Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

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Camilo Castelo Branco

Où se trouve
le bonheur ?

Traduction
René Biberfeld

Version en pdf (1,6 Mo) ici



DEUXIÈME PARTIE

Augusta à la fenêtre
XV

   Augusta se promenait dans le jardin. C'était une extravagance, par une nuit de février, froide et venteuse. Amaral la trouva là, accoudée au parapet d'un belvédère en pierre, tournée vers la mer qui rugissait en bas, noircie par des tourbillons de nuages.  
   – Trouves-tu ce spectacle enchanteur, Augusta ? demanda Amaral, en souriant.
   – N'est-il pas enchanteur ? Je trouve...
   – Ne sens-tu pas le froid ?
   – Pas encore... Ça fait une demi-heure que je suis ici, et je ne voulais pas m'en aller avant que tu viennes regarder...
   – Quoi ?... Je crois que tu ne vois rien, Augusta...
   – Je vois les ténèbres... N'est-ce pas ainsi que les gens heureux voient toujours leur avenir ?
   – Cela dépend de la façon de voir les choses. Chacun a ses verres grossissants ou rapetissants. Personne ne voit comme il doit voir. Et que vois-tu dans ton avenir ?
   – La continuation du présent...
   – Et le présent ne t'est pas agréable ?
   – Oui, quoique personne ne me l'envie, je n'envie pas, moi non plus, les bonheurs de personne. Mais la félicité que je sens, ne peut que me conduire au tombeau.
   – Tu désires mourir ?
   – Oui, avant de mourir dans ton cœur...
   – Et tu crois que tu peux mourir dans mon cœur ?
   – Oui ; pourquoi pas ? Qu'est-ce que j'ai de plus que les autres ?
   – Je ne te comprends pas... Tu veux dire que j'en ai oublié d'autres avant toi ?
   – Combien en auras-tu oublié, Guilherme ! Ce n'est pas de celles-là que je parle ; mais de celles que j'ai connues par les romans, où l'on apprend tout de ce qu'est le cœur...
   – Ce sont cependant les romans qui accomplissent cette surprenante transformation de ton caractère!...
   – Je n'ai pas changé, Guilherme. Ne m'as-tu pas dit que tu voulais me donner un sixième sens, qui me manquait ? Eh bien, c'est ce sens qui me fait souffrir. Tu aurais mieux fait de ne jamais me le donner.
   – Du romantisme, mon Augusta... N'exagère pas le type auquel tu t'es adaptée. Les résultats sont toujours mauvais... Je sais ce que c'est... La nature n'admet pas qu'on la viole avec des artifices...
   – Veux-tu dire, Guilherme, que ma tristesse, c'est un artifice ?... Je ne sais pas dans quel but !... Tu crois que c'est parce que je t'aime moins, que je me dérobe à tes yeux ? Non, absolument pas. Je ne peux t'aimer plus, parce qu'il est impossible qu'une autre t'aime autant...
   – Une autre !... Quelle autre ?
   – Je ne dis pas que tu en aimes une autre... Tu ne veux pas me comprendre, ou ce sont mes extravagances qui t'ennuient... Écoute, Guilherme, si je pouvais avoir recours à des artifices, je me montrerais toujours gaie, pour te voir toujours gai et tendre. Crois-tu que je ne devine pas que je deviens fatigante ?! Et est-ce que je voudrais l'être ?!...
   – Fatigante, jamais... Je souffre, c'est vrai, parce que je suis tracassé par le secret de tes chagrins... Personne ne souffre uniquement de son imagination ; il y a toujours une raison. Quelle est la raison, pour toi ? C'est une question que je t'ai posée mille fois ; tu ne me réponds jamais.
   – Et si j'en suis incapable, parce que je ne la connais pas... cela doit être une maladie du corps, qui commence par attaquer l'âme....
   – Tu n'expliques rien, comme ça. L'arrivée de ton cousin, ou notre soirée au théâtre, ce sont les deux événements dont je dispose pour dater le changement de tes habitudes, de tes goûts, de tes sentiments pour moi, de tout.
   – Pas de mes sentiments, Guilherme... Ne me torture pas de la sorte... C'est une terrible calomnie !
   – Vas-tu répondre franchement à mes questions ? Jure-le !...
   – Je n'ai pas besoin de jurer : je vais te répondre.
   – Tu voudrais être ce que tu étais avant que je te connaisse ?
   – Oui.
   – Cela explique tout... Ce dont tu souffres, c'est le remords...
   – Du remords, non, ni du repentir. Après t'avoir connu et aimé, je ne puis m'en repentir. Je crois que lorsqu'on se repent d'avoir aimé, cela commence par le cœur, et pour cela, il faut qu'il déteste et n'aime pas. Je t'adore, Guillherme. Que je n'aurais pas voulu t'avoir connu, ça, c'est vrai. À ce moment-ci, je serais ce que sont les femmes de ma condition : une pauvre couturière qui ne s'enorgueillit pas d'être aimée, sans aucune ambition de le paraître, sans aucun esprit critique pour se comparer aux autres femmes, ignorant le monde, ou le voyant fort différent de ce qu'il est. Voilà ce que je serais, si je ne t'avais pas connu, Guilherme... Et ce que j'ai été, je ne peux le redevenir.
   – Mais que t'ai-je fait ? Quels désirs m'as-tu confiés que je n'aie pas satisfaits ?
   – Tu n'as rien fait d'autre que m'agrandir : c'est là que réside mon infortune. Les désirs que tu me satisfais... tu me les satisfais tous ; il n'y en a pas un seul qui ne soit comblé... N'en parlons plus, mon chéri. Je commence à avoir froid, et toi ?...
   – Rentrons, Augusta... Il semble que la saison de mon bonheur soit terminée... C'est encore un mensonge, une déception comme bien d'autres.
   Augusta lâcha quelques paroles frivoles, de celles que le cœur arrive à peine à balbutier, s'il est étouffé par de grandes angoisses, comme, chez une femme qui aime, le pressentiment, la crainte, la terrible surprise d'une ingratitude, d'un crime qui lui avait semblé, jusqu'à cet instant, impossible.
   Amaral n'avait pas répondu, ou n'avait pas compris. Il entra dans son bureau, où le journaliste écrivait en toute hâte le quatrième feuillet de son feuilleton. Guilherme allait parler ; sans lever les yeux de son papier, l'écrivain lui fit signe de se taire en murmurant :
   – Ne m'enlève pas mon inspiration... J'ai trouvé une idée avec laquelle je peux sauver l'humanité souffrante... Eurêka !... Attends...
   Il écrivit encore quelques secondes, et posa sa plume avec la rayonnante allégresse d'un homme qui vient de sauver l'humanité souffrante.
   – Maintenant, tu peux parler...
   – Tu as raison ; tu es un magicien... tu sais tout ce qui se passe dans le cœur des autres : Augusta songe à m'épouser.
   – Reconnais alors que je suis un homme impayable !...
   – Elle n'a quand même pas eu le courage de me le dire dans un style simple...
   – Et toi, tu as eu celui de lui dire, dans un portugais correct, que tu ne...
   – Je ne lui ai rien dit. Elle m'a fait de la peine... Je ne voulais pas l'entendre me tenir un tel discours... Dorénavant tous ses sourires sont empoisonnés.
   – Et elle a dit qu'elle quittait la place, en cas de refus ?
   – Non, il est encore trop tôt pour qu'elle me stipule des conditions, et je crois que nous n'arriverons jamais à de telles extrêmités.
   – Je le crois, moi aussi.
   – Il est naturel qu'une délicate désillusion la ramène à son ancienne sérénité.
   – De couturière ?
   – Non...
   – Ah ! J'entends bien : de femme entretenue.
   – Et si je ne mets pas dans le mille, nous sommes mal partis. Pour m'éviter le spectacle de ses larmes, il me faudra chercher des occasions de rire ailleurs.
   – C'est ça, c'est ça... Ah, les hommes !
   – Tu souris ?
   –  C'est cette maudite prophétie qui est en train de se réaliser. Des études du cœur... Il suffit de t'étudier, pour retrouver Stendahl, ou Balzac. Je sais bien ce qu'il faudrait à Augusta pour reconquérir le terrain qu'elle a perdu. L'amour pur et saint de la jeunesse, il s'en est allé ; l'appétit amoureux s'est refroidi ; l'amour-vaniteux, le seul qui soit possible avec toi, n'est plus stimulé. Augusta devrait perdre sa pudeur pour te transporter à nouveau.
   – Perdre sa pudeur ! Quelle ânerie !
   – Ce n'est pas une ânerie. Si elle cédait à tous tes caprices...
   – Mes caprices !... Lesquels ?
   – Ceux qui alimentent les flammes de l'orgueil. Tu aimerais cette femme, si les autres te l'enviaient. Tu l'aimerais, si elle avait la sagesse de te trahir... Au moins avec les yeux, en jetant un regard subtilement dérobé... d'une loge au parterre. Tu l'aimerais, si elle s'habillait aujourd'hui d'une façon aussi séduisante qu'elle pourrait, et faisait jaillir des étincelles des pavés de Porto avec les sabots de ton cheval d’Alter. À chaque œil plein de désir qui la suivrait, tu sentirais palpiter ton orgueil. Quand, dans un groupe, on dirait : "Quelle belle femme !", tu répondrais : "Elle est à moi !" Et ce à moi, que personne n'entend, est une expression enivrante qu'on ne peut comparer qu'à celle de l'avare qui embrasse son coffre en s'exclamant : "Il est à moi !" La femme qu'on désire ainsi, cesse d'être telle que nous la voyons, elle est telle que les autres la voient. L'homme qui aime passionnément ne se remet pas de savoir l'admiration qu'inspire aux autres la femme qu'il aime. Mais ce n'est pas ton amour. Si l'amour, à la suite de quelque condescendance, décline, l'amant, aveugle hier, ouvre aujourd'hui un œil, et se demande si elle est effectivement ce qu'elle semblait hier. Dans le doute, il demande aux autres : “Que vous semble de cette femme ?" Si la délicatesse ou la bonne foi répond "C'est une femme exceptionnelle", la cristallisation continue.  (Je t'ai dit ce qu'était la cristallisation). Si la mauvaise foi ou la grossièreté te répond "Elle ne vaut rien", l'amoureux indécis déteste cette réponse déplacée, et continue de douter, ce qui tourne au désavantage de la femme, exposée à la hausse et à la baisse des cours. Augusta ne sait rien de ces théories importantes; si elle les connaissait, et si elle y adhérait, elle te sacrifierait sa pudeur, le plus pénible de tous les sacrifices que fait une femme, devant des témoins oculaires. Si elle avait été à une école antérieure à celle-ci, elle te ménagerait adroitement une émotion revigorante pour ranimer une sensibilité qui s'épuise dans cette vie monotone au Candal. Ce dont tu aurais besoin, aujourd'hui, c'est d'un duel, d'un grand scandale, à cause d'Augusta. Le problème, c'est que les autres nous vantent cette femme dont le prix diminue dans la vie de tous les jours, sans dangers à affronter, ni d'intervalles de nostalgie pour t'éprouver,  Guilherme : il te manque vingt ans pour t'émanciper du poids de tes excentricités. La vie tranquille,  dans le giron serein d'une femme, à ton âge, c'est une anomalie. Tu ne peux avoir que des maîtresses ; mais ces maîtresses doivent être plus corrompues qu'Augusta.
   – Il s'ensuit de cette longue démonstration que je suis un grand pervers... Je ne puis aimer que la corruption.
   – Je ne parle pas d'aimer. Aimer, c'est un sentiment privilégié qui ne concerne que certaines âmes, et ce ne sont pas les nôtres, rends-nous cette justice. Désirer, c'est une autre chose. Le lien qui t'attache à Augusta depuis dix-huit mois, ce n'est pas l'amour. C'est la soumission d'un instrument à un bras, la docilité d'Augusta qui obéit à l'orgueil de ta volonté. Tu t'es imaginé que ce serait délicieux de faire d'une couturière une dame, et tu y as employé toutes les forces de ton esprit. D'une fille sans éducation ni principes, tu as voulu faire une lettrée, et tu as consacré à cette œuvre miraculeuse toutes les forces de ta volonté. Ton œuvre achevée, tu n'as plus rien eu à faire. Tu t'es toi-même regardé quelques jours en elle avec un amour d'artiste. Ton admiration épuisée, tu t'es demandé s'il serait possible de concevoir pour elle de nouvelles beautés. Ça ne l'était pas. Ton esprit avide lui a encore trouvé des imperfections. Tu t'es découragé, tu as été déçu, tu as jugé stupide la gloire de ce que tu as fait, parce ce que cela ne te servait à rien. Jusqu'ici, tu as été prudent comme Phèdre. Le pire est devant nous... Qu'as-tu l'intention de faire à cette femme ?
   – Je ne sais pas, je n'y pense même pas. Pour l'instant, nous avons vécu comme nous avons vécu. Tu envisages les extrémités, quand les choses en sont à leur début. Augusta va se faire à ses désillusions ; une fois convaincue qu'elle ne peut être ma femme, elle va finir par se révéler une aimable maîtresse. Les scrupules, si c'en est, disparaîtront. L'amour, s'il existe, résistera aux conventions. Tu te flattes d'en savoir beaucoup sur le cœur ; mais tu t'es aujourd'hui endormi à l'ombre de tes glorieux feuilletons...
   – À propos de feuilletons, laisse-moi terminer celui de demain.


