur comme un lingot d'or.
   Ta tante a acheté une petite robe pour elle, et a pris ses dispositions pour m'assurer un hiver confortable. Tout cela, nous le devons à M. le Baron, à la Providence qui l'a rapproché de toi. Dis-lui que nous demandons tous à Dieu que la vie lui soit aussi douce que la nôtre l'est devenue, la maladie nous semble déjà supportable.
   Ton bon oncle loue le Seigneur de lui avoir donné des yeux pour pleurer de gratitude, puisqu'il ne les a plus pour voir notre bienfaiteur. Ce pieux vieillard espère pouvoir un jour lui baiser la main. Mon fils, sois reconnaissant et honnête. ne crois pas te montrer trop humble en baisant les pieds de notre ami. Ta mère les lui baiserait si elle pouvait. Au revoir, mon Roberto. Donne-nous de tes nouvelles, et dis-nous toujours que tu n'oublies pas un instant de louer Dieu pour le soutien qu'il t'a donné, ainsi qu'à ta famille, qui t'aime tant.
      Ta mère,
Leonor."

   Le baron replia lentement la lettre. Roberto vit ses yeux embués, et, sur les lèvres, un tremblement qui trahit la componction chez les âmes sensibles. Il trouva cette réaction naturelle. La physionomie du baron changea brusquement sous l'effet de la joie, quand il rendit la lettre.
   – Je sens une étrange allégresse, mon ami ! dit-il. Mon cœur ne suffit pas à contenir ce nouvel être qui naît en moi. Je veux vous embrasser, comme j'embrasserais votre pauvre mère paralysée, votre bonne tante avec sa petite robe neuve, et le vieil aveugle qui veut me baiser les mains.
   Et il pressait frénétiquement contre sa poitrine le fils de Leonor.
   – Cette expansive allégresse vous trouble ? poursuivit-il. Il y a un cœur solide dans cette poitrine sensible. J'aime la misère de votre famille ; je me prends à l'aimer comme si c'était la mienne… C'est une extraordinaire sensation !… Qu'ai-je fait pour votre famille ? Rien, rien ! Une aumône qui lui permet de faire face à ses besoins les plus urgents… Permettez-moi, Roberto, de vous traiter aussi cavalièrement que peut l'autoriser une véritable estime…Vous allez partir pour Porto, Roberto, et vous allez partir dès demain, n'est-ce pas ?
   – Pour exécuter vos ordres, Votre Excellence ?
   – Exécuter mes ordres, c'est ça. Allez à Porto, pour les exécuter point par point. Vous allez porter un ordre précis. Vous louerez une maison où je pourrai descendre quand je m'y rendrai. Cette maison, vous allez la meubler le mieux possible. N'épargnez rien qui puisse assurer son confort. Le plus petit défaut que j'y trouverai, je vous le reprocherai. Votre famille déménagera pour s'installer dans cette demeure. Mon correspondant ira lui remettre chaque mois la mensualité que je fixe pour elle. Après quoi, Roberto, vous reviendrez à Lisbonne, si je vous appelle. Ne vous souciez pas d'un emploi pour l'instant. Les occupations qui vous conviennent sont à présent tout-à-fait domestiques. Vous êtes chef de cette famille, il vous faut rester avec elle. Vous allez faire ce que je vous demande ?
   – Si je vais le faire ! dit Roberto, en serrant et en baisant la main du baron.
   Le lendemain, Soares partit pour Porto, après avoir reçu les dernière recommandations du baron.

CHAPITRE VIII

Celui qui connaît le mieux le fond de vos cœurs, c'est Dieu.
Le Coran

Quand un homme vit en paix et en bonne amitié
avec les autres, le métal le plus lourd — l'or —
est plus léger dans sa main, qu'une plume.
Il ouvre sa bourse, et regarde autour de lui, comme
s'il cherchait quelqu'un qui veuille la partager
Sterne - Voyage Sentimental


   Le vicomte de Vila était allé prendre les bains à Cascais, avec sa famille. Le baron qui ne voulait pas quitter un seul jour de l'œil cette famille, prétexta la nécessité de les prendre, lui aussi, et s'y rendit également. Voulant s'expliquer le goût du capitaliste pour sa maison, la vicomtesse se dit que le baron projetait une alliance avec une nièce du vicomte. Elle avait une raison d'en être convaincue. Le baron montrait quelque affection pour cette jeune fille, et celle-ci disait carrément que ce quinquagénaire valait plus que beaucoup de garçons. Le vicomte ne manquait pas une occasion d'en parler, il les confiait lourdement à son visiteur, et tout ce qu'il obtenait du baron, c'était un sourire indéchiffrable, que la vicomtesse attribuait à la gêne ou au fait qu'il se méfiait de l'amour de cette donzelle.
   Nous ne nous attarderons pas sur l'épisode de cette tentative commerciale où l'acheteur fut pour le moins sollicité. La nièce ne pouvait hériter, parce que le vicomte avait un fils qui voyageait. L'on voit combien l'on pouvait souhaiter ce mariage, et combien de pièges tendrait l'industrieuse jeune fille à l'impassible baron. Cette affaire joue un rôle bien secondaire dans notre chronique ; c'est pour cela, et parce qu'elle est d'une vulgarité à lever le cœur, que nous l'écartons pour l'instant, ou la réservons pour une série de passages grotesques qui nous permettront de lâcher quelques railleries.
   Disons ici ce qui devait figurer dans le prologue. Ce roman est sérieux, trop sérieux pour notre époque, où pour retenir l'attention du lecteur de romans, la vérité doit être polie, coquette, et relevée de séduisants mensonges.
   Il ment, le romancier qui dispose ses personnages au gré de sa froide ou de sa chaude imaginative. Il faut palper les différentes températures de la société, qui possède plus de zones que la géographie astronomique.
   Il ment, le romancier qui matérialise la sensation, ou spiritualise la matière, en créant de fétides sentines, ou des jardins odorants ; c'est en poétisant à l'excès des choses qui ne le méritent pas, ou en s'échinant à découvrir ce qui peut recéler quelque poésie, que l'on fait des peintures mensongères. Une imagination élevée passe au-dessus de la vérité, sans la toucher ; l'autre imagination, au ras du sol, va, en tant que simple copiste, trouver ce qu'il y a par ici de plus bas. Il y a de tout, il convient d'observer ; mais ce qui vaut mieux que tout, c'est de ressentir, et d'expérimenter.
   Et comme il y a de tout ici bas, elle n'a pu, jusqu'à présent, lectrice du cœur, lui offrir des tableaux d'amour dont elle est avide, comme qui veut qu'on les lui représente du fond de son âme, ou qu'on lui apprenne à les soumettre à cette peinture décolorée et dépoétisée qu'en font les hommes.
    Je n'ai pas d'imagination, j'ai de la mémoire, la mémoire de ce que j'ai vu, de ce que j'ai senti, de mes expériences. Si je désincarne les peintures, si je décris une scène froidement, c'est que c'est ainsi que les yeux qui les ont vus les ont transmis à mon âme, qui les a gravés en elle. Si je me laisse aller à des élans du cœur, qui s'élève jusqu'à l'imperceptible, désespéré d'englober dans la parole ce qui relève du for intime de l'âme, c'est parce que, dans une telle situation, en présence de tel fait, en entendant telle histoire, en voyant tel homme ou telle femme, c'est ce que j'ai ressenti, ce que j'ai compris, ce que peut-être d'autres yeux et d'autres âmes vivraient et entendraient d'une autre façon. Ce qui est sûr, c'est que je n'imagine pas, ou que j'imagine à peine, si l'on peut employer ce terme, des époques, des lieux, des noms, des détails, des généralités. Il n'y a pas d'autre travail de ma part dans ce roman et dans les autres.
   Ceux qui me qualifient d'inventeur croient que la vie dans ce pays ne peut présenter quelque intérêt, mis à part le cautère du feuilleton ou la satire hilare de Tolentino. La ‘bonne compagnie’ dit qu'en son sein l'on connaît tout de la vie des uns et des autres, et, que puisque tout est trivial, le roman digne de foi est impossible. Que les potins existent, je suis près à le jurer ; mais, dans les potins, l'on dit peu de chose ; ce sont les gens qui y sont extérieurs qui savent le plus de choses.
   Dans la ‘basse société’, on dit qu'il n'y a rien qui puisse servir d'appui à un copiste fidèle ; des coutumes routinières, des vices médiocres, des crimes qui lèvent le cœur, aucune trace de cœur ni d'esprit ; tout reste plébéien, écœurant pour qui lit un roman sur une chaise à dossier, penché sur un guéridon, ou les pieds bien calés sur le fender d'une cheminée. Ce qui fait les incrédules, ce sont la chaise à dossier, le guéridon, l'ottomane, la cheminée, le cercle on ne peut plus étroit, quoique magnifique, de leur cadre de vie.
   La basse société, la populace, mais la populace qui enfile un habit, électeur et éligible, le peuple, cette classe dont tout le monde s'émancipe, de sorte que, bientôt, il n'y aura plus de peuple, seuls savent ce qu'il est ceux qui y sont nés, où qui y ont échoué, et c'est tant mieux, fouettés par les bourrasques de la vie.
   Les manières qui distinguent le peuple dans les réunions, les places, les officines constitutionnelles où l'on fabrique les formules du gouver-nement représentatif, ces manières ne sont pas les siennes, c'est une attitude qui le rabaisse, c'est le vieux cuivre d'une vieille monnaie avec de nouveaux coins, hâtivement frappés, dépolis, et grossiers. Là, il n'y a pas effectivement de romans, il n'y a rien ; c'est une vie sans caractère, tournant toujours sur le même axe, dont les usagers se passent la manivelle de main en main. Mais la vie intime, pour la raison même de son antagonisme avec la vie extérieure, a beaucoup de choses à voir et à raconter.
   Quand naîtra le génie qui nous racontera, en prenant son temps, phénomène par phénomène, les métamorphoses que nous avons vues ? Que de comédies, que de tragédies, du gouvernail d'une barque à tonneaux, à la barre de la présidence d'un conseil municipal ! Du trépied d'une ravaudeuse de village à la banquette cramoisie par la portière du coupé d'une vicomtesse !…
   Que Dieu nous vienne en aide ! Il y a tant de romans à faire que, pour un peu, j'allais oublier que je suis en train d'en faire un, et que vous-même, cher lecteur, plus distrait que moi, vous dormez peut-être déjà… Si vous vous réveillez de bonne humeur, vous avez là le conte à l'endroit précis où il a été interrompu par une importune philosophie :
   Le baron de Penha s'est installé dans une vieille demeure, jouxtant l'hôtel particulier dilapidé, presque en ruines d'un fidalgo, le plus noble de Cascais, et l'un des premiers au Portugal, à ce que disait son écuyer.
   Le baron s'entendit avec cet écuyer, lui accorda sa confiance, et en fit également son majordome. Le vieux fidalgo, dans ses heures libres — elles l'étaient presque toutes pour des raisons que l'on dira plus tard — fit offrir à son locataire, une faveur, disait le majordome, qu'il ne faisait à aucun villégiateur depuis 1833. La raison pour laquelle il évitait les visites allait de soi ; Bernardo da Veiga, le fidalgo, avait dissipé dans sa jeunesse ce que lui avait laissé son père. La Constitution était ensuite venue lui donner le coup de grâce avec les deux commanderies du Christ et de la Conception dont dépendait la subsistance décente du fidalgo.
   Après 1833, Bernardo da Veiga vivait en s'appuyant sur un majorat dissipé, qui lui rapportant quatre mille réis, ne parviendrait pas à lui payer le suif, s'il illuminait tous les soirs les six énormes salons de son hôtel particulier.
   Le baron accepta l'invitation, il s'y rendit ; et, après avoir réveillé, lors de son long parcours, les échos de la sombre maison, il s'arrêta dans une vaste pièce, un salon, ou quoi que ce soit d'autre, au parquet rongé comme les dentelles d'une façade renaissance, au plafond de châtaignier lambrissé, que la vieillesse avait noirci, et fendillé par endroits, avec des planches qui pendaient, enveloppées de toiles d'araignées.
   Les meubles semblaient des sentinelles oubliées. C'étaient dix ou douze chaises de cuir ouvragé, marquetées de plaques de bronze oxydé, les pieds recourbés comme des griffes de vautour, avec les sièges troués, sinon par le temps ou l'usage, par la dent vorace d'un rat, qui devait vivre dans cette maison comme dans un no-man's-land, et prospérer, sinon comme un rat engraissé dans une douane, au moins comme on le fait quand on peut prendre ses aises.
   Au fond, entre deux portes mal fermées par deux tentures blasonnées, avec des franges et des liserés ouverts par la main du temps, se dressait un oratoire élevé en bois de brésil, recouvert par un rideau de damas décoloré. Le piédestal de l'oratoire, l'autel peut-être à d'autres époques, était une armoire de sacristie massive en ébène, avcc six grands tiroirs, et des serrures dentelées en bronze. Des couches de poussière s'étaient encastrées dans les frises, dans les moulures, dans les reliefs dans les contours, formant une croûte dure et compacte.
   Son hôte était absorbé dans cet examen, quand l'une des tentures se souleva pour ouvrir le passage à Bernardo da Veiga.
   Il faisait soixante-dix ans. Il était de taille moyenne, émacié, osseux. Leste, droit, et plein d'aplomb, il était manifestement maintenu par une solide fibre réfractaire à l'énervement de la vieillesse.
   Il portait une veste de drap dont les basques descendaient sous les genoux. C'était une de ces vestes de 1829, de ces vestes patriotiques des fabriques de Covilhã, portées par Sa Majesté Dom Miguel de Bragança, par la Cour, et par les fidalgos provinciaux. Il portait des chaussures de Cordoue à boucles, et des chaussettes sombres. Son crâne chauve brillait, blanc et poli, à travers les mailles d'une bonnet de soie, avec des pans qui lui couvraient les oreilles.
   Le fidalgo avait écarté le bord de la tenture de sa main gauche, et il indiqua, de la droite, au baron, l'entrée de la salle voisine, en lui faisant, au passage, une courtoise révérence.
   – J'ai pris la liberté de vous offrir, cher voisin, dit le vieillard, une maison qui, en d'autres temps, était la plus fréquentée par des parents et des amis qui venaient aux bains. Aujourd'hui, je ne les connais plus, et ils ne me connaissent plus ; mais, malgré les changements des hommes et des temps, et de la vieillesse, qui dégrade autant le corps que l'âme, le maître de cette maison est encore, dans sa solitude et sa pauvreté relatives, un homme de bonne compagnie.
   – Vous avez daigné, Votre Excellence, honorer un étranger, dit le baron.
   – Pas aussi étranger que vous le croyez, cher Baron. Je désirais faire votre connaissance ; vous pouvez voir que ce désir est déjà une marque d'estime.
   – Je ne sais quels mérites…
   – Me faudra-t-il vous rappelez la généreuse action que vous venez d'accomplir à Cascais?…
   Voilà un acte généreux que vous me demandez, cher lecteur, de vous rapporter. Ce fut un geste dépourvu de toute ostentation. Si le fidalgo n'en avait pas parlé, je m'abstiendrais, pour ma part, de le mentionner, parce que je n'aime pas les épisodes qui amènent de nouvelles actions, distinctes de l'essentielle. Aristote le réprouve. Allons-y sans en faire un exemple : La baron de Penha s'était arrêté devant une maison de plain-pied où des jeunes filles appartenant à la classe piscatoire dansaient la ciranda, et la cana-verde. Il s'accouda à l'appui d'une fenêtre basse, et il profitait du spectacle, quand tout à coup les danses s'interrompirent, et quelques-unes des jeunes filles, dont le visage exprimait un certain dégoût, commencèrent à quitter la maison, en défaisant les rondes.
   Le baron demanda à un pêcheur si c'était lui, la cause de ce départ. Le pêcheur lui dit que non. Il insista, et parvint à savoir la raison du départ de certaines, c'était qu'une autre était entrée, qui n'avait pas été invitée, parce qu'elle s'était rendue coupable d'un écart. L'écart, c'était de s'être laissé trompe par le fils du capitaine d'un yacht qui était arrivée à la perdre de réputation aux yeux des autres. L'affaire, avait ajouté l'informateur, était publique, et c'est pour cela que personne ne voulait lui parler.
   La pauvre fille était sortie, honteuse, les yeux embués de larmes. Le pêcheur la montra au baron, qui la suivit. La voyant entrer dans une maison de plain-pied, il l'appela à la porte, lui demanda du feu, alluma son cigare, et lui demanda la permission de lui rendre un petit service. La jeune fille pensa que cet homme étrange voulait lui faire un cadeau avec de mauvaises intentions. Elle voulut s'abstenir de répondre, et lui dit de partir, parce que son père était à l'intérieur.
   – Eh bien, qu'il nous écoute, votre père, dit le baron. Une tête blanche surgit derrière la fille, c'était celle du père.
   – Puis-je faire quelque chose pour vous ? dit le vieux pêcheur.
   – Je voulais dire à votre fille…
   Le vieillard l'interrompit, tout tremblant :
   – Quoi ?
   – Si ce qui l'a fait pleurer il y a quelques minutes, peut s'arranger.
   – Pourquoi as-tu pleuré, ma fille ? demanda le père. La jeune fille baissa les yeux vers le sol, et rougit.
   – Je sais une partie de l'histoire, reprit le baron. Voulez-vous me raconter ce qui me manque?
   La jeune fille, de plus en plus confuse, les laissa seuls. Avait-elle vu s'approcher un tiers ? Nous ne le savons pas. Ce qui est certains, c'est que ce tiers était le fils du capitaine, un beau garçon au visage ouvert, écarlate comme une grenade, mais écarlate à présent à cause de la colère, à ce qu'il semblait.
   Le pêcheur le considérait, comme effaré, il lui hurla :
   – Que venez-vous faire ici ?
   – Je viens vous dire, père Luis, que votre fille sera ma femme, sinon, je me jette à la mer. Mon père ne me donne rien ; je n'en ai rien à faire ; je viendrai travailler à vos filets, j'apprendrai le métier de la pêche, et du pain, si Dieu le veut, nous en aurons.
   – À ce que je vois, fit le baron, ce charmant garçon n'est pas un séducteur ; ce qui le gêne, c'est l'absence de moyens, n'est-ce pas ?
   – Oui, Monsieur, que Dieu me vienne en aide, et que je perde la vue des deux yeux, si ce n'est pas vrai.
   – Faites venir la jeune fille, dit le baron.
   Elle arriva, entre le rire et les larmes.
   – Vous êtes pilote ? dit-il au garçon.
   – Oui, Monsieur.
   – Mariez-vous avec cette jeune fille, et j'assurerai votre subsistance pour un certain temps. Quand je reviendrai à Lisbonne, je vous trouverai un navire. Mais ça ne va pas prendre beaucoup de temps. Je viendrai à la noce, et c'est moi qui paierai les frais.
   L'on versa bien des larmes de joie. Tous embrassèrent le bienfaiteur ; c'était le vieillard, le plus ému. Quelques jours après, ils étaient mariés. La jeune fille se mit une belle robe de taffetas ; l'époux étrenna une veste, un gilet et un chapeau, ce qu'il y a de meilleur. Celui qui se chargea de tout, ce fut le baron, le parrain du mariage, sans compter les cadeaux et l'argent. Assistèrent à la noce le curé, je juge ordinaire, l'officier civil, et des dames du milieu du panier, apparentées à ces fonctionnaires, à ces ecclésiastiques et à ces conseillers.
   C'est cette action généreuse qui avait touché le cœur du vieux fidalgo et ouvert les portes inabordables de ce palais au baron.
   Nous allons les trouver au chapitre suivant en train d'échanger de courtoises amabilités, préparant l'entrée en scène d'une créature, qui ferait vibrer, cher lecteur, dans votre poitrine, un cœur indigné contre les conséquences du proverbe : Á Cascais, e nunca mais ( À Cascais, une fois et jamais plus ).

CHAPITRE IX

Les sots et les faquins se sont
impudemment arrogé le haut du pavé.
Émile Montégut - Études morales sur la société française


    On aurait dû dire, comme il se doit, quelque chose de la petite salle où le baron était entré quand le vieux fidalgo en leva la tenture. Je suis hostile aux descriptions, et vous êtes assez avisé, cher lecteur, pour l'être également ; mais cette fois-ci, je vous dispense [7] de jeter avec moi un coup d'œil sur la surprenante décoration de cette petite salle.
   C'était un carré irrégulier avec deux fenêtres en saillie. De la corniche intérieure de chacune pendait, d'un cylindre doré, avec un lambrequin à franges de damas et d'argent. Un rideau bicolore en descendait, écarlate et blanc, de mousseline d'indienne ouvragée, avec ses deux cordons qui se terminaient par des glands se soie jaune. Entre les deux fenêtres, il y avait une table à trois pieds, délicatement travaillés, dont vous diriez qu'elle était d'une conception moderne, si vous ne saviez pas que les tables dorées et dentelées ont succédé, lors du règne luxueux de Dom João V, aux graves et tristes buffets en ébène sculptés avec de magnifiques caprices. Sur elle, posées sur des nappes délicatement brodées à la main, l’on voyait deux jarres orientales, ventrues comme des amphores, et vraiment parfaites, dans la façon dont elles faisaient ressortir les teintes primitives, comme si elles sortaient à l'instant même des mains d'un potier de Pékin. Dahlias, fuchsias luisants, passiflores, balsamines et lys rouges couronnaient à leur sommet diapré les corpulentes jarres !
   Le long des murs; quatre tables semblables à celle-là rompaient la monotonie des chaises basses rembourrées avec de la soie jaune, aux pieds et aux bras dorés assortis aux tables. Au fond se trouvait un trumeau d'une remarquable facture, touchant le plafond avec les dentelles de sa coupole, entre lesquelles on voyait sculptées les couleurs du blason familial. Au centre, se trouvait, sur un guéridon de cent ans de moins que ses compagnons, un livre ouvert, une feuille de papier avec une inscription au crayon, et une petite jarre de porcelaine avec un bouton de camélia.
   Cette description vous a ennuyé ? Vous m'en feriez une plus longue, si, après le salon aux chaises tapissées de cuir et cet oratoire noir et poudreux, vous étiez entrés dans la gracieuse petite pièce, et aviez foulé, au lieu du châtaignier vermoulu, un tapis moelleux, si vous n'aviez plus respiré la poussière soulevée en vous avançant dangereusement sur des planches instables, mais la fraîcheur aromatique de cette élégante petite salle, où il ne manquait plus q'une femme pour lire ce livre et couronner ce tableau.
   Sous le coup de la douce impression qu'il avait ressentie, tous les instants qu'il pouvait dérober à l'attention du fidalgo, le baron da Penha les passait à jeter des regards rapides sur tous ces détails qui l'enchantaient.
   Quand il put, sans couper grossièrement l'agréable conversation du vieillard, manifester son émerveillement devant ce qu'il voyait, le baron dit :
   – Est-il rien de plus beau que cette pièce. Je pense que l'esprit humain est porté, dans ses fonctions, à penser et à ressentir les impressions locales que ses yeux lui transmettent. Quand je suis arrivé dans ce salon, je me suis senti soulagé d'une tristesse vague, que je ne saurais expliquer. L'on respire ici des fleurs, des joies, une paix, et même je ne sais quels esprits qui rajeunissent le cœur.
   – C'est ce que dit mon Isaura… Je vous parle de mon Isaura, comme si vous la connaissiez.
   – C'est naturellement votre fille ?
   – C'est plus qu'une fille, je crois ; c'est mon amie de cœur, c'est l'enfant qui m'adoucit les amertumes de la vieillesse, c'est la colombe des anciens anachorètes qui apporte à ma Thébaïde, la becquée du réconfort et de la patience, vous pouvez savoir ce qu'est mon Isaura. Je l'appellerai pour vous la montrer, si elle était à la maison. Elle est partie ce matin pour une ferme que j'ai ailleurs ; c'est le moment des récoltes, et elle va assister à la moisson des céréales. Quand vous me ferez le plaisir de revenir me voir, vous ferez connaissance de mon Isaura, et vous me direz ensuite s'il est possible avec ce visage d'ange d'avoir seulement le cœur vulgaire d'une femme.
   Les paroles du vieillard avaient le tremblement nerveux d'une sensibilité fine ; ses yeux ternes quelques instants avant montraient à présent l'éclat des tendres larmes de la vieillesse.
   Après une heure d'entretien, le baron jugea qu'il était temps de prendre congé ; il eut du mal à le faire, on eut du mal à le laisser partir. Des deux côtés, l'on était pressé par le cérémonial d'une première visite qui ne peut excéder une heure. Le récent baron craignait de trahir, comme on dit ‘une méconnaissance des usages du monde’ devant le petit-fils d'antiques barons.
   De là, le protecteur de Roberto Soares s'en fut rendre son habituelle visite au vicomte de Vila Seca. Il le trouva assis sur le canapé, qui essayait d'aplanir les durillons d'un oignon importun. Le vicomte demanda qu'on voulut bien lui permettre de continuer à combattre ces excroissances, et poursuivit, en soufflant, cette tâche délicate. La vicomtesse, en peignoir avec une jupe blanche, arrangeait les reste de sa chevelure avec les broderies des volants d'une coiffe biscornue, que lui avait envoyée, à ce qu'elle disait, de France, la modiste de son enfance.
   Le baron les contemplait. Cette contemplation équivalait à une confrontation, où ce que l'on comparait c'était Bernardo da Veiga et Antonio José, le fidalgo obscur de Cascais, et ce vicomte à la bourse duquel était suspendue la préservation d'un ministère, le triomphe d'une révolution, et qui sait, la chute même d'un trône. Le résultat de cette confrontation, c'est que le baron eut honte d'en être un.
   – Je viens de rendre visite, dit-il, à mon propriétaire. C'est un exemple de la vieille noblesse du Portugal. On croit à la vertu d'un sang quand on rencontre des hommes de cette qualité.
   Le vicomte l'interrompit, en levant son canif au-dessus de son oignon, de peur de le blesser dans l'aveuglement de sa colère démocratique.
   – Il est bien question de sang et de demi-sang ! Vous faites encore partie de ceux qui croient à une différence des sangs ?! Je n'attendais pas cela de vous ! Le sang, c'est l'argent, mon ami. Laissez-tomber ces sottises. Nous sommes tous fils d'Adam et Eve. Avant d'être fidalgos, les anciens fidalgos…
   Le baron l'interrompit en souriant :
   – Soignaient leurs durillons, et doutaient que les fidalgos plus anciens eussent des pieds moins touchés par les cors que les leurs.
   – Il ne manquerait plus que ça ! répliqua le comte. Qu'ils aillent au diable qui les emporte, qu'ils travaillent s'ils veulent manger. Ils doivent le gagner à la sueur de leur front, comme nous, n'est-ce pas votre avis ?
   – Comme nous. Savez-vous comment j'ai gagné ce que je possède ?
   – En travaillant… Comment croyez-vous que j'aurais fait ?
   – Ce pouvait être sans travailler.
   – Ça alors !
   – La richesse constitue donc un indice certain du fait qu'on a travaillé ?
   – Je trouve que oui… reprit le vicomte, en se remettant plus sereinement à élaguer son oignon.
   – Vous partagez l'opinion des esprits ingénus et innocents ; vous n'imaginez pas que la société admette la possession légitime de ce que rapporte un vol, vous ne connaissez pas la relation qui existe entre un voleur vulgaire et un voleur noble.
   – Expliquez-la-moi, je n'ai pas bien compris.
   – Ce que j'ai dit est facile à comprendre ; on peut être riche sans travailler, et je peux fort bien prendre ma place dans la file des voleurs tolérés, respectés et anoblis…
   – Ne parlez pas ainsi, fit la vicomtesse, en le coupant, sans détourner le regard de son miroir. Vous tenez parfois des propos qui semblent ceux d'un aliéné ! Ce qui compte, c'est que nous ne faisons aucun cas de vos bizarreries, nous pourrions croire sinon que vous êtes rongé par le remords d'une fortune mal acquise…
   – Que vous semble-t-il, Monsieur le Vicomte ? reprit le baron. Serait-ce le remords qui me ronge, ces mots que je lâche contre notre classe ?
   – Des remords, ça me ferait mal, dit le vicomte en éclatant de rire.
   – Vous avez de ces mots, Madame la Vicomtesse ! Qu'est-ce que le remords ? dit le baron en fixant attentivement le vicomte qui serrait le bandage autour de son durillon. J'aurais des remords si je laissais échapper une occasion de m'enrichir, fût-ce au prix d'une infamie, d'une action abjecte. C'est la société qui nous fait tels que nous sommes, Madame la Vicomtesse. Si elle récompensait la personne honnête qui ne demande pas l'aumône, nous souffririons de ne pas être récompensés comme la vertu pauvre ; mais si, elle rejette, écœurée, et pleine de mépris, une conscience dépourvue de tout remords, si notre poche est également vide, quel autre remède reste-t-il, sinon que de passer du côté de ceux qui ont su comprendre leur époque ? N'ai-je pas raison, Monsieur le Vicomte ?
   – Parfaitement ! C'est ce que j'ai dit moi-même.
   – Seriez-vous horrifiée, Vicomtesse, si je vous disais que j'ai acquis ma richesse en spoliant un misérable qui s'en est remis à ma loyauté ?
   – Mon Dieu ! Sont-ce là des choses à dire, répondit-elle avec un ostensible ébahissement.
   – Ce sont des choses qui se disent et qui se font. Nous ne nous sommes pas encore raconté notre vie, Vicomte. Il se peut qu'un jour il se peut que nous vidions notre cœur en nous confiant l'un à l'autre nos fautes.
   – Pour ma part, fit le vicomte, en haussant les épaules, la bouche tordue par une vilaine grimace, pour ma part, je n'ai pas de fautes à avouer. Ma fortune, je l'ai faite, telle qu'elle est, dans le commerce des vins et des spiritueux. J'y ai réussi, grâce à Dieu, et j'ai redressé la tête, parce que j'avançais dans mes affaires en ne laissant rien au hasard, et que je savais attendre les bonnes occasions.
   – Eh bien, moi, Monsieur, dit le baron avec une diabolique sérénité, je ne puis en dire autant de moi. Je me suis enrichi… Je me suis enrichi…
   Et il consentit, pour s'arrêter un effort pas moins violent sur lui-même que si on avait ajusté un carcan autour de son cou. L'expression qu'il prit, celle de quelqu'un qui suffoque, si l'on peut s'exprimer ainsi, creusa encore plus les plis de son front. Il fit quelques pas machinaux dans le salon, trouva un prétexte pour partir, et se félicita, dans la rue, du courage dont il avait fait preuve pour retenir le fiel qui montait à ses lèvres tant il brûlait de lâcher la bride à son ironie, en décochant ses sarcasmes.
   Au moment où il pénétrait dans la cour de sa maison, Bernardo da Veiga y entrait, qui, après les politesses d'usage, l'invita à prendre une tasse de thé avec lui et son Isaura.

