Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

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Camilo CASTELO BRANCO

Les Nuits de Lamego


(Noites de Lamego)
Nouvelles

Traduction de R. C. BIBERFELD


Accès par chapitre :
Intro - Laine et Coton
Deux mariages
L'Oncle et son Neveu
Intrigues de cette Vie
Deux coups de poings...
La Belle aux Violettes
Comme elle l'aimait !
Histoire d'une Porte
L'Infant Dom Duarte
César ou João Fernandes
Images : Plafond de l'Archevéché - Brioude - photo JH Rrobert

Sirène aux seins nus

   Ce livre s'intitule Nuits de Lamego, car elles sont proverbiales pour leur longueur, leur profondeur, leur étendue, les nuits de cette terre, intéressante à bien des égards, et par-dessus tout pour les jambons qui la caractérisent dans l'Histoire de la civilisation culinaire, la plus profitable qui soit. Pour l'une de ces nuits sans fin, d'après l'auteur, qui s'excuse de son immodestie, la lecture de ce livre doit permettre à certains tempéraments de venir à bout d'un sommeil rebelle ; et offrir à d'autres une récréation capable d'alléger les heures. Voilà la raison de ce titre abstrus.
                        C. Castelo Branco - Lisbonne, le 12 Juillet 1863
RENSEIGNEMENTS UTILES
(Laine et coton)