XVI

   Un oncle maternel de Guilherme do Amaral, riche propriétaire de la province de Beira, et député des cours constituantes, avait émigré en 1828, et s'était marié à Bruxelles.
   En 1845, l'exilé qui n'avait jamais eu la nostalgie de son pays, vint au Portugal, faire du tourisme, avec sa fille unique. Le prétexte, c'était un voyage d'agrément pour Leonor ; mais il y avait une autre raison, plus secrète : il s'agissait de l'éloigner d'un mariage malvenu pour lequel elle se sentait une inclination aveugle.
   Le père resta quelques jours dans sa vieille maison de la Beira Alta, contre la volonté de Leonor, qui ne voulait pas se voir, durant la saison d'hiver, entourée de forêts et de rochers, et des cris plaintifs des chouettes. Il y apprit que son neveu Guilherme résidait à Porto, qu'il était encore célibataire, en faisant honneur à son nom, malgré quelques fredaines de jeune homme riche.
   Il avait un grand projet. Marier sa fille avec son cousin, c'était, outre la réunion des familles et des avoirs, trancher une bonne fois pour toute le lien, faible ou solide, qui pouvait encore attacher le cœur de Leonor à un étudiant belge.
   Leonor ne se souciait pas de connaître son cousin, dont son père lui parlait souvent ; elle voulait voir Porto, et y passer un hiver plus doux avec les bals et les théâtres lyriques.
   Les autres raisons plus fortes... elle les connaissait. Ses désirs furent bien accueillis par son père, et vite satisfaits. Une lettre les précéda, adressée à Guilherme, qui lui parvint le lendemain du jour dont nous avons parlé au chapitre précédent.
   Elle était rédigée en ces termes :
 
   " Guilherme,
     Ton oncle Teotónio Vaz arrive à Porto le 24 de ce mois. Il va descendre à l'Águia d’Oiro ; il désire t'embrasser, et te présenter sa fille, ta cousine.
        Ton oncle qui t'aime. "
 
   Guilherme ne montra pas cette lettre à Augusta. Cette discrétion trahit une faille dans leur intimité ; Amaral ne se pliait plus à la douce obligation des amants, qui s'aiment vraiment ; il lui parut puéril de montrer à Augusta une lettre si simple d'un oncle à son neveu.
   Le soir du 24, le neveu du sieur Teotónio Vaz se rendit à Porto, sans dire à Augusta quelles affaires l'y appelaient, ou combien d'heures il y resterait. C'était la première fois que ça arrivait. Il descendit de son cheval à l'Águia d’Oiro et demanda son hôte : on lui dit que celui-ci était arrivé à midi. Son oncle l'embrassa en l'appelant, avec des larmes aux yeux, le fils de sa chère sœur, qui, dans son enfance, lui avait fait tant de pichenettes aux oreilles ! Attendri par le souvenir de ces pichenettes, Teotónio en était pathétique ! Amaral, qui se rappelait à peine ces pichenettes, avait du mal à ne pas éclater de rire, devant la respectable nostalgie de son oncle.
   – Leonor ! dit Teotónio, la voix tremblant d'émotion, viens voir ton cousin...
   Leonor sortit de la chambre voisine. Amaral fut tellement surpris, qu'il arriva à peine à bafouiller un compliment. C'est que sa cousine invitait à croire à l'existence des anges : sa soudaine apparition était une chose magique, une éclipse, qui assombrissait toutes les réalités qu'il avait connues, la source d'impressions tout à fait nouvelles dans un cœur usé à force de les avoir toutes senties.
   Leonor tendit affectueusement la main à son cousin. Elle parlait atrocement le portugais, mais d'une façon si amusante, que si les dames portugaises l'avaient entendue, elles s'efforceraient de parler de le même façon ; une difficulté dont certaines viennent à bout sans aucun effort.
   Pour la mettre parfaitement à l'aise, Guilherme lui parla en français, chose que son oncle, après avoir vécu seize ans en Belgique, n'avait jamais réussi à faire. la conversation aborda des sujets fertiles. L'on avança des comparaisons entre les climats, la civilisation, le gouvernement, l'agri­culture de ces deux nations que Leonor connaissait.
   Par dessus le marché, la cousine de notre ami était une brillante causeuse, et son père, qui était fier d'elle, faisait un signe approbateur avec, en plus, une grimace plaisante à chaque trait d'esprit de la jeune fille.
   Guilherme était émerveillé de voir tant de beauté, et une telle maturité. C'est elle qui parlait le plus, et elle était toujours intéressante,  pleine d'invention, maîtresse d'elle-même, sans contrainte, elle accordait plus d'importance à ce qu'elle disait qu'à la personne à qui elle le disait, parlant comme quelqu'un qui s'écoute et s'admire, faisant distraitement glisser son bracelet sur son poignet de jaspe tandis que son cousin, de plus en plus timidement, lui parlait.
   C'est alors que se brisèrent les dernières branches de sa cristallisation autour d'Augusta. La couturière apparut fugitivement entre Leonor de Guilherme,  Elle se trouvait dépouillée de tout son prestige, privée de tous les atours que son imagination l'avait revêtue... Pauvre Augusta !... si au moins tes larmes rachetaient les femmes de ta condition !...
   Il était huit heures du soir quand Teotónio Vaz interrompit l'inépuisable loquacité de sa fille, en disant que leur voiture les attendait. Ils allèrent au théâtre. Guilherme donna le bras à sa cousine, et attira l'attention des habitués du vestibule. Parmi eux, il y avait le journaliste. Tandis qu'Amaral s'arrêtait devant une petite chaise, qui bloquait l'accès aux escaliers, le poète lui glissa presque à l'oreille : Ceci tuera cela. Amaral sourit ; et Leonor, qui l'avait entendu et compris, chercha de ses yeux étincelants le lecteur de Hugo. Le poète se fondait dans les groupes qui l'entouraient, en lui demandant qui était cette merveille.
   – Est-ce une autre couturière ? demanda l'un.
   – Où cet homme va-t-il désenvoûter ces femmes ?! dit l'autre.
   – Aurait-il affranchi l'autre ?
   – Quand nous sera-t-il possible de les comparer sur le même terrain ?
   – Celle-ci est un ange.
   – Mais l'autre est plus femme.
   – Avec un peu de chacune, on obtiendrait une excellente tisane.
   – Je vote alors pour les deux.
   – Vous vous trompez, dit le poète, mettant fin aux hypothèses. Cette femme est la cousine d'Amaral. Et l'autre que vous espérez voir sur le même terrain, finira par s'y rendre... mais sur le vrai terrain d'égalité, au Pré du Bon Repos.
   – Au cimetière ! Vous êtes lugubre, cher poète élégiaque !... Tu n'as pas l'air d'un Balzac de la rue de Santo António ! Vous ne pouvez vous empêcher, prophètes de malheur, d'ouvrir une sépulture à chaque douleur, sans même toucher la paie du fossoyeur... Ces femmes ne meurent pas ainsi... Elles renaissent de leurs larves comme le papillon, et ont ceci de plus que le papillon, qu'elles ne se brûlent pas à la flamme phosphorique des passions qui sont comme des allumettes, et semblables, je crois, à celles de ton illustre ami.
   L'orateur rit de son épigramme, et le poète demanda aux autres de rire par compassion pour ces fadeurs prétentieuses.
   Le rideau était levé, chacun alla s'asseoir dans la loge qui lui était réservée. Le journaliste s'installa à un endroit d'où il pourrait le plus aisément observer celle de Teotónio Vaz.
   Il observa que Leonor parcourait de sa lunette toutes les loges de haut en bas, ne dédaignait pas de s'arrêter, plus ou moins distraitement, sur les curieux du parterre, n'accordait presque aucun attention à la scène, et aucune, littéralement aucune à ce que son cousin semblait lui dire. Première constatation.
   Il nota en outre, que dans l'entracte entre le deuxième et le troisième acte, était entré au parterre supérieur un inconnu, apparemment français, élégant, fort bien fait de sa personne ; que cet homme avait braqué sa lunette sur Leonor, et que Leonor, à partir de ce moment, détacha rarement ses yeux de l'inconnu. Deuxième constatation.
   La troisième et la dernière, c'est qu'à la sortie du théâtre, le Français, que personne n'avait vu à Porto avant ce soir-là, était allé se poster face à l'escalier qui descend des loges, et qu'en passant, Leonor lui avait fait le plus significatif et le plus hardi de tous les sourires ; un scandaleux détail dont tout le monde s'aperçut, excepté Guilherme, et son oncle, qui était myope.
   Le journaliste entra à l'Águia d’Oiro, passa une demi-heure à décortiquer quelques côtelettes, et posta son domestique en sentinelle, pour prévenir Amaral, quand celui-ci sortirait de la chambre de son oncle, qu'il l'attendait là.
   Ils sortirent ensemble, et entrèrent à l'Hospedaria Francesa, où résidait le poète. Ils entrent, et le Français entre en même temps qu'eux. Le Français chantonnait la cavatine de Sémiramis, et Amaral sifflait, avec indifférence, et toute la gaucherie d'un provincial, un rondeau de Guillaume Tell. Le poète ne sifflait pas et ne fredonnait pas : il était triste et concentré.
   – Connais-tu, dit-il, cet homme qui est en train de monter l'escalier ?
   – Non ; j'ai eu l'impression que c'était un étranger.
   – Il fait la cour à ta cousine.
   – Tu plaisantes ?
   – Il fait la cour à ta cousine. On dit que les yeux d'un homme amoureux voient tout ; les tiens ont été aujourd'hui atteints d'une scandaleuse cataracte ! Tu n'as donc rien vu ?
   – Il m'a semblé qu'elle regardait quelqu'un à l'orchestre avec une attention particulière...
   – C'est cet homme qui a eu droit à un sourire angélique dans les escaliers, au moment où ils descendaient.
   – Parole d'honneur ?!
   – Je te jure par mon honneur, et par celui des onze mille vierges, ta gentille cousine comprise.
   – Ce n'est pas le moment de plaisanter...
   – C'est plus sérieux alors que je ne pensais !... Tu aimes ta cousine ?
   – À la folie... C'est incroyable...s'agissant de moi ! Mais la vérité... l'atroce vérité, c'est bien celle-là... Ma femme fatale... c'est elle... elle est enfin apparue !
   – Je pense que tu vas être châtié, Guilherme...
   – Châtié !? Qu'entends-tu par là ?
   – Méprisé.
  - Qui sait ? Je ne suis pas encore entré dans l'arène... Mon rival serait si puissant !...
   – Cet homme, si tu veux me croire, la suit... C'est la première fois que je le vois.
   – Mais mon oncle va m'aider.
   – Tu en es donc à appeler ton oncle à ton secours contre ta cousine ?! Ce serait une faiblesse, une conquête peu glorieuse, et une ignominie pour un lion ! Ne tombe pas dans ce travers, ce serait encore pire pour toi. Une femme déteste un persécuteur qui prend sa famille comme parapet pour la mettre à sa merci. En faisant appel à leur pitié, l'on en touche beaucoup ; en recourant à la contrainte, on ne fait que lui passer des menottes ; mais son âme reste libre. Tu es parfois inférieur à l'idée que tu te fais de toi-même. Je ne veux pas savoir ce que sont ces amours foudroyantes... je sais qu'il y a de la monstruosité dans ce genre d'amour... On voit une femme, à la lumière d'un éclair, et on la palpe à tâtons dans les ténèbres. Ce que je ne renonce pas à savoir, c'est comment tu t'accordes un droit que tu aurais acquis sur ta cousine.
   – Cette question est grossière... elle m'étonne de ta part.
   – Vraiment ? C'est qu'aujourd'hui tu ne reconnais personne Quel diable d'homme tu fais ! Je donnerais ma réputation littéraire pour te connaître ! As-tu bien réfléchi aux sentiments que t'inspire ta cousine ? Serait-ce de la vanité ?
   – Non, c'est un amour d'enfant, une passion à faire couler des larmes et du sang...
   – Je sens venir un duel...
   – Quoi d'étonnant... Il ne peut y avoir deux hommes qui vivent en aimant Leonor.
   – Et il n'y a pourtant que cinq heures que tu l'as vue...
   – Qu'importe ? Je t'ai déjà dit qu'il y a une femme fatale pour chaque homme...
   – Et un homme fatal pour cent femmes... Il t'en manque quatre-vingt-dix-neuf... La première s'en va déjà à veau l'eau... Que Dieu ait pitié de cette sœur qui est la nôtre. Devons-nous appliquer à Augusta la formule parce sepultis ?
   – Ne parlons pas maintenant d'Augusta...
   – Il est une heure du matin. Combien de larmes aura versées cette pauvre femme ! Parlons-en : c'est pathétique...
   – Changeons de sujet.
   – C'est que je n'ai pas envie, moi, de changer de sujet.
   – Bonne nuit.
   – Au revoir, Guilherme. Mes respects à Dona Augusta. Je t'attends ici demain.