CHAPITRE X

Les divines grâces qu'elle montrait,
Qui voudrait les peindre, il lui serait plus aisé
D'évoquer les fleurs du lascif mois de mai,
Et, rayon par rayon, les cheveux du soleil.
Gabriel P. de Castro - Lisbonne édifiée


   Vous ne me dispensez pas de faire le portrait d'Isaura ? Vous me forcez la main. Si je ne l'avais pas vue, je l'imaginerais. Il me serait facile de mettre à contribution une dizaine de jolis visages que je connais, de recueillir des traits de chacune, et de composer avec tout cela une perfection dont vous ne parviendriez pas, cher lecteur, à vous faire une idée, c'est ce qui m'arrive quand les autres dépeignent en recourant à leur imagination. Mais je la voyais, je la vois, je la connais par cœur, je veux la peindre telle qu'elle est, et cela me gênerait si je la dessinais, d'une façon infidèle et profane, en improvisant une image qui ne serait pas la sienne.
   Je ne le puis, j'en suis incapable ; tout ce que je sais, c'est hisser mon style dans les régions de l'esthétique, imaginer, idéaliser, rendre plus subtil, avec des locutions euphoniques, le portrait d'Isaura. C'est ce que vous vouliez ? Vous vous ennuieriez dès qu'il serait question de ses yeux.
   Comment peindre ces yeux que je vois ? Les romanciers, qui ont la bosse de la description, quand ils décrivent de tels yeux, quel qu'en soit le nombre, peignent moins d'yeux. Ils font ce qu'ils peuvent, et leur pinceau en fait un peu plus qu'eux-mêmes. Pour certains yeux, je sais qu'il n'existe qu'une toile : c'est le cœur ; c'est la seule qui en soit digne.
   Je ne décris donc pas Isaura ; je dis, sur le ton de la conversation, simplement, ce que je puis dire, naturellement, si, même ainsi, j'en suis capable.
   Isaura n'est pas grande. Sa taille appartient à cette catégorie que l'on dit moyenne, la plus régulière, la moins défectueuse, parce qu'il est rare que les parties correspondantes à la taille la plus commune ne concordent point.
   – Son âge ? m'a demandé une de mes amies à qui j'ai parlé, il y a peu, d'Isaura.
   – Elle ferait dix-huit ans pour quelqu'un qui ne la connaîtrait pas ; mais elle allait sur les vingt-quatre quand je l'ai vue.
   – Passons au visage ; mais ne me parlez pas de profils grecs ni circassiens. Quelle couleur?
    – Pâle, Madame.
   – Je l'ai vu tout de suite… Les femmes pâles sont maintenant à la mode… Ne m'avez-vous pas parlé, un de ces jours, d'une connaissance à vous qui n'entrait pas dans un bal sans rendre son visage un peu plus blême à la clarté de la lune ou à la faible lumière des étoiles ?
   – Je vous ai parlé de cette folle ; mais il s'agit à présent d'Isaura qui n'allait pas au bal, et ne savait pas que le clair de lune pâlit les visages grossièrement rouges. Point de comparaisons impossibles, chère amie, Isaura était née pâle.
   – Entendu ; et les cheveux ?
   – Noirs et luisants, légèrement ondulés, sans aucun atour, gentiment et commodément arrangés. Ils étaient divisés en deux tresses, elles-mêmes entrelacées, fixées dans deux filets par un peigne. Quand elle les lâchait, les deux serpents ondoyaient de ses épaules à sa taille.
   – N'essayez pas de vous en sortir avec ce poétique charabia. Passons aux yeux.
   – Avant les yeux, si vous me permettez, je mentionnerai son front.
   – Bien large, comme de bien entendu.
   – Non, Madame, c'était un front qui suggérait bien des idées, mais pas une idée matérielle d'espace.
   – À savoir ?! Je ne comprends pas.
   – Moi, je comprends ; mais je ne sais comment le dire. Vous allez rire ; le front d'Isaura est comme un voile transparent à travers lequel on voit son âme. L'auréole est invisible ; mais son éclat est visible.
   – Vous voulez dire que l'on ne décrit pas un joli front. Les sourcils en sont le plus bel ornement.
   – Ceux d'Isaura, on ne peut plus a rrondis, sont séparés par un impercep-tible espace : longs, noirs, fournis. Quand elle baisse les paupières dans un mouvement de douceur naturelles, ses cils atténuent la lumière de ses yeux, les rendant encore plus beaux, si c'est possible. Parce que je ne sais s'il y a des yeux…
   – Attention à ce que vous dites… Respectez les convenances… Songez que vous parlez à une femme qui a des yeux…
   – Je voulais dire que je ne sais s'il y a des yeux plus beaux que les yeux noirs…
   – Vous vous êtes parfaitement rattrapé. Et ces yeux, sont-ils sereins ou inquiets ?
   – Tendres et vertigineux. Ils reflètent la lumière tamisée des passions douces, et les flammes cachées des passions incandescentes.
   – C'est de la poésie…
   – Alors, je ne sais pas, Madame, comment je vais m'exprimer… Le langage des passeports ne convient pas ici : yeux noirs, nez régulier, bouche…
   – C'est vrai, la bouche ? Je vais vous entendre discourir là-dessus. Avec de belles lèvres et de belles dents, l'on fait un grand discours, où le règne végétal et le minéral ne ménageront pas leur contribution.
   – Vous vous êtes trompée. La bouche d'Isaura représente l'idéal du spiritualisme.
   – Voyez-moi ça !… ça n'a aucun sens.
   – L'on peut croire que le Créateur a déposé là un baiser sur son image.
   – Vous vous enfoncez !… A-t-elle les lèvres minces, et la bouche petite ?
   – Elle n'a pas ce défaut.
   – Ce défaut ! Quelle singularité ! Précisez-moi cela !
   – Les lèvres minces d'une petite bouche… Vous rappelez-vous ce que Garrett a dit de ces bouches dont vous faites si grand cas ? Il y a de ces petites bouches fort graves, bien pressées, qui sont la chose la plus ennuyeuse et la plus petite que Dieu permet de faire à ses créatures du sexe féminin.
   – Voulez-vous faire l'apologie d'une grande bouche ?
   – Non, Madame, je dis que, sans être petite, elle est fort gracieuse, et fort belle, la bouche d'Isaura.
   – Continuez.
   – J'ai tout dit, chère amie. Il n'est pas besoin de vous détailler ses autres perfections, sa gorge, sa taille, ses mains, ses pieds, son maintien, sa bizarrerie, chacune à part laisse deviner les autres. Je vous ai déjà dit qu'elle était pâle, j'ai tout dit.
   – Mais, en faisant abstraction de ses traits physiques, ne pouvez-vous pas vous étendre, en recourant à vous immenses talents d'idéaliste pour me donner quelques aperçus de cette perfection ? J'admets à présent la poésie…
   – Elle est pâle.
   – Vous me l'avez déjà dit trois fois : mais je vous dis sincèrement que je n'arrive pas à coordonner ces vagues traits que vous avez dessinés, et à composer cette beauté inaccoutumée que vous voulez me faire sentir. Dites-moi quelque chose encore du visage ; s'il est ovale ou rond, si le nez est aquilin ou en courbe, si les lèvres sont d'un pur corail, si les dents sont des perles ou…
   – Elle est pâle.
   Mon amie éclata d'un rire, que vous pouvez, chère lectrice, imiter, si vous voulez. Changeons de conversation. Isaura est restée avec sa beauté indescriptible, et mon amie dans sa raisonnable ignorance du portrait que je me suis efforcé d'ébaucher pour elle.
   Nous en sommes au même point, chers lecteurs. Changeons de sujet, nous aussi. Rendons-nous au palais de Bernardo da Veiga, où nous attend le baron de la Penha, qui a pris sur le plateau laqué une tasse de thé pour l'offrir à celle que le vieux fidalgo appelait sa Providence.
   Ne cherchez pas à savoir ce qui s'est dit jusqu'à notre arrivée. Nous tomberions dans la trivialité de toutes les présentations. Contentons-nous de suivre une conversation qui semble animée du côté du vieux fidalgo.
   – C'est à mon Isaura, disait Veiga, que l'on doit l'élégance de ce petit salon. C'est elle qui a fait réparer les pieds brisés de ces chaises et ces tables, qui étaient éclopées depuis mon enfance. Mon père et mes oncles étaient des hommes de cour, ils venaient rarement à Cascais ; quand ils venaient, c'était pour éparpiller aux quatre vents la poussière de ruines encore magnifiques. Quand je suis venu de Rome à la mort de mon oncle ambassadeur, je me suis retrouvé ici cerné par les créanciers. Cette maison était un hospice, habité par d'anciens domestiques avec leur nombreuse descendance. Je n'en ai congédié aucun ; mais j'ai tout fait pour récupérer de quoi nous permettre de vivre pour tous.
   "Après quarante ans d'économies, j'ai pu prendre des mesures pour qu'elle ne fût pas mortelle, la blessure que m'a infligée le changement des institu-tions. Mes rentes ont beaucoup baissé après la perte de mes commanderies ; toutefois, les habitudes que j'avais prises dans leur gestion, m'ont préparé à essuyer avec résignation cette abstinence forcée… je ne saurais démêler si elle est légale ou pas.
   "Cette enfant a grandi dans mes bras, elle m'appelait son père, le l'appelais ma fille, je l'appelle aujourd'hui ma fille, elle la sera toujours, mon cœur ne peut lui donner d'autre nom.
   Isaura allait prendre, dans la main de Veiga, la tasse qu'il avait oubliée, et la voyant encore pleine, elle lui dit :
   – Eh bien, mon père ! Votre thé ?
   – Je l'ai oublié, ma fille… Nous avons du temps… Tu ne veux pas me laisser respirer ? À qui parlerais-je de toi, Isaura, si ce n'est à un homme doué de sensibilité ? Je suis convaincu de celle de notre hôte… Cet homme a du cœur ; je m'en rends compte jusque dans la façon qu'il a de te regarder…
   – C'est de l'admiration, du respect… et de l'envie, dit le baron en répondant à la sincère sensibilité du vieillard, naturelle à un âge avancé où les épanche-ments intimes ressemblent à ceux de l'âge tendre.
   – De l'envie ! s'écria le vieillard. N'avez-vous pas une famille qui vous aime beaucoup ?
   Le baron se dérida, un sourire triste, et ne donna pas d'autre réponse. Interprétant mal la signification de ce sourire, Bernardo da Veiga supposa que son hôte avait été profondément déçu par sa famille. La délicatesse lui imposait le silence, mais sa sympathie devenait plus sensible.
   Isaura comprit le baron de la même façon. Elle le regardait avec une certaine compassion, et ce regard semblait dire : cet homme devrait avoir une fille qui ressentît pour lui une grande affection. Voulant divertir l'esprit de l'hôte de ses affligeantes réflexions, Bernardo da Veiga poursuivit :
   – Je suis fort redevable à Dieu ! Quelle vie serait aujourd'hui la mienne, à quatre-vingts ans, s'il n'y avait cet ange ? La vieillesse du célibataire doit être aussi triste que la solitude pour un garçon de vingt ans. Quand je vivais des impressions de chaque jour, je n'ai jamais pensé au déclin des passions dans la nuit obscure où se voit plongé le vieillard qui regarde autour de lui et voit la solitude de la tombe qui vient à sa rencontre. Je comprends aujourd'hui les chagrins auxquels je me serais exposé, si la Providence ne m'avait accordé cette grâce…
   Et il serrait fiévreusement la main d'Isaura entre les siennes qui tremblaient, en la fixant tendrement, la cajolant avec des mines à faire sourire l'insensi-bilité d'un malheureux observateur qui n'aurait pas connu les puérils élans d'un père âgé.
   Isaura dit à vois basse quelques mots à Bernardo da Veiga.
   – Eh bien oui, vas-y, ma fille, dis quelque chose à notre ami le baron, parce que je n'ai pas cessé de parler… c'est une infirmité d'octogénaire…
   – Mon père a dit, pour lui et pour moi, balbutia Isaura avec une aimable réserve, ce qu'il convient de dire à une personne qui en est aussi digne que vous l'êtes, Monsieur le Baron.
   – Et moi, je vous dirai, Madame, fit le baron en se redressant, que s'il m'était permis de tirer quelque gloire d'une qualité appréciable, je sentirais aujourd'hui le prix de cette gloire, parce que je dois à une honnête action le bonheur de voir les cheveux blancs d'un homme vertueux s'inclinant sur les épaules d'un ange. Le tableau est de ceux qui allègent les peines d'un cœur qui le comprend ; et je n'ai, moi, qu'un moyen, de payer l'intimité dans laquelle j'ai été admis… C'est de confesser que ces moments sont les premiers moments heureux de ma vie, sans que j'aie à craindre qu'ils soient suivis d'une douleur. Savourez donc la satisfaction d'avoir fait du bien à un étranger que vous ne connaissez que de nom.
   Isaura voulut répondre. Son idée se voyait clairement dans l'expression de ses yeux limpides ; mais la crainte, fille du manque d'expérience, l'empêcha de parler. La devinant, le baron poursuivit :
   – Vous entendez-là un langage nouveau, Mademoiselle. Vous êtes habituée au langage simple et doux de votre père, et vous êtes surprise de ce qu'on vous dit sur un ton sérieux. J'ai voulu être clair ; j'ai voulu dire…
   – J'ai compris… dit Isaura en le coupant.
   – Que notre ami apprécie notre compagnie, ma fille ? ajouta le vieillard.
   – Pas que cela… J'ai compris…
   – Dites, dites, Mademoiselle.
   – Que vous aviez besoin d'une amie telle que moi pour mon père, dit Isaura sans rougir, avec assurance, elle exprimait une adorable mélancolie.
   – Vous ne m'avez pas compris, Mademoiselle Isaura, répondit, adoucissant la rudesse de cette négation avec un geste exprimant l'amertume qui le forçait à ne pas accepter cette explication. Il ajouta :
   – Ce qu'il me faudrait, c'est que l'on balayât de mon cœur le desseins infernaux qui me poussent à…
   Il s'arrêta brusquement, se passa frénétiquement la main sur son front momentanément sillonné de rides, et fixa les yeux sur le regard effaré de Bernardo da Veiga, en ajoutant :
   – Mon attitude vous surprend ? Deux mots suffisent pour définir un malheureux, n'est-ce pas ?
   – Certainement… Et deux mots, dit le vieillard, suffisent pour éveiller, sinon la curiosité d'un indifférent, du moins l'intérêt d'un ami.
   Le baron prit un cigare et demanda l'autorisation d'aller fumer dans la salle voisine. C'était une excuse, un prétexte pour couper court à une conversation mortifiante. Bernardo da Veiga lui tendit un chandelier pour allumer son cigare et fumer sur place. Isaura salua le baron et sortit.
   – Cette nuit est fort belle ! dit le baron, regardant par la fenêtre la mer où se reflétait une lune aux tremblantes lueurs. L'on prend plaisir à se promener au bord par des nuits semblables. Les amoureux aiment ce genre de spectacles, et les peignent avec enthousiasme. Nous, les vieux, nous devons les goûter mieux qu'eux, car nous les peuplons de nos regrets, tandis que les jeunes gens les peuplent de leurs espoirs… Voulez-vous vous promener, Monsieur ?
   – Je ne demande que cela… répondit le fidalgo, et Isaura ne vient pas avec nous, parce que nous allons parler d'elle.
   Ils sortirent.
CHAPITRE XI

- Mais, Ah ! Le déshonneur !…
- Le déshonneur pour qui commet des actes abjects.
Celui qui en souffre, n'est pas déshonoré, lui.
Alexande Herculano - Le Moine de Cister

Pourquoi vous montrez-vous furieux ?
Benjamin Constant - Adolphe

   Je vais vous raconter l'histoire de mon Isaura. Vous ne pouvez compter y trouver des traits romanesques, Monsieur le Baron. Vous l'avez bien vue, et il suffit de la voir un instant pour se rendre compte que le cœur de cette jeune fille gardé l'innocence d'une enfant de huit ans. C'est une histoire simple, mais ce qui mérite qu'on le raconte est triste.
   "Il y a vingt-sept ans, un juge d'instruction a séjourné à Cascais ; il se disait mon parent. J'ai admis chez moi ce cousin inconnu, en faisant mine de le reconnaître, parce que j'estime qu'ils me font honneur, tous les gens qui veulent être de mes parents, si ce sont d'honnêtes gens ; mes vrais parents, se conduisissent-ils d'une façon infâme, je ne les renie pas, parce que leur abjection ne touche que leur personne. Il s'appelait Pedro Leite Mendonça, ce magistrat."
   L'obscurité n'avait pas permis au narrateur de voir l'effet que ce nom avait produit sur le visage du baron.
   – Il fréquentait ma maison, il a été, les premiers mois, mon commensal, mon hôte, poursuivit Bernardo da Veiga. Il y avait chez moi une jeune fille de seize ans, la fille d'un de mes amis qui était mort à la bataille de Vilmeiro, à la tête de son bataillon. Je savais que le défunt colonel avait laissé à Lisbonne une veuve et une fille. Je suis allé les chercher, et leur ai dit qu'elles faisaient partie de ma famille. La mère est morte de chagrin. La jeune fille est restée, je l'ai élevée, éduquée, avec un amour identique à celui que je montre pour celle que vous connaissez.
   "Pedro Leite le voyait, il savait que j'aimais comme un père la fille de mon ami, il a abusé du libre accès qu'il avait à ma demeure pour lever ses yeux perfides sur l'innocente Isabel. Je n'ai conçu aucun soupçon. J'ai reçu une dénonciation quand il était trop tard. J'ai interrogé Isabel, elle a rougi, bredouillé une réponse accusatrice. Je ne lui ai adressé aucun reproche. J'ai fait venir Pedro Leite dans ma chambre et lui ai dit : Aimez-vous cette orpheline que j'héberge chez moi ? – Je l'aime comme vous l'aimez : non content de l'aimer, je l'estime, et je la respecte. – Eh bien, ai-je répondu, Isabel appartient à une illustre famille, qui ne rabaisse pas la nôtre ; si vous, qui êtes mon parent, voulez la prendre pour femme, cela me ferait vraiment plaisir, et je me doute qu'elle en sera elle-même ravie. – Je vous donnerai ma réponse bientôt, a-t-il dit — un tel acte exige beaucoup de réflexion.
   "Il se passa quelques jours, Pedro Leite est transféré à Porto ; il me dit qu'il va prendre possession de son poste, et me laisse entendre qu'il reviendra pour donner une réponse satisfaisante à la question que je lui avais posée.
   "La réponse, ce fut, au bout de quinze jours, la disparition d'Isabel. Je suis entré dans la chambre de la malheureuse, et j'ai trouvé sur le bureau que vous avez vu dans le salon d'Isaura avec un livre, celui qu'elle avait laissé, un papier et un crayon, ceux qu'elle avait justement laissés. Voici son contenu :

   La passion qui m'aveugle peut me conduire à la mort ; mon cœur dit au déshonneur que non, parce que j'obéis au sentiment le plus noble du cœur humain. Je ne pourrais y résister qu'en me donnant la mort ; mais Dieu pardonne aux criminelles que l'amour a tué, et pas à celles qui se tuent. Plutôt que de me donner la mort, j'ai préféré me laisser tuer. Pardonnez-moi, mon bienfaiteur, comme Dieu pardonne.
      Isabel.

   "J'ai pleuré sur ce papier. Puis j'ai éprouvé de la haine pour l'être vil qui l'avait séduite. J'ai pris mes dispositions pour aller le chercher à Porto, et le tuer. Puis je me suis mis à réfléchir. Qu'est-ce que je gagnais à le tuer ? Cela revenait à la tuer, à rendre peut-être toute réparation impossible, renoncer à l'espoir de la voir réhabilitée à ses propres yeux comme à ceux di monde.
   "Je n'ai pas fait un pas. J'ai remercié Dieu d'avoir emporté sa mère, avant ce coup.
   "Il se passa deux ans, sans que je reçusse de nouvelles d'Isabel. J'en ai demandé à un vieil ami qui était conseiller à la Relação de Porto, Jeronimo d'Abreu e Lima…"
   Le baron, secoué, l'interrompit :
   – Jeronimo d'Abreu e Lima, vous l'avez connu ?
   – Je l'ai connu dans ma jeunesse ; nous étions amis intimes… et vous, vous l'avez connu, mon ami ?
   – Je me souviens avoir entendu ce nom il y a quelques années… dit sereinement le baron.
   – C'est lui qui a été chargé de prendre des renseignements. Il me dit qu'il savait, non pour l'avoir vu, mais pour en avoir entendu parler, que Pedro Leite vivait avec une dame qui se montrait rarement, et seulement à travers un vitrage. Plus tard il m'a écrit une autre lettre, en me disant qu'il lui avait parlé d'elle en plaisantant et que Leite lui avait répondu qu'il l'aimait beaucoup ; et que s'il n'en faisait pas son épouse, c'est qu'elle n'avait aucune considération pour les paroles conventionnelles d'un prêtre, et que rien ne permettait d'assurer que le fondateur de la religion chrétienne eût institué le sacrement du mariage, comme condition de l'alliance entre un homme et une femme. Il m'a encore écrit dernièrement pour me dire qu'Isabel était mère d'une jolie petite fille que Pedro Leite aimait comme un fou. J'ai alors conçu l'idée qu'il se résoudrait à réhabiliter la mère par amour pour sa fille, vu que le cœur d'un père accepte, parce qu'ils sont nécessaires, les préceptes religieux pour les transmettre à sa fille. Seul un père peut comprendre vraiment ce que c'est que le déshonneur d'une femme… Mon ami Abreu e Lima est mort peu après, et je n'ai rien pu savoir de plus.
   "Une année s'écoula. En 1825, je reçois une lettre d'Isaura. Seigneur Dieu, quelle surprise, quelle joie fut la mienne ! J'ai cru que c'était la nouvelle tant attendue de son mariage. Je lis les premières lignes et je vois : Ce n'est pas pour moi que je vous sollicite, c'est pour ma fille qui mendie auprès du bienfaiteur de sa mère un petit bout de pain… Je continue à lire. C'était une lettre trempée de larmes, c'était un adieu pour toujours, où elle me léguait sa fille.
   "Je cours à Porto. Je prends des renseignements. Je vais découvrir Isabel qui vit dans une maison pauvre couchée sur un misérable lit, amaigrie et pâle comme un cadavre, sa fille auprès d'elle, une enfant rabougrie mais belle, qui jouait avec ses cheveux. Je les ai embrassées, je les ai cajolées, j'ai tout oublié. Avant de leur demander si elles avaient été abandonnées, je suis allé chercher une litière, je les ai conduites à mon auberge, j'ai appelé des médecins, ils ne donnaient pas à la pauvre mère le temps de pleurer. Vous avez du cœur, cher ami, et vous vous expliquez sûrement ces larmes qui me brouillent la voix. C'est le souvenir d'avoir fait une bonne action. Ce sont des larmes de joie où se manifeste le pouvoir divin de la charité."
   Après un silence de quelques secondes, et d'un angoissant émoi pour le baron, Bernardo da Veiga poursuivit :
   – Isabel n'avait pas été abandonnée. Pedro Leite était mort d'une fièvre maligne. Mais il avait légué tous ses biens de fortune, s'élevant à cinquante mille cruzados, à sa fille Isaura, et une somme importante à la mère de sa fille, en demandant à Sa Majesté de bien vouloir reconnaître sa qualité de fille à Isaura. Isabel l'avait entendu dire à trois reprises, de ses lèvres moribondes, qu'il la chargeait d'implorer de sa part le pardon.
   "Cela s'était fait sans témoins. Isabel l'avait entendu répéter trois fois ; elle avait recueilli de ses lèvres moribondes la charge de me supplier de lui pardonner.
   "On a cependant volé la pauvre enfant, Monsieur le Baron, on a laissé la malheureuse mère sans un vintém. L'on a forgé de toutes pièces un faux testament, où l'héritage passait entre d'autres mains. Isabel n'avait aucune protection, elle ne connaissait personne, elle n'osa pas s'adresser aux tribunaux, elle laissa tout se régler en contumace, et ceux qui s'étaient institués ses héritiers, furent assez abjects pour ne pas pas lui consentir la moindre aumône.
   "Six mois s'étaient passés quand Isabel m'a écrit. Les faims qu'elle a endurées jusqu'au moment où le ciel lui a inspiré le courage de faire appel à moi. Imaginez-les, cher ami !…
   – Je les imagine, je les imagine ! s'exclama le baron en se levant, dans un mouvement convulsif, en levant les mains vers ses cheveux dans un accès de rage. J'imagine les faims qu'elle a connues… Et que pourrait-on faire au scélérat qui l'a réduite à la misère ? Si la providence ne réserve aucun châtiment à l'infâme qui a perpétré ce vol, quel affreux châtiment existe-t-il ici pour le punir ? Si j'arrachais le cœur de la poitrine qui…
   Bernardo da Veiga était effaré des cris du baron, et des gestes rageurs qui trahissaient un subit accès de démence. Il voulait interrompre l'impérieux torrent de phrases sanguinaires, mais le baron semblait parler à un fantôme. Le vieillard en vint à se dire que le baron souffrait de troubles mentaux pour lesquels on l'avait envoyé aux bains de mer. Tout ce qu'il disait était confus, et désordonné. Le vieillard finit par le prendre par le bras en lui prodiguant des paroles affectueuses. Un tiers aurait éclaté de rire en les voyant tous les deux, le visage effrayé du fidalgo, et les contorsions épileptiques du baron.
   Comme le silence s'installe subitement après qu'un nuage a crevé dans une fracassante averse de grêle, le vertige du baron se calma brusquement. C'était à présent son regard profond et immobile qui effrayait le conteur, il regrettait de réveiller en lui quelque douleur qui éclipsait sa raison.
   – Avançons, avançons, mon ami… dit, en tremblant Bernardo da Veiga.
   Le baron sourit, si on peut appeler sourire le mouvement des lèvres qui semblait esquisser un gémissement. Veiga insistait, le tirant par le bras, avec une délicate violence.
   – Que pensez-vous de moi ? demanda tranquillement le baron.
   – Ce que je pense de vous, bredouilla le vieillard en haussant les épaules, tandis qu'il essayait d'imaginer une opinion qu'il pourrait formuler, sans avoir à dire ce qu'il pensait réellement, parce que rares sont les fous qui se satisfont des marques de compassion.
   – Vous avez pensé que j'étais fou ? reprit le baron.
   – Non, Monsieur, je suis convaincu que vous êtes touché par le sort de la pauvre Isabel…
   – Vous croyez donc, Votre Excellence, que la sensibilité d'un homme qui n'a pas connu cette dame puisse s'émouvoir jusqu'à la folie furieuse ?…
   – Il y a des génies si sensibles que…
   – Ce qu'il y a, M. Bernardo da Veiga, ce sont d'affreux secrets dans ma vie. Vous les connaîtrez, cher ami, quand je pourrai vous montrer brisé le principal instrument de mon malheur. Excusez-moi, Monsieur, je ne rentre pas, sauf si vous me priez de vous accompagner.
   – Non Monsieur, mais… je trouve que vous devez revenir chez vous… La nuit commence à se rafraîchir… dit le fidalgo, qui persistait à croire à des accès de folie périodiques.
   Le baron lui serra vigoureusement la main, et prit la direction opposée à celle du vieillard effrayé.
   Il était onze heures du soir.
   Le vicomte de Vila Seca rédigeait son courrier quand il entendit trois coups violents à sa porte. Il alla à sa fenêtre et reconnut le baron.
   – À cette heure ? s'exclama le baron. Voilà du nouveau. Je vais vous ouvrir. Les domestiques dorment.
   Il descendit sans attendre une réponse.
   Quand il ouvrit la porte, il ne vit personne. Il sortit, et entendit le bruit de pas qui s'éloignaient. Il resta quelques minutes étourdi par cet incident, et s'en fut droit à la chambre de la vicomtesse qui ronflait, plongée dans un profond sommeil. Il la secoua, comme qui veut faire rouler une outre, la réveilla en sursaut, pour lui raconter cet étrange événement. La vicomtesse l'écouta avec le tiers de l'œil gauche ouvert avant de le refermer, de se retourner vers le mur en maugréant.
   – Va-t-en, pauvre idiot ! C'est pour ça que tu viens me réveiller quand je dors ! Quel abruti !
   À ce moment précis Bernardo da Veiga disait à Isaura :
   – Le pauvre baron est fou, ma fille.
   – Fou, mon père !
   – Oui, il a eu un accès de folie quand nous nous trouvions au bord de la mer.
   Ils poursuivirent leur conversation en plaignant sincèrement le fou, pour lequel ils ressentaient une profonde compassion.
   Au même moment, le baron de Penha, son visage pâle appuyé contre ses mains posées au bord d'un bureau, disait d'une voix creuse, comme quelqu'un se parle à lui-même :
   – Ce serait une folie de le tuer aujourd'hui. La mort de cet homme doit être publique.
   Vous ne doutez certainement pas, cher lecteur, que le baron da Penha soit fou.