   Au commencement, Adam et Ève se réveillèrent nus, et ils étaient apparemment satisfaits de la simplicité de leur mise. On ne s'est pas trop demandé si Adam et Ève furent satisfaits le soir, au premier jour de l'humanité. Ce qui est sûr, c'est qu'ils s'habillèrent de feuilles de vigne dès que le serpent les eut invités à manger du fruit défendu. Nous devons en déduire que la pudeur fut la conséquence du péché ; et que, si le péché n'existait pas, cette jolie chose  que l'on appelle la pudeur manquerait à la beauté de la femme ; et les poètes, les romanciers et les moralistes ignoreraient une source de gracieux discours, de sermons et de madrigaux que l'on imprime et que l'on diffuse sur la pudeur. Il eût cependant été préférable qu'Ève ne prêtât pas l'oreille au serpent, et que la vertu congénitale de l'innocence nous permît de nous promener, sans craindre de choquer le monde, tels que nous sommes sortis des mains du Créateur.
   Après le crime de la désobéissance, est venu celui de l'homicide, commis par Caïn. Après avoir tué l'homme, l'homme n'éprouva aucune répugnance à tuer les bêtes, et surtout les moutons. La mort violente des moutons entraîna une réforme de l'habillement. Les hommes commencèrent à se vêtir des peaux de leurs victimes, et ce ne fut pas sans raison, vu que les feuilles sèches des arbres ses détachaient en automne, et que la pudeur souffrait mille morts jusqu'au printemps.
   Le mouton finit par être civilisé à force de vivre avec l'homme, et l'homme reconnut l'intérêt de tondre le mouton chaque année, au lieu de le tuer. Les animaux à laine blanche étaient les préférés. D'après la Bible, Laban donna à Jacob un troupeau, qu'il devait mener paître, de bêtes à laine tachetée, confiant à ses enfants le soin de conduire un troupeau à flocons noirs, qui se passent de teinturier, et un troupeau à flocons d'un blanc immaculé.
   On ne sait qui a inventé le filage. Les historiens disent que Pénélope et Lucrèce filaient, mais la première s'est surtout distinguée dans le tissage. C'est en Grèce que l'art de filer a été poussé à son sommet.
   Les moutons jouissent d'une grande considération à Rome. Les censeurs ont légiféré, pour accorder des récompenses aux producteurs de laine et frapper de lourdes amendes les propriétaires peu soucieux d'obtenir de meilleurs moutons, dont les races se perfectionnaient à Tarente.  Les moutons appelés mérinos, originaires d'Espagne, étaient les plus précieux. L'antiquité n'a pas connu d'autre étoffe, et s'en servait pour fabriquer des tuniques brodées d'enjolivures.
   On doit à l'industrie des Maures qui ont dominé l'Espagne la race la plus remarquable de toutes, celle du mouton mérinos. Les premiers qui apparurent en France vinrent d'Espagne en 1757 ; et en 1775, l'Autriche put en obtenir. En des temps meilleurs, l'Espagne diffusait avec ses moutons la civilisation jusque dans ses centres.
   Il existe en Angleterre un proverbe selon lequel : "Le mouton est le thermomètre de la prospérité d'un peuple." Voyez où va se nicher la prospérité ! Et nous, les Portugais, nous possédons plus de barons que de moutons ! Et quand nous avons eu des troupeaux de barons, nous avons demandé des prêtres ; et, pour ce qui est des moutons, nos législateurs ne s'en souviennent que pour accabler d'impôts les paysans qui en ont ; lesquels paysans, pour ne pas payer cet impôt, mangent les moutons. Et comme le nombre des moutons diminue au même rythme que s'accroît celui des barons, on peut hardiment avancer, sans craindre de commettre un paradoxe, que le baron tue le mouton, suivant le principe qui veut que ceci tue cela, énoncé par Victor Hugo,  notre maître.
   Voyons comment l'Angleterre s'est instituée la reine de l'Univers qu'elle a conquis grâce au mouton.
   D'après David Law : "Quand, en 1778, un groupe de forçats anglais fut transporté à Botany Bay pour aider les colons à produire de la laine et installer des troupeaux permanents, on fit venir du Bengale des moutons naturellement petits, au poil raide, comme il s'en trouve dans cette région de l'Inde. On nota tout de suite que ces animaux nains se bonifiaient à vue d'œil en changeant de climat et de pâturage. La laine se dégrossit, se transformant en flocons blancs, bien qu'il ne fût pas plus fin. Douze ans après cette heureuse expérience, la colonie disposait de six mille moutons, lesquels, proliférant en même temps que ceux d'Espagne, finirent par donner une laine presque identique à celle des mérinos."
   Cet exemple, ainsi que d'autres analogues, explique la prospérité de l'Angleterre, et tout cela vient confirmer que le mouton est un thermomètre permettant d'évaluer la richesse d'une nation.
   L'on a bien raison de louer Dieu de la capacité qu'il a donnée de se perfectionner à certains animaux dépourvus de raison, comme semble l'être le mouton, suivant l'opinion des naturalistes. À l'égard de l'espèce humaine, le Seigneur s'est montré plus pingre.
   Chez nous, depuis trente ans, les races se mêlent et procréent ; mais la progéniture s'avère, la plupart du temps, ou plus grossière que les géniteurs, ou plus engourdie et plus gauche. Le mouton laineux de Botany Bay s'est amélioré ; le rustre rationnel transmet à sa descendance l'épais¬seur de son apparence et de son esprit ; tout cela est apparemment fait à la ressemblance de Dieu. Le mouton  est par conséquent plus progressiste que l'homme. Et il l'est parce qu'il n'imagine pas des théories sur le progrès, et qu'il s'en remet impassiblement aux desseins de la Providence qui a fait de lui un mouton ; et il n'est pas comme l'homme, qui ose soumettre au moule de ses fantaisies le destin de l'humanité, juste ébauché dans l'esprit de son Créateur.
   Revenant à la partie érudite et succulente de cet article, je vous donnerai des nouvelles du coton, que j'ai ramassées en fouillant dans la poussière des bibliothèques, pour en tirer en fin de compte un article qui me vaudra la méprisante épithète d'érudit, ce qui, dans le langage des dames lettrées et distinguées possédant leur Alexandre Dumas, est un synonyme de raseur.
   Hérodote... Hérodote ! Quel nom ! Rien que le fait de l'écrire constitue une éjaculation de savoir ! C'est un nom qui donne de celui qui l'écrit l'image sévère d'un docteur en canons, avec une toque à cordonnet et sa prise de tabac coincée dans les narines.
   Hérodote, qui a fleuri 445 années avant l'arrivée du Christ, dit qu'il y a en Inde un arbre sauvage qui donne une laine plus belle et plus fine que celle du bétail, dont les indigènes se vêtent.
   Virgile, dans les Géorgiques, mentionne aussi l'arbre à coton. Strabon a vu des toiles de coton parsemées de fleurs peintes. Pline, Théophraste, Arrien, et d'autres caustiques mettant à rude épreuve la patience humaine, disent tous qu'il y a des arbres qui produisent du coton. À propos de coton, je vais vous proposer une nouvelle intitulée :