XVII

   Les plaines du Candal étaient blanches de neige. Le froid lacérait les chairs. Le Douro rugissait en bas, inondant les misérables murs qu'osent opposer de faibles mains à la furie de ses crues.
   C'était la nuit où, depuis neuf heures du soir, Augusta attendait Guilherme à sa fenêtre. La fièvre de l'anxiété ne lui permettait pas de sentir le froid qui imprimait à ses joues des plaques bleuâtres. La macération de l'âme ne laissait pas de forces au sentiment pour la macération du corps. L'âme ne se laisse guère aller à la sensibilité, dans ses grandes détresses.
   Durant ces longues heures, Augusta ne disposait parmi ses sens, que de l'ouïe, qui alertait son cœur au moindre bruit dont elle s'imaginait qu'il venait de Guilherme.
   Il était deux heures quand Guilherme mit pied à terre. Il vit Augusta à sa fenêtre, et éprouva deux sentiments contradictoires : la compassion et l'agacement. Cette inquiétude extrême l'agaçait. La compassion, pire encore dans ce cas que l'agacement, était, chez Amaral, une vertu stérile, la pitié pour un mendiant qui vous dit "Que Dieu vous bénisse". Ce qu'il ne voulait pas, c'est avoir à donner une explication de son retard.
   Sans la plus petite ombre de ressentiment, Augusta vint à la rencontre de Guilherme en s'exclamant :
   – Que de soucis tu m'as donnés, mon amour ? As-tu eu un malaise ?
   – Non. Pourquoi ne t'es-tu pas couchée ?
   – J'en étais incapable... Si tu m'avais dit que tu t'attarderais, j'aurais mieux pu me reposer... La prochaine fois, dis-moi que tu vas te retarder, tu veux bien ?
   – Oui.
   – Tu as dîné ?
   – J'ai dîné.
   – Avec ton ami ?
   – Oui.
   – As-tu toujours été avec lui ?
   – Non... je suis allé au théâtre.
   – Tu as bien fait, mon Guilherme. J'aime savoir que tu t'amuses, si tu trouves du plaisir au théâtre... Méchant... Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu irais au théâtre ?!
   – Parce que je ne prévoyais pas d'y aller.
   – C'était La Norma ?
   – Non... c'était le... c'était le... c'était Le Barbier de Séville.
   – Tu as bien fait...Mais tu es triste, Guilherme !... Tu ne veux pas me regarder... Tu ne me dis pas la vérité... Tu as quelque chose... Dis-moi ce que c'est... Tu sais bien que tu ne veux pas m'inquiéter, mais l'incertitude donne encore plus d'inquiétudes.
   – Je n'ai rien, Augusta... C'est un de ces accès de mélancolie, qui sont dans ma nature.
   – C'est moi qui en suis la cause ?... Peut-être est-ce... ma tristesse qui aura contribué au changement que je note dans ton caractère... Je ne veux pas que tu souffres. Je te promets de ne jamais plus te dire de chose qui te fasse de la peine. Oublie tout ce que je t'ai dit hier. Vivons heureux. Je ferai tout ce que tu voudras. Allons au théâtre, allons où tu voudras que j'aille avec toi, tu veux bien ?
   – Je ne t'invite pas à m'accompagner où que ce soit...
   – Tu ne m'invites pas, mais c'est moi qui souhaite venir... Quand il y aura une représentation, nous irons tous les deux, tu veux bien ?
   – Pour l'instant, c'est impossible.
   – Pourquoi, Guilherme ?!
   – J'ai un oncle à Porto, et il y a certaines relations... que l'on doit cacher à un oncle.
   – Tu as raison...
   Les larmes jaillirent, sans qu'il s'y attendît, des yeux d'Augusta. La sérénité avec laquelle elle dit : "Tu as raison..." fut un de ces exploits qui restent inconnus, entre la femme blessée au fond de son cœur, et l'homme qui ne s'en rend pas compte, ou les salue en enfonçant encore plus dans la poitrine le fer de la raillerie ou du mépris.
  Agacé par ces larmes, Guilherme se leva brusquement, entra dans sa chambre, et s'y enferma. Il ne manifestait pas la moindre générosité, en lui accordant le droit de rester seule avec ses larmes ! Il en est beaucoup qui vitupèrent cette faiblesse, en exhalant leur rage contre ce talent qu'elles ont de verser d'artificieuses larmes...
   Augusta ne voulait pas croire à la réalité de cette courte scène. Comme elle n'avait pas l'expérience des faits pour se convaincre de la lassitude de Guilherme, elle interrogea les souvenirs de ses romans. Elle y vit des femmes malheureuses, bien des amantes abandonnées à l'époque la plus tendre de leurs amours, beaucoup d'entre elles sacrifiées à une frivole déférence pour les bonnes mœurs. Affligée alors par de nombreux exemples, elle crut que l'on se fatiguait d'elle. La passion, la vanité, la jalousie, la honte, se liguèrent, comme autant de démons, pour tourmenter le cœur de cette pauvre femme. Ce fut une nuit de supplices indes­criptibles ! La lumière pointa d'un jour horrible à l'endroit où Guilherme l'avait laissée, extatique, morte, immobile, comme foudroyée par un éclair. C'est là qu'il vint la trouver, et son aspect l'impressionna. L'altération de son visage était saisissante. Sept heures d'enfer avaient labouré la fraîcheur de ses traits, comme un fer rougi qui serait passé dessus.  La lividité, la maigreur, la fixité cadavérique de ses yeux, les lèvres ridées par la brûlure de la fièvre, tous les symptômes d'une longue tuberculose à sa fin... c'est ce que présentait le visage d'Augusta.
   L'on n'a pas besoin de vertu pour compatir à de telles douleurs. Saint-Preux, Don Juan, et Lovelace avaient leurs moments de pitié. Pourquoi ne pourrait-il en avoir, Guilherme do Amaral, cet esprit médiocre, sans originalité, sans caractère, un être trivial dans le genre le plus trivial qui soit.
   – Qu'as-tu, Augusta ? dit-il tendrement, en lui prenant la main, qui était brûlante. Tu ne me réponds pas !...
   – Que veux-tu que je réponde, Guilherme... Tout est fini entre nous... Tu es mort pour moi...
   – Tu es folle ! Quelle raison t'ai-je donnée pour me croire mort pour toi ?!
   – Oh ! mon Dieu !... Quel besoin as-tu de parler, Guilherme !... Une femme qui aime ne peut être trompée... Tu n'avais pas besoin de me parler aussi clairement... Je vaux moins que l'amitié d'un oncle à toi dont tu ne m'as jamais parlé... Quel est cet homme qui a un tel pouvoir, plus grand que je n'ai imaginé qu'une femme pût en avoir ? ! Il y a  six mois, tu voulais que je me montre... partout... avec toi, tu venais à bout de ma répugnance par des raisons fortes ; tu me disais que j'étais toute ta vie, et la société ton pire ennemi... Aujourd'hui... je te fais honte.
   – Tu ne me fais pas honte, Augusta... Tu me tortures en te montrant aussi injuste... Que gagnes-tu à me faire souffrir de la sorte ?
   – Ce que j'y gagne !... Demande-moi à quel point il est douloureux d'arracher à mon cœur ces mots que je regrette de prononcer, puisqu'ils t'agacent... ou te blessent !... Guilherme, ne souffre pas pour moi... Ce que tu voudras... fais de moi ce que tu voudras... ma compagnie ne doit pas t'être une contrainte... tu veux bien, mon chéri ? Je vais t'ouvrir mon âme... Non, c'est encore trop tôt... Le sacrifice que  je t'offre n'aurait aucune valeur... Je serai noble dans mon malheur, du moment que je ne puis l'être dans la société... Je n'aurai pas honte de moi-même ; ce sera au moins une consolation pour la femme que tu aurais honte de présenter à un oncle...
   – Encore !...
   – Ne prends pas la mouche, Guilherme... Viens... Sois mon ami ; tu me le dois bien.
   – Ne suis-je pas ton ami, Augusta ?!
   – L'es-tu ?
   – Je le suis, et je le serai toujours.
   – Je n'ai donc aucune raison de pleurer. Pardonne-moi.
   Guilherme déjeuna avec Augusta. Ils n'échangèrent pas deux mots. Sa situation à elle était angoissante comme un remords. Il est rare que l'expiation commence ainsi en même temps que la faute. La faute, dis-je, et peut-être ai-je proféré une grosse sottise. Quelle était la faute d'Amaral ? Aimer une femme, qui avait détruit la cristallisation dont l'autre avait bénéficié.
   Donnez-nous, moralistes, une amulette en jais pour chasser le démon de la tentation ; nous l'agiterions dévotement au-dessus de l'esprit faible, de l'esprit malléable, qui s'adapte à toutes les formes, ce caméléon intérieur, qui change de couleur à chaque rayon de lumière dans les derniers yeux qui le fixent. Corrigez les défauts du système nerveux de Guilherme. Transfusez un sang plus serein, moins irritable, dans les artères. Donnez-lui la quiétude de la paix sur le sein d'une femme, qu'elle soit reine ou couturière. Libérez-le du malheur qu'entraîne l'inconstance. Faites qu'il arrive à trente ans en détestant les vingt sortes de femmes qu'il a connues(1), et se détestant pour avoir abusé de faciles avantage, que l'or, la jeunesse, et la séduction lui servaient à la table des rires et des poisons, comme aux festins des Borgia.
    Arrachez de son sein l'esprit inquiet qui commence par des taquineries et finit par de jalouses rancœurs : insufflez-lui une âme neuve, pacifique, se  nourrissant facilement, frugalement, susceptible de s'endormir dans la paix pourrissante d'une amitié bourgeoise et stupidement heureuse. Moralistes, quand vous aurez découvert la façon d'enchaîner l'esprit, érigez un échafaud pour les volontaires infâmes qui ont poussé la femme aux abîmes.
   Le déjeuner s'était déroulé tristement, comme la communion d'un agonisant. La comparaison est forte, mais juste.
   Guilherme  fit harnacher son cheval, serra Augusta dans ses bras, et dit :
   – Je vais déjeuner aujourd'hui avec mon oncle. À ce soir. Ne pleure pas, Augusta... Je te paierai avec de l'amour toutes tes souffrances. Le plus beau ciel a des tempêtes... La nôtre passera... Dis-toi que personne ne se rend volontairement malheureux.