CHAPITRE XII

On cite des amis qui s'aiment comme des
frères… Ne pourrait-on pas citer des frères
qui s'aiment comme des amis ?
D'HOUDETOT -Épreuves du cœur humain

   Avant que ne me le fasse remarquer une critique attentive, à mon grand regret, j'avoue que ce roman n'est pas aussi respectueux qu'on pourrait le souhaiter des vénérables règles de l'art.
   Je devais et pouvais faire du baron da Penha un homme mystérieux jusqu'à l'ultime chapitre, ménageant l'anxiété du lecteur pour une fracassante surprise.
   Voilà ce qu'est l'art, le génie se manifeste dans ces gageures ; je le sais, au risque de me donner la nausée face à nombre de chefs d'œuvre ainsi conçus, qui envoûtent l'esprit en attisant la curiosité, mais incommodent l'esprit critique dont font preuve certaines personnes dans ce genre de lectures.
   Qui n'a pas encore compris que Macario Afonso da Costa Penha était un pseudonyme de Constantino Abreu e Lima ? C'est ce qu'il fallait dissimuler, au prix de toutes les invraisemblances imaginables. La bouche grand ouverte du lecteur effaré à la fin du roman doit représenter la joie suprême du romancier. Ces bouches grand ouvertes, c'est ce qui fait la réputation de celui qui écrit, en endormant celui qui lit.
   Si je déroulais l'intrigue de sorte que le baron da Penha tangue entre diverses conjectures le long de trois cents pages, cela dénoterait de la vigueur dans l'imagination, de l'habileté pour prendre dans ses filets ceux qui prévoient de tragiques catastrophes. Du train où avance cette histoire, d'ici peu, je n'aurai plus de nouveaux épisodes pour surprendre la subtile pénétration du lecteur. Il me reste la confiance que je place encore dans le patriotisme littéraire de ceux qui lisent des ouvrages d'une saveur toute portugaise, dans la mesure où vous reconnaissez qu'il n'existe pas au Portugal de types qui excitent les copistes, ni de fantaisie créatrice qui en suscite, sans s'écarter du génie et des coutumes de notre nation.
   L'on ne peut plus revenir en arrière. Le baron de Penha s'est dénoncé plus de trois fois. D'abord, en entendant l'histoire d'António José ; ensuite, quand il a vu le nom du possesseur du Tacite que lisait Roberto Soares ; puis, quand il a fourni plus que le nécessaire à la famille pauvre de la rue de la Murta ; enfin, quand il a entendu l'histoire d'Isaura déshéritée par des faussaires qui ont trafiqué son testament.
   Puisqu'à présent l'on sait tout, il reste à savoir comment Constantino Abreu e Lima s'est procuré le million que lui attribuent les courtiers des salons de Lisbonne, où, comme à Paris, à Pékin, à Tahiti, et partout où l'argent circule, entre les borborygmes de gens ternes et les colloques spirituels, se glissent les questions grossières qu'on se pose sur la valeur monétaire d'une personne ou d'une chose.
   Voici en quelques mots clairs l'histoire de cet homme :
   Un an après son arrivée au Cap-Vert où il devait purger sa peine de vingt ans, Constantin put s'évader, grâce à la protection indirecte du gouverneur de la garnison qui avait connu son père ; il avait été ému par l'infortune de ce garçon entraîné au crime par la nécessité.
   Il prit le nom de Macario, réussit à être accueilli dans l'un des ports d'Afrique au bord d'un navire hollandais, qui devait mettre le cap vers la côte brésilienne, en tant qu'interprète, vu que le capitaine du bâtiment parlait français, comme le fugitif. Quand ils arrivèrent à Bahia, Macario reçut ce qu'on voulut lui donner, après avoir joué son rôle dans les achats et les ventes du navire marchand.
   Un commerçant de Bahia sympathisa avec le Portugais et lui fit comprendre qu'il ferait de lui son secrétaire s'il voulait quitter le navire dans lequel il était venu.
   Macario accepta ; peu après il fut envoyé en mission à Buenos Aires, où son patron avait un commerce.
   Il y rencontra un Portugais qui s'y était installé quand il était encore jeune, récemment marié à la fille unique d'un richissime fermier.
   Ils se lièrent d'amitié, et devinrent intimes. Macario ne fut pas sincère, mais cette réserve est excusable. Il dit qu'il était le fils d'un homme de bien, et qu'il était parti du Portugal à la mort de son père, dont il espérait hériter de grands biens, et n'avait reçu qu'une éducation soignée qui lui rendait la pénurie, dans sa patrie, encore plus douloureuse.
   Le riche fermier lui raconta de lui-même cette histoire simple :
   Il était le bâtard d'un fidalgo qui avait sacrifié sa mère à une autre femme, riche et noble, qu'il avait épousée ; que sa mère était une dame de Lisbonne, fille de parents aisés, mais abandonnée par les siens, à cause de sa faiblesse ; son père donnait une mensualité suffisante à leur subsistance, à tous les deux, et, quand il était devenu veuf, il avait promis de l'épouser dès qu'il arriverait à entrer au Conseil du Palais. C'est dans cet espoir que sa mère est morte, deux mois après cette promesse, et le conseiller, en passant par un tiers, lui avait donné les moyens, les protections, les appuis nécessaires pour fonder un commerce. Il avait finalement choisi de s'établir en Amérique, et avait eu la chance de gagner l'estime d'un grand propriétaire qui avait fait de lui son gendre.
   Par pure curiosité, Macario lui demanda le nom du fidalgo qui l'avait engendré, et entendit prononcer le nom de son père.
   À partir de ce moment, le transfuge du Cap-Vert leva son masque : il raconta sa véritable histoire ; il toucha le cœur de son ami, et finit par lui demander s'il avait honte d'être le frère du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima.
   Le bâtard éleva son frère aussi haut qu'il pouvait ; il voulut qu'il pût reprendre son vrai nom, obtenir, quoi qu'il en coutât, obtenir sa libération par une grâce royale. Constantino refusa ces obligeantes démarches, parce qu'elles étaient, les unes, inutiles, les autres, impossibles.
   Il continua à s'appeler Macario Afonso, et adopta le nom de son frère — Costa Penha. Il s'associa à celui qui avait été à Bahia son patron. Au bout de trois ans, son associé meurt, en faisant de Macario Afonso son héritier universel.
   C'est ainsi que s'explique l'acquisition fort licite de cent contos réis, une base sur laquelle l'ancien auteur de fausses signatures aurait pu, s'il l'avait voulu, édifier une fortune de quelques millions.
   Constantino pensait qu'il était veuf ; c'est ce que lui avait fait croire une mauvaise nouvelle que lui avait apportée un médecin, d'après un autre qui avait assisté Leonor dans un accouchement difficile. Vous vous en souvenez, cher lecteur. On le supposait veuf, on lui proposa des mariages avantageux. Il les refusa tous. Retiré du commerce, il alla vivre dans la ferme de son frère, et s'adonna à la lecture, et à l'agriculture, dans une solitude presque complète.
   Au bout de douze ans, il ne lui restait pas grand chose de son héritage. Il l'avait consumé en achetant des esclaves pour les libérer : il donnait directe-ment aux vieux un certificat d'affranchissement, il éduquait les enfants, leur cédait des terres en friches et leur apprenait à les cultiver.
   Son frère avait perdu sa femme, quelques années après il n'avait plus d'enfants, il lui restait cinq cents contos qu'il avait liquidés. Il se retira lui aussi du négoce, et put obtenir que son frère l'accompagnât en Europe, dont on lui conseillait le climat pour soigner une maladie pulmonaire.
   Le changement aggrava son mal, et le millionnaire vint mourir à Paris, en laissant tous ses biens à l'individu qui signait Macario Afonso da Costa Penha.
   Cela se passait en 1848.
   Macario retourna en Amérique, et recueillit ce gros héritage. Il y resta une année, hésitant entre deux possibilités : rester là, ou vivre en Europe.
   Il regrettait le Portugal, mais il se demandait ce qu'il irait faire dans un pays où il n'avait personne, dont il était parti avec un ignominieux stigmate sur le front, où il ne pourrait, vingt-quatre ans après, dire son vrai nom sans risque, et sans honte.
   Il lui vint une idée romanesque ; vivre au Portugal incognito ; distribuer ses richesses en générosités qui essuient les larmes et apaisent une conscience ; attirer l'attention de ce petit pays où les dons sont portés au pinacle, comme si le donateur ne pouvait connaître de meilleure récompense que la publicité ; mourir enfin pauvre, en déclarant à sa dernière heure son véritable nom, en se rachetant ainsi de son ancienne infamie.
   C'est dans cette intention qu'il débarqua à Lisbonne.
   Il fit ses premières aumônes à des maisons de charité, et offrit son aide, avec quelques sacs de livres, à un ministère qui frappait aux portes des agioteurs, en leur étalant les ulcères du Trésor. On lui donna un jour une chose qu'il voulut refuser sans pouvoir le faire, parce qu'elle représentait par la même occasion un décret d'amnistie : c'était le titre de baron da Penha.
   Voilà où nous en sommes.
   Ce chapitre est le plus fade, mais également le plus moral, et le plus nécessaire de cette histoire plus vraie que toutes celles que j'ai pu et vais à l'avenir vous raconter.
   Il convient que l'on sache dès à présent que le baron da Penha n'était pas un négrier, ni un faux monnayeur, ni un suborneur, pas même un contrebandier.
   Il ne devait rien à des efforts personnels, c'est sûr, puisqu'on a déjà dit qu'il avait hérité de cent contos, qui produisent aujourd'hui des fruits bénis par des propriétaires noirs qu'il avait libérés. Tout ce qu'il avait appartenait à son frère, le premier bâtard du fidalgo s'était enrichi en ajoutant à la dot de sa femme vingt-sept ans de travail.
   Cette richesse était plus bénie que toutes celles qu'on bénit et célèbre ici, quand ceux que nous bénissons sont ou peuvent être des abonnés.

CHAPITRE XIII

Il est ainsi des larmes nées au
printemps de l'âme, qui est la charité,
Ce sont de celles qui maintiennent l'âme.
Fr. Antonio Feio - Traités quadragésimes

C'est celui-ci, le véritable âge d'or, parce qu'il
le seul à gouverner les esprits des hommes.
F. Rodrigues Lobo - La cour au village

   Et la famille de la rue da Murta, qu'est-elle devenue ?
   Eh oui, cher lecteur, nous allons assister au spectacle d'un bonheur imprévu, unique, s'il en est, parce que le bonheur attendu, s'il arrive, ce qu'il propose de mieux, on l'a savouré dans l'espoir ; le reste, converti en réalité, ne vaut pas grand chose.
   Roberto Soares apparut chez lui, sans qu'on l'y attendît. Il alla au chevet de sa mère, pour lui dire en peu de mots la raison de sa présence, mais les bras de Leonor, d'Elena, de l'oncle aveugle qui l'embrassaient en même temps ne lui permettaient pas de reprendre son souffle.
   – Nous ne t'attendions pas si tôt, Roberto ! dit Leonor, tenaillée par la crainte que sa visite inattendue fût de mauvais augure. Ce n'est pas une déplaisante raison qui t'amène ici, mon fils ?
   – Non, ma mère. Ce que je vous apporte, c'est le bonheur. La Providence nous présente son visage le plus bienveillant.
   – Elle est toujours bienveillante, Roberto, fit Jorge Ribeiro. Ne remercie pas de cette façon Dieu du bonheur que tu nous apportes. Levons nos mains reconnaissantes à ce qui nous contrarie comme à ce qui nous satisfait.
   – Vous avez raison, mon oncle, mais ne parlons pas à présent de chagrins ; nous en avons eu notre compte durant tant d'années, dit joyeusement Roberto.
   – Je sais bien ce que tu vas nous raconter, Roberto, fit Elena, tu viens de trouver une bonne place, n'est-ce pas ?
   – Vous vous trompez, ma tante, je n'ai pas été engagé… notre bienfaiteur ne veut pas que le bien-être de ma famille dépende de moi. Il faut que ce soit lui, et rien que lui, l'envoyé de Dieu dans cette maison.
   – C'est ainsi, c'est bien ainsi, dit le vieillard, que je veux que tu parles, mon petit Roberto : un envoyé de Dieu, car ce sont des envoyés de Dieu, tous ceux qui essuient des larmes ; et la façon dont les nôtres ont été essuyées quand nous allions être mis à la rue, cela ne s'explique que par la mystérieuse action de la Divinité. Quels nouveaux services veut encore nous rendre ce saint homme ? Dis-le nous, Roberto !
   – Il nous offre toutes les commodités que nous pouvons désirer. J'ai reçu l'ordre de modifier entièrement notre existence de privations dans une obscurité forcée. J'ai l'ordre de revoir les sommes nécessaires, sans aucune limite, pour vivre dans une bonne maison, magnifiquement pourvue de tout, et installée de sorte que le baron da Penha puisse y loger quand il viendra à Porto. Vous savez à présent pourquoi je suis venu ?
   – Loué soit le Seigneur ! dit Leonor en pleurant, tandis qu'Elena, serrant dans les siennes la main de son neveu, en fixant tout à tour sur son visage et celui de sa sœur ses yeux effarés. Jorge Ribeiro était resté immobile.
   – Comment expliquer une telle grandeur d'âme, mon oncle ? dit Roberto.
   – Comment l'expliques-tu, toi, mon neveu ? Tu le feras mieux que moi, tu l'as fréquenté de près.
   – Je peux juste avancer que c'est un homme extraordinaire. Je ne sais rien de sa vie, il y a chez lui, malgré la familiarité qu'il montre à mon égard, quelque chose qui inspire le respect et la crainte. Je n'ai pas encore osé lui demander sa nationalité. Ce commerce continu, qui engendre en général la confiance, augmentait chez moi le sentiment de respect qui m'a parfois inspiré quelque honte. Je ne voulais pas qu'il prît cette vénération pour de l'humilité ; car je n'ai encore jamais pu, et ne pourrai jamais immoler mon orgueil à des bienfaits qui flattent une vanité. Les bienfaits du baron sont au contraire à la fois délicats et francs. Ils ne vexent pas, ils n'obligent pas à des manifestations, ni à des paroles de reconnaissance. Cet argent que je vous ai envoyé, il me l'a donné à condition que je le lui rendrais quand je pourrais l'économiser sur mes salaires d'employé. Cette mission que je viens accomplir, il me l'a confié en manifestant je ne sais quelle autorité paternelle. Pars immédiatement, et fais-le, m'a-t-il dit. Je vois bien que ces explications n'expliquent pas l'affection que cet homme a pour moi, mais, à moins que ce ne soit de la sympathie ou de la compassion, je ne sais de quelle façon le simple mot de "philanthropie" peut donner la raison de telles vertus.
   – Connaîtrait-il ton père ou ton grand-père, Roberto ? dit Leonor.
   – Non, ma mère. Je lisais le Tacite où est inscrit le nom de mon père, le baron m'a demandé qui était cette personne.
   – Et tu… lui as dit…
   – Je lui ai dit ce que je savais de mon père, le peu que je sais, parce que vous m'avez peu parlé de lui.
   – Voilà ce qui explique la vertu du baron. Et sa compassion, dit l'aveugle.
   – Il avait les yeux embués quand il a fini de lire la lettre que vous m'avez envoyée, ma mère. Il m'a embrassé, en souhaitant embrasser tous les miens. Il m'a aussitôt donné l'ordre de me rendre à Porto, d'être le chef de ma famille, et de ne pas revenir à Lisbonne avant qu'il m'y fît venir.
   Elle se prolongea trop longtemps, la joyeuse conversation au sein de cette famille au chevet de Leonor, pour que je puisse la rapporter tout entière.
   Le lendemain, le négociant chargé de remettre une somme indéterminée à Roberto Soares, le raconta en ville, où Roberto Soares était connu comme un homme de lettres, autrement dit un vagabond, un satirique, un pétulant dispensateur d'insultes, un picoleur. Soit dit en passant, le qualificatif de picoleur a été inventé à Porto : c'est l'unique apport psychologique que ces gens-là ont proposé au vocabulaire grivois. Picoleur, c'est la revanche sommaire que l'on tire de l'écrivain pauvre quand il blesse la vanité d'infâmes riches qui ne peuvent endurer que l'on puisse insulter quelqu'un qui a de quoi.
   Roberto Soares avait donc été qualifié de picoleur à partir du jour où excédé par les discours de l'ami de Guilherme de Amaral, il avait taillé quatre bâtons pour quatre têtes qui n'épargnent pas les coups de corne à l'honneur. La nouvelle de l'ordre formel donné à l'agent, et du premier sac d'un conto de reis, était connue au Guichard le soir même de ce jour-là, et l'on en parla comme d'une événement dans les soirées de la Foz, autour d'une table de jeu où certains particuliers négociaient l'industrie qui les sauve de la disgrâce de traîner en haillons dans les rues de Porto. Les filles de ces particuliers, leurs femmes, leurs sœurs, leurs fiancées, tandis que le banquier battait subti-lement les paquets de cartes, demandaient à leurs partenaires, si ce fameux feuilletoniste de Soares avait un oncle riche au Brésil. Un notable qui se trouvait là mentionna une lettre qu'il avait reçue de la vicomtesse de Vila Seca, où l'on disait qu'il y avait à Lisbonne un baron de Penha qui désignait comme un parent à lui un garçon de Porto qui faisait des vers, et s'appelait Soares.
   Une des dames qui s'était levée, froissée d'avoir perdu une demi livre contre le quatrième valet, et une autre dans un au trente-et-un, s'approcha de la fenêtre avec son amie tout aussi fâchée parce que le banquier n'avait pas écarté une carte qu'elle avait par mégarde posée, ce qui lui avait fait perdre une livre.
   Ces deux âmes candidement endolories de la perte d'un pot de neuf mille réis, s'accoudèrent à l'appui de la fenêtre, en parlant d'amours. Ils étaient fort aimants, les cœurs de ces colombes.
   L'une d'elles, cette Margarida da Carvalhosa que nous connaissons, un personnage dont je ne pourrai me passer dans toutes les scènes comiques de mes futurs romans, disait à sa compagne qu'elle connaissait ce Robert Soares pour l'avoir vu avec l'un ou l'autre, un ami de Amaral, que son interlocutrice connaissait fort bien depuis le monumental dialogue de la "plage des Anglais" qui a été imprimé quelque part dans le roman Où se trouve le bonheur ?[8]
   Tandis que son mari allait chercher de quoi régler tout ce qu'elle avait perdu, Dona Cecilia disait qu'elle connaissait parfaitement Roberto Soares ; et, à mi-voix, avec une dédaigneuse fatuité, elle ajoutait qu'elle possédait quelques poésies de ce garçon, son inexorable soupirant depuis qu'ils s'étaient rencontrés à un bal de l'Assemblée.
   À ce moment-là, un domestique entra dans la salle de jeu, et dit qu'il y avait là un certain Roberto Soares qui désirait parler à monsieur le Commandeur José da Silva Guimarães.
   Le maître de maison dit au commandeur Guimarães qu'il pouvait le recevoir au salon. On invita Soares à entrer, mais il le refusa obstinément en disant que son entrevue ne durerait que quelques instants.
   Le propriétaire de "l'établissement" descendit en personne dans la cour, et remonta en tenant Roberto au bras, il regrettait fort qu'il n'ait pas disposé de sa maison à Foz, où se passaient en général ses soirées.
   Roberto était n'en revenait pas !
   Jamais cet homme ne l'avait salué. Deux mois avant, le croisant dans un bal, il avait encore demandé à un voisin qui était le gandin qui dansait avec sa fille ; et, mécontent de la réponse, il avait dit à la jeune fille de se méfier des cavaliers inconnus. Quelle retenue, quelle prévention si flatteuse pour le maître de maison ! Ces jocrisses s'échangent de ces amabilités, sans en être froissés… Sauraient-ils par hasard ce qu'est le point d'honneur ?
   L'histoire, l'histoire ! Point de philosophie. Entendu.
   Roberto Soares entra dans une salle où babillait un groupe de dames qui gesticulaient vertigineusement en agitant leurs bras et leurs têtes. Cecilia était accoudée au piano en compagnie de Margarida da Carvalhosa qui étaient passées de la salle de jeu au salon en voyant l'empressement du maître de maison à descendre pour recevoir le poète dans l'escalier.
   Roberto fit de la tête un geste circulaire pour saluer l'ensemble de ces dames, et entendit Cecilia proférer son nom ; c'était la seule femme à qui il n'avait pas besoin d'être présenté. Il s'adressa à elle sans aucune gêne, en élevant la voix pour que tout le monde pût l'entendre, et je ne saurais dire si c'était une irritation nerveuse ou son sang-froid qui lui suggéra ce vocabulaire déplacé après l'avoir saluée, en employant des expressions froides et triviales :
   – Je suis venu régler des affaires avec monsieur le Commandeur Guimarães, et j'ai été reçu dans ce salon sans présenter mes lettres de recommandation commerciale. C'est un excès de courtoisie dont m'honore le maître de maison.
   Dona Cecilia comprit l'ironie de ces propos et dit :
   – Je ne savais pas, Monsieur, que vous étiez négociant… À quel négoce vous adonnez-vous, Monsieur Soares ?
   – À celui des masques, Madame.
   – Des masques !… C'est amusant !
   – À votre avis, n'en écoulerai-je pas beaucoup de mon genre ici ? Observez celui que je porte, comme échantillon, vous pourrez vous faire une idée de la marchandise. J'ai l'immodestie de le juger si parfait que, vous-même, vous ne me reconnaissez pas.
   – Il y a là trop de subtilité pour que je puisse comprendre… Tu as compris, Margarida ?
   – Moi !… Si toi, tu ne comprends pas, dit la fille du baron da Carvalhosa, en inclinant la tête avec une grâce affectée, si toi, qui connais M. Soares, tu ne comprends pas, comment le pourrai-je !.… Il est poète, c'est tout.
   – Je ne suis pas poète, Madame, je fais des affaires, je vais m'installer, je commence à me réhabiliter avec une boutique…
   – De masques ? fit Cécilia, lui coupant la parole.
   Le dialogue fut interrompu par l'arrivée du commandeur Guimarães, qui tendit une main affable à l'homme qui venait le voir.
   Personne ne m'a présenté à Votre Excellence, dit Roberto, et je ne me présenterai pas, parce que mon nom n'apportera rien en l'occurrence.
   – Je vous connais… Vous êtes Monsieur Roberto Soares, et je me félicite d'avoir cette occasion de vous servir.
   Je ne viens pas vous demander des services. Je sais que vous avez une maison à louer, rue Fernandes Thomas, le l'ai vue aujourd'hui, elle m'a plu, on ne m'a pas su dire ce que vous en demandez, et comme j'ai besoin de m'y installer demain matin, je voudrais connaître aujourd'hui le loyer. Cela ne méritait pas que le maître de maison, dont j'ignore le nom, montrât tant de déférence.
   C'était une affaire qui pouvait se régler en deux mots.
   Le commandeur n'avait compris qu'une chose : il s'agissait du loyer de sa maison de la rue Fernando de Thomas.
   – Allons donc chez moi, dit-il, on y fera les papiers.
   – Épargnons-nous les formalités et les papiers inutiles. Je paie votre maison maintenant, et je n'ai pas besoin de reçu.
   – Comme vous voudrez, de la main à la main. Le loyer est fixé à trente-cinq pièces.
   Soares tira d'un portefeuille deux billets de banque de cent mille réis chacun, et les donna au commandeur en disant :
   – Vous aurez à me rendre… Je fais le compte…"
   Il ouvrit son portefeuille et fit une soustraction au crayon.
   – Cela fait trente-deux mille réis que vous me devez, ajouta-t-il, si mon arithmétique ne me trompe pas, elle est après tout plus correcte que mes poésies, vous ne trouvez pas, Dona Cecilia ?
   – Vous avez de ces questions ! Quel rapport y a-t-il entre les deux ?
   – Entre l'arithmétique et la poésie ? Tous les rapports possibles, Madame. Qui ne sait pas compter, ne fait pas de vers.
   Le commandeur était allé prendre la somme à rendre dans la salle de jeu, Margarida s'était rapprochée de son amie, Roberto Soares, les bras croisés, appuyé au piano, disait à Cecilia :
   – Qui est à présent votre amant, Madame ?
   – Cette question est-elle sérieuse, Monsieur Soares ?
   – Elle l'est, et profondément grave.
   – Elle est grossière, et…
   – Ne croyez-vous pas que j'ai une raison suffisamment forte pour m'informer sur des choses aussi délicates ?
   – Non, Monsieur…
   – J'en ai. Je sais que vous avez l'habitude d'abandonner au nouvel amant les dépouilles de l'ancien. Il détient certaines de mes lettres et de bien folles poésies. Je voudrai récupérer les unes et les autres, surtout les poésies, parce que je ne veux pas qu'il subsiste une trace du fait que j'ai été poète, un mauvais poète au demeurant, maintenant que je commence à me régénérer pour entrer dans la société dont vous êtes un brillant ornement. Convaincu que mes vers doivent se trouver entre les mains du galant qui m'a subtilisé votre cœur il y a deux mois, je demande s'il y en a eu un autre auquel je devrai m'adresser. La question n'est pas grossière, elle s'impose.[9]
   Un silence profond s'était fait dans le salon. La curiosité avait étouffé jusqu'à la respiration d'une douzaine de dames auxquelles Roberto tournait le dos.
   Le commandeur arrivait avec la monnaie, assez tôt pour entendre la dernière phrase de son locataire. Roberto Soares le salua comme il l'avait fait en entrant, et, serrant la main tremblante de Cecilia, au moment de s'en aller, il murmura :
   – Le poète fait des vers, l'homme d'argent s'exprime de la sorte, oui… Aujourd'hui, je loue des propriétés, Madame… J'en connais une qui me coûte cinq pièces par an ; l'autre…
   Cecilia rougit jusqu'aux yeux, et retira sa main. Soares éclata de rire et sortit.
   Les assistants qui ne perdaient pas un seul de ses gestes, dirent :
   – Cet homme est fou !
   Expliquer ce curieux échange avec une dame de la bonne société, cela peut se faire en deux mots.
   Deux mois avant, Roberto Soares, pauvre, disait dans le couloir de l'église des Congréganistes à Dona Cecilia :
   – Expliquez-moi la raison d'un tel caprice. Qu'ai-je fait pour que vous me battiez froid ?!
   – Ne me poursuivez pas, Monsieur ! dit-elle. Vous me compromettez ! Bigre ! Quel entêtement !
   Le jour même, Roberto Soares recevait, de la main d'un provincial, les lettres et les poésies qu'il avait adressées à Dona Cecilia.
   – Il n'y a pas de vengeance possible, dit-il à son successeur. Un homme pauvre ne se venge pas.
   Ni le riche, dis-je ; les Cecilia sont invulnérables
   Savez-vous ce que font les grappes de raisin au bord des routes pour que les passants ne les mangent pas ?… Il y a des femmes qui rappellent ces grappes : elles transforment en dégoût l'appétit de vengeance.
   C'est ici que s'arrête un chapitre sans sel. La volonté de rapporter fidèlement les faits a rejeté les enjolivements de l'imagination.
   Dona Cecilia lit cela et je veux qu'elle se dise : " Cet homme est véridique."