   LE COTON

    I

    C’était au bal donné à l'occasion d'un anniversaire, chez le baron de ***. Il fêtait celui de sa ravissante fille Etelvina, qui se mourait d'amour pour un jeune homme qui avait différentes cravates, diverses cannes, et le pied très petit, dont le talon reposait sur une talonnette de deux doigts plus haute que le bouton de sa botte. Il s'appelait Porfírio, et il était sceptique et riche.
   Etelvina l'adorait de toute son âme, et lui écrivait,  par la poste interne, des lettres qui représentaient un modèle, mise à part l'orthographe. Et lui, le sceptique, pour lui dire qu'il l'était, il écrivait : "Je cent que je suis septique." Ils formaient un bon attelage, pour l'orthographe, et en tant qu'attelage, ils infligeaient des ruades à la prosodie.
   Ils se trouvaient donc à ce bal.
   Porfírio était entré, et, après avoir présenté ses respects, il alla fumer. Il revint au salon et dit à Etelvina, avec le sourire fat d'un homme qui dispose de son prochain :
   –  Vous êtes aujourd'hui très jolie ; vous avez un sein de jaspe.
   Ce que disant, il entendit une voix sortie d'un groupe qui l'écoutait préciser :
   – Et de coton.
   Porfírio dévisagea l'homme qui tenait de tels propos ; le toisa de haut en bas, et murmura :
   –  Retirez ce mot.
   –  Le coton ?
   –  Oui, le coton.
   –  Je ne le retirerai pas, Monsieur, parce que je suis le propriétaire de la poitrine de cette fée.
   –  Vous mentez ! répliqua Porfírio.
   –  Soit : nos épées ouvriront des bouches plus véridiques.

     II

   Le lendemain, quatre témoins s'entendirent sur le fait que ces braves devaient s'égorger sur le champ d'honneur avant de s'expliquer mutuel¬lement sur le chapitre du coton. Porfírio se jeta furieusement sur son adversaire et lui endommagea la manche droite de sa chemise. Le soi-disant propriétaire de la poitrine d'Etelvina coupa un bout de la cravate bleu-ciel de Porfírio.
   Les témoins dressèrent et signèrent le procès-verbal du duel en ces termes :
   "Vu que les sieurs Porfírio un tel, et Felisberto un tel ont courageusement défendu leur honneur ;
   "Vu que le motif de leur querelle se trouvait dans une allusion à une dame qui selon l'un avait une poitrine de jaspe, et selon l'autre, de coton ;
   "Vu que le sieur Felisberto avait offensé le sieur Porfírio en se déclarant le propriétaire de la poitrine de cette dame ;
   "Vu qu'effectivement, après le duel et à leur mutuelle satisfaction, Monsieur Felisberto a tiré du fond d'un chapeau des rembourrages convexes de coton dont il a dit qu'ils étaient sa propriété, puisqu'il les avait obtenus avec le consentement de la dame à qui il avait voué une tendresse profonde ;
   "Vu surtout que l'honneur de la poitrine d'une dame ne saurait être à la merci d'une équivoque ;
   "Après avoir consulté leurs seconds, les deux gentilshommes ont retiré les expressions dont leur dignité avait été blessée, et décidé d'envoyer à la dame ce coton sur une tourte au pigeon en forme de cœur."
   Suivent les signatures des témoins.

    III

   Et Elvina mangea le pâté.

    CONCLUSION

   En passant, à la tombée de la nuit, sous les fenêtres d'Etelvina, Porfírio reçut un seau d'eau sur la tête, prit froid, et garda le lit huit jours.
   En se levant, il vit dans les journaux l'annonce du mariage de Felisberto avec Etelvina. Il fit une copie du procès-verbal du duel, et l'envoya au fiancé.
   Au dos de la copie qu'il rendit au même porteur, le fiancé écrivit la phrase suivante :
    "Ne faites pas l'idiot."

Chimères affrontées


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