XVIII

   Amaral rencontra le lendemain le journaliste à la Batalha.
   – Tu arrives juste à temps, dit le poète, inexorable dans ses épigrammes.
   – Pour quoi ?
   – Veux-tu voir le Français que je t'ai montré hier ? Regarde cet homme adossé là-bas à la vitrine du coiffeur Cruz... Tu l'as vu ? Fais maintenant un demi-tour avec tes yeux, tu verras ta cousine derrière un vitrage de l’Águia d’Oiro... Tu l'as vue ? Ne trouble pas cet innocent colloque entre deux âmes qui communiquent par le magnétisme. Du respect pour les passions d'autrui !
   Guilherme ne trouvait aucune réponse aux propos ironiques du poète. Il enfonça ses éperons sur les flancs de son innocent cheval, et, après quatre bonds, il entra bruyamment dans la cour de l'auberge. Léonor, qui l'avait vu, ne bougea pas.
   L'Othello fut conduit dans la chambre de son oncle, qui ôta ses lunettes pour embrasser son neveu.
   – J'étais, dit-il, en train d'écrire à ma femme et je lui parlais de toi, et de ma fierté d'être ton oncle. Je ne m'imaginais pas que je te trouverais si beau, et rangé à ce point, d'après ce que me racontent les domestiques de cet hôtel, où tu as séjourné un an. Ta cousine t'a trouvé bien sympathique...
   – Il y a quelqu'un qu'elle trouve plus sympathique encore, mon cher oncle.
   – Vraiment ? Elle est bien bonne ! Pourquoi dis-tu cela, Guilherme ?
   – Parce que j'ai des yeux.
   – Explique-toi ; je ne comprends rien à cette énigme.
   – Si cela vous intéresse de la comprendre, mon oncle, veuillez avoir l'obligeance de venir à cette fenêtre...
   – Que se passe-t-il donc ?
   – Il n'est pas nécessaire de l'ouvrir... Veuillez observer la première fenêtre du premier étage de cette maison, en face...
   – Je ne vois rien... je suis très myope... Attends... Il y a là une longue-vue...
   Teotónio regarda par la longue-vue, et ne resta pas longtemps en observation.
   – C'est lui !... dit le vieillard en tremblant
   – Alors, vous le connaissez ?
   – Parfaitement... C'est le démon qui ne me lâche pas... Le mauvais ange de ma fille... Écoute-moi, Guilherme... Cet homme est un Belge, un étudiant, un aventurier. Il y a deux ans que j'ai découvert cette amourette entre ma fille et lui... Maudite soit l'heure où je l'ai enlevée du collège !... J'ai fait tout ce que je pouvais pour couper court à ces relations.. J'ai pris Leonor à Paris... Ce démon nous a rejoints. Je l'ai amenée à Londres, il l'a suivie. J'ai parcouru l'Italie l'année dernière, il était toujours sur nos talons, à Venise, à Florence, à Rome... Maintenant que je me croyais dans un pays inconnu de ce coquin, voilà que je le retrouve ! Cela va se terminer ici, Guilherme. Aide-moi à sauver ta cousine de ce dépravé qui la poursuit...
   – De quelle façon, mon oncle ?
   – Sois franc : aimes-tu ta cousine ?
   – Qui n'aimerait pas cet ange ?
   – Veux-tu être mon fils ? Veux-tu l'épouser ?
   – Cela ne dépend pas que de moi. Vous voyez bien, mon oncle, que je ne puis, honnêtement, l'accepter contre sa volonté... Notre mariage serait un désastre pour tous les deux.
   – Tu te trompes. Les femmes ont de ces enfantillages. "Elles aiment par caprice, et oublient par caprice", comme dit ma femme, qui est au-dessus de tout soupçon, et tout ce qu'elle dit sur les femmes est parole d''Évangile. Fais-lui la cour franchement, et tu verras comme elle changera d'avis.
   – Je crois que vous faites erreur, mon oncle. Je peux essayer, mais, si je n'y arrive pas, malgré votre obligeant soutien, je risque de quitter le champ de bataille couvert de blessures. On ne combat pas l'amour par vanité ; et, vu que vous me demandez d'être franc, je lui dirai que, depuis que je l'ai vue, je sens une confusion dans mes idées, la naissance d'une passion, un espoir, et  un découragement... un terrible mélange de ciel et d'enfer que je ne puis lui expliquer.
   – Fort bien ; explique-toi avec elle, et retrousse tes manches. Dès qu'elle se sentira un penchant pour toi, l'on se procure une dispense, et le mariage se fera dans cette église exactement (il pointa le doigt sur Santo Ildefonso). Il n'y a pas de temps à perdre. Je la fais venir, et d'ici un moment tu restes seul avec elle. Exprime-toi nettement, entends-tu ? Pas question d'une cour de gamins. Ma femme dit que les femmes aiment qu'on soit clair sur des sujets où il ne faut laisser planer aucun doute...
   Teotónio appela Leonor. La jeune fille en entrant avait l'air moins affable que la veille. Elle exprimait avec un froncement de sourcils à quel point  ça l'ennuyait de venir. Dès qu'elle eut serré la main de son cousin, elle s'assit près de la fenêtre pour être vue du Belge. Deux, trois mots, un coup d'œil furtif à la fenêtre du coiffeur. Amaral se mordait la lèvre inférieure. Teotónio soufflait derrière son mouchoir.
   – Je reviens tout de suite, dit le vieillard, qui n'arrivait pas à contenir son humeur.
   – Où allez-vous, mon père  ?
   – Je vais demander qu'on fasse venir une voiture.
   – Si ce n'est que cela ; je sonne, et le domestique arrive.
   – Non... ce n'est pas nécessaire... J'ai quelque chose à dire à la directrice.
   Amaral se rendait bien compte de la signification cruelle de cet incident. Leonor ne voulait pas rester seule avec lui. Elle craignait quelque liberté de langage. C'était peut-être la méfiance que lui inspiraient les paroles de son père...
   Le bon sens ne fait pas toujours défaut à un amoureux. Guilherme avait compris.
   – Il me semble que je vous suis importun, ma cousine...
   – Pas le moins du monde...  je suis au contraire fort heureuse d'avoir fait votre connaissance.
   – J'aurais donné ma vie pour ne pas faire la vôtre.
   Leonor baissa les yeux : ce n'était pas de la pudeur, c'était un reproche.
   – Ce n'est en tout cas pas ma faute...
   – Et je ne vous faisais aucun reproche... Je ne vous ai pas encore dit que je ne vous rendais pas responsable de mes chagrins.
   – Il ne manquerait plus, mon cousin, que vous me rendiez responsable de vos chagrins... Je suis heureuse de vous connaître depuis hier après-midi.
   – Mais la vie qui est passée, ce n'est pas de la vie. Seuls comptent nos malheurs présents et futurs...
   – Je n'entends rien à ces malheurs... Vous vous moquez de moi, et je ne sais pas si je mérite de m'exposer à votre ironie.
   – Je ne me moque pas, Leonor...
   Cette liberté fit affluer le sang au visage de l'impatiente jeune fille ; ce n'était pas  de gêne, mais la colère.  Elle se vengea de l'offense en fixant plus attentivement le Belge, qui ne bougeait pas de son poste.
   – Je vous demanderais, au moins par courtoisie, reprit Guilherme en souriant avec une malice affectée, quand vous m'accordez l'honneur de vous parler, de cesser un moment de répondre aux exigences de quelqu'un qui vous contemple.
   Leonor, surprise, tressaillit. Elle fut prise d'une bouffée de colère encore plus violente ; mais sa raison reprit le dessus, et Leonor, sortie deux ans avant de l'innocente atmosphère d'un collège, sourit avec le dédain de nos dames de quarante-cinq ans, avec, à leur actif, quarante-cinq surprises de ce genre... Ah, la France est un pays béni pour les femmes ; là-bas, à seize ans, l'on est parfaite ; on connaît toutes les échappatoires, quand l'on se sent acculée ; l'on fait d'un regard et d'un sourire une arme, qui abat l'orgueilleuse astuce d'un fat.
   – Ce sourire, continua le conquérant désarçonné, est fort significatif, cousine.
   – Je supposerai que vous en connaissez la signification, mon cousin... Savez-vous que je me dois de vous reprocher vos excessives libertés avec une personne que vous connaissez depuis moins de vingt heures ?
  - Reprochez-les moi donc, mais ne me condamnez pas pour cela, et ne m'offensez pas... Cette remarque est insultante...
   – L'on ne tient ni en Belgique, ni en France, ni en Angleterre un tel langage à une dame. Au Portugal l'on ne respecte guère les femmes, à moins qu'un cousin puisse dire ce qu'il veut à sa cousine...
   – Je ne vous dis pas ce que je veux, ni ce que je pense de votre éducation...
   – Mon éducation a été bonne, mon cousin. J'ai appris à respecter les volontés d'autrui, et, en dehors du collège, j'ai une mère aussi respectable qu'instruite, qui m'invite à respecter, plus que les autres volontés, celles du cœur des autres...
   – Je vous ai comprise.
   – En êtes-vous fâché ?
   – Je ne le puis ni ne le dois... Je me plains.
   – Ce sont là des formules par trop sentimentales. Soyez mon ami, cousin.
   – Je le serai... mais... loin de me permettre autant de franchise que vous... Je redoute qu'elle me tue.
   – Werther est-il connu au Portugal ?
   – Oui, ma cousine... Mais au Portugal, on a sa fierté... Il n'y a pas ici de femme qui vaille la peine que l'on se donne la mort... Quant à celles qui viennent d'ailleurs...
   – Elles n'en valent pas la peine, elles non plus... J'en suis certaine...
   – Disposez-vous de ma volonté ? dit Guilherme en se levant.
   – Vous partez ? J'appelle mon père.
   Leonor appuya sur la sonnette. Un domestique se présenta.
   – Dites à mon père que mon cousin va partir.
   – Monsieur Teotónio Vaz est sorti, dit le domestique...
   – Quand ?
   – À l’instant.
   – Et où était-il jusqu'à maintenant ? demanda-t-elle, surprise.
   – Dans votre chambre, Mademoiselle.
   Leonor regarda, du coin de l'œil, la maison en face, et ne vit pas le Belge. Elle prit peur... Guilherme lui serra la main avec une hypocrite cordialité, et sortit.
   Se doutant que son oncle cherchait son démon, il partit dans cette direction ; en arrivant à la cour du coiffeur, il les vit. Il était trop tard pour reculer : il voulut donner le change en montant, au moment où le Belge prononçait dédaigneusement ces paroles  :
   – Vous n'avez aucun droit de m'empêcher de me rendre là où se trouve votre fille. Un passeport légal me garantit celui de passer les frontières sur toute la surface du globe. Je suis aujourd'hui ici ; d'ici un an, je serai aux antipodes.
   Guilherme s'était arrêté. Le Belge lui demanda :
   – Voulez-vous quelque chose, Monsieur ? Je crois qu'on ne vous a pas appelé.
   Amaral répondit en bredouillant :
   – Si l'on ne m'a pas appelé... tant pis, je me présente...
   – C'est mon neveu... dit Teotónio Vaz.
   – Enchanté... rétorqua le Belge, mais cela ne vous donne pas le droit de vous mêler à notre conversation.
   – J'ai celui de vous demander réparation à la moindre parole injurieuse que vous adresserez à mon oncle, répondit Amaral.
   – Et moi les plus saintes dispositions pour vous donner satisfaction, bien que je sois incapable d'insulter qui que ce soit, dit sereinement le Belge.
   – Mais qu'avez-vous à voir avec ma fille ? rétorqua Teotónio en croisant les bras.
   – Ce que j'ai à voir ? C'est une alliance de nos cœurs, qui ne porte aucune atteinte à l'honneur d'un père, ni à celui de sa fille.
   – Mais ce Monsieur qui est un père, fit Guilherme, ne veut pas entendre parler de cette alliance... il la refuse...
   – Il n'a rien d'autre à faire que de l'accepter.
   – Rien d'autre à faire ! Voilà qui est fort intéressant ! C'est la plus grande ânerie que j'ai entendue !
   – Ce n'est pas une ânerie aussi grande que vous l'imaginez, Monsieur. L'amour ne se plie pas aux volontés des autres. En tant que père, vous avez parfaitement le droit de la tyranniser ; en tant qu'homme, je peux lui vouer un amour éternel... Je ne demande rien de plus... Je vis de cet amour, à l'ancienne ; c'est ainsi qu'aimaient nos plus lointains ancêtres.
   – Attention, je ne plaisante pas, Monsieur ! Je parle très sérieusement... Il faut que vous quittiez le Portugal au plus tôt... Sinon...
   – Veuillez préciser votre menace...
   – Sinon... J'ai la loi pour moi... Vous ne cessez, Monsieur, de me persécuter...
   – Je ne manque pas de goût à ce point, cher Monsieur... Celui qu'on persécute, s'il y a ici une victime et un bourreau, c'est moi...
   – Vous êtes un homme sans honneur... lâcha le vieillard, en faisant claquer ses deux maxillaires, dans un accès de rage convulsive.
   – Il n'y a qu'un fou qui puisse me traiter d'homme sans honneur, ou un infâme. Le fou vitupère en toute impunité ; vous n'avez, Monsieur, que vos cheveux blancs pour vous protéger.
   – Mon oncle ne se réfugie pas derrière ses cheveux blancs... Je suis son neveu... Je ne vous donne pas satisfaction, je demande réparation, et qu'elle soit prompte.
   – Comme vous voudrez, et quand vous voudrez. J'habite à l'Hospedaria Francesa, chambre n° 9.
   Le Belge salua poliment, et sortit, en souriant avec une suave urbanité.
   – Rentrez avec moi... dit Teotónio, en prenant le bras de son neveu.
   – Non...
   – Pourquoi tu ne viens pas ? Je ne veux pas de duels.
   – Il est impossible qu'il n'y en ait pas un.
   – Je n'en veux pas, je te l'ai dit... Remets-t-en à ma tête... Je sais tout ce qui s'est passé avec ma fille... Viens, et fais comme s'il n'y avait pas eu cette discussion.
   – J'ai de la fierté, mon oncle !...
   – Je le sais... Il suffit que tu sois le fils de ma sœur... tu es de notre famille ; mais ta fierté garde-la pour d'autres occasions... Notre affaire ne se conduit pas avec des coups... Remets-t-en à ma tête...
   – Soit... Si nous avons quelque chose à nous dire, montons au salon du coiffeur.
   Ils y montèrent, et s'y enfermèrent.
   – Je vais tout de suite quitter le Portugal, dit Teotónio. Je m'embarque dans le premier paquebot pour l'Angleterre. Tu dois nous accompagner.
   – Moi !...
   – Remets-t-en à ma tête. Ta cousine ignorera notre départ, et notre infâme persécuteur n'aura pas le temps de connaître notre destination...
   – Et après ?
   – Ma fille perdra ses illusions, elle t'aimera ; et dès le premier signe, tu l'épouses.
   – Vous me faites penser à un enfant, mon oncle ! Vous êtes convaincu qu'elle pourra oublier cet homme !? Vous ne connaissez rien du cœur humain.
   – J'en connais plus que toi. Remets-t-en à ma tête. Je me suis trouvé, avec ma femme, dans la même situation que toi avec ma fille. Elle en aimait un autre ; cet autre était un spadassin, il m'a défié. Qu'avais-je à faire d'un défi ? J'aurais été bien bête ! Ç'aurait été une belle victoire s'il m'avait transpercé la poitrine de son fleuret ! L'essentiel, c'est d'avoir un père de son côté, et un peu de prudence... Tu viens avec nous, Guilherme ?
   – Je ne peux pas prendre une décision comme ça...
   – Tu le peux, tu n'as à demander la permission de personne.
   – Je prendrai  une décision avant ce soir.
   – Le paquebot part après-demain. Il n'y a pas de temps à perdre... Je t'attends pour le dîner ce soir... Pas un mot de notre accord à Leonor... C'est entendu ? Remets-t-en à ma tête...