CHAPITRE XIV

La roue de la Fortune s'est arrêtée. Me voici !
Shakespeare - Le Roi Lear

   Retournons à Cascais.
   Les jours qui ont suivi la suspecte agitation de son ami, à la plage, Bernardo da Veiga a continué à nourrir quelques doutes sur sa santé mentale. Le baron ne s'égarait pas dans ses propos ; mais le vieillard avait pourtant noté, dans la façon dont il regardait Isaura quelque chose qui redoublait ses soupçons.
   Il y avait, il est vrai, dans le regard du baron, un spasme mélancolique, qui faisait de la peine aux autres ; ce n'était pas cette lumière affaiblie qui amortit le regard de l'amant, ou le vif éclat que répand le volcan d'une âme passionnée, c'était un regard brouillé de larmes, doux et compatissant, peut-être amoureux, mais de cet amour, ou plutôt de cette pitié qui est le privilège de certains cœurs plus sensibles aux douleurs des autres, qu'à celles qu'ils ressentent eux-mêmes.
   On ne parla plus de l'histoire d'Isaura. Craignant de réveiller les accès fébriles du baron, Bernardo Veiga évitait de la rappeler, il se pouvait que quelque analogie dans les situations égarât l'imagination de son ami en réveillant de lancinants remords.
   La baron de Penha prit congé de Bernardo de Veiga pour quelques jours en disant que des affaires l'appelaient à Lisbonne, et promettant de revenir à Cascais dans l'intention d'y prolonger son séjour, bien que durant la saison d'hiver, la région ne présentât aucun attrait. De quoi donner encore une raison au vieillard de soupçonner une affection mentale.
   Le vicomte de Villa Seca était alors, sur les instances de son épouse, rentré à Lisbonne, pour donner son premier bal, et ne pas perdre le représentation qui ouvrait la saison du théâtre lyrique.
   Le baron écrivit à Roberto Soares, pour le faire venir à Lisbonne, si sa famille pouvait se passer de lui un certain temps. L'écriture de cette lettre concise était déguisée. Constantino craignait que Leonor, après vingt-cinq ans, se souvînt encore de celle de son mari.
   Le lendemain, le baron de la Penha reçut, dans son hôtel, une lettre d'un père de famille, qui demandait une aumône. Le porteur était celui qui faisait cette requête. Il le fit entrer dans sa chambre, et vit un homme pauvrement vêtu, aux cheveux blancs, les traits tirés par la faim.
   Il lui posa des questions sur les qualifications qu'il avait pour être engagé quelque part. Le mendiant lui dit qu'il avait été négociant en linge à Braga, et qu'il avait fait une faillite assez honorable pour être contraint à mendier. Il fut effaré du montant des l'aumône qu'on lui faisait, assortie de l'ordre de se vêtir modestement dans un magasin de confection, pour revenir le lendemain matin.
   Ponctuel, comme on peut le croire, le négociant en faillite entendit ce que vous allez lire, avec une bonne foi sans aucune réserve, et la certitude que vous n'en aurez jamais fait preuve dans une œuvre qui le méritât autant.
   – Ne voyez-vous aucun inconvénient à vous présenter sous un nom d'emprunt, dit le baron, sans courir aucun risque ni ternir votre réputation ?
   – Non, Monsieur, je suis à vos ordres.
   – Je vous promets de vous assurer une bonne position, si vous exécutez habilement le plan que je vais vous confier. Je ne profite pas de votre pauvreté pour faire de vous l'instrument de quelque infamie. Vous allez m'aider à châtier un de ces voleurs qui se moquent de la justice, un voleur anobli par l'argent qu'il a volé, tandis que vous-même, Monsieur, dans votre honorable pauvreté, vous tendez la main à la charité, et la portez souvent à vos yeux pour essuyer une larme que vous a arraché un cruel mépris…
   – Combien de fois, Monsieur le Baron !… dit le négociant failli.
   – Bien. Accordez toute l'attention possible à ce que je vais vous dire.
   Le baron se leva, gagna le couloir pour écouter, ferma la porte à son extrémité, ferma celle de sa chambre, il semble que toutes ces précautions, il les a prises, cher lecteur, pour que nous ne l'entendions pas.
   Peu importe, nous allons assister à un autre dialogue, qui éclaircira le mystère de celui qui, si nous sommes assez fins, nous surprendrons malgré les précautions du baron.
   Quelques jours après, un homme appelé Constantino de Abreu e Lima se fit annoncer chez le vicomte de Villa Seca.
   La vicomtesse remarqua l'altération que ce nom entraîna sur les bajoues rougeaudes de son mari. Elle lui demanda qui était ce Constantino, et il répondit que c'était le fils d'un de ses amis, qui était mort il y a longtemps.
   L'homme qui sera pour nous aussi Constantino, fut conduit au salon, où il attendit quelques minutes. Le vicomte apparut et le fit asseoir ; l'homme, qui avait pris l'attitude la plus humble, le cou penché, les bras pendants, hésitait à s'asseoir devant Antonio José.
   – Asseyez-vous, Monsieur Constantino. Vous êtes vraiment âgé, en passant une jambe par-dessus l'autre, et croisant les bras sur sa poitrine.
   – Les travaux et la faim, Monsieur le Vicomte… Vingt et quelques années amères contribuent à nous vieillir. Vous êtes fort bien conservé, et vous devez avoir dix ans de plus que moi…
   – Je vis, je n'ai pas à me plaindre ; mais les travaux, on n'en manque pas ici. Un grand navire est fait pour essuyer de grosses tempêtes, dit le proverbe.
   – Heureusement que votre navire est grand, Monsieur le Vicomte ; le naufragé qui flotte accroché à une planche se trouve exposé aux tempêtes, il a toujours la mort devant les yeux. Vous avez eu beaucoup de chance ; vous l'avez méritée devant Dieu. Alors qu'il me fallait essuyer la peine de l'exil, vous étiez pauvre, je ne sais si vous vous rappelez la lettre que je vous ai écrite de ma cellule, en vous demandant de me prêter quelques pièces, et vous étiez à ce moment-là trop démuni pour pouvoir m'aider.
   – C'est vrai, je m'en souviens bien ; c'est après que mes affaires ont commencé à marcher à peu près. J'ai eu un ami qui m'a prête un peu d'argent, je me suis mis dans le commerce du vin, et j'ai redressé la tête en travaillant beaucoup, en économisant, et en réunissant quelques biens, grâce à Dieu.
   – Grâce à Dieu, je le dis aussi, fit Constantino, qui l'interrompit en pinçant dévotement ses lèvres, en fermant les yeux avec une séraphique piété, votre fortune est bénie, qui sèche les larmes du pauvre fils du conseiller Jeronimo d'Abreu e Lima. Mon père va du ciel sûrement bénir la main généreuse qui m'a arraché à la pénurie si loin de ma patrie… Je vous baise les mains, Monsieur le Vicomte.
   Constantino se leva pour prendre la main du vicomte.
   – Eh bien, au revoir, restons-en là, Monsieur Constantino… J'ai fait ce que j'ai pu, et je regrette de ne pouvoir faire plus.
   – Votre noble cœur peut faire bien plus, Monsieur le Vicomte. Je viens vous remercier de la faveur que vous m'avez faite, et vous supplier de m'en faire une autre dont dépend ma subsistance. M. le baron de Penha m'a dit que je trouverais en vous un ami charitable ; mais je ne veux pas dépendre toujours de votre charité. Je puis encore travailler, bien que je sois affaibli et usé ; mais la volonté de rendre service à la société, et de ne pas importuner mes amis, va me donner de la vigueur. Comme vous le savez, mon nom est entaché d'un honteux stigmate ; j'ai été condamné pour avoir rédigé de faux documents, et je n'ai pas purgé ma peine; j'ai besoin pour arriver à réhabiliter mon nom, réussir à obtenir ma grâce ; je suis d'autre part exposé à une dénonciation, et à me voir rendu aux chiourmes du Cap-Vert ; il me faut ensuite faire quelques aumônes aux asiles, aux hospices et aux confréries afin que Notre Seigneur et les hommes me déchargent des obligations que j'ai envers les gens que j'ai offensés en les volant, ou en les scandalisant. Après quoi, je voudrais obtenir une position digne de ma naissance, en recourant à la protection d'un homme aussi influent que vous l'êtes, Monsieur le Vicomte de Vila Seca. Tout cela ne peut se faire dans argent, comme vous le savez.
   – C'est exact.
   – Vous me remettriez quelques contos, un emprunt que je viens solliciter de mon protecteur, qui sera convaincu que je demande un crédit et pas une aumône.
   – C'est impossible, Monsieur Constantino, dit le vicomte en plissant le front, sur un ton qui trahissait une vif agacement. Je n'ai pas des contos à donner comme ça à qui veut faire figure. Laissez là les aumônes aux hôpitaux. Ce que vous devez faire, c'est changer de nom pour que la justice ne vous poursuive pas, et trouver un moyen de vivre ; c'est un conseil d'ami.
   – Nous ne pouvons changer de nom, dit l'homme du baron de Penha en souriant, vous êtes adroitement passé de celui de Antonio José à celui de Vicomte de Vila Seca ; si je dois changer de nom, je ne pourrai le faire qu'en employant les mêmes moyens que vous. C'est justement ce que à quoi je veux parvenir, si je le peux , et cela ne me semble pas un entreprise malaisée, parce que je puis m'appuyer sur un principe de vie criminel, honteux, infâme, et tout ce que vous pourrez dire…
   Le vicomte l'interrompit, pâle, la mâchoire pendante, et les yeux écarquillés devant le sourire pétulant de son interlocuteur :
   – Je n'ai pas compris…
   – Vous avez compris, Monsieur le Vicomte, vous avez compris… Je ne change pas de nom, c'est ce que j'ai dit ; et je vous demande à nouveau, mon noble ami, de me prêter l'argent qu'il me faut pour me rétablir.
   – Je vous ai déjà dit que ça m'est impossible, reprit la baron, fouetté par une idée qui lui était venue à ce moment même, et il me semble que votre façon de me solliciter est bien cavalière. Je trouve que je ne vous dois rien… bien au contraire…
   L'envoyé du baron le coupa en se levant, tandis qu'il ouvrait un portefeuille :
   – C'est moi qui vous dois cent mille réis. Nous sommes quittes Monsieur Antonio.
   La vicomte avait reculé en voyant sous son nez un billet de cent mille réis déplié. Son interlocuteur avait laissé, en refermant son portefeuille, tomber le billet par terre, et s'était rassis.
   À ce moment-là, la porte s'ouvrit et le baron de Penha apparut.
   Le vicomte suait, debout, immobile, les yeux fixés sur les mouvements de l'homme. Le négociant failli s'était levé. Le baron da Penha avait salué le vicomte et serré la main de l'autre en disant :
   – Vous venez remercier votre bienfaiteur pour son aumône, Monsieur Constantino ?
   – Non, Monsieur, je suis venu rembourser un emprunt de cent mille réis que j'ai reçus par votre intermédiaire. Je suis quitte, et vous êtes également quitte de votre caution si vous l'avez donnée. Je vais à présent m'asseoir sur le siège rembourré de mon ancien domestique, Antonio, et je vais exiger qu'il m'écoute debout.
   – Sortez de chez moi ! cria le vicomte.
   – De quoi s'agit-il, Monsieur Constantino !? dit le baron, en feignant un effarement parfaitement joué.
   – Cet homme que vous avez introduit chez moi veut me voler ! tonna le vicomte.
   L'acteur bien stylé se leva, s'approcha solennellement du vicomte et lui dit :
   – Ne levons pas la voix, Antonio, au point que les domestiques t'entendent, parce qu'avant qu'ils puissent te secourir, je t'aurai arraché la langue.
   Le vicomte fixa le baron comme qui demande du secours. Celui considéra l'insolent invité en levant le sourcil et dit :
   – Qu'exigez-vous de ce Monsieur ? Je considère qu'en l'offensant, on m'offense.
   – Comme vous voudrez, dit l'autre. Et pour que vous voyiez à quel point, vous assisterez à ce que vais dire à ce misérable.
   En se rasseyant, il poursuivit :
   – Je t'aime encore, Antonio, toi qui fus mon serviteur, quand je me souviens qu'enfant, je me perchais sur ces robustes épaules, et que je te piquais avec un aiguillon pour te faire sauter ; et toi, avec une patience de paysan, pour flatter mes caprices d'enfant, tu hennissais, tu te mettais à braire, tu faisais des bonds et des croupades ; ma mère était ravie, et pour te dédommager des coups d'éperon que tu essuyais gaiement, mon père te donnait un vieux gilet. Je m'en souviens encore, Antonio, et il me semble que je te vois frotter le parquet avec ta brosse, et que je piquais tes jambes nues. Quel heureux temps ! Ils doivent t'inspirer des regrets, ces souvenirs de ton printemps, Vicomte de Vila Seca !
   "Tu étais alors un bon serviteur, Antonio ! Quand tu allais à la fontaine tes collègues admiraient la rapidité avec laquelle tu remplissais ton baril, et je me rappelle t'avoir vu le visage meurtri, parce que, dans un excès de zèle, tu avais pris le tour d'un autre domestique au tuyau.
   "J'ai encore d'autres raisons pour que ton souvenir ravive ma nostalgie, Antonio. Quand je courtisais une dame avec laquelle j'ai fini par me marier, c'était toi qui lui portais mes lettres, et ce n'est pas sans chagrin que j'ai appris les coups de pied que t'a donnés mon père quand il a appris que c'était toi, mon entremetteur. La seule chose que je puis regretter, c'est l'avidité dont tu as fait preuve dans cette affaire, parce qu'une fois marié, j'ai appris que tu demandais souvent à la dame chez qui je t'envoyais, quelques sous pour boire un coup. C'est là un brouillon de ta biographie, Antonio José !"
   Et, se tournant vers le baron, il continua :
   – Trouvez-vous dans ces propos une insulte dont votre ami devrait tirer raison !? Il n'y a là que des louanges et des éloges, je pense. Nous ne nous battrons naturellement pas, qu'en pensez-vous ?
   Le baron de la Penha parvenait à peine à se retenir de glousser. Le négociant failli avait dépassé ses plus ambitieuses attentes. Même le propre fils du conseiller n'aurait su blesser l'autre en touchant aussi bien sa cible, manier d'une façon aussi cuisante l'ironie, la raillerie, le sarcasme, l'outrage foudroyant. Le vicomte tremblait, il était cramoisi, il haletait, il ruisselait d'une sueur froide, qui dégoulinait sur son visage en grosses gouttes. La mâchoire pendait d'une façon indescriptible, inimitable. Il y avait là de quoi inspirer de la compassion, une compassion mêlée de dégoût, une sentiment royal que l'on éprouve en voyant un infâme affichant sa couardise, frappé dans son corps et dans son âme, repoussant jusque dans la mine qu'il prend sous le fléau de l'insulte.
   – Monsieur Constantino, dit le baron, ces souvenirs sont pénibles pour mon noble ami, le vicomte de Vila Seca ; mettons-y un terme : je n'en discerne ni l'à-propos ni l'utilité.
   – Ces doux souvenirs ne font qu'en amener d'autres que je suis venu arracher à la mémoire de cet infâme qui se trouve là. Tu es un voleur, Antonio José ! Ces trumeaux, ces sofas, ces tapis, cette chemise que tu portes, tout cela est à moi, Antonio José ! Rends-moi le patrimoine que tu as volé à mon père ; rends-moi mon honneur sacrifié à l'indigence à laquelle tu m'as réduit ; rends-moi ma liberté parce que je suis encore un homme condamné à vingt ans d'exil. Je te fais l'aumône de ce que tu auras gagné en vingt-six ans avec mon patrimoine ; mais donne-moi le capital, Antonio José ; donne-moi l'argent que tu as volé à ton maître, voleur !
   Le vicomte avait levé les mains vers sa tête, fait en titubant quelques pas rapides pour sortir de la pièce. Trouvant en face de lui son terrible accusateur, il poussa, pour appeler au secours, un cri qu'on devait entendre dans toute la maison. Le baron avait fait un signe au négociant en faillite qui avait doucement quitté le salon. La vicomtesse était entrée toute émue par une autre porte et avait trouvé son mari qui était pris de convulsions, qui écumait, qui gigotait, les yeux hagards, sur le sofa. C'était sa seconde attaque de goutte.
   – Qu'est-ce qui se passe, Monsieur le Baron ? s'exclama la comtesse ?
   – Des choses… répondit-il.
   – Quelles choses ?
   – Des choses, Madame… Un homme qui vient de partir a tenu des discours désagréables à M. le vicomte…
   Tous les domestiques entouraient déjà le convulsionnaire. La vicomtesse insistait pour qu'on lui donnât une explication. Le vicomte, revenant à lui, cherchait dans l'assistance le sombre visage de son ennemi.
   – Attrapez-moi cet homme ! s'exclama-t-il ses yeux étincelant d'une rage de possédé, attrapez-moi cet homme qui s'est enfui des galères…
   Les domestiques se regardaient effarés. Aussi frénétique et rageuse que son mari, la vicomtesse voulait à tout prix apprendre du baron, ce que cet homme avait dit.
   – Je vais vous raconter, Madame la Vicomtesse, ce que cet homme a dit. Vos domestiques peuvent aussi l'entendre.
   C'est ainsi que le baron s'apprêtait à calmer les inquiétudes de cette dame qui prenait la mouche, quand s'approchant précipitamment de lui, le vicomte s'exclama, en lui mettant la main sur la bouche :
   – Ne dites rien, ne dites rien…
   – Pourquoi pas, si votre épouse insiste ?!
   – Laissez-la insister… Il n'est pas nécessaire qu'elle sache. Allez-vous en…
   Les domestiques sortirent. Le baron les suivit après avoir exprimé des vœux pour que son illustre ami retrouve sa tranquillité. Le vicomte vint en haut de l'escalier lui demander de ne rien raconter de ce qu'il avait vu.
   – Ne serait-ce que pour préserver la dignité de notre classe, dit le baron, je me dois de ne pas parler de cette honteuse scène. Il faut que la canaille ignore ce qui se passe entre nous, mon estimé collègue. Notre classe, entre toutes, est celle qui a le plus besoin que ses membres s'entraident…
CHAPITRE XV

On dirait des hommes, ce n'en sont pas,
Ils ne s'en vont pas, ne viennent pas,
Chaque pas trompe qui les observe,
À midi, vous marchez entre chien et loup.
SÁ DE MIRANDA

   Le vicomte n'était pas hommes à ravaler un affront sans réagir. L'idée qui lui était venue, au début de son entretien avec le terrible fils du conseiller, la peur et la haine la lui imposèrent, après l'énorme humiliation qu'il venait d'essuyer en présence du baron. Cette idée, c'était de dénoncer à la justice l'évasion de Constantino d'Abreu e Lima, condamné à vingt ans d'exil. Appréhendé en tant que tel, cela ne coûterait pas grand chose au vicomte de prouver l'identité du prévenu, de le cacher dans un cachot du Limoeiro, de le couper de toute protection, et de le renvoyer au Cap-Vert, suivant la lettre telle qu'elle s'exprime dans le Livre V, et les lois en cours. Le vicomte s'arrêta sur ce plan lumineux, et il entreprit de chercher l'adresse de Constantino.
   Dans la liste des passagers venus du Brésil, au cours des dernières traversées, on ne lisait pas ce nom. Dans les relevés quotidiens de leurs clients que les hôtels remettaient aux autorités des quartiers, non plus. Au conseil municipal on chercha en vain le passeport de ce particulier.
   Sans rien dire de son projet, qu'il dissimulait astucieusement, le vicomte voulut soutirer au baron l'adresse de Constantino. Le baron de la Penha dit qu'il n'avait pas eu la curiosité de s'informer d'une chose inutile, et qu'il valait mieux ignorer, parce qu'après la scène à laquelle il avait assisté, il ne voulait plus entretenir de relations avec ce goujat dont il avait eu pitié à Buenos Aires, pour lequel il agit éprouvé quelque compassion, et qu'il avait recommandé.
   Le vicomte n'était pas un parfait imbécile. Il voulait savoir comment le baron accordait la misère dans laquelle il avait vu Constantino au Brésil avec l'insultante arrogance qu'il manifestait à présent. Le baron avait haussé les épaules quand on le lui avait fait remarquer, en disant qu'il y avait des choses inexplicables dans un monde plein d'absurdités.
   Comparant ces réponses et d'autres du baron, avec certaines de ses phrases, Antonio José avait fini par se dire qu'il protégeait secrètement Constantino, pour une raison ou pour une autre. Remâchant ces soupçons, il se rappelait des conversations où l'on se payait sa tête, et encore plus que la vicomtesse s'était souvent étonnée du ton ironique et moqueur du baron, quand il parlait des richesses et des titres récents. L'entendement de Maria do Rosario, quoi que bien plus aiguisé que celui d'Antonio José, n'allait pas plus avant. Ils ne prirent pas, d'un commun accord, d'autre précaution que de ne plus parler de Constantino devant le baron pour ne pas contrarier les efforts soutenus de la police qu'on avait lancée sur les traces du faussaire qui imitait des signatures.
   Le vicomte avait placé des espions au Rossio, pour guetter les personnes qui entraient et sortaient de l'hôtel des "Irmãos Unidos". Cette sottise donne une bonne image de la police et du vicomte. Comment reconnaître Constantino parmi les quatre cents personnes qui errent et sortent chaque jour de cet aréopage où l'on cuisine toujours, et à présent plus que jamais, le salut de la patrie autour d'un filet de bœuf rôti ! Combien de fois le mouchard soupçonnerait le forçat évadé de n'être rien moins qu'un Cincinnatus ou un Curtius ?
   La surveillance s'était étendue jusqu'à la chambre du baron. Un garçon de l'hôtel avait été suborné pour retenir les traits des hôtes du baron. Ces tentatives ne donnèrent rien, non plus que le numéraire versé d'avance par le vicomte pour rétribuer les argousins chargés d'extirper du corps social une tumeur aussi nocive ; peine perdue, le négociant failli ne rendait pas visite au baron. Mais un jour, à un coin de rue, le vicomte tomba nez à nez sur son homme. Décontenancé, il leva machinalement la main vers son chapeau, et son vis-à-vis lui rendit la politesse en le fixant avec l'effarement naturel d'un particulier qui répond au salut d'une personne qu'il ne connaît pas.
   – Je pense, dit le négociant, vous avoir déjà vu, mais… je ne m'en souviens pas… Si vous vouliez avoir la bonté de me rafraîchir la mémoire.
   – Vous n'êtes donc pas M. Constantino ? dit le vicomte, stupidement indécis.
   – Il me semblait bien que vous faisiez erreur ; je ne suis pas Constantino ; je m'appelle Bento Pereira Farinho, je suis un fonctionnaire, et un serviteur qui ne demandait qu'à vous connaître pour vous servir.
   – Vous n'êtes donc pas ce Constantino qui était chez moi cela fait à peu près trois semaines ?
   – Je commence, moi, par ne pas savoir qui vous êtes, vous qui vous obstinez à m'appeler Constantino.
   – Alors c'est le diable qui a pris sa place !
   – Je n'ai pas non plus le bonheur d'être le diable, sinon je me serais aperçu que vous vous payiez ma tête.
   – Vous m'excuserez, alors… Bonne journée.
   Le Vicomte de Vila-Seca prit congé ; mais le démon de la suspicion ne le quittait pas.
   – C'est lui tout craché, se disait-il. Ce drôle a changé de nom ; il est ce qu'il est. Si je perds cette occasion de savoir où il arrive, je ne remettrai plus la main dessus.
   Soucieux, il entra dans l'échoppe d'un coiffeur, et offrit cinq pintos pour suivre un homme qui se trouvait à cent pas, et voir dans quelle maison il entrerait. Au coin de la rue, il le montra à l'agile espion, en lui donnant la moitié de la récompense, et en lui promettant de l'attendre là pour lui remettre le reste.
   M. Bento Ferreiro Farinho avait acquis dans l'infortune cette matoise vivacité, cette finesse qui s'aiguise à mesure que la matière se brise et dépérit à force de jeûner. Il lui suffit d'un regard en biais vers les gens qui le suivaient dans la rue pour repérer un individu qui se serrait contre les portes pour l'espionner.
    Farinho conçut l'idée de jouer un tour bizarre à son poursuivant ; il s'approcha de la rue Patriarcal Queimada, et pénétra dans la cour d'un hôtel particulier. À travers d'une grille en treillage, il vit que l'espion avait lu le numéro de la porte, et avait aussitôt disparu. Farinho ressortit en prit la direction opposés à celle de l'envoyé du vicomte.
   L'apprenti du coiffeur, plongé dans l'ivresse de sa joie, avait oublié le numéro de la porte, quand il arriva, essoufflé, à l'échoppe où l'attendait le vicomte.
   – Tu l'as vu ?
   – Ç'a a été comme un éclair ! J'ai suivi sa trace jusqu'à ce qu'il arrive chez lui.
   – Dans quelle rue ?
   – C'est dans la Patriarcal Queimada.
   La vicomte fut effaré par ce voisinage, et répliqua :
   – Que diable dis-tu ? Dans la rue Patriarcal Queimada.
   – Oui, Monsieur.
   – À quel numéro ?
   – Le numéro… à vrai dire, je l'ai oublié, mais, si vous voulez, je vais vous montrer la maison.
   – Marche alors devant, et arrête-toi devant cette maison.
   Ils avancèrent jusqu'à ce que le garçon s'arrêtât en face d'une maison que l'on distinguait facilement des autres par sa taille et son éclat.
   – C'est là ?! demanda le vicomte, interloqué.
   – Oui, Monsieur, c'est exactement là qu'il est entré.
   – Tu as bu, mon garçon !
   – Pas du tout, Monsieur, parole d'honneur, l'homme est bien entré ici.
   Le vicomte monta les escaliers au galop ; c'étaient les escaliers de sa propre maison ! Il tira fiévreusement le cordon de sa sonnette, et au premier serviteur qui apparut, il demanda si on était venu le voir.
   La question était posée tour à tour aux autres domestiques, quand un portefaix remettait dans la cour une lettre pour le vicomte avant de s'éclipser.
   Antonio José mit, étourdi, le doigt sous le cachet, et lut ceci :

           Antonio José,
    J'ai été déçu de ne pas te trouver chez toi quand je suis venu te voir, il y a douze minutes. Je sais que tu me cherches, et si tu le fais, ce ne peut être que dans la louable intention de me rendre la somme que tu m'as volée il y a vingt-six ans. Comme je n'ai pas de demeure digne de te recevoir, Antonio José, je m'abstiens de te dire où j'habite, et je passerai te voir dès que je pourrai pour soulager ton âme du poids de ton remords.

      Constantino de Abreu e Lima

   – On veut avoir ma peau ! brailla le comte, en se jetant sur une chaise, au grand effroi de la vicomtesse qui voyait là les signes avant-coureurs d'une attaque de goutte. Il n'y a pas de police dans ce pays ! poursuivit-il en se donnant de grands coups de battoir sur les jambes. Ce scélérat se promène dans les rues de Lisbonne, je dépense de l'argent pour le faire arrêter, et l'on n'arrive pas à lui mettre la main dessus !
   – Sur qui, mon Antoninho ? dit la vicomtesse avec une graillonnante tendresse.
    – Ce brigand qui veut nous voler ce que je gagne à la sueur de mon front, cet homme qui est venu m'insulter chez moi. Il n'y a pas de gouvernement au Portugal. On mange mon argent, et l'on ne châtie pas ce gredin qui est venu troubler ma tranquillité. Fais atteler les chevaux à la voiture, je veux aller parler au Gouverneur Civil, au ministre du Royaume, à la Reine, s'il le faut !
   – Ne crie pas comme ça, mon chéri, tu vas te faire péter une veine ! lui dit tendrement la vicomtesse.
   – Laisse-moi vider mon cœur ! Je vais faire venir mes enfants pour qu'ils me défendent contre ces voleurs. Je veux un gardien à la porte de la rue, vu que l'on n'est pas en sécurité et qu'il n''y a pas de police à Lisbonne.
   Laissons le vicomte brailler contre la police de Lisbonne, laissons-le aller trouver le gouverneur civil, le ministre du royaume, la reine ; rendons-nous à Cascais, où nous avons des êtres qui nous remettront du dégoût que nous inspire ce chapitre d'un comique de basse facture, qui ne méritait pas d'être imprimé, mais l'un des plus véridiques, parole de romancier.
CHAPITRE XVI

Infelici innocentia est felicitas.
PUBLIUS SYRUS

Que l'un d'entre nous considère combien de
consolations auraient…
Fr. João de Ceita - Quadragena

    Après s'être longuement entretenu avec Bento Pereira Farinho, le baron de la Penha était de nouveau, à Cascais, l'hôte et non plus le locataire de Bernardo da Veiga. C'était Isaura qui l'avait obligé à accepter de l'être, avec une adorable astuce.
    Le baron avait pris mal avant d'arriver, et s'était alité dans sa chambre, en s'en remettant aux soins d'un serviteur négligent. Bernardo da Veiga apprit le triste situation du malade, et l'invita chez lui, en manifestant un sincère intérêt. Le baron n'accepta pas. Le vieillard partit et revint avec Isaura. Isaura dit au baron qu'elle serait son infirmière, il crut que c'était une plaisanterie. Ce n'en était pas une, absolument pas. Isaura lui administrait ses remèdes, lui faisait des bouillons, le bordait durant les poussées de fièvre, quand il avait froid. Le malade la fixait, les yeux baignés de larmes, et la pressait de ne pas pousser la charité jusqu'à veiller des nuits entières assise sur une chaise au bord de son lit.
   – Il y a un seul moyen de me reposer, dit-elle, faites ce que mon père désire : venez chez nous.
   À peine convalescent, le baron de la Penha s'installa chez Bernardo da Veiga, les veilles d'Isaura ne furent pas cependant remplacées par les veilles de quelqu'un d'autre ; c'était toujours elle, l'infirmière du baron.
   – Le cœur de cet ange embrasse notre bonheur, à tous les deux, dit le convalescent au vieux fidalgo. Laissez-la être mon amie, Monsieur Veiga, j'ai besoin de cette rosée d'amour, tant mon cœur est sec, pour sentir vivre en moi un sentiment plus noble que le désir de me venger.
    – De vous venger ! fit le vieillard.
   – La vengeance, c'est mon histoire ; mais mon histoire ne pourra être racontée, et jugée qu'après son exécution. J'évite que les âmes bonnes la connaissent pour qu'ils ne réprouvent pas mon plan pour l'assouvir, qui me procure de diaboliques jouissances, où je savoure les voluptés de la haine.
   Le vieillard le coupa, craignant un nouvel accès d'une folie qu'il pressentait.
   – Quelle étrange langage que celui-là, Monsieur le Baron !! Vous pratiquez des vertus qui contredisent ces propos. La vengeance est une vertu qui n'affecte que les petites âmes… Vous me raconterez votre vie quand vous serez rétabli, si je suis digne de votre confiance.
   – Il est trop tôt pour que vous appreniez à me connaître, Monsieur Bernardo da Veiga. J'ai une femme que je n'ai pas vue depuis vingt-cinq ans, que, durant vingt-cinq ans, j'ai crue morte, et qui m'a pensé mort ; eh bien, je vous dirai, mon ami, que ma femme ignore que je suis vivant, elle ne me verra et ne me reconnaîtra qu'après que j'aurai arraché de mon cœur l'épine qui ne me laisserait pas jouir d'un instant de tranquillité. J'ai un fils, Monsieur Veiga, j'ai embrassé ce fils, qui ne me connaît pas, je l'ai entendu me raconter les angoisses de sa mère, pendant mon exil, je l'ai entendu parler de son père, comme d'un être malheureux qui était mort en lui léguant un nom ignominieux ; j'ai fait violence à mon cœur en le serrant contre moi, et je l'ai écarté de moi pour ne pas me dénoncer. Comprenez-vous ce que j'ai ressenti en le repoussant ? C'est que je crains de céder aux larmes de ma femme, je sais que pour l'amour de Dieu et celui que je lui inspire, elle protégerait notre bourreau ; je sais que la présence de ma femme et de mon fils, retiendraient mon bras vengeur, et qu'abandonnant d'une façon abjecte toute fierté, j'oublierais mon déshonneur. J'ai vécu vingt-cinq ans sans femme, sans enfant, je ne me suis fait à l'horreur de la solitude morale ; je vivrai ainsi encore quelque temps jusqu'à ce que je puisse me montrer aux miens sans l'infamant stigmate que j'avais quand je me suis éloigné d'eux ; ce stigmate ne peut, cependant, être lavé que dans le sang d'un homme…
   – Comment cela, Baron ? s'exclama Bernardo da Veiga, obligeant douce-ment le baron à s'appuyer aux oreillers, parce qu'en gesticulant furieusement, il s'était retrouvé à genoux. Allons… Reposez-vous… Ne vous agitez pas comme ça. Si vous continuez, je vous laisse tout seul, pour que vous n'ayez personne pour vous écouter. Quand vous vous sentirez bien, nous parlerons à loisir de votre vengeance. Il vous est interdit de me dire encore quoi que ce soit sur votre vie.
   – Que vous ai-je donc dit de ma vie ? demanda sereinement le baron. Rien, presque rien ; mais le peu que j'en ai dit, il me fallait le dire pour que vous ne preniez pas, cher ami, comme un trait de mon caractère une folie qui est malheureusement pire, bien pire… J'ai commencé à parler de cet ange, avec une telle douceur, poursuivit le baron, en fixant Isaura qui entrait dans la chambre, et, subitement, le fiel de mes vilaines passions a aigri mes paroles.
   – Vous parliez de moi ? dit Isaura avec une gracieuse tendresse. Que disiez-vous ? Que je suis une bonne infirmière ?… Alors, vous ne répondez pas ? Vous êtes triste, mon père, et vous avez, Monsieur le Baron, les yeux embués ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
   – Rien du tout, Medemoiselle. C'est moi qui ai demandé à votre père un bout de votre cœur ; je voulais que vous fussiez aussi ma fille…
   – Eh bien oui, répondit-elle en souriant avec toute l'ingénuité de son innocence. Je veux être aussi votre fille. Ce sont deux pères qui m'adoptent, n'est-ce pas ?
  &nbsCe colloque, d'une suave tristesse, fut interrompu par un écuyer qui annonçait une personne de Lisbonne, qui désirait parler au gentilhomme.
   Bernardo da Veiga trouva dans l'antichambre un homme qu'il ne con-naissait pas.
   – Je ne me rappelle pas vous avoir vu, Monsieur… dit-il
   – Vous ne m'avez sûrement pas vu ; moi non plus, je ne vous connaissais pas personnellement. Mon nom est obscur, ce qui ne m'empêchera pas de vous le dire pour que vous m'inscriviez dans le nombre de vos serviteurs. Je m'appelle Bento Pereira Farinho. Mais la mission que je viens accomplir et d'une certaine importance comme vous allez vous en rendre compte.
   Farinho ouvrit un portefeuille et poursuivit en regardant tour à tour Bernardo da Veiga et une feuille qu'il en avait tirée, écrite au crayon :
   – Avez-vous connu Pedro Leite de Mendonça, qui a exercé les fonctions de juge à Cascais il y a vingt-six ans ?
   – Oui, dit Bernardo da Veiga, dont le visage avenant se renfrogna brusquement.
   – Il y avait à cette époque, chez vous, une orpheline du nom d'Isabel, fille d'un militaire qui est mort à la bataille de Vimieiro.
   – C'est exact.
   – Cette jeune fille s'est enfuie avec Pedro Leite de Mendonça à Porto, où elle s'est retrouvée, à la mort de ce dernier, avec une enfant nommée Isaura. Mes notes sont-elles exactes, Monsieur Veiga ?
   – Oui, Monsieur.
   – Cette enfant s'est retrouvée héritière universelle de son père, mais un autre testament est apparu, qui la déshéritait.
   – Un faux testament.
   – Ce testament était effectivement un faux. Connaissez-vous le montant exact de l'héritage volé à cette enfant?
   – On l'évalue à cinquante mille cruzados.
   – Y a-t-il une jeune fille nommée Isaura ?
   – Elle vit chez moi.
   – Vous aurez la bonté de lui annoncer, Monsieur, que cent mille cruzados sont déposés chez un capitaliste qui réside à Lisbonne, ils représentent l'héritage de son père, avec les intérêts au taux légal d'à peu près vingt-six ans.
   – Comment ! s'exclama le vieillard.
   – On restitue la somme volée à la fille de Pedro Leite.
   – On restitue ! Qui ça ? Les parents de Pedro Leite ?
   – Non, Monsieur : celui qui a falsifié le testament, l'homme dont les héritiers ont payé l'habileté à imiter la signature du testateur, du tabellion et des témoins. Et cet homme se trouve aujourd'hui à même…
   – De restituer la somme ?
   – La preuve c'est qu'il la restitue..
   – Est-il possible de connaître le nom de cet homme si digne que la société le réhabilite ?
   – La société ne réhabilite pas, et elle ne condamne pas, Monsieur Veiga. L'homme qui restitue le produit d'un vol dont il n'a été qu'un simple instrument, gémit sous le poids de la condamnation sociale, mais ne veut pas se régénérer en s'en faisant absoudre. S'il se réhabilite, c'est une affaire de sa conscience envers sa conscience. Il me reste à vous remettre ce mot, ou cet ordre, avec lequel vous devez vous présenter à Lisbonne au capitaliste au pouvoir duquel se trouve le patrimoine de Mme Isaura. La voici.
   Bernardo da Veiga prit le document et en lisant le nom, il laissa voir sa surprise, et faillit se trouver mal.
   – C'est impossible, murmurait-il, je ne vois pas bien, je n'ai pas mes lunettes sur moi.
   – Je vais lire, si vous le voulez, dit Farinho.
   – S'il vous plaît.
   – Son excellence Monsieur le baron de la Penha, résidant à l'hôtel des Dois Irmãos Unidos, place du Rossio, Lisbonne.
   – Ce Monsieur se trouve chez moi, reprit le fidalgo, en fixant sur Farinho ses yeux effarés.
   – La coïncidence est surprenante ! Si vous pouviez, dans ce cas, lui présenter ce mot pour que je puisse certifier à mon commettant que l'on a accepté cette charge.
   – Voulez-vous entrer avec moi dans la chambre où il se trouve ?
   – Le plus vite possible.
   – Cela me semble effarant ! Il se trouve chez moi, sait que cet argent se trouve entre ses mains, que la jeune fille qui hérite vit chez moi, et il ne me dit rien.
   – Vos remarques me semblent pertinentes, Monsieur Bernardo da Veiga, mais seul M. le baron pourra vous donner les explications nécessaires. J'ai accepté cette commission d'une personne qui ne m'en a pas donné plus que les notes dont je me suis servi.
   Ils étaient entrés dans la chambre du baron. Isaura se trouvait près du lit, elle achevait d'arranger un pot de camélias. Le malade, assis, semblait occupé à examiner les pétales velouteux d'une rose.
   Farinho salua Isaura puis le baron, qui lui répondit cérémonieusement comme s'il ne le connaissait pas. Isaura allait se retirer, Bernardo da Veiga lui demanda de ne pas sortir.
   – Ce Monsieur, ma fille, continua-t-il, apporte de Lisbonne ce mot que je te remets, pour que tu la remettes à la personne pour qui il vient.
   – Isaura lut l'adresse et la remit.
   Le baron l'ouvrit et lut à voix haute :

    Seara, le 12 juillet 1850,
    Cher ami,
   Tu remettras à la personne qui te présentera cette lettre cent mille cruzados que tu ajouteras à mon compte, sans t'inquiéter de la simplicité de cet ordre, parce que tous les éclaircissements préalables auront été donnés de sorte qu'il ne persistera aucun doute sur ce versement.
   À toi de tout mon cœur,

       Constantino de Abreu e Lima.