XIX

   Durant cette scène, le journaliste, qui fumait, dans la plus tranquille béatitude de son esprit, un cigare, était resté adossé au dernier pilier (appelé   "moine",   ceux de pierre, qu'on trouve à tous les coins de rue ; foin des anachroniques équivoques) de la rue de Santo António. Il avait assisté à la scène, et deviné le reste.
   Quand Guilherme sortit, la première question du journaliste, ce fut :
   – Qui sont tes témoins ?
   – Allons chez toi... dit Amaral, en allumant un cigare, les yeux fixés, sous le bord de son chapeau, sur les fenêtres de l'Águia d'Oiro, où sa cousine ne se trouvait pas.
   Dans le couloir de l'Hospedaria Francesa où l'on a déjà dit qu'habitait le poète, ils croisèrent le Belge qui donnait à un domestique, qui ne le comprenait pas, cette recommandation :
   – Si l'on vient me voir, dis que je n'en ai pas pour longtemps : que l'on m'attende, ou que l'on revienne à deux heures.
   En les remarquant tous les deux, alors qu'ils entraient, il continua :
   – Naturellement, vous venez me voir.
   – Non, Monsieur, dit le poète.
   Et ils poursuivirent leur chemin. Le Belge poursuivit le sien, en sifflant.
   Guilherme n'était pas d'un courage démesuré. Le sang-froid avec lequel son rival l'avait interrogé lui avait chauffé les joues. Forte dans bien des domaines, son organisation ne donnait pas autant qu'elle l'aurait pu dans les élans de bravoure. Il aurait pu se battre en duel cinquante fois ; cela n'aurait pas prouvé plus de choses que de se battre une seule, et tout homme se bat pour une femme, à moins qu'il ne se tire une balle dans la tête.
   S'il y avait quelqu'un qui le connût bien, c'était le journaliste;
   – Où en sommes-nous ? lui demanda-t-il en sautant sur son lit, son sofa de réception, croisant les jambes dans une attitude de calife.
   – On assiste à la réalisation de tes fatales prophéties.
   – Je ne me souviens plus de la dernière...
   – Ma cousine me déteste.
   – Quelle ingénuité ! Et toi, tu l'adores ?
   – Je ne sais pas exactement ce que je ressens.
   – En tout cas, tu ne la détestes pas...
   – Non.
   – Voilà ce que je n'aurais osé prophétiser... Il y a là une absence de fierté, Guilherme... La moitié de ton âme est infectée par la lèpre. Tu te rabaisses à la taille d'un pygmée...Comment peut-on aimer ainsi ?
   – Je ne sais pas. Il y a une parole qui explique tout : c'est l'expiation.
   – Cela n'explique rien. Tout homme a son arbitre, sa conscience, et son amour propre. Le plus vil de tous fait un effort, et se sauve de la honte et de l'ignominie.
   – La honte et l'ignominie ! ce sont là de bien grands mots !... Tu te sens toujours pris dans le tourbillon d'un feuilleton échevelé !  Où vois-tu ici de la honte et de l'ignominie ?
   – Tu es mon ami, continua le poète, en venant gravement s'asseoir à côté de Guilherme.  Tu es le premier homme à qui je parle ainsi, tu es le premier et le dernier auquel je ne cache rien. Dresse la liste des différents sujets dont nous avons discuté, et, après, étudie le caractère de cet homme jouissant d'une odieuse réputation... Allons-y... Qu'y a-t-il ? Un duel, n'est-ce pas ?
   – Il n'y a pas de duel. Mon oncle ne veut pas que je me batte.
   – C'est un excellent oncle, et tu es un excellent neveu. Il n'y a aucune ironie là-dedans. Et alors ?
   – Mon oncle part pour l'Angleterre, et veut que je l'accompagne.
   – Tu pars ?
   – Je ne le sais pas encore. Il promet de me donner Leonor, dès qu'elle aura perdu tous les espoirs illusoires qu'elle plaçait sur le Belge.
   – Et cette femme te convient ?
   – Si elle me convient !... Je ne dois pas te mentir... Je l'aime... S'il n'y avait cette barrière, je l'aimerais moins. Passion, orgueil folie, je ressens tout cela...
   – J'admets la folie comme explication. Aux actes consommés, il n'y a plus  de remède  Une fois marié avec ta cousine, seras-tu heureux ?
   – Heureux !... Qui est heureux ?
   – Personne ;  mais le déshonneur n'arrive pas à rendre tous les époux malheureux.
   – Veux-tu dire...
   – Que les femmes mariées de force n'ont pas toujours les vertus chrétiennes de l'Angélique de Balzac. Il est dommage que je doive faire observer à un homme, formé dans la grande société, ce que l'on dit à un provincial sans expérience. Crois-tu posséder de plus grands mérites que ceux de Christian de Bernard ? Ne crains-tu pas d'être humilié aux yeux de ta femme par l'astuce d'un Gerfaut ? Excuse-moi ces réminiscences romanesques, parce que c'est là que tu as bu les saines, comme les déplorables maximes de ton code moral.
   – Je trouve cet interrogatoire inconvenant...
   – Voile donc ta face du voile amict de la pudeur, mon angélique ami. C'est l'heure solennelle des rudes vérités. Tu comptes fasciner ta cousine avant ou après qu'elle sera devenue ton épouse ? Aie la bonté de me répondre.
   – Avant : la question est incongrue et sotte.
   – Patience... Le sot, c'est moi... Je laisse à l'avenir le soin de nous juger. Raisonnons avec la bonne foi la plus candide... Tu n'aimes pas ta cousine, Amaral. Laisse-moi flatter ta vanité avec cette idée. Mes soupçons te font honneur. Tu ne peux déjà l'aimer, et tu ne l'aimeras jamais... Pas encore, non : un homme qui aime vraiment doute toujours de lui-même, craint toujours de ne pas mériter une récompense d'une femme qui, souvent, n'exige pas de grands mérites, ni de grandes preuves d'amour... Tu ne l'aimes pas parce que tu l'as vue hier, que tu as été aujourd'hui repoussé, que tu le seras demain, et, malgré tout, la fatuité de ton orgueil est telle que tu t'es promis de vaincre sa résistance... et de la vaincre comment ? En te faisant l'allié de l'astuce, d'un caprice, ou de la violence d'un père. Tu ne l'aimeras jamais. Admettons l'hypothèse que ta cousine devienne ta femme. L'idée seule de la posséder grâce à de perfides stratagèmes, indignes d'un homme généreux et honnête, sera insupportable à ta conscience, qui ne te fait pas souffrir aujourd'hui, mais te lancinera quand tu auras retrouvé ton sang-froid après l'avoir possédée. Marié, tu ne pourras l'aimer par routine. Tu traverses une crise décisive. C'est une fièvre, une congestion morale, que la réflexion n'apaise pas, parce que le circonstances pressent tant le dénouement qu'elles ne te laissent pas réfléchir. Il ne te reste qu'un moyen de t'en sortir. Retrouve la bravoure de ton âme ; conduis-toi comme un homme, et dis : "Je ne veux pas être vil ! Je serai honnête, par respect de moi-même ! Je méprise cette femme, que je ne peux avoir que si on me la livre, en étant moi-même un instrument abject dans la main de son père."  
   Guilherme était ébranlé. Jamais le journaliste ne lui avait paru si sévère, ni aussi respectable. S'il avait voulu lui répondre par un de ces persiflages osés,  d'usage chez les jeunes gens, il ne l'aurait pu. Le discours, que n'autorisait pas l'âge du poète, mais rendu solennel par sa gravité, son émotion, et sa passion, résonnait comme les conseils d'un vieillard, les austères réflexion d'un père bienveillant, ou d'un frère affectueux.
   Amaral s'était levé, poussé par une angoisse qui secoue machinalement le corps, et nous oblige à marcher des lieues, dans l'espace confiné d'une pièce, sans nous fatiguer, sans nous comprendre.
   Le poète ne voulut pas accumuler des sensations dans l'esprit de son ami. Il se tut tandis que lui, repoussant à pleine gerbes ses cheveux vers le haut de la tête, allait et venait d'un angle à l'autre de la pièce.
   – Et Augusta ?!... murmura Amaral, comme si cette question s'adressait à sa propre conscience.
   – Que dis-tu ? demanda le journaliste, en faisant comme s'il n'avait pas entendu.
   – Rien...
   – Et Augusta ?! Je te le demande, si tu n'as rien dit... répondit le poète en souriant.
   – C'est une fatalité !...
   – Écris ANATHÈME sur ce mur comme l'Alchimiste de Notre-Dame. Je serai le Victor Hugo qui déchiffrera cette terrible énigme... Si tu ne veux pas discuter en te promenant, comme les philosophes péripatéticiens, asseyez-toi là...
   – Je vais partir.
   – Tu vas au Caudal ?
   – Non ; aujourd'hui, je dîne avec mon oncle.
   – Mais il est deux heures... il est bien tôt.
   – Il me faut effectuer quelques démarches.
   – Tu prépares un voyage ?
   – Je pense que oui...
   – Par conséquent, j'y perds mon latin... Le démon de la folie est plus puissant que la raison d'un journaliste consciencieux... Je n'y peux plus rien, n'est-ce pas ?
   – Ne me parle pas d'hypocrites bravoures ! Je ne peux... Je ne peux la voir partir... Mon orgueil est atrocement blessé. Je n'ai jamais connu la jalousie ; je ne me suis jamais trouvé aussi mal placé face à un rival : ce serait honteux de céder cette femme, sans avoir épuisé tous les recours. Je vaincrai ! Je la fascinerai ! Je l'obligerai à me demander de ne pas lui parler de cet homme oublié, et méprisé... et puis, si ma vanité veut une vengeance plus complète, je la méprise.
   – Qui, elle ?
   – Elle... ma cousine !
   – Et combien de lâchetés pour obtenir cet improbable triomphe ?
   – De lâchetés !... Eh bien oui, des lâchetés si tu veux ; mais un triomphe improbable... Non !... Il est absolument certain... je suis convaincu que je peux y arriver.
   – Et Augusta ?
   – Je ne sais pas.
   – Cette pauvre femme doit quand même peser son poids dans tes considérations... Quel rôle joue-t-elle ? le rôle d'une gêneuse qui s'éloigne sur la pointe des pieds, est-ce que je me trompe ?
   – Oui. Augusta n'est pas femme à s'éloigner sur la pointe ses pieds... Celles qui s'éloignent ainsi, tombent dans un abîme. Augusta ne tombera pas. Si elle veut rester vertueuse, elle peut le faire, sans renoncer aux privilèges dont elle jouit. La maison où elle vit continuera d'être la sienne ; les domestiques qui me servent seront les siens ; elle pourra tout envisager, parce que j'ai assez d'argent pour assurer un avenir enviable à une femme.
   – Et tu estimes que Augusta sera ainsi payée et satisfaite ?
   – Si elle ne se trouve pas payée et satisfaite, comment veux-tu que je solde mes comptes ?! Veux-tu que je l'épouse !? Eh bien, mon cher ami, garde ta morale pour tes feuilletons, et ne te couvre pas d'un voile d'hypocrisie, qui ne sied pas à ta physionomie.  On dirait que tu veux faire de moi une chiffe molle ! Va coller les obligations du mariage à tes nombreuses connaissances qui nourrissent tous le jours les statistiques de la prostitution ! Regarde combien d'eux garantissent, au bout de dix-huit mois, aux femmes qu'ils ont séduites avec un manteau et une robe, de quoi mener une existence brillante durant toute leur vie !... C'est là sentir bien vivement les souffrances d'autrui !... Me voici seul, ici, au moment le plus critique de ma vie ! Alors que j'attendais de toi les encouragements qu'une simple connaissance ne me refuserait pas, je trouve, chez mon seul ami des sarcasmes, des diatribes, des prédictions blessantes pour ma vanité d'homme, et, pour finir, l'on me propose, comme un remède efficace, le mariage avec une couturière à qui je n'ai pas solennellement promis le mariage, et que je dois épouser pour la simple raisons qu'elle veut être ma femme ! Tu ne te refuses rien ! Les couturières devraient se cotiser, pour t'envoyer, en guise de cadeau, une grosse de chemises.
   – C'est que j'en ai bien besoin, mon cher Amaral... Tu m'as foudroyé sur place !... Je n'ai rien à te répondre... La couturière doit être renvoyée sur le champ, elle a eu l'audace de concevoir l'idée d'être honnête. Et pas seulement renvoyée ! Je vote pour qu'elle soit noyée, comme Messaline, par la trappe d'un canot ! La couturière est une infâme, elle a eu l'insolence d'estimer que tu devais l'épouser, du simple fait, si glorieux pour elle, que tu l'as tirée de la rue des Arménios, où elle avait le très mauvais goût de vivre honorablement, en travaillant à s'employer, ridiculement, à fabriquer des bretelles ! Je vote pour que la couturière soit brûlée, comme Jeanne d'Arc ! La couturière...
   Guilherme l'interrompit, en enfilant ses gants, faisant mine de se retirer.
   – Ferme donc le robinet de ton esprit. Ton ironie est fade, et bêtasse, comme tes feuilletons moralisateurs, où le bon sens se heurte aux tours de force d'un comte Almaviva, enveloppé dans la cape de Dom Basile... À ce soir... Si tu veux me faire la faveur de m'attendre chez Guichard à huit heures, nous parlerons...
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   À huit heures, Amaral et le journaliste, à l'écart des groupes bruyants qui fomentaient, au Café-Guichard, la chute d'une compagnie lyrique, s'entre­tinrent en ces termes :
   – Il me faudra peu de mots, pour tout te dire. Je ne peux m'attarder, je dois accompagner ma cousine au théâtre. J'ai l'impression qu'elle a changé d'humeur. En ce qui me concerne, Leonor se convainc que j'ai calmé son père et le Belge. Mon oncle semble confirmer mon sentiment par la joie qu'il manifeste. C'est cette raison, ou une autre quelle qu'elle soit, qui a produit en elle cette incroyable transformation depuis ce matin, jusqu'à cet après-midi.
   – Ce peut être une feinte...
   – Sans doute ; mais ce que je veux c'est qu'elle me donne du temps... Le vrai problème, c'est qu'elle s'habitue à moi. Toutes les femmes ne succombent pas à une impression imprévue ; celle-ci est de celles chez qui la cristallisation, comme tu l'appelles, prend beaucoup de temps.
   – Tu m'invites à conclure, à la vue de ton piquant programme, que tu pars pour l'Angleterre après-demain.
   – C'est exact.
   – Et tu vas donner aujourd'hui à Augusta son baiser d'adieu...
   – Nous en parlerons après la représentation... Il est huit heures un quart, à tout à l'heure. Ils mirent pied à terre à l'Águia d’Oiro, l'un monta, l'autre se rendit au théâtre.


XX

   Quarante-huit heures après, le journaliste, sincèrement mélan­colique, entrait à la tombée du jour chez Augusta, au Candal.
   – Madame est alitée, dit une domestique.
   – Elle est malade ?
   – Bien malade. Vous n'avez pas vu, Monsieur, Monsieur Guilherme à Porto ?
   – Oui...
   – Et vous avez reçu aujourd'hui une lettre pour la lui faire remettre ?
   – Oui, mais je ne la lui pas fait remettre.
   – Non ?! Pourquoi ?
   – Dites à Dona Augusta qu'il me faut absolument lui parler ; qu'elle ne se lève pas, si elle ne le peut pas ; la familiarité qui existe entre nous, nous dispense de cérémonies.
   Le poète attendit. Augusta s'était levée impétueusement et elle était venue le voir au salon. Son visage était décomposé. Sa robe de chambre sombre soulignait le sinistre mystère de sa physionomie. Ses cheveux, noirs comme de l'ébène, luisants comme ses yeux, lui arrivaient à la taille. L'effroi, l'immobilité, cette torpeur cadavérique des yeux qui se fixent sur la vision impalpable de la fièvre, effrayèrent le poète.
   – Où est Guilherme ? demanda-t-elle en entrant dans le salon.
   – Asseyez-vous Dona Augusta...
   – Dites-moi où se trouve Guilherme... répondit-elle impatiemment. Pourquoi ne m'a-t-il pas fait remettre une lettre.
   – Je ne répondrai à vos questions, que lorsque je vous verrai plus calme.
   – Quelle torture, mon Dieu !... Par ce que vous êtes, Monsieur ***, répondez-moi : Guilherme est-il mort ?
   – Non, Madame.
   – Il est malade ?
   – Je ne crois pas non plus qu'il le soit.
   – Vous ne croyez pas... que savez-vous au juste?
   – Je ne le crois pas, parce que cela fait trois heures qu'il est parti de Porto.
   – Pour où ?
   – Il lui fallait absolument se rendre en Angleterre...
   – Sans me le dire à moi ? !... Seigneur, j'ai perdu l'amour de  Guilherme !
   Augusta était tombée sur une chaise, en sanglotant.
   – Dona Augusta... Vous n'avez pas perdu l'amour de Guilherme... Il a dû brusquement partir, il n'avait pas assez de temps pour venir vous dire au revoir.
   – N'essayez pas de m'abuser, Monsieur... Il y a trois jours  que Guilherme est parti... Sans un seul mot, ni même un billet... quel mépris ! Que lui ai-je fait pour mériter cela ?... Dites-le moi... Soyez sincère avec moi... Si je ne suis plus rien pour vous, abandonnée par Guilherme, ayez pitié d'une pauvre femme... Expliquez-moi cet horrible secret... Je saurai tout demain... Qu'est-ce que cela fait que je le sache aujourd'hui ?! Je suis une malheu­reuse... J'ai été abandonnée, n'est-ce pas ?
   – Non Madame ; la preuve que vous n'êtes pas abandonnée...
   – Quelle est-elle ? Dites-le moi, dites-le, pour l'amour de Dieu !...
   – C'est que vous resterez ce que vous étiez dans cette maison, Madame ; que vous pouvez disposer de tout dans cette maison, avec les mêmes domestiques, et pour continuer de vivre ainsi, vous recevrez ponctuellement une mensualité de cent mille réis... 
   – Cela n'explique rien... Je ne vous demande pas si je suis pauvre ; je vous demande si je suis abandonnée... Si je ne dois plus espérer voir ici Guilherme...
   – Je pourrais essayer de vous abuser, en vous disant que si ; mais je ne sais pas si Amaral restera en Angleterre avec sa cousine.
  - Sa cousine ! Quelle cousine ?
   Le journaliste étourdi ne pouvait plus ravaler ce mot imprudent. Augusta insistait...
   – Qu'est-ce que cette cousine ?
   – C'est la fille de cet oncle qui est arrivé depuis peu de Belgique.
   – J'ai tout compris... répondit la couturière avec une étrange sérénité. À quoi cela me servira-t-il de connaître le reste ! Si vous ne voulez pas me le dire, je n'ai pas besoin de vos explications. Tout est clair comme la lumière du soleil. Guilherme est à sa cousine ; il appartient à sa cousine. Je suis libre, libre en effet, quoique je traîne derrière-moi le boulet du déshon­neur... Qu'est-ce que ça peut faire ? Qu'est-ce qu'une couturière voudrait de plus ?...
  Elle souriait, mais quel sourire que celui-là ! La sueur coulait de son front sur les braises vives de ses joues. Elle tremblait de tout son corps. Les convulsions de son cœur se trahissaient dans le halètement de sa poitrine. Ses bras retombaient, prostrés, à chaque fois qu'elle écartait vivement de son front ses cheveux dénoués. Le journaliste la fixait comme un objet d'étude, mais son cœur souffrait, et son respect plein de compassion devant une telle angoisse l'empêchait de parler. Le sourire d'Augusta, c'était la crispation qui vient aux lèvres, d'un feu intérieur, le signe avant-coureur, presque infaillible, d'une fulgurante démence, ou, rarement, de la poignante ironie avec laquelle les infortunés essuient les coups du sort. Le poète n'arrivait pas à choisir entre ces deux impressions. Augusta apparaissait dans son imagination, excitée par le beau horrible, comme un être extraordinaire, une héroïne qui n'était pas à sa place dans ce siècle trivial, un sujet fécond pour l'observateur,  de quoi inspirer un prochain drame.
   Augusta s'était brusquement levée ; elle ne voulait pas pleurer devant le journaliste, et sentait bouillonner dans ses yeux des torrents de larmes. Les contenir, c'était suffoquer, mourir sans même un gémissement sourd, tomber sans gloire, mourir sans pénitence. Elle se leva à grand peine, serra la main de l'ami de Guilherme, et lui demanda de l'excuser, souriant encore avec une grâce qui vous attriste, et laisse dans votre cœur une image que vous garderez  toute votre vie.
   Le journaliste voulut retarder son départ, en serrant sa main, sans la lâcher. Augusta essaya de se dégager noblement, venant à bout de la main tremblante qui la tenait.
   – Qu'allez-vous faire Dona Augusta ?
   – Je vais me réfugier dans mon lit... Je sens mon corps plus faible que mon esprit... Je veux vivre... je dois reprendre des forces, j'ai besoin de repos... Adieu.
  Cet adieu avait l'accent tremblant d'un dernier adieu... Le poète allait répondre, quand elle sortit précipitamment. Le journaliste atterré se reprochait son manque d'habileté  dans ses explications sur ce qui s'était passé ; il quitta le Candal, se passant dans la tête toute une liste de malheurs, de la démence au suicide. Cette nuit-là il voulut écrire sous le coup de cette terrible émotion, et il en fut incapable. Son chagrin était pourtant sincère !
   À minuit, le poète entendit le bruit de chevaux qui sortaient de la cour de l'auberge. Il demanda au domestique qui était parti, et apprit que l'étranger se dirigeait vers Vigo, et s'était fait faire un passeport pour l'Angleterre. Il ne demanda pas d'autres précisions, car il jugeait inutiles d'essayer d'en savoir plus, mais apprit que deux heures avant, un domestique de l'Águia d’Oiro avait apporté un mot d'une dame qui y était descendue quatre jours ; ce mot, écrit au crayon, et ouvert, que le domestique avait vu et n'avait pas compris, parce qu'il l'était en français, juste deux lignes.
   Il était onze heures, le lendemain quand le journaliste reçut trois grosses clés, avec ce mot :
 
   " Monsieur,
    Veuillez être le dépositaire de ces clés, qui sont de la maison de Monsieur Guilherme do Amaral. Les domestiques ont été payés et congédiés. Avec toute ma reconnaissante estime.
        Augusta. "
 
   Le poète fit demander au porteur de venir dans sa chambre. C'était l'un des domestiques.
   – Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il.
   – Qu'est-ce que j'en sais ! Madame nous a payés hier soir, et nous a dit que nous devrions tous partir, sauf moi.
   – Et après ?
   – Laissez-moi reprendre mon souffle, par les âmes du purgatoire, je ne sais pas ce que je dis, ni ce que j'ai vu !... Une chose pareille !... C'est incroyable, ce que j'ai vu.
   – Qu'est-ce qui est donc arrivé ?
   – Madame est restée debout toute la nuit, et m'a demandé d'aller prendre au grenier sous les combles une caisse de pin que je n'avais jamais vue, puis elle s'est enfermée avec elle dans sa chambre. Tôt, le matin, elle est allée se promener au jardin ; elle s'asseyait tantôt ici, tantôt là, et pleurait qu'on aurait dit qu'elle mourait ! De tout ce qu'elle disait, je n'ai pu entendre, par une ouverture au mur de la cuisine, que deux mots : "C'était ici...", je ne sais pas ce qu'elle voulait dire là ; mais le fait est qu'elle s'asseyait à un certain endroit, et poussait des cris étouffés, qui me déchiraient le cœur. À huit heures, les deux bonnes lui ont fait demander si elles pouvaient lui faire leurs adieux. Madame est venue au salon, et les a embrassées ; il n'y avait dans ses yeux plus aucune trace de larmes. Les bonnes lui demandaient si elles avaient donné une raison qu'on les renvoie, et elle répondait que non, qu'elles lui pardonnent, et qu'elles sachent se conduire. Que Dieu m'aide ! Je n'ai pas pu y tenir. Je suis allé la trouver et je lui ai dit "Qu'est-ce que vous avez, Madame ? – Je n'ai rien, Gregório, je suis une servante, et j'ai fini mon année". Que Dieu me sauve, tout ça, ça paraissait un rêve !...
   –  Et après ?
   – Laissez-moi souffler... j'ai là-dedans plus de chagrin que personne ne peut imaginer. Après que les serviteurs ont fait leurs adieux, Madame m'a dit d'appeler un charretier. Je suis allé demander à un laboureur de me prêter son domestique. Quand je suis revenu, Madame Augusta a sonné, et je suis allé dans sa chambre. Ah, Monsieur ! Quand je suis entré, je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas tomber sur le nez !...
   – Qu'y avait-il donc ? !
   – C'était une autre Dona Augusta !...
   – Pâle, livide...
   – Ce n'était pas que ça...
   – Qu'était ce donc ?
   – Elle était habillée comme une servante ! Elle avait une petite robe de percale, des mules, un foulard en coton sur la tête, et une petite cape ronde...
   – Hein ?! fit le poète stupéfait.
   – Tel que je vous le dis... J'en avais presque les larmes aux yeux... Je ne pouvais pas la voir comme ça... "Oh, Madame, j'ai dit, qu'y a-t-il ? – Il y a une bonne qui s'en va sans ses gages, qu'elle a dit, en souriant, qu'on aurait dit une sainte. – Et vous allez vous retrouver comme ça dehors ? – Je pars comme je suis venue, elle a répondu, et elle est tombée en sanglotant sur le bord du lit. Par le Saint Nom de Jésus ! J'ai cinquante ans, et je n'ai jamais vu une chose pareille ! Monsieur Guilherme serait donc un gredin, qui jette dehors un ange comme ma patronne ? Dites-moi, Monsieur, si vous pouvez me le dire : qu'est-ce qui arrive ? Quel démon est entré dans cette maison ? Où est mon maître, je veux aller le trouver, et je suis bien capable de lui casser la tête contre un mur ?!
   – Mais dites-moi, monsieur  Gregório : Dona Augusta est-elle partie après ?
   – Elle m'a demandé de mettre la caisse en pin sur le dos du charretier, elle ne pesait rien d'ailleurs, et elle est partie en me remettant le billet et les clés. Je lui ai demandé ce que je devais faire des deux chevaux, qui restaient dans mes écuries, elle m'a répondu que vous donneriez, Monsieur, des ordres à ce sujet. Quand nous sommes arrivés aux quais de Vila-Nova, elle m'a dit adieu, est entrée dans une barque, a payé le charretier, et m'a demandé de lui donner ma parole d'honneur que je n'allais pas la suivre, ni dire le chemin qu'elle avait pris.
   – Elle a débarqué à la Ribeira ?
   – Je vous ai dit, Monsieur, que j'ai donné ma parole d'honneur de ne pas dire où Dona Augusta avait débarqué.
   – Mais je m'inquiète de son sort, monsieur Gregório, vous devez me dire ce que vous avez vu.
   – Ça, je ne le dirai pas à Monsieur Guilherme, lui-même. La parole d'un homme, ça ne se rompt pas.
   – Avez-vous vu si elle est allée du côté de Miragaia ?
   – Et vous y revenez, Monsieur... Peine perdue... Je ne dirai rien. Quelles sont vos instructions à propos des chevaux ?
   – Je ne sais pas... Je vais y réfléchir...
   – Ce n'est pas possible, je dois les amener tout de suite, ou alors il faut envoyer là-bas quelqu'un pour s'occuper des animaux.
   – Allez-y vous,  monsieur Gregório...
   – Excusez-moi, mais je n'irai pas... Je n'ai pas le cœur d'entrer dans cette maison, tant que Dona Augusta n'y sera pas.
   – Mais qui va y aller ?
   – Ce n'est pas mon affaire ; que n'importe qui y aille, sauf moi. Je ne veux pas être le serviteur d'un tel maître ; qui met dehors une dame de cette façon, est bien capable de me tirer dessus en traître. Voici les clés : vous ferez, Monsieur, ce qui vous paraîtra bon.
   – Mais aidez-moi à trouver une solution... Cette maison ne peut pas rester abandonnée comme ça ; elles est pleine d'objets de valeur, elle peut être cambriolée...
   – Elle peut bien être brûlée... Qu'est-ce que cela peut me faire ? J'ai été congédié...
   – Ça n'a pas été par le propriétaire légitime de cette maison...
   – Eh bien dites-moi où il se trouve, je veux prendre congé de lui... Il est parti pour la province ?
   – Non ; il est parti pour l'Angleterre.
   – Grand bien lui fasse, alors... Pour traiter comme ça cette brave dame, il n'avait pas besoin de partir de Porto... Si elle avait été ma fille, ou une parente à moi, je veux bien être aveugle, si je ne le poursuivais pas jusqu'au fond des enfers... Je sais d'où ça vient... S'il y avait une loi, qui boucle à la Relação les séducteurs, on ne verrait pas partout tant de filles perdues... Enfin, Dieu sait ce qu'il fait... Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps, Monsieur ; j'ai dit ce que j'avais à dire. Je vous souhaite beaucoup de santé, Monsieur, et, si vous écrivez à Monsieur Guilherme, dites-lui qu'il y a des hommes de caractère, capables de dire au nez de n'importe quel fidalgo la vérité nue et crue.
   Le domestique sortit.
   Au moment même où ses éclaircissements touchants étaient donnés par le compatissant domestique, Augusta ouvrait la porte de sa maison, rue des Arménios.
   Il s'était écoulé dix-neuf mois depuis que cette porte s'était fermée. Pas un souffle d'air, aucun rayon de lumière n'étaient entrés là. Au seuil de la porte et aux fentes des fenêtres, pendaient de grandes toiles d'araignées, super­posées. Augusta, avec ses faibles bras, n'arrivait pas à faire jouer le pêne de la serrure. Le Galicien qui portait la caisse en pin vainquit sa résistance, et ils entrèrent.
   À peine eut-elle respiré cet air confiné, Augusta recula, et demanda qu'on ouvrît les fenêtres. Elle avait cru respirer les miasmes qui flottaient encore au-dessus  du lit de sa mère, quelques jours après qu'on eut emporté la morte.
   À ce moment-là, la fille du batelier, qui avait entendu grincer la clé, était venue à sa fenêtre ; elle reconnut la couturière.
   – C'est toi, Augusta ?! s'exclama-t-elle, effarée.
   Avant de répondre, Augusta dut faire un effort pour surmonter une angoisse indicible, une honte équivalant à des douleurs sans nom.
   – C'est moi... balbutia-t-elle, en s'asseyant sur une marche.
   Ana de Moiro bondit dans la rue, croisa les bras devant la couturière, hocha  trois fois solennellement la tête, et murmura :
   – Qui t'a vue, et qui te voit, ma fille !
   – Ne suis-je donc pas la même ? dit Augusta, transformant en une innocente réponse le cri de désespoir qui lui était venu du cœur où la stupide poissonnière avait enfoncé un poignard.
   – La même ! Regarde-toi dans une glace, ma fille ! Tu es maigre, jaune, tu as le teint recuit comme une peau de morue ! Et l'on me disait qu'on t'avait vue très belle et très bien mise, vers les Carvalhos, avec un domestique en livrée à cheval, et un gros bonnet à côté de toi !... Alors comme ça, il t'a laissé tomber, ce vaurien ?...
   – Je vous demande, madame Ana, de me laisser seule, par pitié... répondit Augusta, en entrant chez elle, après avoir payé le charretier.
   – Ne pleure pas ma fille ; je suis restée pour toi la même amie... Ça ne va pas te tuer, enfin. Ce qui t'est arrivé, arrive à beaucoup de gens bien. Avec les bonnes mains que tu as toujours, pour la couture, tu ne vas pas manquer de travail. Ton cousin ne s'est pas encore marié ; et il ne demanderait que ça si tu voulais de lui, même après ton erreur...
   – Je vous ai déjà demandé de me laisser seule, madame Ana. Je vous le demande par les douleurs de la très Sainte Marie : ne me dites rien... faites comme si je n'étais pas là...
   – Je viens pour te redonner du courage, et tu me mets dehors ?! Elle est bien bonne !
   – Je n'ai pas besoin qu'on m'en donne... J'ai beaucoup de courage, madame Ana. Je vous remercie de vos attentions, mais rendez-vous compte que vous me mortifiez...
   – Eh bien, au revoir...
   Madame Ana sortit en grommelant : "Cette façon dont elle parle !... Elle doit croire qu'elle est devenue une fidalga après..." Ces réticences elle les garda sur la pointe de sa langue, jusqu'à ce qu'elle trouve une occasion de les traduire en un langage fort simple à la première voisine que la médisance lui offrit.
   Augusta avait fermé la porte. Il va se produire chez cette femme une chose que l'on ne peut exprimer, et que seule l'expérience de scènes semblables permet de deviner. Tournant le dos à la lumière, Augusta resta quelques secondes immobile, debout, les bras pendants et les mains croisées. Elle fixait ses yeux comme épouvantés sur le fond obscur où pendait encore la natte qui formait la cloison de la chambre de sa mère. L'on peut croire, cependant, qu'elle ne le voyait pas, et ne voyait pas non plus le mélange confus de souvenirs cruels transformés en images, inspirées par le remords, ou reproches vivants, que lui exposaient ces quatre murs, comme une cellule pour expier, et un lit d'agonie.
   Puis elle passa la main gauche sur son front baigné de sueur froide, tandis que la droite cherchait autour d'elle un appui. C'est que ses jambes tremblaient, elle se sentait partir. Les larmes finirent par lui monter aux yeux, comme un souffle d'air à quelqu'un qui suffoque. Elle avait paru reprendre un peu de vie. Elle arracha la capote de ses épaules, s'approcha du réservoir, prit dans ses mains convulsives la cruche à eau, et la reposa, en reculant son bras, comme si elle touchait la main glaciale d'un cadavre.
   – Cette soif, mon Dieu ! murmura-t-elle. Si l'on pouvait me donner une goutte d'eau...
  Elle retomba, prostrée sur sa chaise. Des tremblements nerveux survenaient, par instants, comme ces secousses qui précèdent l'assoupis­sement, et donnent la pénible impression que nos entrailles se déplacent.
   L'humidité du plancher lui avait glacé les pieds et, malgré la fièvre, le froid s'était étendu. Augusta s'était enveloppée dans sa capote, et assise sur le lit, embrassant ses genoux. Elle représentait ainsi, dans cette attitude, l'image de la démence tranquille. On eût dit qu'elle était déjà sous l'empire de la démence dans son trajet du Candal à la rue des Arménios, ou que ses idées, dans son étourdissement,  n'étaient pas assez lucides pour mesurer vraiment l'étendue de son infortune. Elle ne prononçait pas une parole, ne poussait aucun cri, ne cherchait pas un instrument pour se donner la mort, elle ne tombait pas à genoux en invoquant la piété de son Seigneur.
   Une telle heure devait précéder l'exécution d'une terrible idée.
   Augusta avait sauté du lit, fermé le volet, et mis la barre à la porte. L'obscurité était complète, et le silence, celui d'un souterrain. Elle comprit alors l'épouvante des emmurées de jadis ! Elle se coucha. Elle croisa ses mains sur sa poitrine, et dit du fond de son cœur :
   – Mon Dieu, pour racheter mes erreurs, acceptez mes douleurs ; j'ai beaucoup souffert, plus, bien plus que je ne pourrais avoir de bonheur, si je devais en avoir toujours ; maintenant, abrégez mon agonie ; j'attends ici la mort, ne me la faites pas attendre, par Votre Miséricorde.
   Et elle ferma les yeux.
   Mais le tourbillon des images fébriles fulgurait au sein de l'obscurité. À la clarté de ces cercles de lumière qui s'agglutinaient dans les ténèbres, même en fermant les yeux, en les comprimant, elle voyait apparaître en pleine lumière le visage de Guilherme do Amaral, telle qu'elle l'avait vu, pour la première fois, dans cette chambre. Augusta se levait alors, brutalement, elle ouvrait les yeux, elle tendait les bras vers l'obscurité. Le délire tombait sur elle d'un coup. La raison se battait contre le fouet de réalité. La couturière retombait dans l'atroce certitude de son infortune, et laissait tomber sa tête contre le mur glacé, qui ne la lui refroidissait pas.
   – Vous ne m'entendez pas, mon Dieu ?... murmurait-elle, et elle levait les bras, s'agenouillait, laissait tomber dans ses mains son visage baigné de larmes.
   – Ma sainte mère, demandez au Ciel de me laisser mourir ! Intercédez pour votre fille...
   Augusta avait poussé un cri, alors que son cœur lançait une prière sereine.
   Ce cri devait éveiller les angoisses, les frénésies pour ainsi dire endormies dans l'atrophie où le journaliste l'avait laissée, vingt-quatre heures avant.
   Et au moment où la douleur allait retrouver toute son énergie, l'on frappa à la porte.