   – Voilà la raison, dit Farinho à Bernardo da Veiga, pour laquelle M. le baron ne vous a pas dit qu'il était le dépositaire de cette somme, ce n'est qu'à présent qu'il apprend qu'il l'est.
   – Et je réglerai la somme qu'indique cet ordre quand vous le voudrez, Dona Isaura.
   – J'ai achevé ma mission, reprit Farinho, je vais me retirer, et je suis à vos ordres.
   Le baron salua une seconde fois, avec le même air gravement cérémonieux, M. Farinho, qui sortit, en refusant les propositions courtoises du fidalgo qui le recevait.
   – Qu'en penses-tu, Isaura ? dit Bernardo da Veiga.
   – De quoi, mon père ?
   – Du fait que l'on te restitue en le doublant ton patrimoine ? Tu n'as pas compris, ma fille ?
   – Si ; mais… ce que j'en pense, cela ne mérite pas qu'on y fasse attention. Je ne me sens ni plus triste, ni plus joyeuse. Si vous me dites, mon père, que mon patrimoine vous est de quelque utilité, alors j'apprécie cette nouvelle ; sinon, qu'est-ce que j'en ai à faire, de l'argent ?
   – Mais si je te dis, répondit le vieillard, que celui qui te rend ton patrimoine est celui qui ne l'a pas volé ?
   – Voilà qui est original ! dit le baron.
   – L'auteur de cette restitution est l'individu qui a falsifié le testament, et pas les faux héritiers.
   – Je considère que cette restitution est juste. sans les services du faussaire, ce crime ne pouvait être perpétré, dit le baron.
   – Mais comment qualifier cet homme ?
   – De voleur repenti.
   – Ne dites pas cela, Monsieur le Baron, fit Isaura, ce mot est cruel venant de votre bouche ; et ce serait faire preuve d'une méchante ingratitude que de consentir à ce qu'on insulte ainsi un bon sentiment. Je préfèrerais rester pauvre toute ma vie, si cet argent doit être une raison de se rappeler un crime, dont le moins coupable a été le malheureux qui aujourd'hui se purifie. Je lui pardonnerais, sans cette restitution, parce que cela ne m'a rien fait de ne pas être riche. Si ma mère a souffert de ma faim, cette sainte se trouve au ciel, elle a déjà pardonné. J'ai toujours été heureuse avec vous, mon père, et Dieu sait si la personne qui m'envoie cet argent a travaillé toute sa vie pour restituer ce qu'elle ne m'a pas enlevé. Écoutez, mon père : je vais vous demander, de tout mon cœur, une faveur…
   – Parle, mon enfant.
   – N'acceptez pas cet argent, faites-le renvoyer à cet homme, et dites-lui que je suis si heureuse que j'ai refusé une chose qui ne me sert à rien. Faites-le pour moi, vous voulez bien ?
   Bernardo da Veiga avait posé les yeux sur le baron comme pour lui demander : "Devrai-je faire ce qu'elle dit ?"
   Le baron, déviant à grand peine ses yeux larmoyants du visage angélique d'Isaura, dit à Bernardo da Veiga :
   – Mon bon ami, laissons cet ange prononcer des paroles du ciel ; mais nous, qui sommes des hommes du monde, il nous revient de diriger ses pas. Si l'homme qui ordonne qu'on remette cet argent est l'homme qui signe cette lettre, je puis affirmer qu'il est riche, trop riche pour sentir la perte de cette minuscule parcelle de ses avoirs. Je continue à être le dépositaire du patrimoine de ma petite infirmière.

CHAPITRE XVII

Qui donne des leçons du temps, et du hasard
N'apprend pas, que tout bien réside dans le changement,
Et que le seul but à la vie, c'est la mort.
Fr. Antonio das Chagas - Première Élégie

L'ange de la mort vient de passer.
Il a cueilli l'ême du juste en passant.
Eugène Pelletan - Profession de Foi



   On eût dit que la joie faisait rajeunir le bon vieux fidalgo de Cascais.
   Il voulait que tout le monde célébrât la bonne fortune d'Isaura, il rendait grâce à Dieu, et ne cessait de louer l'honnête homme qui avait si libéralement assuré l'avenir de l'orpheline.
    Il s'emportait puérilement contre l'indifférence d'Isaura, en disant qu'elle était plus orgueilleuse qu'autre chose, en mésestimant la valeur des moyens plus que suffisants que la Providence lui avait donnés.
   Si le baron ne soulignait pas avec lui les vertus de Constantino, le vieillard fustigeait l'insensibilité de la nouvelle génération, s'appuyant sur ses quatre-vingt-quatre ans, pour reprendre les quarante-neuf de son hôte. Les huit jours qui suivirent la visite de Farinho, furent plus des jours de fête pour les pauvres de Cascais que pour le manoir des Veiga. De bas en haut, dans l'escalier, le baron ne nota qu'une seule nouveauté : c'était la nouvelle tenue de l'écuyer ; c'est dans la cour du palais que l'on voyait une différence ; la pauvreté qui avait augmenté peu à peu, était revenue ; les fils des pêcheurs, les vieillards, et les veuves s'agglutinaient autour du majordome, en disant que la jeune fille les appelait de sa fenêtre. Bernardo da Veiga se réjouissait de la charité d'Isaura, et lui disait en souriant de ne pas oublier que son patrimoine se trouvait encore entre d'autres mains, et qu'il serait bon de ne pas dilapider des ressources sûres. Le baron, cependant, encourageait la charité de son infirmière, en lui donnant de l'argent, en l'appelant sa dispensatrice d'aumônes en chef, ce qui faisait rire tout le monde et sourire les veuves, les vieillards, les orphelins, presque nus, des pêcheurs morts en mer.
    Le baron s'était remis, et avait demandé à Bernardo da Veiga s'ils pouvaient tous aller passer l'hiver à Lisbonne. Isaura s'était prise d'une telle affection filiale pour son hôte que la seule crainte d'une longue séparation l'engagea à vaincre la résistance du vieillard, qui avait fait en 1833 le serment que jamais il ne reviendrait à la Cour.
   Le jour du départ était fixé. Deux jours avant, cependant, Bernardo da Veiga se leva tard, malgré ses habitudes matinales, et se plaignit en disant qu'il ressentait un malaise et une profonde mélancolie. Isaura multiplia les tendresses et les boutades, mais, pour la première fois, la tristesse du vieillard, ne cédait pas à la magie d'un sourire à elle. Le baron parlait de questions graves pour réveiller sa torpeur morale ; tout s'avérait inutile. Baissant sur sa poitrine son vénérable front, le vieillard montrait qu'il souffrait de leurs attentions.
   Son hôte fut saisi d'un injuste soupçon.
   – Craint-il, se disait le baron, que je me rendre maître du cœur d'Isaura ? Lz jalousie d'un père est douloureuse, quand son amour le pousse à manifester un fanatisme intolérant. Et il n'y a pas de père qui aime autant que ce vieillard aime Isaura.
   Si Bernardo da Veiga avait deviné les pensées secrètes du baron, il n'aurait pu donner de meilleure réponse à un injuste soupçon :
   – Mon ami, dit-il en l'absence d'Isaura, j'ai quatre-vingt-quatre ans. Cette mélancolie annonce une mort prochaine.
   – Quelle idée, Monsieur Veiga ! Pour l'amour de Dieu, surmontez cette crainte.
   – Vous ai-je dit que je l'éprouvais ? répondit le vieillard en souriant. Ce n'est pas de la peur, mon ami. Peut-être des regrets, parce que la plus douce époque de ma vie, ç'a été la vieillesse, c'est Isaura qui me l'a offerte, en me dorlotant contre son sein, comme qui cajole un enfant… cela me coûte de la laisser seule, cela me coûte vraiment, car nous vivions l'un de l'autre ; elle s'appuyait à cet esprit qui se voyait presque partir, et moi, il me semble que je sentais mon sang se dégeler, et mon cœur reverdir…
    Le vieillard pleurait, il sanglotait ; en voulant le consoler, le baron trahissait son trouble avec sa voix tremblante, il accentuait ainsi l'émotion du vieillard. Ce qu'ils firent, c'est se serrer les mains dans un élan de profonde sympathie ; et ils restaient ainsi, muets et comme étonnés, quand Isaura revint.
   – Vous pleuriez ?! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce qui s'est passé, mon père ? Qu'est-ce qui s'est passé, Monsieur le Baron ?
   – Des mélancolies de vieilles personnes, dit l'hôte. Des heures obscures de la vie, ou tout nous apparaît sous des couleurs sombres et tristes. Cette respiration de larmes est nécessaire, lorsque le bonheur remplit nos âmes. C'est tout, mon enfant. Nous avons eu des jours pleins de paix et d'allégresse ; nous, les vieillards, nous les payons à présent, vous les paierez plus tard.
   – Ne lui dites pas cela, la pauvre ! fit Bernardo, posant sur elle des yeux attendris.
    – Mais alors, cela va durer longtemps ? reprit-elle avec un visage joyeux.
   – Demandez-le à votre père, qui m'a fait de la peine, à moi aussi… dit le baron, en se forçant à rire.
   – Venez avec moi, mon père,venez voir tous les deux les préparatifs de notre départ. Voulez-vous que je mette dans un bahut tout votre linge ? Ces habits de satin n'y vont pas, n'est-ce pas ? J'aimerais vous voir, mon père, avec votre culotte de satin écarlate, et votre habit jaune avec ses revers ! C'est vrai… Vos trois commanderies, on les prend ?
   Bernardo da Veiga prit la main d'Isaura, la plaça sur son cœur, et murmura, en suffoquant :
   – Je suis vraiment malade. Je vais me coucher…
   – Vous coucher ? s'écrièrent Isaura et le baron.
   – Oui, je vais me coucher ; j'ai l'impression de ne plus avoir de jambes, ni de bras. Je commence à souffrir de fortes migraines, et je suis pris de nausées. Ma tristesse, c'est une maladie, mes amis. C'est une protestation de la mort contre mes quatre-vingt-quatre ans.
   En entendant le mot mort, Isaura lâcha une vibrante exclamation, un cri de surprise, qui la laissa pâle, blanche, presque évanouie. On eût dit que la crainte de perdre le vieillard ne l'avait jamais saisie ; que c'était la première fois que l'étrange idée de la mort venait lui disputer la vie de son ami.
   Le défaillance d'Isaura éveilla le vieillard. Il se leva de sa chaise, pour la prendre dans les bras du baron, sur l'épaule duquel elle avait appuyé son visage. Isaura le sentit, et lui jeta les bras autour du cou. Le baron les soutenait, parce que les jambes de Bernardo vacillaient sous leur frénétique étreinte.
   On versa là bien des larmes, et avec elles sortit de leur cœur l'allégresse qui les enivrait quelques instants avant.
   Le praticien du bourg, et les médecins de Lisbonne entourèrent la couche de Bernardo da Veiga. De plus loin encore, les parents accoururent qui devaient hériter du majorat ; renseignés par une personne prévenue, ils fixaient Isaura et le baron d'un air méfiant, quand il les vit, le malade leur dit :
   "Vous pouvez rentrer chez vous, mes neveux, il n'y a personne ici qui vous usurpe un liard de votre héritage. Elle, c'est mon Isaura à qui je laisse mon cœur ; je vous lègue mes terres ; il ne m'en faut que huit paumes qui ne seront pas mesurées sur votre sol. Laissez-moi donc ; partez, vous reviendrez enlever ces draps encore chauds de mon cadavre."
   Le neveux, froissés, n'osèrent pas répondre. Ils partirent de Cascais pour Sintra, où ils attendirent la nouvelle du décès. Entre-temps la médecine donnait de l'espoir à Isaura qui la pressait de questions ; elle n'en donnait aucun au baron de la Penha.
   L'angoisse ne cessait de croître chez cet homme qui avait à consoler la jeune fille affligée, en étant presque certain de l'issue fatale.
   Bernardo avait senti l'approche de la mort, depuis l'accès de tristesse dont il avait été pris.
   Ces tristes regrets d'une vie qu'il fallait quitter se convertirent en une aspiration à l'éternité. La main de la Providence avait amené à son chevet l'ange de la résignation ; la patience du malade, c'est la certitude de la mort. Les craintes et les horreurs de la fin se terminent quand l'aurore du jour éternel lance ses premiers éclats sur le visage du juste qui se meurt. Cet oubli de la vie chez ceux qui y étaient le plus attachés, et chez ceux qu'elle a le plus favorisés, c'est une œuvre de Dieu.
   Serein et résigné, quand ses crises se calmaient, Bernardo da Veiga parlait à sa nièce de la fin pochaine de sa longue existence, lui promettant de la guider avec son esprit, parce qu'il allait demander au Seigneur, compte tenu de ses mérites à elle, de le laisser être son père jusqu'à ce que se trouvent réunies dans l'éternité des âmes qui s'étaient trouvées séparées pour quelques moments fugitifs.
   Un jour, appelant auprès de lui et d'elle le baron de la Penha, le malade dit :
   – Monsieur le Baron , je vous confie mon Isaura, mais nous la dirigerons tous les deux tant que mes conseils seront de nature à assurer le bonheur de cet ange.
   Isaura, suffoquée de sanglots, s'était éloignée en courant du lit. Tranquillement et calmement, Bernardo da Veiga continua :
   – J'oubliais que je devrais mourir. Je n'ai jamais réfléchi mûrement à l'endroit où devrait aller cette enfant dès que j'aurais fermé les yeux. Je comptais, à l'heure de ma mort, appeler mes héritiers, et leur demander une mensualité pour assurer sa subsistance dans un couvent. Je n'ai plus à le faire, elle n'en a pas besoin ; et si elle en avait besoin, il me semble que je demanderais cette aumône à un étranger, et cet étranger… ce serait vous, Baron de la Penha… Aurais-je raison, mon ami ?
   – Oh, Monsieur ! murmura son interlocuteur en lui prenant la main avant de la porter à ses lèvres.
   – Je ne me trompais pas, je le sais bien. Maintenant, ce que je vous demande, c'est de la diriger. Vous m'avez demandé un bout du cœur d'Isaura, vous vous souvenez ? Il ne peut appartenir à personne d'autre, le cœur de cette créature que le ciel m'a prêté. Si vous étiez célibataire, je vous dirais : "Soyez son mari et son père." Soyez toutefois ce que vous pouvez être, un véritable père… Mariez-la à votre fils… Vous verrez… Vous verrez que vous donnerez à votre famille les avantages du bonheur domestique, l'ange de la paix, un soutien pour votre vieillesse comme elle l'a été de la mienne… Dites-moi autre chose, baron… Ma requête vous semble-t-elle extravagante ?
   – Pas du tout ; mais mon fils pourra-t-il faire le bonheur d'Isaura ? Je ne le sais pas, je ne le connais pas, sinon depuis quelques jours ; je ne l'ai pas vu naître, j'ai trouvé un homme de vingt-cinq ans dont j'ignorais l'existence. Je les observerai, je scruterai leurs impressions quand je les mettrai en présence l'un de l'autre, et si mon fils est digne d'elle, il sera son mari ; sinon, elle continuera à être ma fille.
   – Je ne puis rien exiger de plus, mon ami. Je la remets dès à présent entre vos mains… Allez la chercher, elle est sortie en pleurs. Réconfortez-la, trompez-la, éloignez-la de ce lit quand viendra la dernière heure qui est proche.
   Le baron se montra sublime en essayant de le réconforter. Le malade répondait toujours :
   – Réconfortez-la, elle, pas moi, ce n'est pas nécessaire.
   Son état s'aggravait d'heure en heure. Rarement la médecine n'avait disposé de tant de prétextes pour s'excuser : la maladie, c'était quatre-vingt-quatre ans ; le plus habile des assistants disait de ne pas tourmenter le malade en lui administrant des remèdes inutiles.
   Bernardo da Veiga demanda les sacrements, et les reçut avec ferveur et avec joie. D'une chambre éloignée parvenaient, pendant qu'on l'administrait, des cris pénétrants. C'étaient les gémissements d'Isaura qui, dans le vertige de la fièvre, se débattait dans les bras du baron, en voulant courir à la chambre du mourant.
   Une fois dispensés les derniers secours de la religion, Isaura entra dans la chambre, appuyée au bras du baron. Elle était sereine. Elle alla s'agenouiller au pied du lit. Le malade avait ouvert les yeux, il avait vu Isaura, il lui avait tendu sa main émaciée et dit :
   "Je me sens bien ; la mort n'effraie que les vivants. Ne pleure pas ma fille… Je m'en vais maintenant ; tu t'en iras demain."
   Et il ferma ses paupières, qui prenaient une teinte violette ; il croisa les mains sur son sein, il murmura des mots inintelligibles.
   Isaura priait. Le baron avait enfoncé ses coudes au pied du lit, et avait caché son visage dans les mains.
   Le son résonna des Ave Maria. Bernardo da Veiga dit :
   "L'ange du Seigneur l'a annoncé…"
   Le baron se leva, ses cheveux se dressèrent également dans une ferveur religieuse, il joignit les mains. Isaura ne priait plus : elle était tombée, le visage au bord du lit, en gémissant convulsivement. Le moribond posa la main sur son épaule, et inclina la tête sur sa propre épaule gauche pour la contempler.
   Il bougea les lèvres, mais la mutité de la mort avait commencé par les réduire au silence, quand son cœur parlait encore.
   Le baron s'approcha. Bernardo le regarda avec les yeux sombres et presque éteints ; de lui, il les descendit vers Isaura ; c'était sa dernière expression, sa dernière prière, elle la concernait. Le baron le comprit, et dit, en sanglotant :
   " Oui, oui."
   Le long de la joue droite de l'agonisant coulait une larme. Les derniers rayons lumineux de cette vie s'y éteignaient.Il y eut sur le lit un tremblement qui ne dura que quelques instants.
   Le prêtre entrait à ce moment-là pour aider à bien mourir un homme qui avait toujours bien vécu.
   – Il n'y a pas de crucifix, ici, dit-il avec une solennelle surprise.
   – Il l'a dans son âme, dit le baron.
   Le prêtre entama le rituel, et commença à réciter, sans onction ni majesté, les paroles qu'il connaissait par cœur.
   – Vous pouvez vous taire, il n'entend plus, dit le baron.
   Isaura se leva d'un bond, les mains enfoncées dans ses cheveux qui lui tombaient librement sur les épaules, et cria :
   – Emportez-moi aussi, mon Dieu !
   En tombant, comme foudroyée, elle se retrouva dans les bras du baron.

CHAPITRE XVIII

Nous aimons les bonnes choses,
mais d'un amour mal intentionné
Saint Augustin

C'est un défaut et une turpitude, de ne pas savoir aimer
Saint Jean Chrysostome

L'amour de la beauté est un oubli de la raison
Saint Jérôme.


   Ils sont on ne peut plus saints, les saints de ces épigraphes.
   Je ne sais laquelle ouvre la voie pour le plus éloquent panégyrique de l'amour.
   Je crois à tous les saints et à toutes les saintes de la cour céleste, comme tout fidèle catholique, de l'évêque de Rome au sacristain de ma paroisse ; mais s'il n'y a là aucune hérésie, je dirai que, dans les lumineuses légions des âmes bienheureuses, ceux qui dégagent la lumière la plus éclatante, ce sont les trois saints que j'ai cités avec la plus grande dévotion, et un regard plus critique, si vous me passez cette immodestie, que celui d'un prédicateur plongé dans ses bouquins.
    La phrase de saint Augustin est celle d'un homme plein d'expérience, avant d'être un saint, les confessions de l'évêque d'Hippone sont un livre classique en matière de cœur humain. Ce saint, et le diabolique Jean-Jacques Rousseau sont les praticiens auxquels j'accorde le plus d'importance, dans les secrets de l'âme. Nous aimons les bonnes choses, mais d'un amour mal intentionné. Le saint réprouve l'intention d'un méchant amour ; mais les choses aimables, il les appelle bonnes. L'intention maligne ne diminue pourtant pas la valeur de l'objet aimé ; savoir aimer en préservant la pureté de l'âme ce que les intentions impures condamnent et rabaissent, c'est l'amour dont saint Augustin fait l'éloge. En m'attachant à une opinion aussi notable, moi, qui ne suis qu'un humble pécheur, je me hasarde à dire que l'amour des rares bonnes choses en ce monde est le suprême attribut de la rationalité.
   Mais l'amour de la beauté est un oubli de la raison, dit saint Jérôme.
   Je voulais voir ici comment les deux docteurs d'Église peuvent tomber d'accord ! Les bonnes choses de saint Augustin représentent précisément la beauté de saint Jérôme, parce que, sur cette planète, il n'y a qu'une chose bonne, c'est la beauté. Or, mon dévot saint Jérôme, si l'amour de la beauté détruit les facultés intellectuelles, ce monde est un asile d'aliénés, et j'étais fort enclin à le tenir pour tel, sans pouvoir d'emblée désigner la cause de cette démence universelle qui nous affecte tous.
   Qu'elle nous protège, au Jugement dernier, l'excuse qui dans les tribunaux de la terre absout les fous, qui ne sont pas responsables des actions que leur jugement ne contrôle pas. Et si l'humanité est déboutée dans son recours à la folie, il lui reste encore le patronage de saint Jean Chrysostome, qui a dit "C'est un défaut et une turpitude de ne pas savoir aimer".
   Voilà ce que c'est que d'être un saint en Dieu sans défaire les liens qui règlent les affections humaines. Il ne se hisse pas plus haut, le panégyrique de l'amour ! Il est imparfait et ignoble, celui qui ne sait pas aimer ; cela revient à traiter d'infirme et d'abject le cœur qui n'aime pas. Saint Jean Chrysostome reste mon saint à moi ; je respecte vraiment mais je n'adopte pas la doctrine de saint Jérôme : et, finalement, je fais des vœux pour que vos intentions amoureuses, chers lecteurs, soient toujours honnêtes et propres, comme celles qu'approuve saint Augustin, qui admire les bonnes choses.
   Elles étaient propres et honnêtes, les intentions de Roberto Soares…
   Quelles étaient les intentions de Roberto Soares ? me demandez-vous, judicieux lecteur, en fronçant un sourcil où je relève du goût, et une intelligence point ordinaire, s'agissant de reconnaître les bons romans. Cette réserve est fondée, et je ne vais pas me plaindre si la main qui feuillette ce livre le rejette, écœurée. Je réserve ce sort à beaucoup de livres et, sur ce point, je suis un pur disciple d'Horace :… Hanc veniam petimus damusque vicissim [10], surtout, si je m'entête à vous servir des citations latines, et de tels salmigondis d'érudition, qui refroidissent l'impatience de lire un roman, sans haltes languissantes. Je ne dis pas le contraire ; je vais me corriger, et demander aux trois saints, à propos desquels j'ai aligné de mirifiques observations, de m'obtenir l'indulgence à laquelle me donnent droit mon humilité, et l'attention que requièrent les écrits de ce genre.
   Bon !…
   Huit jours après le décès de Bernardo da Veiga, le baron de la Penha et Isaura quittèrent Cascais pour Lisbonne. Il avait fallu ce temps pour que l'inconsolable demoiselle pût rétablir son courage à chaque instant affecté par des évanouissements, des torrents de larmes, des cris. Ces derniers étaient parfois touchants comme si c'était l'esprit de son défunt ami qui les inspirait en lui promettant de revenir en ce monde ; parfois déchirants, comme si le mauvais ange du désespoir lui glissait dans l'âme les rages d'un manque de foi en une vie meilleure.
   Elles eurent alors un grand pouvoir, les paroles paternelles du baron, dont l'élévation d'esprit déployait tous ses efforts dans tout ce qui relevait des consolations de l'onction religieuse, parce que les glaces de la patience philosophique auraient encore plus exacerbé la saudade de cette naïve jeune fille.
   Isaura mit pied à terre à la porte d'une bonne famille de Lisbonne, qu'on avait prévenue, et prête à la recevoir. Elle fut entourée de quatre jeunes filles et de leur mère ; elles voulurent essuyer ses larmes avec mille tendresses sans effet, et s'efforcèrent de la divertir son esprit de cette douloureuse retraite.
   À chaque instant, Isaura demandait ce que devenait le baron ; au bruit de pas le plus lointain, elle retenait sa respiration pour écouter.
   – Serait-ce lui ? demandait-elle à ces dames avec une enfantine candeur. Pour l'amour de Dieu, faites-le venir, continuait-elle, son espoir déçu.
   Le baron était venu quelques heures après, il dit à Isaura :
   – Tout est prêt ; quand vous voudrez entrer au couvent…
   – Aujourd'hui, si vous le voulez bien, mon ami.
   – Dès aujourd'hui ? ! s'écrièrent ces dames.
   – C'est elle qui m'a demandé de faire vite, dit le baron, et je ne lui refuse ce que je lui estime nécessaire. Cette jeune fille, poursuivit-il de sorte qu'Isaura ne l'entendît pas, ne cède pas aux consolations ordinaires : il lui faut se consoler seule dût-elle consumer ses saudades sous des flots de larmes ; elle est profondément religieuse, le couvent lui offrira la quiétude de la prière, qui est le plus doux soulagement de l'âme.
   L'une de ces dames effarées, se dit, en son for plus qu'instruit, qu'Isaura était idiote. Une autre y vit de la grossièreté, et comme un mépris des tendresses qu'on lui avait prodiguées. Une autre, rongée par la plaie ouverte de la jalousie, disait à ses sœurs que le baron la faisait entrer au couvent, pour la cacher à des rivales de moins de cinquante ans. La mère de ces vierges, une vierge elle aussi, je pense, elles le sont toutes, disait qu'elle allait s'informer sur la nature des relations entre le baron et la jeune fille désolée ; et si ces informations étaient contraires à la morale, elle lui ferait savoir que sa maison n'accueillait pas des vertus équivoques. Une respectable famille à tous les égards.
   Une fois Isaura retirée au couvent, et confiée à l'amour sans mièvrerie de la vénérable supérieure, le baron de la Penha entra aux Irmãos Unidos où il était attendu, depuis dix jours, par Roberto Soares.
   Le fils de Leonor voulait rendre compte par le menu de ce qu'il avait fait pour améliorer le sort de sa famille, et, obéissant aux instances des siens, il avait tenté en vain de baiser les mains de son bienfaiteur.
   Le baron l'écouta, la joie se liait sur son visage. Tous les détails de cette métamorphose l'intéressaient.
   Il voulait savoir si les médecins jugeaient possible de guérir Leonor de sa paralysie. Si l'oncle aveugle de Soares voulait aller en France consulter de célèbres ophtalmologistes. Si Hélène était vraiment attaché à sa sœur. Si l'allégresse avait pénétré avec l'abondance le cœur soulagé de tout ce monde. Si Leonor était impatiente de voir l'homme qui avait eu la plaisir de la combler de ses bienfaits. Ces heures d'épanchement et de bonheur se sont écoulées, légères.
   Le visage du baron changea, il devint triste et pensif. Roberto Soares en fut surpris, il ne l'avait jamais vu ainsi.
   – Vous souffrez, Monsieur le Baron ? dit le fils de Leonor, sur un ton exprimant une amitié sincère.
   – Je souffre, oui… Je souffre à présent, je vais souffrir tout à l'heure, et toujours.
   – Y a-t-il une raison ?
   – Oui, il y en a une ; il ne s'agit pas de souffrances imaginaires, Monsieur Soares…Vous me plaignez ?
   – Je me plains, de ne pas être à même de vous soulager…
   – Merci, mon ami ; le soulagement de mes chagrins ne dépend que de moi. J'ai besoin de purifier ce cœur de tout le venin qu'il contient, le traitement va être fort douloureux, mais j'ai assez de courage pour l'essayer.
    Puisque nous en sommes à traiter des sujets tristes, poursuivit le baron, je vous dirai que j'ai une fille adoptive.
   – Une fille adoptive ?! Ce doit être un ange, et un ange qui ne court aucun risque en ce monde, sous une protection aussi efficace.
   – Elle m'a été léguée par un ami à la mort duquel j'ai assisté à Cascais. Celui-ci l'avait reçue d'une malheureuse qui est morte chez lui, et n'avait pas de père, l'orpheline a mérité que la Providence lui procurât deux pères. Je l'ai amenée avec moi ; et je l'ai fait entrer au couvent. Je vais la voir demain, et si vous voulez faire la connaissance de ma fille, Roberto, vous viendrez avec moi. Vous verrez que mon intuition ne m'a pas trompé quand je l'ai appelée un ange. Messieurs les poètes appellent anges toutes les femmes ; vous me direz, mon ami, quand vous l'aurez vue, quelle nom votre muse harassée va inventer pour mon Isaura.
   – Elle s'appelle Isaura ?
   – C'est un nom oriental, n'est-ce pas ?
   – Il n'est pas commun.
   – Vais-je parier que votre imagination s'est éprise de ce nom ?
   – Je l'aime, non par fantaisie, mais de tout mon cœur, mon ami, et mon père… Laissez-moi, vous donner moi aussi ce nom, parce que ma mère a vraiment insisté pour que je vous appelle mon père, et je vous prie de me faire la grâce de m'accepter pour fils… J'aime Isaura, disais-je, comme j'aimerais une fille d'un bienfaiteur de ma famille. Je ne puis vous dépeindre avec d'autres mots l'affection que je sens pour cette jeune fille qui a mérité votre estime.
   La baron serra Roberto Soares contre son cœur et dit :
   – C'est ça, soyez tous les deux mes enfants, puisque aucun de vous ne peut prononcer le nom de son véritable père. Elle me fait de la peine, la situation où vous vous trouvez tous les deux ! Si la charité ne lui donnait pas un père, elle pourrait se rappeler que la nature lui avait donné comme un progéniteur de son infortune ; si vous vous souvenez de votre père, Monsieur Roberto, vous devez sentir la chaleur de la honte vous monter au visage.
   – Pas du tout, Monsieur le Baron, dit Soares, avec hauteur.
   – Vraiment pas !? Cet orgueil, c'est du cynisme ! Votre père n'a-t-il pas été un de ces hommes que la société rejette ?
   – Je vous ai raconté l'histoire de mon père, Monsieur. C'est la société qui l'a perdu, qui l'a invité à commettre une infamie, pour le repousser ensuite. Mon père n'a pas été méchant, il a été malheureux. La justice l'a condamné, il est allé purger sa peine ; je crois, Monsieur, que s'il rentrait aujourd'hui dans sa patrie, il serait dégoûté de serrer la main de certains puissants et de certains nobles qui ne sont pas encore allé, et n'iront pas maintenant purger une peine de vingt ans de travaux forcés dans les garnisons d'Afrique. Pardonnez-moi l'aigreur de ce discours… Vous avez, Monsieur le Baron, sans le vouloir, rouvert une blessure que mes propres ennemis ont respectée.
   Le baron se jeta impétueusement dans les bras de Roberto Soares, en s'exclamant, les deux joues ruisselant de larmes :
   – Pardonnez-moi, je vous aime comme si vous étiez mon fils, et un père prend des libertés qu'un bon fils pardonne.
   La prolongation d'une telle situation eût contrarié les plans de Constantino de Abreu e Lima. Plus d'une fois, il contint le cri du cœur qui se convertissait sur ses lèvres en mots tendres. Craignant d'y succomber, le baron prétexta la besoin de prendre un peu de repos, fixant la visite à Isaura au lendemain.
   Rappelons-nous que la fille adoptive de Bernardo da Veiga ne savait pas que le baron de la Penha avait un fils. Le vieillard avait entendu la révélation fugitive de son hôte ; mais il l'avait gardée pour lui, pour ne pas éveiller la curiosité d'Isaura, à qui cette révélation donnerait des idées peu compatibles avec son innocence. Ce qu'il avait dit au chevet du malade, à propos d'un mariage éventuel, elle l'ignorait quand elle était entrée au couvent.
   Elle vit ensuite un garçon au visage agréable près du baron, qui l'appelait son fils adoptif, et le lui offrait comme un frère. Elle répondit en rougissant, avec un tendre sourire exprimant sa sympathie.
   Encouragée par une familiarité de quelques heures, elle lui demanda pourquoi il n'était pas venu visiter son ami à Cascais, et au baron pourquoi il ne lui parlait pas de cet ami. Ces innocentes questions mettaient à mal l'astuce du titulaire, et l'engageaient à recourir à des échappatoires qui donnaient bien des sujets de réflexions à Isaura.
   Mais ces sujets de réflexions reposaient-ils tous sur les échappatoires du baron ?
   C'est ce que l'on va chercher à déduire du prochain chapitre, si tant est que vous n'oubliez ce que disent saint Chrysostome, saint Jérôme et saint Augustin sur l'amour.
   Qu'ils m'aident, ces trois bienheureux piliers de la vérité éternelle, à venir brillamment à bout d'une tâche si rude, comme celle d'esquisser les amours de ceux qui jouissent d'une prédestination du ciel. Si les réminiscences ne me soutiennent pas de ce que j'ai entendu dire sur cette affection, je crains fort d'être volontairement un nouveau bouc émissaire de la catacombe de Nicolau Tolentino, sur le retable de l'autel duquel on lit deux vers aussi terribles que ceux que l'on célèbre de Dante à l'entrée des enfers. Les voici :

On ne peut imiter l'amour ;
Seul le dépeint qui le ressent.