XXI

   Après que le sévère Gregório fut sorti, en lui laissant les clés de la maison abandonnée, le journalistes avait réfléchi aux éléments dont il disposait, et déduit que son héroïne, supérieure à ce qu'il s'imaginait, était passée du Candal à la rue des Arménios,
   Amateur de tragédie, et investigateur curieux de tout ce qui pourrait augmenter son capital d'expérience, le poète n"était pas seulement, dans ce cas précis, un observateur : il mettait tout son cœur à la trame du roman à venir, qui devait être son œuvre, si n'y mettait pas la main une personne moins habile que lui.
   Après quoi, le journaliste partit sur le champ à la recherche de la rue des Arménios, qu'il n'avait jamais vue. La seule personne qu'il trouva à même de l'informer était Ana do Moiro, qui, penchée à sa fenêtre, traduisait littéralement à une voisine les réticences que nous allons encore rendre par des hiéroglyphes soumis à votre sagacité, chers lecteurs.
   Le journaliste commença par la saluer pour attirer son attention, puis lui demanda d'être assez aimable pour lui donner quelques informations. La poissonnière descendit à la porte de la rue, en lui disant qu'elle ne le faisait pas monter, parce que sa maison n'était pas en état de recevoir des fidalgos. La fille du batelier était assez avisée pour donner des titres de noblesse gratuits à tout citadin vêtu d'un de ces longs vestons, qui étaient en vogue à cette époque. Si en distribuant de tels diplômes elle ne diminuait ni n'améliorait la condition des bénéficiaires, madame Ana ne soulignait pas "leur ridicule", ni ne tirait de leur poche le prix des droits correspondants. Madame Ana était malgré tout la seule personne dont je pusse recevoir un titre.
   – Auriez-vous, dit le journaliste, la bonté de me dire si vous avez connu, il y a à peu près deux ans, une couturière du nom d'Augusta ?
   – Si je l'ai connue !... Regardez... Vous voyez là-bas cette petite maison , sans étage avec une porte peinte en vert ? C'est sa maison.
   – Et pouvez-vous me dire si Augusta serait apparue ici depuis qu'elle a abandonné cette maison ?
   – Voulez-vous que je vous dise ? Depuis que cette fille est partie de chez elle avec un particulier qui l'a séduite, la première fois qu'elle y est retournée, ç'a été aujourd'hui.
   – Vraiment ?! Êtes-vous vraiment sûre qu'elle est venue ici  aujourd'hui  ?
   – Bien sûr : j'étais avec elle,  il y a une heure et demie, en gros.
   – Merci beaucoup... Et sauriez-vous me dire si elle se trouve chez elle ?
   – Oui, Monsieur, elle y est. Je n'ai pas quitté ma fenêtre, je l'ai bien vue fermer son volet, et personne n'est entré ni sorti depuis.
   – Vous êtes bien aimable... Voici une petite récompense pour le service que vous m'avez rendu.
   Ana accepta sans aucune répugnance un cruzado nouveau ; mais ne renonça pas à savoir qui le lui donnait.
   – Comme ça, Monsieur, vous connaissez Augusta ?
   – Oui...
   – Et vous connaissez aussi Monsieur Guilherme, qui l'a si mal payée ?
   – Vous connaissez donc Monsieur Guilherme ?
   – Si je le connais ! Je suis au courant de tout depuis le début. C'est lui qui est venu me voir à la foire de Miragaia, pendant la fête de Saint Pierre, pour que je garde un œil sur elle, quand sa mère est morte... Dites-moi, même si je me montre indiscrète, Monsieur Guilherme a quitté la gamine ?
   – Non, Madame...
   – Alors, c'est elle qui s'est enfuie ?
   – Non plus... Si vous voulez bien me permettre, je ne vais pas vous retenir plus longtemps...
   –  Eh bien, que Dieu vous vienne en aide ; je ne tiens pas à connaître la vie des autres, et si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis ici, à votre disposition. On ne vit pas chacun dans son coin.
   Le journaliste colla son oreille à la serrure de la porte, et n'entendit pas le moindre bruit. Il se tourna vers la fenêtre de la poissonnière et lui fit signe qu'il n'entendait rien. Madame Ana, frénétiquement prête à rendre service, descendit dans la rue, et vint confirmer au poète qu'Augusta était chez elle, et lui donna comme preuve que la clé était sur la serrure, à l'intérieur.
   C'est à ce moment-là qu'Augusta avait poussé un cri, et que le journaliste avait frappé à la porte.
   – Et si elle était en train de se tuer !... dit la voisine.
   – C'est bien possible... confirma le littérateur, en frappant plus fort, sans entendre d'autre cri, ni de réponse.
   – Le plus sûr, ajouta la poissonnière, c'est d'enfoncer le volet ; avec deux coups de poing, il va tomber à l'intérieur.
   – Je suis de votre avis.
   À peine eut-il fini, la fille d'António Corrêa reculait, et infligeait un tel choc aux gonds du volet que même les montants, à l'intérieur, ne résistèrent pas. Ils entendirent un second cri.
   – Ce n'est pas trop tard... dit le poète... Sautez par le volet, et ouvrez-moi la porte.
   En moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, elle sauta à l'intérieur, enleva la barre, ouvrit la porte, et courut au fond où Augusta, assise sur son lit, les bras tendus vers le soudain rayon de lumière, et les yeux effroyab­lement écarquillés, ne paraissait pas se rendre compte de ce qui se passait chez elle.
   Le poète dit à l'oreille d'Ana :
   – Si vous vouliez avoir la bonté de vous retirer jusqu'à ce que je vous appelle, peut-être aura-t-on besoin de vous ici.
   Ana sortit un peu froissée qu'on n'eût pas besoin d'elle tout de suite. Ça lui coûtait beaucoup de ne pas assister à tous les événements.
   – Qu'est-ce qui vous arrive ?! dit-il en prenant la main d'Augusta, qui semblait ne pas l'avoir reconnu. Vous ne reconnaissez-vous votre ami ?! Dona Augusta...
   – Dona Augusta... murmura-t-elle en souriant. C'est moi, Dona Augusta ?
   – Oui... vous êtes la plus noble de toutes les femmes ; vous êtes une femme qui se relève de sa chute avec une majesté encore plus grande que celle qui était la sienne avant sa chute...
   – Vous vous moquez... fit-elle en laissant flotter un sourire d'ironie sur elle-même.
   – Je me moque ?! Non, Madame ! Je crois que c'est la main de la Providence qui m'amène ici... Je ne suis pas venu me moquer de vous, Votre Excellence.
   – Votre Excellence !...  Pour l'amour de Dieu !... Vous ne voyez pas ce que je suis ?
   – Vous êtes un ange, et la plus noble de toutes les victimes, vous êtes un être supérieur, qui doit exister pour que les incrédules en restent pantois... Mon amie... Permettez-moi de vous donner ce nom... Mon amie, accueillez-moi dans votre cœur comme vous accueilleriez un frère... Pleurez à loisir devant moi, parlons à loisir de vos malheurs... mais vivez, ayez l'orgueil de vivre... Montrez-vous supérieure à votre infortune, pour ne pas vous confondre avec les victimes qui succombent... Je vous promets de vous rendre l'amour de Guilherme.
   – Vous ne me le rendrez pas... Cet homme est mort pour moi... coupa-t-elle, en faisant non de la tête, et fixant ses yeux sur un point imaginaire. Peu après, un torrent de larmes et de sanglots étouffent sa voix. C'est exactement à cela que le journaliste voulait arriver, et il n'espérait pas y arriver aussi vite. Il y eut un silence de quelques minutes. Le poète ne comptait pas avec les consolations que l'on prodigue, obtenir les avantages que donnent les larmes. Il la laissa pleurer, jusqu'au moment où elle lui dit, en sanglotant :
   – Merci beaucoup... J'ai l'impression que je me sens mieux... Dieu veuille que ce soulagement soit durable...
   – Il y consentira... Vous êtes mon amie ?
   – Je dois donc l'être ? Eh bien oui... je la suis...
   – Vous ferez ce que je vais vous demander ?
   – De quoi s'agit-il ? Je le ferai, si je le puis.
   – Quittez cette maison, dès que je vous en donnerai une autre où vous vivrez en compagnie de gens qui vous estiment ; et si, au bout d'un certain temps, vous voulez revenir ici, vous reviendrez.
   – Je ne puis faire ce que vous me demandez... Ne vous obstinez pas à me faire cette proposition dont je ne saurais vous remercier, car vous me proposez un enfer, en croyant  agir pour mon bien... Cela reviendrait à mourir sans même pouvoir pleurer... Non, je ne l'accepte pas... Si vous êtes mon ami, ne m'en reparlez plus.
   – Qu'avez-vous l'intention de faire ?
   – J'ai besoin de mourir, et de mourir ici...
   – Je succomberais à mes remords si je vous laissais accomplir cette folie sans m'y opposer. Vous vivrez, Dona Augusta, parce que je vous promets de vous rendre Guilherme avant deux mois, ses lèvres vous supplieront de vous pardonner, son cœur sera plus noblement épris qu'avant...
   – Ne cherchez pas à me tromper, je ne suis pas dupe... Je vous ai déjà dit que cet homme est mort pour moi...
   – Et vous ne me permettrez pas d'être l'instrument de la Providence ? Vous ne me laissez pas le temps de céder à une force occulte qui m'ordonne d'attendre le retour de Guilherme ? Dona Augusta, au nom de votre mère, je vous demande d'attendre, de croire à la récompense de votre vertu, de croire un peu en mon pouvoir, de m'aider à nourrir l'espoir de vous voir à nouveau heureuse avec l'homme qui, à ce moment-ci, ne sait pas quelle martyre il a abandonnée... N'y consentez-vous pas ?
   – Je le voudrais ; mais je ne le peux pas ; si Dieu voulait que j'espère, il m'inspirerait... Je n'espère rien... Tout est fini...
   – Et Dieu voudrait-il que vous vous donniez la mort, Madame ? Croyez-vous que l'on montre quelque mérite en cédant au désespoir ?
   – Je ne sais pas, Monsieur... Ne me faites pas de reproches. Quel intérêt Dieu peut éprouver pour ma vie ? Comment me consoler ? Je meurs, parce que je puis vivre... Si je pouvais être heureuse, je le serais...
   – L'espérance...
   – En quoi ?
   – En moi... À partir de maintenant je commence à y travailler. Je sais que j'exerce un grand pouvoir sur le cœur de Guilherme... Me faites-vous confiance ?
   – Si je pouvais vivre... j'attendrais !... répondit-elle, le visage illuminé par un éclair d'espérance.
   – Eh bien, répondit le littérateur avec l'enthousiasme des âmes nobles, et trop crédules, aidez-moi, mon amie...
   – Comment ?
   – En vivant, en désirant vivre, en vous soumettant à ma volonté...
   – Partir d'ici ? Il n'en est pas question.
   – Eh bien, restez là... Mais accordez-moi la joie de veiller sur votre vie, en améliorant, autant que je le pourrai, votre situation. Je vais vous envoyer une domestique.
   – Je n'en ai pas besoin... je refuse...
   – Vous résistez au moindre de mes désirs !... C'est de l'ingratitude !
   – Ne dites pas une telle chose qui me blesse plus que vous ne pouvez imaginer...
   – Consentez-vous au moins à ce que cette voisine qui est venue avec moi vous serve ?
   – Eh bien soit, tant que je ne pourrai pas travailler.
   – Me laissez-vous lui donner les instructions que je voudrai ?
   – Non, Monsieur... Cette femme viendra me parler ; je lui dirai de quoi j'ai besoin.
   – Et je viendrai vous voir tous les jours.
   – Non, ne venez pas, je vous le demanderais à genoux, si je ne comptais sur votre générosité. Ne venez pas me voir... Je vous ferai connaître mon état... Si je sens que ma vie est en danger, vous viendrez alors, parce que je veux vous laisser quelques mots pour votre ami.
   – Vous ne me faites pas confiance!... J'ai pensé que je méritais la faveur de pouvoir vous rendre visite.
   – Vous la méritez; mais si votre but, c'est d'alléger mes souffrances, croyez bien que vous ne gagneriez rien à venir dans ce sépulcre... Ce que je ne pourrai faire toute seule, de moi-même, personne ne le fera.
   – Et vous ne vous souhaitez pas que je vous donne des nouvelles de Guilherme ?
   – Non, et je n'y tiens pas... Si Guilherme était malheureux, cela m'intéresserait de savoir ce qui lui arrive, pour au moins chercher un moyen de lui être utile, ou pleurer, si je ne pouvais rien faire. Cuilherme n'est pas malheureux... Mes larmes ne pèseront pas sur sa conscience... Vous pouvez partir, mon ami, faites venir ma voisine... J'ai très soif... Il n'y a pas une goutte d'eau ici.
   Le journaliste sortit, s'engagea dans les escaliers de madame Ana, lui donna de l'argent, tout l'argent qu'il avait, avec beaucoup de paroles affectueuses, et la promesse de lui verser tous les samedis la même somme pour subvenir à tous les besoins d'Augusta.
   Madame Ana, effarée de la générosité de celui qu'elle prenait pour un nouveau prétendant,  se mit avec le plus grand zèle au service de la couturière, en commençant par le nettoyage de la maison.
   Augusta l'appela et lui dit :
   – Madame Ana, l'occasion est venue de vous vendre ma maison ; vous me l'achetez ?
   – Oui, ma fille ; mais quel besoin as-tu de la vendre ?
  – Plus besoin que jamais. Je n'ai pas cinq réis à moi.
   – Tu te trompes ! Regarde... voici douze cruzados neufs que m'a donnés le Monsieur qui est sorti d'ici, et il est convenu qu'il m'en donnera autant tous les samedis.
   – Eh bien, quand on viendra vous donner samedi la même somme, vous aurez la bonté de lui rendre ce que vous venez de recevoir.
   – Ne t'inquiète pas de ça, Augusta...
   – Ne me contredisez pas, madame Ana. Vous m'achetez ma maison ?
   – Je t'ai déjà dit que oui...
   – Eh bien, donnez-moi un peu d'argent, et faites-la estimer quand vous voudrez.
   – Entendu, ma fille.
   – Voulez-vous me donner une goutte d'eau ? Je meurs de soif.