CHAPITRE XIX

Un homme ne peut presque rien dire de sensé sur
ce qui se passe au fond du cœur d'une femme tendre;
STENDHAL - Physiologie de l'amour


   Le baron dit un jour à Isaura :
   – J'ai des occupations qui ne me permettent pas de vous rendre visite tous les jours ; mais je ne veux, ni ne puis m'abstenir de prendre de vos nouvelles matin et soir. Le matin, écrivez-moi un mot, l'après-midi je prendrai de vos nouvelles par notre ami Roberto. Conduisiez-vous avec lui, comme vous le feriez avec un frère ; parlez-vous, et soyez bien proches l'un de l'autre, parce que je veux que vous le soyez.
   – Je me sens déjà fort proche de lui… dit Isaura, avec plus de simplicité que ne le laissait présumer la rougeur de ses joues.
   – Cela fait juste trois jours que vous le connaissez ; c'est un peu tôt pour vous sentir aussi proche de lui.
    – Eh bien, c'est le cas.
   – Vous vous sentez vraiment proche de lui ? reprit le baron, souriant, empourprant encore plus les joues de la silencieuse jeune fille. Vous payez le sentiment que vous avez inspiré à Roberto. Il me semble que notre ami, Bernardo da Veiga, approuverait l'estime que mérite un honnête garçon.
   – Il me suffisait pour susciter une telle amitié que vous l'appeliez votre "fils"… Il parlait hier avec tant d'amour de sa mère qu'il m'a fait pleurer… Cela doit vraiment réchauffer le cœur de prononcer le mot "mère" avec des lèvres tout près de ses joues !… Je suis plus malheureuse que lui… J'ai tellement pleuré, et je me sens de plus en plus seule en ce monde… C'est quand vous m'avez laissée là, que je me suis sentie convaincue que j'avais tout perdu… et, maintenant, vous me dites que vous ne pouvez venir tous les jours…
   – Si mon absence vous est aussi pénible, je viendrai tous les jours, dit le baron, contrarié.
   – Venez, venez, je passe de tristes heures ici. Je prie beaucoup, mais je souffre aussi beaucoup ; je n'arrive plus à prier avec assez de dévotion… Ïe préfèrerais me trouver à Cascais pour revoir les endroits où j'ai été heureuse, où mon père m'amenait ; ma saudade sera peut-être un peu moins lancinante là-bas… Peut-être, Monsieur le Baron.
   – C'est une illusion, ma fille. C'est là que la saudade vous mènerait au désespoir. Votre séjour dans ce couvent va être court ; votre existence ne peut continuer longtemps ainsi. Je ne cesse de réfléchir à la façon d'organiser votre avenir. Abandonnez-vous, résignée, à l'espoir que votre bonheur ne pouvait se limiter à l'époque dont le souvenir vous a fait pleurer. Il y a un bonheur enfantin, différent de celui dont aujourd'hui votre âge a besoin. Un cœur vertueux le trouve à tous les âges. Vous finirez par être heureuse, si vous ne l'êtes pas alors que la saudade de notre ami, que nous pleurons, vous accable, vous verrez que la Providence va faire refleurir votre cœur de nouveaux printemps pleins de nouvelles joies et de pures délices. Le grand amour que vous éprouviez pour votre protecteur, vous le reporterez sur un autre être. Vous sentirez de nouvelles sensations ; vous vous sentirez revivre pour partager le bonheur que vous donnerez à quelqu'un d'autre ; vous serez enfin, ma fille, fort heureuse à mes côtés, et je serai moi-même fort heureux de pouvoir vous dire, si j'arrive à l'âge de Bernardo de Veiga, que le soutien de ma décrépitude, c'est l'amour de ma fille.
    La baron laissa Isaura absorbée qui cherchait à comprendre ces idées que son intelligence n'arrivait pas à appréhender. Son cœur voulait les lui expliquer ; mais la raison n'entendait pas cet étrange interprète, qui, pour la première fois, lui parlait dans une langue vague, désordonnée, et telle qu'il la troublait et la laissait confondue. Dans cet examen, au plus profond de son âme, Isaura s'émerveillait de voir, en jetant un coup d'œil au fond d'elle-même, l'image de quelqu'un qui étincelait dans l'obscurité de ses idées. Ce quelqu'un était un homme qu'elle connaissait depuis trois jours, le visage mélancolique, des yeux ardents, un tendre sourire, et des paroles consolatrices qui apaisaient son chagrin, et ouvraient vaguement des perspectives qu'elle n'arrivait pas à discerner, Roberto Soares, enfin, le fils adoptif de l'homme qui l'avait plus d'une fois appelée sa fille.
   Des rêves extatiques voletaient autour de ce cœur de vingt-cinq ans, qui s'éveillait si tard. Telle une petite bergère qui vient de se réveiller, en plein jour, parmi les fleurs de la bruyère, et ouvrant les yeux, ne peut supporter la clarté du soleil juste au-dessus d'elle, Isaura, réveillée par l'amour, quand son cœur recelait encore la jungle des passions adolescentes, sentait l'angoisse d'une nouvelle sensation qui la fascinait, et, la main sur sa poitrine, semblait vouloir calmer les transports de son cœur.
    Le vague, l'idéal, l'indéfinissable, cependant, sous des aspects charmants et fort gracieux, la plongèrent dans une contemplation tout ce jour-là, avide de se connaître, de s'expliquer ce qu'était ce trouble, cet abattement de l'âme, qui s'éteint, faute de pouvoir se ranimer au contact d'une autre âme.
   Tandis qu'elle était plongée dans ces pensées, on l'appela au parloir, où quelqu'un l'attendait. On lui remit un mot de Roberto Soares, et la main qui le prit tremblait, et ce tremblement fit vibrer ses nerfs les plus délicats, jusqu'au cœur, où elle sentit intensément s'allumer la mystérieuse obscurité de tant d'énigmes qui l'affolaient.
    Pourrait-elle ne pas se rendre au parloir sans donner une mauvaise image d'elle-même à cette occasion ? C'était la question qu'elle se posait. Un combat s'engagea entre l'esprit craintif, et le cœur qui nous pousse — deux éléments antagonistes, la faiblesse et le courage, de leur triomphe alternatif dépend le bonheur ou le purgatoire des âmes innocentes, dans leurs premières amours.
   Isaura ne savait mentir. Elle s'y rendit. Roberto Soares fut conduit à la grille ; il se retrouva seul avec Isaura ; c'était la première fois.
   Redoutant ce qui était arrivé, il avait préparé dehors et retenu les sujets dont il devait l'entretenir et les paroles qu'il devait employer, jusqu'à ce que la familiarité finît par l'inspirer sans qu'il s'y attendît. Tout ce travail s'avéra inutile. Un vulgaire compliment, puis plus rien ! Dans ces situations, heureusement, il n'y a jamais de témoin. Si un tiers n'avait pas la charité de ramener à la surface la vie concentrée dans le cœur de deux amants timides, il tuerait en riant l'amour dans sa phase la plus angélique.
   On ne pouvait traiter Roberto Soares d'amant timide ; Dona Cecilia rejetterait cette calomnie, ainsi que d'autres qui avaient eu également le privilège d'inspirer quelque audace dans des tempéraments plus réservés.
   C'est que l'initiation à l'amour peut s'étendre jusqu'à la vieillesse, quand le cœur y parvient avec une partie qui ne soit pas contaminée. Si vous savez, par expérience, quelque chose de votre cœur, dispensez-moi d'expliquer ce qui ne s'explique pas, la timidité d'un homme de vingt-six ans, incrédule et qui ne croit plus en la poésie, comme il se disait, audacieux et même grossier en présence de femmes que d'autres encensaient en dégageant les arômes de la mystique pure de l'amour. Si vous ne savez rien de tout cela en votre for, doux lions qui me lisez, demandez à votre bon ange, s'il ne vous a pas encore laissé en liberté et dans cette insouciance qu'autorise une Isaura, et vous trouveriez que saint Jérôme n'était pas tout à fait paradoxal quand il a dit : "L'amour de la beauté est un oubli de la raison."
    Ce que se dirent le poète et la séculière de Santa-Anna ne mérite pas qu'on le mentionne. Je crois qu'ils se désiraient loin l'un de l'autre comme s'ils se dégoûtaient : la vie est pleine de ces paradoxes. Ce qui mérite notre attention, c'est le dialogue entre le baron de la Penha et Roberto Soares ce soir-là.
   – Racontez-moi donc de quoi vous avez parlé, dit la baron…
   – Elle était triste, et ne m'a pas dit grand chose.
   – Mais vous deviez la distraire, Roberto.
   – J'ai voulu le faire ; mais je ne sais quoi dire à une personne qui a reçu son éducation. Si je parle de ce qui se passe dans la société, cela doit ennuyer qui ne connaît pas, ni ne veut connaître ces vétilles, qui ne sont importantes que pour qui souhaite leur donner de l'importance, ou avouer que l'on est aussi insignifiant qu'elles. Je l'ai interrogée sur les coutumes du couvent, et elle m'a répondu qu'elle vivait tellement repliée sur elle-même qu'elle savait à peine ce qui se passait dans cet établissement. J'ai parlé de sa vie à Cascais ; et je l'ai regretté parce que je l'ai fait pleurer.
   – J'ai cru, fit le baron, qu'un homme d'esprit comme vous, Monsieur Roberto Soares, pourrait s'entretenir avec une demoiselle, comme Dona Isaura, sans lui parler des misères de la société, ni la faire pleurer avec des souvenirs de Cascais. Si la profondeur des sentiments que j'éprouve pour elle ne me donne pas d'illusions, c'est une jeune fille qui inspirera de l'éloquence à des cœurs bien formés. Moi, par exemple, si j'avais, dans ma jeunesse rencontré une femme comme elle, je me serais senti secouru par de grandes idées, je lui aurais manifesté mon admiration en la plaçant au-dessus de tout ce que le monde spirituel présente de plus beau dans le domaine des grâces et des vertus. Il faut, mon ami, que vous ne lui trouviez pas de tels attraits, pour être auprès d'elle un homme ordinaire. Ce n'est pas ce que me laissait attendre l'opinion que vous m'aviez donnée d'Isaura. Vous m'aviez dit, Roberto que vous aviez vu souvent une telle femme dans vos rêves ; que vous aviez aimé, ou cru aimer certaines qui approchaient cette parfaite image de vos représentations de poète. Votre enthousiasme hier m'a engagé à croire que vous veniez, mon ami, me demander pardon de n'avoir pu endiguer le flot de vos mots doux…
   Le baron avait accompagné ses remontrances d'un rire fin ; mais Roberto l'avait écouté d'un air mélancolique ou distrait.
   Après avoir gardé quelques instants le silence, le fils de Leonor répondit :
   – M'accordez-vous l'autorisation de vous répondre franchement ?
   – Comment pouvez-vous en douter !
   – Quand vous me direz que je puis, du fond de mon humilité lever les yeux sur la fille adoptive de mon bienfaiteur…
   – Que feriez-vous ?
   – Ce que je n'oserais jamais faire. Je vous dirais que j'aime Isaura, que c'est le premier amour dont je sente la noblesse, la grandeur, capable de m'insuffler toutes les vertus que doit présenter un homme qui la mérite.
   – Bien : c'est ce que vous me diriez à moi, Roberto ; que lui diriez-vous, à elle ?
   – À elle ? Si elle était riche, je ne lui dirais pas un mot. Si elle était pauvre, je lui demanderais de me rendre digne d'elle, en me donnant de quoi me stimuler dans mon travail, et me sentir heureux dans ma médiocrité.
   – Vous ne savez donc pas qu'elle est pauvre ?
   – Je ne le savais pas.
   – Ne vous ai-je pas dit qu'Isaura était la fille d'une malheureuse qui est morte chez Bernardo da Veiga ?
   – Je n'en ai pas déduit qu'Isaura était pauvre ; et je ne déduis pas non plus de sa pauvreté que vous trouviez bon que je conçoive l'espoir de faire d'elle ma femme.
   – Concevez-le, et faites-le.
   – Vous avez pour moi assez d'amitié, pour ne pas vous moquer ainsi de moi ! dit, transporté de joie, Roberto Soares, en embrassant le baron.
   – Je crois que vous l'aimez, reprit le baron. Et si Isaura était riche ?
   – Si elle était riche, ce serait la fin de mes espoirs. L'orgueil, s'il ne le tuait pas, étoufferait cet amour de la liberté d'expression. Vous m'avez dit qu'Isaura était pauvre.
   – Pauvre ou riche, écoutez-moi ; Je vous accorde l'autorisation de vous déclarer ; sondez délicatement le cœur d'Isaura ; si vous vous y trouvez, ne lui faites pas miroiter un avenir que vous ne serez pas capable d'assurer. Le jour où elle vous dira qu'elle vous aime, vous serez, Roberto Soares, l'époux d'Isaura.
   L'allégresse abrutit. Le poète n'eut rien à envier à un idiot. Encore un triomphe pour saint Ambroise, qui, en fin de compte, est le meilleur physiologiste des trois saints que j'ai choisis.

CHAPITRE XX


Ecce iterum Crispinus, et est mihi saepe vocandus.
Juvénal ( Satire IV)


   Parmi les instructions données par le baron de la Penha à son agent Farinho quand il est parti pour Cascais, il y avait celle-ci : "Si on vous arrête, ne vous défendez pas en justice : dites que vous êtes effecti-vement Constantino de Abreu e Lima, avouez que vous vous êtes évadé du Cap-Vert, et ne m'écrivez pas, je vous ferai libérer." Et il ajoutait : "Ne mentionnez pas les circonstances comiques de votre rencontre, et de la lettre envoyée par le portefaix." Il faisait allusion aux événements burlesques rapportés au quinzième chapitre. Doù l'on peut déduire que le négociant failli abusait de ses pouvoirs, en harcelant le vicomte de Vila-Seca, quoique qu'il déployât alors des trésors de malice. Les manœuvres vindicatives du baron ne visaient pas qu'à exposer le vicomte aux moqueries du public. Se vengent par le ridicule les antipathies gratuites, les jalousies corrosives, les haines qui ne sont pas invétérées ; mais la rancune des âmes graves, quand la religion ne l'arrache pas de nos entrailles, aspire à la vengeance plus qu'à l'homicide, à la mort morale de l'ennemi. C'est ainsi que le baron de la Penha haïssait.
   S'il cherchait à prouver devant un tribunal que le vicomte de Vila-Seca était un voleur, il serait convaincu de calomnie, et dépendrait toujours de la pitié de son ennemi. S'il le tuait dans sa propre maison, il aurait tué un corps, et laisserait aux nécrologues le loisir de dire qu'un homme de bien était mort.
   Quelle vengeance alors projetait le baron ? Si un coup de la Providence, qui fait si souvent couler le sang de l'expiation là ou le criminel sourit sous son masque — si ce coup ne frappait pas le vicomte, en ouvrant une brèche au poison mortifère que le baron veut verser sur son crédit, qui représente le principal organe vital du richard, si ce soutien surnaturel ne se présentait pas, quelle revanche imaginez-vous que puisse tirer le fils du conseiller Jeronimo Abreu e Lima du domestique qui lui a volé son patrimoine ?
   Je laisse le loisir de concevoir tranquillement des hypothèses à qui veut deviner le dénouement de cette histoire, et je me réserve l'opportunité de répondre aux hypothèses, c'est une loi que formule Aristote, je crois, dans le chapitre sur les péripéties.
   Voyons voir ce que couvait d'affreux en son cœur Antonio José, et les manœuvres où s'est trouvé englué le sympathique Bento Pereira Farinho.
   Le vicomte avait exécuté ce qu'il s'était promis en cette heure d'angoisse où l'avait plongé la pétulante lettre. Il alla parler au ministre du Royaume, pour lui demander, tellement ému qu'il en avait les lames aux yeux, la protection des lois du royaume contre l'insolence d'un voleur qui le menaçait jusque dans sa propre demeure.
   Le ministre réchauffa le zèle du préfet, et les autorités subalternes introduisirent tous les espions et les mouchards qu'ils pouvaient expédier dans cette importante prison.
    Bento Farinho redescendait de Sintra à Cascais, quand il aperçut le vicomte de Vila Seca. Il essaya d'éviter ses remarques, et à peine avait-il fait quelques pas pour quitter la gare, quand un inconnu lui dit :
   – Ayez la bonté de m'accompagner au commissariat.
   – Que me voulez-vous ? Vous devez faire erreur…
   – Pas du tout, Monsieur. Suivez-moi, sinon je vais faire appel à la garde de l'arsenal.
   – Ce n'est pas nécessaire ; allez-y, je vous suis.
   Farinho fut interrogé. Invité à décliner son identité, il dit qu'il s'appelait Constantino de Abreu e Lima ; sa profession, qu'il était négociant dans l'Empire du Brésil. De là on le conduisit devant le préfet. Il répondit aussi crânement ; on lui demanda s'il s'était échappé de l'endroit où, déporté, il purgeait sa peine, il dit avec aplomb que oui. Interrogé enfin au commissariat, il fut envoyé au Limoeiro, sur la requête du Ministère Public.
   Farinho serait mort sans proférer un seul mot pour se défendre, pour obéir au baron de la Penha. Dès son arrivée à Lisbonne, avec Isaura, La baron de la Penha apprit son arrestation, et alla rendre visite dans son cachot à son docile instrument. Il rendit justice au sacrifice que celui-ci avait fait en se laissant arrêter, et promit de lui prouver qu'il n'aurait pas à se plaindre de la confiance qu'il avait placée en lui.
   Le vicomte pressait entre-temps l'issue du procès que le Ministère Public avait instruit contre celui qui avait fait de fausses signatures. On avait envoyé, de la Relação de Porto, les documents officiels de la sentence qui lui avait été infligée, et du greffe correspondant du Cap-Vert, on attendait la copie du rapport rédigé après cette évasion.
   Le baron de la Penha alla trouver le vicomte. Sachant qu'il serait reçu froidement et grossièrement, il fit semblant de ne rien comprendre.
   – J'ai appris hier, dit-il d'un ton affable et respectueux, que Constantino avait été arrêté.
   – C'est vrai : il n'eût plus manqué qu'il ne l'eût pas été ! Je le tiens entre mes griffes, dit le vicomte en pliant ses doigts comme des serres.
   – J'ai reçu aujourd'hui une lettre de lui, il me demandait de lui faire l'aumône d'un entretien, et…
   – On peut parier que vous vous y êtes rendu !
   – Oui.
   – Envoyez-le au diable ! C'est un fieffé coquin… Il voulait me voler, ce maraud !
   – Vous voler !
   – Vous n'avez donc pas entendu ce qu'il m'a dit, à ma barbe ?!
   – Si. Mais ne craignez-vous pas qu'il répète les… calomnies qu'il vous a dites devant un tribunal ?
   – Je crains à présent qu'il me prouve ce qu'il dit… Je veux des preuves, et s'il n'en présente pas, je le conduirai au gibet.
   – C'est impossible d'en trouver, vous avez l'opinion publique pour vous.
   – Justement, c'est l'opinion publique qui va décider.
   – Elle a déjà décidé. Vous êtes un honorable capitaliste, vous avez acquis ce que vous possédez grâce à vos talents d'entrepreneur et grâce au travail que vous avez accompli durant vingt ans : il n'y a pas un seul document qui puisse faire vaciller l'opinion publique sur la franche honnêteté de vos capitaux.
   – Parfaitement ! Il peut venir me demander de l'enfer l'argent de son père, ce coquin ! La peste soit de cet homme, il va achever de purger sa peine aux Pierres Noires du Cap-Vert, ou je ne suis pas Antonio !
   – Écoutez-moi, Monsieur le Vicomte, vous n'avez rien sur la conscience ?
   – Rien du tout.
   – Vous n'avez pas volé le patrimoine de Constantino Abreu e Lima ?
   – Qu'est-ce que cette question ? Je n'ai jamais volé le moindre sou à personne.
   – Fort bien ; la pureté de votre conscience, ainsi que la justice que vous rend l'opinion publique devraient vous inviter à manifester de la compassion pour l'homme désespéré, ou fou, qui vous calomnie. Aux titres de noblesse que vous avez, ajoutez le plus précieux de tous, pardonnez à Constantino de Abreu e Lima, au fils du conseiller Jeronimo Abreu e Lima, chez qui vous avez mangé le pain de votre jeunesse durant dix ans.
   – Si j'ai mangé son pain, je travaillais ; je n'en ai rien à faire de ces comptes, Monsieur le Baron. Ne venez pas me débiter vos plaintes et vos jérémiades, j'en ai jusque là, répliqua le vicomte, introduisant son index dans la bouche jusqu'au gosier.
   – Cet homme inspire la pitié, reprit le baron, d'un ton serein, pénétré de compassion. Il se repent. Il veut venir vous demander pardon, et désavouer devant moi les accusations injurieuses qu'il a portées contre vous. Il promet de ne plus jamais vous importuner. Il va quitter immédiatement Lisbonne, et chercher quelque soutien auprès de parents qu'il a dans le Minho. Que gagnez-vous à faire retourner Constantino, vieux et brisé, aux travaux forcés ?! Rappelez-vous que vous l'avez élevé sur vos genoux, que vous l'avez porté tout petit dans vos bras, que vous l'avez peut-être aimé, comme on aime l'innocence. Je ne vous dis pas de lui abandonner les reliefs de votre table ; ce serait vous en demander trop ; je vous demande juste de lui concéder la liberté, de ne pas faire peser sur lui les rigueurs de la justice, que vous le laissiez aller mourir en paix sur la paille, en bénissant votre nom, parce que vous lui avez épargné une mort certaine en exil, alors que vous pouviez le perdre. J'ai l'impression, Monsieur le Vicomte, que votre cœur va me donner une réponse généreuse.
   – Ce n'est pas mon affaire, c'est celle de la justice ; je n'ai rien à voir avec lui : ce que je peux faire, c'est de ne plus m'occuper de rien, si vous êtes de son côté, Monsieur le Baron.
   – Je suis de son côté ; mais il faut que vous alliez immédiatement faire arrêter ce procès.
   – Il n'en est pas question, il faudra vous y faire. On croirait que j'ai peur des réclamations de ce miteux ! Je ne bougerai pas ; l'affaire suivra son cours ; je veux marcher à visage découvert, et je n'admets pas qu'on charge trop ma mule ; il n'y a rien à ajouter, la plainte a été déposée.
   – Vous voulez dire que vous le poursuivez, n'est-ce pas ?
   – C'est ce que j'ai dit… la justice va suivre son cours comme il se doit : les voleurs, on leur fait passer la barre du Tage… Et vous voulez savoir, Monsieur le Baron ? Si vous respectiez un tant soit peu notre classe, vous ne permettriez pas à ce coquin de vous parler, et vous ne viendriez pas plaider sa cause comme quelqu'un qui défend un homme de bien. Que Dieu veuille qu'il n'aille pas vous demander jusqu'à la prunelle de vos yeux… Rappelez-vous qu'il volait avant, qu'il faisait de fausses signatures, l'on ne fera jamais d'un maure un bon chrétien.
   Sur ces derniers mots, les cheveux du baron de la Penha tremblaient, sous la pression du sang. Ses bras, jusque là ballants, dessinèrent convulsivement une courbe, et ses poings fermés craquaient comme s'ils faisaient éclater entre les doigts des corps étrangers sous la violence de la pression. Des flammes brillaient dans ses yeux, et de ce feu qui crépitait dans son corps, des flammèches venaient sécher ses lèvres. Il avait avancé d'un pas vers le vicomte, le vicomte avait fait un pas en arrière ; c'était l'instinct de conservation qui le faisait bouger comme un automate, ce n'étaient pas les contorsions de son hôte qui l'effrayaient.
   Quel effort suprême fit le baron pour se dominer ! Ce vertige de rage ne dura que quelques instants. Il leva ses mains vers ses cheveux et se gratta frénétiquement la tête un bon moment. Il se frottait les yeux et plantait ses dents sur sa lèvre inférieure, en dilatant ses pommettes qu'il pressait entre ses maisons, essayant de dissimuler le changement de son visage.
   Le vicomte remarquait ces mouvements, sans se faire la moindre idée de la vérité.
   – Une terrible migraine ! murmura le baron.
   – Il me semblait que vous ne vous sentiez pas bien, dit le vicomte avec la bonne foi de sa prodigieuse stupidité.
   – Voulez-vous aller prendre quelque chose ? Sans façons ; on fera préparer une goutte de thé ou de café…
   – Merci, Monsieur le Vicomte… Je me retire, et je suis à vos ordres.
   – Eh bien, cher ami, je regrette bien en cette occurrence de ne pouvoir vous rendre service, mais mettez-vous à ma place…
   – N'en parlons plus. Que la justice fasse son devoir, Monsieur le Vicomte. Adieu.
   Le baron de la Penha s'arrêta dans la cour, avant de partir. Il essuya la sueur qui coulait à son front. Il posa ses yeux épouvantés sur la pierre sous ses pieds, et dit d'une telle façon qu'en aurait pu l'entendre, si l'on s'était trouvé dans la cour :
   – C'est ce qu'il me fallait…

CHAPITRE XXI

On incorpore la colère an la cachant ;
comme Diogène dit à Démosthène, lequel de
peur d'être aperçu dans une taverne se reculait au dedans :
" Tant plus tu te recules arrière, Tant plus tu y entres"
Michel de MONTAIGNE - Essais


   J'hésite à vous infliger ici une indigeste corvée en vous relatant la révolution militaire de 1851. Si j'étais sûr que la postérité m'indem-niserait des plaies de mes contemporains, j'affronterais l'ennui de ma génération. Et je crois que les générations futures viendraient boire ici les eaux pures de l'histoire actuelle, écœurées des sentines où se noie le journalisme.
   Dans cent ans, quels sont les documents contemporains qui éclaireront les historiens ? Sûrement pas les gazettes ; la législation, encore moins ; le drame et le roman présenteront quelques informations, dans la mesure où les coutumes s'allient aux institutions civiles ; mais la politique proprement dite, mesquine et sale comme on la fait, celle-là, il n'y a que le roman, fût-il saumâtre et fastidieux, qui peut la transmettre aux siècles à venir avec un tel coin de vérité.
   C'est pour cela que je n'arrive pas vraiment à discerner si raconter la partie comique, au moins, de notre dernière révolution régénératrice, ce serait un héritage qui rachèterait aux yeux du XXIe siècle la bien frivole médiocrité de ce monde pénétré d'imposture qu'on lui laisse pour attester le passage d'un homme qui a eu le malheur de naître cent ans avant.
   Son aspect politique tombait à point pour mettre en valeur l'influence que le baron de la Penha exerça sur un ministère moribond.
    Bien que j'aspire à la gloire, j'épargnerai le public. Je lui fais le sacrifice de déchirer vingt rames, où, les hauts faits épuisés, je finissais par lui expliquer comment l'on peut être sur cette terre Coriolan et Fabricius, perçant l'atmosphère de dix grosses de fusées de larmes, et présentant aux assemblées tribuniciennes le 'il doit avoir et il y aura' des girandoles, pour le déshonneur de l'artificier agioteur.
   Ô liberté de la presse ! Certains dévots te disent sainte, et je t'adore, moi, comme une martyre, clouée à ce chevalet où l'on te tourmente, et que l'on appelle les convenances sociales ! Pourquoi suis-je venu au monde avant l'heure de ta libération, si la Providence ne m'a pas accordé avant l'heure une exemption et assez de capacités pour t'épargner les offenses que tu essuies dans les vestibules des barons, où d'abjectes entremetteuses te traînent, ô liberté de la presse !
   Ô déesse en guenilles qui… Que la rumeur l'emporte ! Revenons à notre histoire !
   Comme nous l'avons vu, le baron de la Penha sortit de chez le vicomte, le sang transformé en fiel.
   Il entra dans le cabinet du ministre et y resta une heure. Il en ressortit aussi sombre qu'il y était entré ; mais, en son for intérieur, il avait des raisons de se sentir rasséréné.
   La forme publique du procès où Constantino de Abreu e Lima avait été condamné vingt-six ans avant, s'introduisit ce jour-là chez le ministre. Six jours après, le procès original y était également entré, il en ressortait d'un foyer qui lâchait ses flammèches, dont le baron de la Penha se débarrassait du bout des doigts. Le huitième jour, le ministère public répondait au vicomte que les soupçons ne reposaient sur aucune preuve, et ajoutait aux instances du vicomte, qu'il devait se charger lui-même de l'accusation. Le vicomte passa les bornes de la prudence dans le cabinet du ministre, et on le congédia comme qui aurait congédié l'ancien Antonio José. En même temps, l'on rédigeait la levée d'écrou pour Constantino de Abreu e Lima.
   Il y a des raisons d'être encore plus surpris. Le chef d'État graciait Constantino de Abreu e Lima en effaçant la peine que faisait peser sur lui la Relação de Porto. Cette grâce passa de la main du ministre à celle du baron de la Penha ; mais ce qui est passé de la main du baron de la Penha à celle du ministre, on peut le déduire des deux mots qu'il a lâchés en tournant la clé d'un tiroir :
   "Chère vengeance !"
   Et le Vicomte de Villa-Seca ? Il essuya son quatrième accès de goutte, ce qui inquiéta sérieusement Maria do Rosario. Il reçut la visite de nombreux amis, parmi lesquels le baron de la Penha. Aucun ne posait plus de questions sur la façon dont le vicomte se remettait. Il allait jusqu'à s'enquérir anxieusement auprès des médecins de l'état de santé de son noble ami, exultant sincèrement aux signes d'une proche guérison.
   Le vicomte se rétablit, mais la millionième partie de l'âme qui habitait ce corps n'a plus retrouvé son assiette. Il était tourmenté la nuit par son imagination. Il sautait de son lit en caleçons, et la vicomtesse, plus légèrement vêtue, traînait ses mules, derrière son mari, une veilleuse à la main, de salle en salle. Le visionnaire collait l'oreille à la porte qui donnait sur le palier, il appelait ses domestiques si les bruits de la rue se répercutaient dans sa vaste cour.
   La figure de Farinho représentait son démon, jour et nuit. Personne ne montait l'escalier sans avoir été au préalable reconnu au travers d'un petit dôme ouvert tout en haut.
   Cette situation était insoutenable. Malgré sa femme, le vicomte résolut de quitter provisoirement Lisbonne pour se rendre à Porto. Le baron approuva cette décision, en promettant d'aller le voir quand il passerait au Minho. L'intimité se trouvait rétablie, parce qu'Antonio José pensait devoir au baron la paix à laquelle il aspirait et que lui accordait Constantino, vu que plus jamais, entre les deux titulaires, il ne fut question de cet homme dans leurs conversations.
   Le vicomte partit pour Porto. Les journaux locaux annoncèrent l'arrivée de l'ornement attendu de la société à Porto, en regrettant que des motifs de santé l'obligeassent à chercher dans l'atmosphère salubre de sa patrie la convalescence que de tout cœur lui souhaitaient les susdits journaux. Les mêmes journaux ainsi que quelques-uns à Lisbonne publiaient cependant en même temps cette annonce :

   Alberto Correia de Faria, résidant à São Pedro do Sul, a besoin de savoir s'il existe des héritiers du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima, décédé dans la ville de Porto en 1825. Au cas où il y en aurait, l'annonceur les prie de se faire connaître dans leur intérêt.


   Le baron de la Penha avait vu cette annonce au moment précis où Dona Leonor Soares en remettait une copie à son fils, en lui conseillant d'écrire à l'annonceur.
   Roberto Soares demanda au baron s'il devait aller à São Pedro do Sul. Le baron jugea qu'il devait se faire connaître à l'annonceur comme le petit-fils de Jeronimo de Abreu e Lima, et attendre la réponse.
   Alberto Coreia de Faria lui répondit en lui disant de s'habiliter héritier de son grand-père pour recevoir cinq contos réis, qui lui étaient restitués. Il était difficile à Roberto d'obtenir cette habilitation sans présenter le certificat de décès de son père.
   Le baron le déchargea de toutes les démarches, prenant à son compte cette habilitation. Il se rendit une après-midi au couvent, et dit Isaura qu'il partait de Lisbonne pour quelques jours. Il la confia aux bons soins de Roberto, en leur disant à tous deux que la présence d'un père n'était pas indispensable à un frère et à une sœur qui s'aimaient tant. Izaura pleura, et Roberto fut surpris d'une décision aussi inattendue.
   L'homme de São Pedro do Sul reçut la visite d'un individu qui se disait le représentant du petit-fils de Jeronimo Abreu e Lima. Chargé de savoir ce qu'était cette restitution de cinq contos de reis, il demandait des précisions à celui qui les restituait ou l'identité de celui qui le chargeait de faire cette communication à son commettant.
    L'homme de São Pedro do Sul dit qu'il était l'exécuteur testamentaire d'un oncle à lui, juge de paix du district de Vila Real ; qu'à l'heure de la mort de son oncle, celui-ci lui avait remis une lettre, en lui demandant d'exécuter rigou-reusement ce qu'on lui demandait dedans, pour le salut de son âme.
   Le baron de la Penha demanda, en tant que représentant aux pouvoirs suffisamment admis du légataire, qu'on légalisât la lettre testamentaire, en y apposant le sceau de la préfecture. Le testamentaire répondit en refusant que l'on publiât un scandale, vu qu'il était prêt à accomplir consciencieusement sa mission, mais beaucoup moins à souiller, sans nécessité, la réputation de son oncle. Le baron demanda alors au moins la permission de faire une copie de cette lettre. Elle lui fut accordée, à condition qu'il promît de ne pas la publier. Le représentant demanda si lui, le testamentaire tenait tant à préserver la renommée du juge de paix mort et la réputation du voleur en vie, mentionné dans la lettre. Le neveu du testateur répondit qu'il aimerait voir puni le voleur qui avait tenté la probité de son oncle. Le représentant prit congé en auto-risant l'héritier, par une déclaration, à employer les cinq contos dans un établissement de charité. Cette déclaration était signée en ces termes : pour Constantino de Abreu e Lima, son représentant officiel, le Baron de la Penha. Quand il sortit de la stupéfaction où l'avait plongé la signature, il ne vit plus le signataire de la renonciation concise à la somme de cinq contos de réis.
   Quelles riantes sensations sont celles qui ont balayé les ombres sur le visage du baron ? Quel joyeux rayonnement de l'âme se reflète dans son regard changeant ? De quel poids de fer se soulage la poitrine de cet homme, qui respire à présent si librement ? Quelle valeur incalculable doit être celle du papier qui enivre l'esprit d'un homme dont le bonheur était impossible s'il ne se vengeait pas ? Ce papier serait-il par hasard le providentiel instrument du châtiment ? La sentence de mort morale d'Antonio José y serait-elle inscrite ?
   On le saura, le moment venu.

CHAPITRE XXII

Un don cultivé qui lui emplissait
la poitrine de nouvelles joies.
F. Alvares do Oriente - Lusitanie transformée

Chacun des deux est pour l'autre un type de perfection,
une apparition céleste venant répandre
sur sa vie un jour tout nouveau, la plus belle moitié
de lui-même, ou plutôt le véritable foyer de son existence.
Dictionnaire Des Sciences Philosophiques (Amour)

   Cette Isaura est trop parfaite pour un roman.
   Un peu de vice, de ce vice adorable des femmes, qu'on appelle galanterie, séduction, fourberie, ou, dans le jargon des salons 'coquetterie', fertilise l'imagination du romancier analyste, critique, philosophe, moraliste, et, avant tout, amusant.
   La femme d'un roman doit être travaillée au moule vulgaire de celles qui relèvent une bonne société.
   Elle est on ne peut plus drôle, la femme qui joue au jeu de l'amour comme à une partie de whist ; elle fait rire tout le monde sauf ses partenaires.
   La monotonie est fastidieuse même dans la vertu. Un chapitre de roman portant aux nues la candeur, la pureté, l'amour angélique d'une vierge, présente un certain charme. Deux chapitres du même tonneau, on les tolère. Trois, cela met notre patience à l'épreuve. Quatre, cela finit par ennuyer, et discrédite l'auteur.
   Que l'on nous donne l'innocence avec tous ses parfums ; mais si l'on veut rafraîchir l'intérêt du conte, que l'on fasse en sorte que l'innocente glisse des fleurs vers les épines, jusqu'à nous apitoyer avec ses souffrances. Nous, les lecteurs, nous voulons éprouver de la haine pour quelqu'un, nous sommes refroidis sinon. L'être odieux doit être un séducteur, un dévergondé, un cynique, un bourreau qui sera puni au dernier chapitre, tandis que la victime, entourée de mélodieux séraphins, connaît un bonheur que personne ne veut connaître, "s'il le faut, elles commencent par tomber bas, les vraies étoiles" comme dit un vieil auteur.
   Isaura se range dans la catégorie des héroïnes qui n'offrent la matière que d'un ou deux chapitres. C'est une de ces perfections spirituelles que l'on situe à des hauteurs où l'envol de la fantaisie ne peut se déployer. Un bijoutier observe une pierre précieuse, uniforme, sans défaut, qui reste égale à elle-même dans toutes les facettes de sa circonférence, il la voit, il l'admire, il en mesure la valeur ; mais il ne la décrit pas. "Elle est parfaite, dit-il". Et pourquoi est-elle parfaite ? "Parce qu'elle est parfaite."

    Or il y a des femme aussi irrépréhensibles que des pierres inestimables. Elles sont excellentes pour tout ce qui est un reflet du ciel dans cette vallée de larmes, moins pour le roman qui se doit de refléter de temps en temps les lueurs du royaume obscur — dont je ne sais vraiment pas, puisqu'il y a une lueur, pourquoi il est obscur, soit dit en passant. Je regrette de ne pouvoir dénaturer la vérité dans cette histoire en faisant sombrer Isaura dans deux ou trois naufrages avant de la conduire, après force angoisses, au havre de grâce, pour le plus grand bonheur des âmes attendries.

   Il vogue sur une mer calme, le cœur de la pâle vierge. Son amour s'inquiète, ce n'est pas de la crainte, ni de l'incertitude. Elle n'éprouve aucune méfiance, même en songe. elle s'endort en souhaitant connaître un jour aussi heureux que le précédent. Son cœur se met à battre, une chaleur subite monte à ses joues, elle le sent quand on lui annonce Roberto Soares ; une allégresse expansive, une joie infantile, c'est ce qu'elle ressent quand on lui annonce le baron de la Penha. Elle retombe dans une profonde mélancolie, les larmes lui montent à la gorge, quand l'image de Bernardo de la Veiga vient assombrir les bonheurs du nouvel esprit qui cherche à s'imposer en elle. L'amour, l'amitié, la saudade, ce sont le sensations de sa vie.

   Et l'amour du poète ? C'est son premier amour, parce que c'est le premier qu'il sente étroitement lié au respect et à l'amitié. Ce n'est pas l'amour aveugle du fanatisme, c'est l'amour lumineux, qui donne une vue pénétrante, qui découvre les qualités de la femme qu'on chérit.
   Il y a un sens intime, un arbitre de l'âme qui distingue la simple vérité de la fulgurante idolâtrie ; celle-ci, la passion la tue, le vertige lui fait perdre l'esprit, le caprice la dégrade. Ce n'est pas l'amour de Roberto Soares.
   Si vous le voyiez à côté d'elle, vous le prendriez pour un de ses frères. Ils exprimaient dans leurs paroles un amour intime, mais elles étaient si pures, si candides dans ses lèvres à lui, que l'amour paternel n'en a jamais inventé de plus tendres. Isaura savait que c'était lui, le seigneur de son âme, et se demandait comment sa mère avait pu être malheureuse en ayant quelqu'un qui gouvernait ainsi ses sentiments et ses désirs. Des instants de tristesse interrompaient ces rêves ; elle voulait avoir quelqu'un qui devinerait son secret ; mais le confier à qui, elle qui voulait se le cacher à elle-même, pour que la douleur du pressentiment ne décolorât point ses visions si douces ?
   Quelqu'un devait lui inspirer assez de confiance pour lui découvrir ce secret, dès qu'il se trahirait par des larmes ; c'était son ami, son père, le baron de la Penha.
   Et c'est ce qui arriva.
   Il la trouva un jour taciturne, et absorbée dans ses pensées.
   – Vous n'êtes pas heureuse, Isaura, lui dit-il.
   – Je suis heureuse ; je le suis plus que je ne le mérite ; j'ai au ciel un bienfaiteur qui intercède auprès du Seigneur en ma faveur, et un autre sur la terre, qui me comble de ses bienfaits et de ses attentions comme le ferait un père.
   – Vous avez encore quelqu'un, répondit le baron avec un tendre sourire. Oui… Votre cœur ne vous accuse pas d'être injuste avec quelqu'un ?… Il vous accuse, il vous accuse… Qui rougit ainsi a quelque chose à se reprocher, et l'avoue. Vous avez encore quelqu'un, Isaura, à part votre père au ciel, et l'autre ici-bas, vous avez un frère, n'est-ce pas ?
   – Oui ; c'est un frère que j'aime, je reconnais qu'il m'est vraiment cher…
   – Il l'est ; et il a une idée fixe. Il dit qu'il ne veut pas voir plus longtemps sa sœur au couvent, qu'il l'aimerait plus près de son cœur ; il veut sentir plus intimement l'union de deux âmes pour toute leur vie… Ce n'est pas ce qu'il vous a dit ?
   – Non, Monsieur… murmura-t-elle, écarlate, en baissant les yeux..
   – Non ! On dirait que le pauvre garçon a peur que sa chère sœur ne décline l'offrande de son âme pour toute sa vie !… Si c'est cela, notre Roberto est un homme de peu de foi, il mérite d'être châtié.
   – Châtié !… Pourquoi ?
   – Parce qu'il voit que je compte aller m'installer quelque temps à Porto, que je ne puis laisser ici ma fille à Lisbonne et que, si je vous amène avec moi, je vous soustrais à coup sûr à ses yeux.
   – Il ne part donc pas avec nous ? s'écria Isaura.
   – Il ne peut pas y aller… J'ai besoin de lui à Lisbonne, et il quittera peut-être le Portugal pour des affaires à moi.
   Isaura pâlit.
   Le baron ajusta son lorgnon pour l'observer à travers les grilles, et vit sourdre deux larmes qu'elle essuya, sans se cacher, avec son mouchoir.
   – Pourquoi pleurez-vous, ma fille ? reprit le baron, attendri.
   – Je le regrette déjà… fit Isaura en sanglotant.
   – Je ne vais donc pas, ma fille, vous laisser pleurer. Les regrets sont de cruelles épines dans un cœur aussi bon que le vôtre, Isaura, et je serais un mauvais père si je ne les faisais cesser. Nous allons arranger cela… Roberto va partir avec nous. Vous pleurez encore ?
   – Non, je ne pleure plus… dit-elle en levant un visage souriant.
   – Écoutez, ma fille ; l'amour fraternel que vous éprouvez pour Roberto, est-ce un amour qui vous emplit le cœur ? En d'autres mots : croyez-vous qu'une femme puisse aspirer, parmi les affections de cette vie, à une qui soit plus intense, plus forte que celle que vous éprouvez, Isaura, pour Roberto ?
   – Cela me semble impossible…
   – Une épouse montrera-t-elle une amitié plus profonde que celle que vous ressentez, ma fille, pour Roberto ?
   La pudeur d'Isaura s'en émut encore plus vivement, et voix fut étouffée, tant elle haletait.
   Le baron vit tout, comprit tout. Il se leva, et dit, après avoir enfilé ses gants :
   – Nous partons, ma fille, dans quinze jours. Je prends avec moi mes deux enfants ; c'est moi qui vous appelle mes enfants ; mais vous allez vous appeler mari et femme.
   Et il sortit.
   Isaura demeura longtemps à la grille. Elle ne riait, ni ne pleurait. C'était une de ces extases d'un plaisir enivrant qui paraissent des rêves, et que l'âme n'entend et ne mesure que lorsque la surprise laisse place à l'évidence.
   Le soir de ce jour-là, Roberto Soares, ignorant tout de dialogue qui avait eu jeu ce matin-là, rendit visite à Isaura, mais, il l'attendit plus longtemps que d'habitude. Surpris par ce retard il allait demander encore à la voir quand elle arriva, plus timide que jamais, sans avoir l'air de le connaître, comme si elle le voyait pour la première fois.
   – Je ne vois pas ce que vous avez aujourd'hui, mon amie ! dit Roberto, Vous avez l'air embarrassé !
    Cet étonnement surprit Isaura. Elle ne pouvait comprendre l'effarement de Soares. Il ne lui semblait pas anormal qu'il la trouvât changée, puisque de tels changements s'étaient produits dans ses sentiments à elle. Son cœur lui soufflait aussi que Roberto devait manifester une certaine gêne à la fixer, parce que contempler une simple amie, ce devait être autre chose que contempler une amie qui doit devenir le lendemain votre épouse.
   Soares insistait pour avoir une explication du regard timide, du sourire indéfinissable, de la gêne incroyable qu'il voyait ; ne pouvant établir de rapport entre ces questions si naturelles et son émotion à elle, elle se hasarda à dire :
   – Avez-vous parlé cet après-midi avec M. le baron ?
   – Non ; il m'a dit aujourd'hui qu'il soupait dehors, et que nous ne nous verrions que la nuit.
   – Il est passé aujourd'hui… reprit Isaura, craignant d'avancer un mot qui l'obligerait à répéter son dialogue avec le baron.
   – Il est passé ?… Il m'a dit hier qu'il avait l'intention de venir ici aujourd'hui. Il vous a parlé de son projet d'aller à Porto ?
   – Qui…
   – Lui.
   – D'aller à Porto ?
   – Oui, et nous aussi, peut-être.
   – Nous ?!…
   – Il m'a dit que vous alliez, ma sœur, loger chez ma mère. Vous l'a-t-il dit à vous aussi ?
   – À moi ?… Il ne me l'a pas dit.
   – C'est étonnant… Il ne vous a même pas suggéré que vous pourriez partir d'ici ?
   – Si… murmura-t-elle, de plus en plus confuse.
   Roberto Soares comprit, grâce à ce monosyllabe, ce que signifiait tout cela. En la fixant, avec cette émotion des yeux qui cherchent à percer un secret dans les yeux de quelqu'un d'autre, le poète balbutia :
    – Dites-moi tout ce qui s'est passé, mon amie. Mon cœur ne me trompe pas, Ce que je sens, c'est une allégresse qui ne peut être mensongère. Que s'est-il passé ?… Le baron vous a-t-il dit… Vous me cachez vos yeux ?… Encore une preuve que mes impressions se confirment.
   Isaura lui jeta un rapide coup d'œil en souriant ; mais s'il l'avait vue à côté, il n'aurait su expliquer le délicat tremblement qui la faisait vibrer toute entière. Pour la première fois, Roberto tendit le bras à travers l'espace entre les grilles, et demanda la main d'Isaura, avec un tendre enthousiasme.
   Il y eut un instant d'hésitation ; mais l'insistance de Soares finit par l'emporter. Ils se donnèrent les mains, et restèrent longtemps silencieux, sans qu'elle arrivât à le regarder en face, ni lui à prononcer un seul mot.
   En entendant le signal qu'on allait fermer le portail du monastère, Isaura eut une agréable sensation. Un excès de bonheur l'oppressait. Le cœur s'enivre aussi des intempérances de sa spirituelle ambroisie, il éprouve des troubles qui le compriment. La solitude et le repos calment les soubresauts et mènent l'esprit à la quiétude d'une jouissance plus sereine.
   Au moment de prendre congé l'un de l'autre, Roberto dit à Isaura :
   – Vous êtes à moi, n'est-ce pas, Isaura ? Ne me laissez pas, au nom de Dieu, douter un instant que nos âmes ne font qu'une dans cette vie… Ne le font-elles pas, Isaura ?… Répondez.
   – Si… répondit-elle, quand l'obscurité ne laissait plus voir la flamme qu'un tel monosyllabe allumait sur son visage.
   Soares entra dans la chambre du baron, et s'agenouilla presque à ses pieds.
   – Qu'est-ce qui vous arrive ?! dit le baron, le soutenant de ses bras.
   – C'est pour vous remercier, mon père d'un bonheur dont on ne peut vous remercier qu'à genoux.
   – Mais un père est naturellement et pieusement tenu de faire le bonheur d'un fils… Si je vous donne ce nom, c'est parce que je m'impose les obligations d'un père, et vous n'avez pas à me remercier pour cela, Roberto.
   – Oh, Monsieur ! Je suis un homme si heureux ! Je vous dois tout ! Ma famille est également si heureuse ! Cette allégresse s'étend à tous les miens ! À qui tout cela est dû, sinon à mon bienfaiteur ?
   – C'est bon… fit le baron en le faisant asseoir. Cette incendiaire gratitude a été attisé par l'incendie de l'amour, je pense. C'est parce que vous vous trouviez avec Isaura, et elle vous a dit…
   – Elle ne m'a rien dit, c'est moi qui me suis douté de ce qui en était en voyant son embarras.
   – Vous savez pourtant qu'elle vous aime comme l'on veut être aimé d'une épouse ?
   – Elle ne me l'a pas dit ; mais je devine ce qu'elle sent.
   – Il vous faut donc demander le consentement de votre mère.
   – Elle y consent. Je puis vous l'assurer.
   – Je vous l'assure aussi, Roberto ; mais il nous faut le consentement de votre mère.
   – Il suffit de lui dire que notre protecteur a donné son consentement…
   – Dites-le-lui, si vous voulez ; dites-lui-même que je suis le marieur, parce que je ne sers plus à quoi que ce soit d'autre ; en tout cas, il faut qu'elle bénisse l'union de son fils… Et je suis si sûr du consentement de votre mère, que je me constitue procureur sans procuration pour offrir en son nom à votre fiancée ces bijoux.
   C'était une boîte de velours écarlate avec des bracelets, un collier, et une broche de diamants.
   Qui a eu un plus beau rêve que la vie réelle de Roberto Soares ?
   Le prétendant démuni qui avait, trois mois avant, laissé à Porto une famille pauvre lutter contre l'indigence, estimait avoir passé les balises du bonheur en ce monde.
   Homme de cœur, élevé dans une pauvreté religieusement endurée, si favorisé par le Ciel à présent, il pria, pria, les mains levées, enfermé dans sa chambre, avec une foi, une dévotion dans sa prière que jamais il n'avait ressentie dans la malheur.

CHAPITRE XXIII

Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela.
J-J. Rousseau ( Nouvelle Héloïse )


   Il y a un grand remue-ménage et beaucoup de joie chez Dona Leonor Soares. Écartant les rideaux de son lit, la mère de Roberto donne des ordres aux serviteurs et aux servantes qui vont et viennent d'un étage à l'autre, tandis que Dona Elena, pas moins occupée, s'applique à meubler un appartement pour les fiancés, et un autre pour le baron. Tâtonnant les objets, Jorge Ribeiro donne également son avis, en critiquant la place du buffet, de la dormeuse, du trumeau, du tapis, et l'emporte toujours, parce que personne n'ose contrarier l'aveugle qui a l'air fou de joie.
   Deux équipages sont déjà partis pour Carvalhos, pour les prendre en charge. Les journaux de Porto, presque tous favorables au poète, leur collaborateur gratuit durant quelques années, ont annoncé déjà que ce distingué lettré allait se marier avec une riche héritière de Cascais, pupille du baron de la Penha, cet honorable capitaliste ; ils ajoutaient que les fiancés et le baron étaient partis de Lisbonne par voie de terre afin de rendre visite à la mère et aux oncles du fiancé, qui résidaient à Porto. Quelques membres de l'aristocratie épicière décidèrent entre eux de se préparer à accueillir le baron, en tant que membre respectable de leur classe, comme en tant qu'actionnaire distingué de la banque du Portugal, et d'autres compagnies capitalistes, qui épargnent les formules de présentation dans une société où le prestige de l'argent garantit les qualités de l'étranger.
   Les voyageurs se trouvèrent donc entourés en descendant de leur calèche de dix ou douze hommes, faisant des courbettes à Dona Isaura, serrant brutalement la main courtoise du capitaliste; félicitant Soares d'être revenu à Porto.
   Le baron se tourna vers Roberto, et lui dit :
   – Auriez-vous la bonté, cher ami, de me donner les noms de ces messieurs qui s'empressent avec une telle urbanité de nous manifester leur amitié et leur considération ?
   Soares leur jeta à tous un regard méprisant et répondit :
   – Je n'ai pas l'honneur de connaître ces messieurs.
   – C'est possible ! reprit le baron, vous n'êtes pas de Porto comme ces messieurs qui m'ont l'air d'être des personnalités des plus éminentes de la région ?
   – Je suis de Porto, mais je n'appartenais au même monde que ces messieurs jusqu'au moment où vous avez fait ma connaissance.
   – Là, c'est différent, répondit le baron, tandis que ses collègues, vexés, semblaient vouloir se cacher les uns derrière le autres. Enfin, chers messieurs, ajouta-t-il en embrassant les plus proches, comme nous allons à Porto, nous aurons plus de temps pour faire connaissance, il se fait tard, et l'épouse de Roberto Soares ressent le besoin de se reposer.
   Les bourgeois glapirent confusément quelques compliments, et montèrent dans leurs voitures, deux par deux, en se demandant si Roberto avait voulu ou non se payer leur tête. Avant de monter dans le carrosse qu'on lui savait réservé, le baron de la Penha reprocha à Roberto son ton ironique, et comme celui-ci ne lui donnait pas raison : "Les relations de ces hommes me sont utiles, et j'ai besoin d'en entretenir avec eux, dit le baron".
   Il faisait nuit quand les voitures s'arrêtèrent à la porte de Dona Leonor Soares. Les gens qui les escortaient les saluèrent. Les fiancés trouvèrent dans la cour une femme qui les prit dans ses bras : c'était Dona Elena ; il y avait à côté de cette femme un aveugle, qui tendait les bras en avant, en demandant au baron de la Penha de s'approcher du pauvre aveugle qui ne pouvait venir le saluer.
 Où se trouvait alors le baron qui ne courait pas se jeter dans les bras du vénérable aveugle ?
   On le vit adossé à un angle de la cour, la main sur le front, s'appuyant complètement sur l'épaule qui le soutenait. Roberto et Isaura coururent vers lui, et l'embrassèrent tous les deux en même temps.
   – Qu'avez-vous ? crièrent-ils ensemble.
   – Un léger malaise, murmura-t-il, le front baigné d'une sueur froide et le visage en larmes. Ça va tout de suite passer… Je veux embrasser votre oncle… C'est l'aveugle qui va me conduire dans ma chambre, et demain je présenterai mes respects à cette dame et à votre mère.
   Jorge Ribeiro avançait en palpant le corps des personnes, et, suivant le son de sa voix, il embrassait le baron au moment où celui-ci l'appelait.
   – Voici l'aveugle, s'exclama-t-il en s'agenouillant aux pieds de son bienfaiteur.
   – Pourquoi moi ? s'écria le baron, en le relevant.
   – Ne m'enlevez pas ce plaisir… On s'agenouille devant Dieu et ceux qui appliquent sur la terre sa divine miséricorde. Laissez-moi, Monsieur, épancher ainsi ma gratitude, qui peut aller jusqu'à se transformer en douleur, si elle ne peut s'exprimer.
   Le vieillard s'entêtait à rester agenouillé : mais le baron, se penchant jusqu'à approcher son visage du sien, répondit :
   – Nous aurons beaucoup de temps pour nous remercier réciproquement du bonheur que nous nous sommes donné, mon ami. Montons, elle doit être impatiente de voir ses enfants, Dona Leonor.
   Ils montèrent jusqu'au premier étage.
   Le baron continua, s'adressant à Elena :
   – Auriez-vous la bonté de me faire conduire à la chambre où je dois séjourner ?!
   – Vous vous retirez déjà ?! fit Elena. Ma sœur sera désolée de ne pas vous voir. Si elle n'était pas paralysée, c'est elle qui viendrait, la pauvre…
   – Excusez-moi auprès de votre mère, Roberto, vous voulez bien ? Nous nous verrons tous demain. J'accepte tout de suite une tasse de thé ; c'est une habitude inaltérable.
   – Vous êtes malade, mon père ? dit Isaura, les larmes aux yeux, en l'embras-sant avec une tendresse de fille.
   – Non, pas du tout, mon enfant.
   – Attention… Je ne vous permets pas d'avoir une autre infirmière ; si vous ne m'appelez pas, je me douterai que vous ne vous trouviez pas bien à Cascais avec moi.
   – Allez-allez, ma chérie, allez embrasser votre mère.
   – Par ici, dit l'aveugle, conduisant le baron dans une pièce décemment meublée. Ce sont les hôtes qui décident quelle sera la chambre du maître de maison !… Voulez-vous rester seul ?
   – Oui, mon ami, je veux rester seul. Allez sentir, puisque vous ne pouvez voir, comment s'embrassent votre belle-sœur et les deux enfants qui lui apportent des journées de joie.
   Le vieillard sortait quand Roberto entra pour prévenir le baron que sa mère s'habillait, et viendrait voir, avec ses enfants.
   – Empêchez-la de le faire ! s'exclama le baron, affolé.
   – Ce n'est pas passible ; elle dit qu'on détruit son bonheur si elle ne vient pas. C'est Isaura qui l'habille. Recevez-la, mon ami, faites-lui ce plaisir, c'est la plus grande aumône que vous lui faites !
   En embrassant le baron, Soares ne vit pas le changement qui se produisit sur son visage. Prenant son silence pour un acquiescement, il allait se précipiter dehors, quand le baron lui dit :
   – Attendez… Que votre mère vienne, ainsi qu'Isaura, vos oncles et…
   – Et moi ?!
   – Vous aussi… attendez… je perds la tête, disait-il en serrant son front entre ses mains. Personne d'autre n'entrera ici, vous avez entendu ? Plus personne, absolument personne…
   – Qui d'autre pourrait venir ?! fit Roberto, sans comprendre une telle recommandation, avant de sortir.
   La baron se laissa tomber, exténué, sur une chaise. Sa poitrine palpitait comme ses tempes. Il était pris d'accès de fièvre. De ses mains de neige, il essayait de calmer les flammes de son front. Il se levait ; il marchait dans la pièce à pas précipités, avant de se retrouver prostré. Il aspirait violemment l'air avec sa poitrine qui étouffait. La terreur ne provoque pas de commotion qui trouble autant les mécanismes de la vie ! La joie peut-elle avoir un tel effet!? "Je vais la voir !" murmurait-il, quand Elena apparut à l'entrée de la pièce avec une lumière, donnant la main à Jorge Ribeiro qui tenait un autre chandelier.
   Le baron approcha d'un pas, et vit Leonor tenant par le cou Isaura et Roberto. Il s'enfuit de l'endroit où les lumières projetaient la plus grande clarté, vers le coin le plus obscur de la pièce.
   – Où est mon bienfaiteur ? dit la mère de Roberto. S'il pouvait faire avec moi ce qu'a fait Jésus-Christ pour le paralytique. Où est le père providentiel de mon fils ?
   – Le père de ton fils, Leonor, le voilà ! s'exclama le baron, la serrant contre son sein, et défaillant au point de tomber à genoux.
    Nous arrivons, chers lecteurs, à l'une de ces situations qui mettent sur les charbons ardents le téméraire qui essaie de les décrire. Je ne sais comment dépeindre ce groupe. Je les vois sur la toile de l'imagination. J'ai pu pleurer d'enthousiasme quand on me représentait cette scène en quelques mots, prononcées par l'une de ces six personnes, j'en ai perdu le souvenir.
   Je sais que Leonor, serrée dans les bras du baron, poussa un cri strident. Elle écarta les cheveux de son front, tâta fiévreusement ses traits, comme si elle écartait le capuchon du linceul de son mari ressuscité. Je sais qu'elle poussa un autre cri, quand le baron prononça pour la deuxième fois son nom ; ce second cri, avait cependant un son différent, ce fut un mot : Constantino ! et elle défaillit dans les bras de l'homme qui, n'en pouvant plus, demanda qu'on la lui enlevât.
   Mais il y a, près du baron, quatre personnes, encore. Comment ferai-je sentir la stupéfaction de Roberto Soares ? Si je la compare aux accès d'une imagination délirante, je fais une mauvaise comparaison, parce que je ne donne pas la plus petite idée de l'état moral du fils de Léonor. Et Isaura ? Elle se trouve auprès du baron, les mains levées, sans savoir pourquoi elle les lève. Elena, sa sœur dans ses bras, a ses yeux effarés fixés sur le baron, et ne sait pas ce qu'elle pense, ni ce qu'elle voit. L'aveugle, lui, qui ne voit qu'à la lumière de l'âme ce que perçoit son ouïe, est le seul qui lâche une excla-mation. Cette exclamation tire les autres de leur torpeur.
   – À genoux, à genoux ! s'exclame-t-il.
   Ce fut comme une décharge électrique. Tous se mirent à genoux : si le baron priait, c'était cependant les lèvres collées à la main de Leonor. Ce devait être un baiser de feu, ou qui venait du fond de son âme, cette prière muette qui filtra la vie jusqu'au cœur de Leonor.
   Leonor frémit, elle ouvre les yeux, elle écarte les ombres de l'incertitude, comme si elle se réveillait d'un rêve.
   – C'est moi, Leonor ! dit le baron, c'est ton mari, ma chère martyre ! Notre fils Roberto se trouve ici avec nous ; notre sœur Elena et notre Jorge ! Et cet ange pour nous tous, notre Isaura. Embrasse-nous tous, ma Leonor chérie ! venez ici, mes enfants.
   – Roberto ! Isaura ! s'exclamait-il en les rapprochant de Leonor dans la même étreinte, vous auriez dû avoir reconnu en moi le cœur d'un mal-heureux, et puis toi, Roberto, avoir deviné à coup sûr le cœur d'un père ! Roberto pleurait sur sa poitrine sans pouvoir articuler un mot. Isaura, baignée de larmes, se trouvait à genoux à côté de Leonor. Celle-ci…
   Ne hurlez pas maintenant " Miracle !" chers lecteurs. Si vous doutez de moi, reportez-vous à la science, et elle me vengera de votre manque de foi.
   Leonor fit un effort pour embrasser son mari et se retrouva debout.
    – Lâchez-moi, lâchez-moi, ne me tenez pas ! cria-t-elle.
    Ils la lâchèrent.
    Constantino se trouvait à deux pas d'elle : stimulée par une étreinte convulsive de l'aveugle, Leonor fit ces deux pas, sans aucun appui ! C'étaient les premiers pas qu'elle avait faits en dix ans d'espoirs évanouis.
   Mon Dieu ! cria-t-elle, c'est possible ! Je marche, Très Sainte Vierge, j'ai assez de force pour me tenir debout ! Jésus, je ne puis soutenir le poids de mon bonheur !
   À présent, chers lecteurs, après cette scène, si je puis trouver un écrivain charitable pour continuer ce chapitre, je lui cède la place.
   Je n'ai je n'ai jamais autant senti ma pauvreté.
   Si l'un de vous ne peut, avec son imagination pallier mon insuffisance, qu'il demande à quelqu'un de lui traduire l'épigraphe de ce chapitre.

CHAPITRE XXIV

Sa langue est un fer chaud, dans ses veines brûlées
Serpentent des fleuves de fiel.
André Chénier

   La magnifique scène à peine ébauchée au chapitre précédent ne transpira pas en dehors de cette salle. Le baron de la Penha — souvenez-vous-en — avait demandé à Roberto Soares de faire en sorte que n'y entrât personne d'autre que lui-même et sa famille. Ne pensant plus qu'à cette précaution, encore sous l'effet de ces étreintes et de ces excla-mations, il était allé fermer la porte, et avait demandé plus d'une fois à Leonor et aux autres d'étouffer leurs épanchements autant qu'ils le pourraient, il ne voulait pas qu'un domestique allât colporter la nouvelle que le baron de la Penha était Constantino de Abreu e Lima. Personne ne s'y opposa ; mais la timide Leonor, croyant qu'une telle précaution annonçait la disparition d'un bonheur qui la rendait folle, demandait, les mains levées à son mari de dissiper la crainte de le perdre à nouveau.
   Vous ne me perdrez jamais ; je suis à vous pour toujours, dit le baron ; vous m'aurez toujours avec vous, épouse, enfants, et frères ; laissez-moi, cependant, cacher au monde entier, mis à part vous, mon véritable nom. Il suffit que vous sachiez qu'il y a une raison impérieuse pour le faire. Que nous coûte le secret ? Je suis à vous, vous m'avez et m'aurez toujours ici. Dévoiler qui je suis, mes amis, ce serait renoncer à l'espoir d'être plus heureux que je ne le suis. Ne me demandez pas d'explications ; attendez, et le bonheur complet arrivera pour nous tous, parce qu'il y a encore un malheureux, et c'est moi.
   – Toi ! s'exclama Leonor, et pourrai-je être heureuse si tu me dis que tu ne l'es pas ?!
   – Vingt-six ans de souffrances, Leonor, répondit Constantino, déposent au fond du cœur un venin dont les effets ne peuvent se dissiper que par l'assouvissement d'une vengeance plus nécessaire aujourd'hui à ma vie que l'air, que la consolation de vous avoir, que le repos au sein d'une famille miraculeusement réapparue autour de moi. Que cette rancœur ne vous atterre pas, et ne craignez pas qu'elle m'égare au point de ne pas être reconnaissant à Dieu de cette prospérité inattendue. Non, mes amis, la Providence accepte une noble et juste vengeance.
   Jorge Ribeiro tint des discours chrétiens sur la vengeance, et avec une telle onction, que le baron ne songeait plus qu'à échapper à son éloquence aussi simple que persuasive. L'objet de cette haine, personne ne le connaissait.
   Dans une rue de la paroisse de Cedofeita, il y avait une vieille maison où avait vécu et où était mort le conseiller Jeronimo de Abreu e Lima. On proposa un jour à son propriétaire de l'acheter pour un prix supérieur à celui auquel on l'estimait. Le propriétaire vendit la maison à un certain Bento Pereira Farinho, et le baron de la Penha y entra la nuit avec l'acheteur, et s'entendit avec lui sur les travaux de rénovation de l'ensemble, mis à part le mur où était aménagée une cachette. Ce mur devait rester tel quel en formant un des quatre côtés d'une vaste salle à manger.
   Les travaux commencèrent quelques jours après, et progressèrent avec une incroyable rapidité. L'on disait en général que le propriétaire qui les avait commandés était un Brésilien, résidant à Rio, qui avait engagé ses capitaux dans des immeubles à Porto. Personne n'y vit Roberto Soares ou le baron de la Penha. L'acheteur avait déposé dans un établissement commercial des fonds qui étaient renouvelés chaque mois, et avait quitté Porto.
   Il faut savoir que Bento Pereira Farinho, de passage dans une bourgade de Tras-os-Montes, où le baron l'avait fait nommer greffier, avait reçu l'ordre d'acheter ce bâtiment, et de se retirer aussitôt, pour que le vicomte de Vila Seca ne le rencontrât pas.
   Malgré les soupçons que nourrissait Antonio José, depuis que le baron s'était avéré protecteur de Constantino, arrêté à Lisbonne, le vicomte lui rendit visite, et fut plus aimablement accueilli que jamais. Ils se visitèrent régulièrement, et la vicomtesse noua des relations avec les dames chez qui logeait le baron, en tant que parent.
   Leonor ne connaissait pas Antonio José, et l'accueillait respectueusement, elle allait même jusqu'à se montrer aimable, parce que son mari ne lui avait jamais dit le moindre mot suspect au sujet de cet homme. Antonio José n'avait pas gardé le moindre souvenir des traits de Leonor, qu'il avait vue à plusieurs reprises. Roberto Soares ignorait tous les événements de Lisbonne, et s'il recevait volontiers certaines de ses relations, celle qu'il préférait, c'était le vicomte de Vila Seca. On eût dit qu'entre les deux familles existait cette intimité qui naît d'une vieille amitié.
   Le baron dit un jour au vicomte qu'il venait d'acheter une belle maison, qui venait d'être achevée, rue de ***, et qu'avant de partir en voyage pour l'Orient, il avait l'intention d'offrir à ses parents, en souvenir de l'empressement avec lequel ils l'avaient accueilli. Le nom de la rue fit une entaille dans l'écorce morale du vicomte, mais cette impression ne dura qu'un instant. Invité à venir la voir, il reconnut l'endroit, nota la coïncidence à sa façon ; mais l'épiderme rugueux de cette constitution, qui ne pouvait être ébranlé que par la peur d'être volé, ne trahit rien.
   Antonio José avait été voleur une fois ; il avait eu assez d'astuce pour s'enrichir ; il n'avait pas d'autre talent ; mais, si vous voulez que je lui concède une certaine transcendance sur ce point, je transige, pourvu que vous me laissiez le juger tellement stupide qu'il n'était même pas fourbe. C'est tout ce que je peux dire ; parce que la fourberie pour les richards de cette répugnante génération est une indemnisation de leur stupidité.
   La famille de Roberto Soares alla s'installer dans la maison neuve. Le vicomte de Vila Seca se familiarisa avec cette demeure où il était venu, cinquante ans avant, pieds nus, et rémunéré pour charrier de l'eau, d'où il était sorti vingt-sept ans avant avec un coffre volé dans sa cachette. La rénovation de l'édifice depuis ses fondations n'avait suscité aucune image de l'ancienne maison.
   Le baron de la Penha dit un jour, en présence de vingt personnes, ses visiteurs habituels, que le moment était venu de faire le voyage qu'il avait projeté en Orient, et qu'il désirait prendre congé de ses amis lors d'un souper auquel il les invitait.
   Le jour dit, à quatre heures de l'après-midi, la crème de la meilleure société militante de Porto, se trouvait au salon de Roberto Soares. Il y avait là quatre barons, deux vicomtes, et le reste, c'étaient juste des commandeurs. Celui qui se distinguait le plus par ses biens et son autorité, c'était le vicomte de Vila Seca qui, la veille encore, avait été félicité pour avoir été à nouveau gratifié d'une décoration que le chef de la nation avait épinglé à sa noble poitrine.
   Les quatre heures sonnèrent donc, et le baron, visiblement contrarié, dit qu'il manquait là un invité, son ami intime en Amérique, arrivé au Portugal quelques jours avant.
   Et il ajouta :
   – Son absence me fait de la peine, c'était la meilleure occasion de vous présenter un personnage digne, sur tous les points, de l'amitié dont vous me m'honorez. Tant pis ; ce sera pour une autre fois… Elle doit être fort impérieuse la raison qui me fait regretter son absence, ç'aurait été pour vous un bon moment pour faire la connaissance d'un capitaliste qui a su réunir autant d'argent et de vertus. Allons à table.
    Ils passèrent dans la salle à manger. Tous se tenaient debout autour de la table, attendant que le baron désignât aux trois maîtresses de maison leurs voisins de table.
   La baron allait s'asseoir quand un domestique se présenta avec une lettre sur un plateau d'argent.
   – Ce doivent être les excuses de mon ami, dit la baron ; mais la lettre est volumineuse. Si vous le permettez, je vais l'ouvrir.
   – Il ne manquerait plus que non ! dirent les invités, restant debout comme le baron. Celui-ci ouvrit la lettre, lut silencieusement les premières lignes, et manifesta son étonnement en laissant tomber sur la table une feuille de papier pliée en huit.
   – Je vous fiche mon billet qu'il est malade, votre ami, dit le vicomte de Vila Seca avec toute l'outrecuidance de sa goujaterie.
   Le baron continua sa lecture sans donner la moindre réponse à la remarque de son invité. Isaura et Leonor avaient les yeux de leur visage, et ceux, plus pénétrants, de leur âme, fixé sur la face du baron. Ils le virent rougir subitement, et en furent effrayées. Elles virent le tremblement nerveux de ses lèvres, et pressentirent une catastrophe. Elles virent enfin, dans le regard scintillant et profond du baron, quelque chose de sinistre, de celles qui n'apparaissent qu'aux personnes qui partagent nos pensées, qui vivent en notre âme, qui sont heureuses ou malheureuses sous l'influence magnétique de nos sensations.
   – Qu'est-ce que ça peut être, mon Dieu ? demanda Isaura, les yeux fixés sur ceux, pas moins attentifs, de Roberto.
   – Que vous arrive-t-il ? pourquoi pâlis-tu comme ça ? s'exclama Leonor en s'approchant de son mari, oubliant qu'elle se trouvait en compagnie de vingt personnes qui devaient remarquer ce tu familier.
   Le baron de la Penha ne répondait pas. Raide, dur, aussi immobile qu'une statue, il semblait mesurer un abîme d'un regard fasciné. L'étonnement que manifestaient tous les regards qui convergeaient sur lui accentuait l'aspect terrible de ce tableau. Ce silence faisait peur. Comme la rumeur de la lave souterraine qui fend la croute terrestre, l'on entendait la respiration stertoreuse du baron ; c'était le bouillonnement du sang dans les valves palpitantes de son cœur.
   À la fin, tandis que l'anxiété d'Isaura, d'Elena et de Leonor s'épanchait dans de silencieuses larmes, le baron d'une voix faible et tremblante prit la parole :
   – Je dois expliquer cette angoisse qui étrangle ma voix, et m'a fait arrêter de vivre l'espace de quelques minutes. Mon ami m'écrit une lettre où il donne la raison pour laquelle il ne vient pas à mon dîner. C'est une raison que je devrai prendre comme une insulte, si tous les messieurs présents se lèvent un criant leur indignation contre la calomniateur qui écrit une telle lettre. Je lis :

    Cher ami, je regrette amèrement de ne pas venir souper chez vous ; je le regrette plus pour vous que pour moi. Je ne me présente pas à des soupers où je devrais adresser la parole à des convives dont je ne pourrais serrer la main infâme sans me dégoûter moi-même. Comme un honnête homme, je me forcerais à me montrer poli avec tous les convives réunis sous le toit d'une maison amie ; mais le sacrifice serait énorme, et compte tenu de ce que je me dois, il me faut éviter de manifester un dégoût qui pourrait transpirer par quelque propos malséant que le flegme le plus travaillé ne peut étouffer. Mon cher ami, tu as à ta table un voleur. Si tu l'accueilles comme quelqu'un de digne de ton commerce, je te plains, car tu es descendu bien bas. Si tu ne le connais pas, et que tu l'acceptes à ta table, je vais te le nommer, pour que tu l'éloignes de toi, ou que tu n'invites pas d'honnêtes gens là où se trouvera ce voleur.

   La baron détourna son terrible regard de la lettre pour fixer les vingt commensaux. La stupéfaction était générale. Personne ne lâchait le cri indigné de l'honneur blessé : non qu'il n'y eût là aucune conscience pure — disons-le en toute bonne foi — mais la surprise, l'étonnement devaient produire un tel effet. Tout à coup éclatèrent certaines exclamations simultanées :
   – Sachons de qui il s'agit !
   – C'est une infâme calomnie !
   – C'est une offense que l'on vous fait !
   – Il n'y a pas de voleurs ici !
   – Que l'on donne le nom de cet homme pour désigner le voleur qui se cache parmi nous !
   La baron les interrompit :
   – Attendez, Messieurs, je n'ai pas lu la fin de cette lettre.
   Il lut :

    Si cette lettre était lue en présence de tes amis, et que l'un d'eux fût assez fier de sa position pour exiger de moi que je désigne celui que je traite d'infâme, je lui répondrais avec la copie du document inclus dans cette lettre.


   Les respirations se firent quelques instants silencieuses ; puis ce fut la même perplexité, les mêmes clameurs simultanées que peu avant :
   – Lisez, lisez, Monsieur le Baron !
   – Sachons qui c'est !
   – J'exige qu'on lise ce papier.
   – Et moi aussi.
   – Mon honneur se trouve offensé par cette attente.
   – Le mien aussi.
   – Vous avez raison, le mien aussi… hurla le vicomte de Vila Seca donnant un fracassant coup de poing sur la table.
   Le baron le fixa d'une façon indicible et prit sur la table un papier plié en huit. Quand il l'ouvrit, Isaura courut vers lui, aussi vite qu'elle pouvait, et s'exclama, en se mettant à genoux.
   – Ne lisez pas ce papier, père de mon âme… Ne le lisez pas par les plaies du Christ !
   Leonor, Elena, l'aveugle, et Roberto se regroupèrent à côté du baron. Celui-ci lança sur tous, puis sur chacun d'entre eux un regard en biais, tout en relevant Isaura, et murmura sèchement :
   – Regagnez vos places.
   On obéit, à part Isaura, qui ne s'éloigna pas de lui.
   – Écoutez donc, Messieurs :

   Mon cher neveu, je t'écris cette lettre, assuré que je suis de ma mort prochaine, et que le Juge Suprême siège sur le trône de l'éternelle justice pour me juger. Tu veux voir sauver un oncle qui t'a aimé comme un père, et te lègue comme à un fils le fruit du travail de ses aïeux, il ne te laisse pas uniquement le produit de ses vols, pour que ce magot n'empoisonne pas ce qui te revient de droit.
   J'étais juge de paix à Vila-Real quand j'ai reçu l'ordre du régisseur des justices de Porto d'effectuer une visite domiciliaire chez un homme de Gallafura, suspecté d'avoir volé à Porto une somme considérable au conseiller Jeronimo de Abreu e Lima un jour avant sa mort.


   Dona Leonor lança un gémissement aigu. Elena et Jorge Ribeiro frémirent, ils discernaient le dénouement de cette crise sans arriver à reconnaître parmi tant de convives le voleur. Plus vexé qu'interdit, Roberto Soares n'osait fixer personne. S'accrochant au bord de la table, le vicomte de Vila Seca communiquait, avec ses poignets, ses tremblements à la chaise à laquelle il appuyait ses jambes. Le baron poursuivit :

   Je suis allé à Gallafura et j'ai surpris le suspect dans son lit. J'ai ouvert un coffre, fouillé le sommier, et n'ai rien trouvé. Je lui ai signifié son arrestation, il s'est jeté à mes pieds en pleurant comme pleure un innocent ; mais, ses larmes une fois taries, il m'a dit, une fois seul avec moi, qu'il me donnerait cinq contos si je le laissais tranquille. J'ai commis l'infamie d'accepter ces cinq contos réis, parce que des pertes considérables au jeu avaient effacé en mon âme tout scrupule. Je l'ai quitté, sans vouloir savoir le montant de ce vol ; j'ai dit à l'officier civil que le le présumé voleur était un homme respectable, qui vivait honnêtement de son travail ; j'ai en fin de de compte, mon neveu, vendu mon âme pour cinq contos de réis, et ne l'ai jamais rachetée, parce que la honte de me dénoncer, plus encore que la cupidité, étouffait en moi le cri du remords.
   Restitue, mon ami, restitue ces cinq contos de réis aux héritiers du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima. Je sais que cet homme avait un fils que les forfaits que la pauvreté l'a contraint à commettre ont fait exiler au Cap-Vert, il y a vingt et quelques années. Peut-être vit-il encore ce condamné, il a peut-être laissé des enfants, ou une veuve. Cherche-les, et rends-leur cet argent qui peut sécher bien des larmes, et soulager bien des faims. S'il ne reste plus personne de cette famille, donne cet argent à la Miséricorde, pour que l'âme de ton oncle trouve, face à Dieu, le soulagement que tu as procuré ici-bas à ces malheureux."


   Le baron se tut. Il regarda autour de lui, rencontra le regard anxieux de tous, mais pas celui du vicomte. La tête de celui-ci était un cadavre rougi par la clarté d'une torche. Sa mâchoire inférieure pendait comme si la mort avait relâché ses articulations. Ses jambes convulsées le lâchèrent, et il s'assit, la tête affalée sur sa poitrine.
   Les hôtes reprirent leurs esprits, en braillant avec d'autant plus de véhémence qu'ils étaient certains qu'il ne s'agissait pas d'eux :
   – Fort bien ! Qu l'on dise à présent lequel d'entre nous a donné cinq contos de réis à ce juge !
   – Parfaitement.
   – Allez ! Monsieur le Baron ! Vite !
   – Tout de suite !
   – Immédiatement !
   – Que l'on voie qui est le voleur !
   Le baron leva le papier qu'il avait posé sur la table et continua :
   – À partir de maintenant je suis obligé le lire parce c'est l'honneur de chacun de mes amis qui l'exige.
   – C'est vrai ! braillèrent un bon nombre de voix.
   – Eh bien, écoutez, Messieurs :

   Si cela t'intéresse à présent de connaître la société où je te laisse, si tu veux voir comment l'argent volé brille dans les ténèbres que fuit l'honneur épouvanté, si tu veux voir comment un voleur s'élève au sommet de la considération et des honneurs nobiliaires, je te dirai que le voleur, serviteur du conseiller Jeronimo de Abreu e Lima est actuellement un des hommes indispensables dans ce pays, un des capitalistes sollicités pour soigner les plaies du Trésor public, un de ceux que le journalisme portugais présente comme un exemple de probité, est finalement…

   – Je le dis, Messieurs ?
   – Oui, Oui, s’exclamèrent dix-neuf convives.
   – Non, non, par pitié ! Hurlèrent Leonor, Izaura, et Jorge Ribeiro.
   – Votre refus, Mesdames, dit le baron, est généreux et charitable ; mais la réputation de ces messieurs ne peut être sacrifiée à des sentiments de pitié. La réserve qui laisse planer un doute sur l’honneur ne peut être agréable à Dieu ; Écoutez donc, Messieurs. Ce voleur était alors Antonio José, il est aujourd’hui le vicomte de Vila Seca !
   Il y eut un bruyant déplacement de chaises, une agitation soudaine sur tous les visages, les têtes se tournèrent rapidement vers le vicomte. Mais pas un mot, pas une exclamation ne sortirent des bouches entrouvertes. Il y avait un visage baigné de larmes ; c’était celui d’Isaura. Il y avait une femme évanouie dans les bras d’une autre ; c’était Leonor dans ceux d’Elena. Il y avait un homme, les mains levées, appuyé au mur ; c’était l’aveugle, Jorge Ribeiro, qui demandait à Dieu un remède pour le malheureux vicomte.
    Et lui… comment le décrire ? Imaginez-le seul à un côté de la table, parce que tous les autres le fuyaient pour se regrouper à ses extrémités. Il veut se lever de sa chaise, comme un somnambule traîné par un fil magnétique, mais retombe, prostré, convulsé. Il pense sans doute à s’enfuir, parce qu’il tourne, par trois fois, sa pupille terne du côté de la porte ; la quatrième fois, il voit à côté de lui le baron de la Penha, qui retient son bras, le fait lever, et l’oblige, en le traînent presque, à faire trois pas vers le mur. Le baron écarte une chaise à dossier, appuie sur un bouton de métal dans une encoche, et découvre un compartiment profond de quelques paumes.
   – Entre là-dedans, Antonio José, dit-il, et vois si tu y reconnais tes traces, voleur ! C’est là que tu as pris un coffre qui renfermait ton titre de vicomte. Dis à ces messieurs les sensations que tu as éprouvées quand tu en es ressorti avec le patrimoine de Constantino, que la justice du Portugal a envoyé mourir dans les garnisons d’Afrique. Entre, Antonio José, entre dans ce recoin d’où tu es sorti riche, honoré, et titré !
   Poussé brutalement par la baron, Antonio José cogna son visage contre l’entrée de la cachette. La baron allait le projeter d’un coup de pied à l’intérieur, quand Isaura s’interposa à genoux, en s’exclamant :
   – Ayez pitié, mon père ! Soyez à l’image de la justice divine !
   – De la pitié ! hurla le baron. Ne souillez pas ce mot, ma fille. Cet homme qui est ici a fait de moi un voleur.
   – Que dites-vous, Monsieur ? fit-elle.
   – Cet homme ne m’a pas laissé un bout de pain de mon patrimoine. J’ai souffert de la faim, ma femme a souffert de la faim, de la faim et du déshonneur, du déshonneur du pauvre, qui est l’être le plus vil de la création. Forcé par la faim, j’ai commis des délits, je me suis vendu à ceux qui vous ont volé, ma fille, c’est moi qui ai fait annuler le testament de votre père, Isaura, c’est moi qui ai provoqué les larmes et les faims dont a souffert ta mère ; c’est moi qui vous ai mise à la merci de la charité d’un ami qui, à sa mort, vous aurait laissée entourée des abîmes ouverts autour d’une femme pauvre et innocente. Que vais-je faire à l’homme qui m’a planté dans le cœur tant d’épines du remords ? Combien de vies doit vivre cet infâme pour me payer le déshonneur de la mienne?
   Leonor, reprenant ses esprits, était venue s’agenouiller à côté d’Isaura. Guidé par la main de Roberto jusqu’au baron, Jorge Ribeiro l’avait embrassé frénétiquement, lui humectant le visage de ses larmes.
   – C’est maintenant l’aveugle qui le demande, dit-il sur le ton que la pitié donne aux plus indignés. C’est l’aveugle qui le demande au nom de vingt-six ans d’angoisses de Leonor. Cette pauvre femme doit être morte, parce que je ne l’entends pas vous supplier. Où es-tu, Leonor, qui ne t’agenouilles pas aux pieds de ton mari ? Elena, viens ici pleurer avec moi ; Roberto, embrasse les genoux de ton père, et dis à ton épouse de lui parler le langage d’une sainte. Attention, Constantino, Dieu voit les vengeances des hommes, et punit celles qui devancent la justice divine. Constantino, je crains que mes larmes te tombent sur la conscience comme du fer fondu si tu les ignores. Pardonne. Pardonne, Constantino ! Dis-moi où est ce malheureux, mon petit Roberto ! C’est moi, je veux que ce soit moi qui l’emmène d’ici…
   Et Jorge Ribeiro, guidé par son neveu, donna la main au vicomte et traversa la pièce avec lui. L’on entendait sangloter les femmes, et certains assistants ne cachaient pas leurs larmes de compassion. Le baron, retenu par les bras de Leonor et d’Isaura, semblait indifférent au départ du vicomte. Après quelques secondes de spasme, le baron lève la tête, respire comme s’il se réveillait d’un cauchemar, desserre ses lèvres blafardes pour un sourire exprimant une satisfaction qui se diffuse sur tout son visage, déride son front, donne une expression douce à ses yeux, et il dit jovialement :
   – Mes amis ! Je vous présente ici ma femme, la sœur de ma femme, mariée à ce saint qui a plus de pouvoir que moi ; voici mon fils, et l’épouse de mon fils. Il me reste à me présenter moi-même. Quand il m’a fallu cacher mon identité dans la société, j’ai acheté un masque, et suis parvenu à ce que l’on m’appelât baron. Je détache à présent mon masque, mes amis, je le rejette parce qu’il m’agace, je me présente à vous et me recommande en tant que Constantino de Abreu e Lima…
   Abasourdis par tant d’émotions, les hôtes ne balbutiait même pas un lieu commun. Le baron poursuivit :
   – La lettre de mon ami ne mentionne pas d’autre voleur dans notre petite société. Si vous estimez que votre conscience n’est altérée par aucun poison, veuillez vous asseoir. Ceux qui en doutent peuvent sortir si telle est leur condition.
   Le baron s’assit, et tout le monde s’assit. Le dîner se déroula tristement ; les convives prouvèrent nonobstant que les émotions de l’esprit n’ébranlent pas les droits inaliénables de l’estomac. Ils mangèrent bien.

ÉPILOGUE

   Le vicomte de Vila Seca quitta Porto quelques jours après ce banquet où sa part était un poison qui, plus tard, s’est converti dans ses intestins en un inflammation aiguë. Il se tourna vers la philosophie que lui inspirait un cynisme naïf, il épuisa tous les recours de la médecine des grands misérables, mais il ne connut plus une heure de repos. La première distraction qu’il chercha, ce furent les vendanges, dans ses propriétés du Haut-Douro. Il y resta un mois et demi, broyé par une lente tristesse, pris de frayeurs, accablé par des rêves, inabordable, colérique, hargneux, il rebutait la vicomtesse même qui l’abandonna pour revenir aux bains de São João da Foz.
   Le romancier, qui fut l’ami du défunt Guilherme de Amaral et de Roberto Soares, se trouve encore à Rio de Janeiro où il s’épuise à réunir les capitaux nécessaires à l’achat d’un noir — sa dernière aspiration.
***

NOTES

[1] L'homme présente des traits forts extravagants - Moratin - Le vieillard et la jeune fille (NdT)
[2] La future Avenida da Liberdad, preuve que des promenades publiques ouvrent la voie à des avenues de la liberté
[3] Son dessein, je le comprends bien, et je vous le confierai à vous aussi, mais ailleurs - Arioste -Roland furieux (NdT)
[4] Pline l'Ancien n'a pas eu besoin de se jeter dans un cratère pour se faire asphyxier par des vapeurs volcaniques sur les rivages de Stables, au sud du Vésuve (NdT)
[5] Vauvenargues est cité en français (NdT)
[6] En français dans le texte (NdT)
[7] Sic, édition de 1858
[8] Ce roman est disponible sur l'Ouvroir.(NdE)
[9] Tout le dialogue est rapporté textuellement.(NdA)
[10] Ce privilège que je réclame et que j'accorde tour à tour (Horace)


© René Biberfeld - 2023

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