XXII

   Le journaliste était une belle âme. Martyr de l'opinion publique, j'ai connu peu d'hommes qui autant que lui se payassent du prix auquel l'estimait sa conscience. J'en ai encore moins vu qui eussent accablé d'un aussi légitime et raisonnable mépris le jury aussi stupide qu'infâme qui le condamnait, en absolvant des parangons de vertu parfaitement infâmes, qui grouillent par ici au point que je te soupçonne, cher lecteur, d'en faire partie. Si tu n'en es pas, et que tu te juges offensé, tu n'es plus un méchant, mais un sot. Tu as le choix.
   Je disais donc que le journaliste était une belle âme. Sentir à ce point, souffrir autant, admirer avec un si pathétique enthousiasme l'héroïque infortune d'Augusta, c'est là une vertu fort rare chez un homme qui, à même, par sa position, de côtoyer tous les malheurs nés du vice, perd sa sensibilité, et finit par les regarder en face avec l'impassibilité du cynique.
   Lui, non.
   L'image de la couturière, idéalisée, comme il avait l'habitude d'idéaliser le malheur, ne le quittait pas un instant, quoi qu'il en eût. Le lendemain du jour où il l'avait vue, son feuilleton fut une élégie en prose, une élévation abstruse vers de fantastiques douleurs, que personne n'eut le courage de lire jusqu'au bout. Ce jour-là, il écrivit dix pages d'un album, une longue Méditation, qui endormit, comme il est naturel, la détentrice de cet album, qui espérait quelques lignes en lettres majuscules, en guise de préambule, dédiées à elle, une belle dame, si l'on en croit les poètes qu'elle connaissait, aux lèvres de rubis, aux dents d'ivoire, aux mains d'agate, et au cou d'albâtre. Apparemment toute sa personne était une mosaïque.
   Si je pouvais avoir entre les mains cet album, je transcrirais ici la Méditation de l'ami de Guilherme do Amaral. Il transparaissait dans cet hymne une douleur sincère, une critique des débauchés, un bon nombre de maximes à l'usage de nos vieillards, des leçons fort précieuses pour les couturières sachant lire et pour les lectrices qui ne sont pas des couturières.
   C'est impossible. Cet album n'existe plus. Sa docte détentrice a épousé un homme sérieux, réfractaire à toute poésie, aux romans, un obscur incendiaire, un grossier Mahomet qui fait réchauffer ses bains de siège avec les feuilletons et les brochures poétiques sournoisement chapardés dans la coiffeuse de sa femme. L'album fut réduit en flammèches dans le réchaud où il enveloppait un fagot de genêts, vu que cet irrationnel époux, ne pouvant se mettre sous la dent le premier, pouvait fort bien le mêler à un autre genre de combustible.
   Quoi qu'il en eût, ainsi que d'autres, le poète était un noble cœur.
   Le lendemain de la scène rue des Arménios, il vint voir Ana do Moiro et apprit ce qui était arrivé. Augusta avait repoussé l'argent de sa charité, avait touché trois pièces sur la vente de sa maison, avait pris quelques bouillons de poule, et interdit à son infirmière de lui parler de Guilherme do Amaral. Le journaliste lui fit remettre un mot. C'étaient de ces consolations que l'on reçoit avec des larmes.
   Deux jours après, il apprit que ce mot avait beaucoup fait pleurer Augusta. Le poète fut satisfait de ce résultat, qu'il avait prévu. Le littérateur estimait que toutes les douleurs se diluent dans les sanglots, et que celles que l'on ne peut guérir sont celles qui se réfugient dans le cœur, en absorbant les larmes et le sang. "Les larmes réprimées, disait-il dans un de ses inintel­ligibles feuilletons, montent au cerveau, s'y cristallisent, et provoquent la folie ou la mort." Les médecins ont consciencieusement ri de cette pathologie, et n'ont donné, jusqu'à aujourd'hui, aucune meilleure explication du fait que l'on devienne fou ou que l'on meure par amour. Toutes celles qu'ils ont avancées ne sont pas aussi convaincantes.
   Huit jours après, le poète alla voir madame Ana.
   – J'ai beaucoup de choses à vous raconter... lui dit-elle.
   – Tristes ou joyeuses ?
   – Comme ci, comme ça. Je vais vous dire. Je ne sais pas, Monsieur, si vous savez qu'Augusta, avant de partir avec Monsieur Guilherme, avait un mariage à moitié arrangé avec un cousin.
   – Je sais.
   – Quand elle a disparu, c'était comme un serpent qui a perdu son venin. Il me suivait partout, et pleurait, fallait voir comme ! On aurait dit qu'il allait mourir ou devenir fou. La nuit, il se répandait en sanglots devant sa porte, et restait là des heures et des heures au froid et sous la pluie, qu'on aurait dit un fantôme. Je suis restée, après, quelque temps sans le voir, et j'ai demandé à son patron ce qu'il était devenu. Il m'a dit qu'il soupçonnait qu'il était allé se jeter à l'eau. J'ai prié sur son âme en me couchant, et là, va-t-en savoir pourquoi, voilà qu'il m'apparaît ici, le Francisco, tout jaune : il m'a dit qu'il avait été malade à l'hôpital. Je ne vous dis pas la peur que j'ai eue ! " Tu n'es donc pas mort ? lui ai-je dit... – Du tout, je ne suis pas mort... " Et le plus fort, c'est qu'il n'était pas mort... Il arrive de ces choses !
   – Et après ?
   – Après, mon cher Monsieur, au bout de quelques jours, Francisco s'est remis à traîner la nuit dans le coin ; mais il ne faisait plus n'importe quoi... Le pauvre... il pleurait, c'est tout ! Il n'avait vraiment pas l'air dans son assiette !... Avant-hier, à minuit, je sortais de chez Augusta pour aller chercher ma chatte qui miaulait dans la rue, quand je tombe sur lui, presque collé à la porte.
   – C'est toi, Francisco ? lui ai-je dit, en me préparant à lui donner un bon coup de poing, pour si c'en était un autre, parce que, comme dirait l'autre, il faut s'attendre à tout.
   – C'est moi, mère Ana, vous êtes venue aérer la maison d'Augusta ?
   – Non, mon garçon ; je suis venue apporter son dîner à ta cousine.
   – Ma cousine ! a-t-il crié, et cela n'a fait ni une ni deux, voilà qu'il pousse la porte et qu'il entre qu'on aurait dit un fou ; il s'est approché d'elle, et l'a regardée en écarquillant les yeux, épouvantée qu'elle était... Et vous voulez savoir, Monsieur, ce qu'ils ont fait ? ils se sont mis à pleurer, à pleurer, qu'on aurait dit deux gamins.
   – Et ils ne parlaient pas ?
   – Pas un mot ! Augusta m'a jeté un coup d'œil, pour me faire partir, et elle est restée seule avec lui. Quand je suis revenue, Francisco était sorti. J'allais me coucher sur une paillasse, que j'avais jetée au pied de son lit, et elle m'a dit : – Ne vous couchez pas pour l'instant, il faudra ouvrir la porte à mon cousin". Et moi, alors, je lui dis : "Comme ça, il va encore revenir aujourd'hui ? – Il est allé chercher son lit, et veut dormir là, dehors, tant que je serai malade". En réalité, le lit du garçon est entré à l'intérieur ; il a dit bonne nuit à Augusta, et il s'est couché. La suite, vous ne la savez pas...
   –  Qu'est-ce qui s'est passé ?...
   – Hier, il est venu me voir, et m'a demandé si je voulais lui vendre la maison de sa cousine, sans rien lui dire, à elle, il m'offrait un bénéfice de vingt mille réis. Je suis tombée d'accord, et il m'a tout de suite fait passer l'argent. Pour moi, le garçon veut entretenir Augusta à ses frais, et il veut qu'elle croie que c'est moi qui lui donne cet argent pour la maison. Et vous savez quoi ? La petite l'épousera, ça ne va pas faire un pli.
   Cette réflexion de madame Ana étouffa quelques-unes des illusions du journaliste. Le dénouement de ce drame lui semblait ridicule, et indigne de son feuilleton comme de sa Méditation !...
   – Et pourquoi imaginez-vous qu'elle va se marier avec l'artisan ?
   – Parce que je la vois toujours pleurer à côté de lui, et ce brave garçon lui jette des regards si tendres que, par la porte ou par la fenêtre, le mariage ne va pas tarder. Et, à vrai dire, que lui faut-il de plus ? Francisco est contremaître, et gagne à la fabrique de Lordelo huit tostões par jour...
   – Dites-moi donc : n'arriverez-vous pas à obtenir que je lui parle ?
   – Je ne garantis rien. Je lui ai déjà dit que ça lui ferait du bien de parler avec vous, et elle m'a dit que, pour l'instant, non. Je ne vois pas ce que je peux faire... Laissez-la se remettre.
   Le journaliste se retira, muni du récit décousu de la poissonnière ; son enthousiasme était dès lors presque évanoui, son admiration refroidie, et enfin la poésie de cette tragédie un peu réduite à "de transparents cristaux dans de l'eau de rinçage." Sa déception n'eût pas été aussi totale, si cette bavarde de voisine lui avait raconté les choses autrement.
   L'on ne peut douter qu'en voyant son cousin, la couturière ait pleuré ; et que l'artisan, en voyant Augusta, n'ait pas moins pleuré. Cinq mois avant, cet homme avait attenté à sa vie, car il ne pouvait attenter à celle de l'homme qui lui avait volé cette femme couchée là, sur son pauvre lit, qu'il avait fleurir avec les couronnes d'une passion sainte et noble. Cinq mois avant, Augusta avait veillé toutes les nuits au chevet de son cousin, avait pansé sa blessure au cou, et avait compté cicatriser, avec les attentions et les tendresses d'une amie, l'éternelle plaie de son cœur. Pour Augusta, il n'était rien de plus saint et de plus véritable que l'amour profond de l'artisan ; il n'y avait, pour Francisco, aucune femme qui valût plus que sa cousine, fût-elle ingrate, fût-elle déshonorée, fût-elle abandonnée, eût-elle perdu sa beauté qui, après cinq mois, ne conservait que des vestiges de ce qu'elle avait été. Elles étaient donc bien naturelles, ces larmes, puisqu'Augusta était la femme, et l'homme celui que nous avons vu accomplir en moins de cinq minutes, au Candal, deux hauts faits, rarement réunis : épargner la vie de son rival, par amour pour son amante ; et se donner la mort, pour ne pas voir ce crime impuni.
   Quand la voisine fut sortie, Augusta tendit la main à Francisco et le rapprocha d'elle en murmurant :
   – Tu as appris que j'étais ici ?
   – Non.
   – Tu passais dans la rue ?
   – Non... j'étais arrêté...
   – Est-ce que tu as vu de la lumière ?...
   – Je viens parfois ici.
   – À ma porte ?
   – Oui... Mai je ne m'attendais plus à te voir dans cette maison.
   – Tu avais de l'affection pour moi ?
   – Tu es toujours ma cousine... J'ai beaucoup d'obligations vis-à-vis de toi...
   – Et tu viens maintenant me les payer ?
   – Tu n'as pas besoin de moi, Augusta ; et pourvu que tu n'aies jamais besoin de moi ; mais si tu en as besoin, tu n'as pas d'autre parent ; tu dois avoir beaucoup d'amis, mais des amis par le sang, il n'y a que moi.
   – Tu es vengé, Francisco.
   – Je ne voulais pas me venger, Augusta... si tu es malheureuse, Dieu sait ce que cela me coûte de te voir comme ça... Je me rends compte...
   – Que j'ai été abandonnée ?... Eh bien, oui, n'en parlons plus... Bientôt, je devrai dire beaucoup de choses sur ma vie à mon confesseur...
   – Tu es donc malade à ce point ? !
   – Ne vois-tu pas que je suis presque morte ?
   – Mais tu ne vas pas mourir, Augusta... Ne te mets pas dans des états pareils. Le passé, c'est le passé. Tu as fait venir un médecin ?
  - Il n'existe aucun remède à ma maladie...
   – Qu'est-ce que tu as donc ?
   – Ce que tu vois... c'est l'affaire de quelques jours.
   – Tu me permets de venir passer ici les prochaines nuits ?
   – Non, mon cousin... c'est loin de l'atelier, et il faudrait que tu restes ici.
   – J'y resterai, dès aujourd'hui...
   – Non...
   – Accorde-moi ce plaisir, je t'en prie... Il y a cinq mois, c'est toi qui passais la nuit à mon chevet...
   Francisco était parti, comme dit madame Ana, pour revenir avec son lit à deux heures du matin.


XXIII

   Francisco allait tous les matins à son atelier, et revenait, avec l'accord de son patron, à la rue des Arménios, déjeuner avec cousine. Le médecin passait chaque jour prodiguer ses soins pour une maladie inconnue. Ignorant les précédents, cet interprète de la nature contemplait les souffrances d'Augusta comme si elles le mettaient en face d'hiéroglyphes indiens qu'on l'invitait à traduire. Cependant, le désir, tout à son honneur, que cet habile praticien avait de triompher une fois au moins d'une affection rebelle lui inspira un procédé digne d'obtenir de meilleur résultats. Augusta se plaignait d'oppressions au niveau du cœur, d'un mal être indéfinissable, comme si toutes ses fibres se détendaient dans sa poitrine. Éclairé par ce phénomène, le médecin lui appliqua un cataplasme de farine de lin, avec de l'huile d'amandes douces sur l'estomac, et du lait de jument. Une excellente médecine, qui ne lui fit aucun mal !
   Sans consulter Augusta, l'artisan changea de praticien. Un médecin se présenta, des plus titrés, et il n'avait pas volé ses titres. À peine lui eut-il tâté le pouls, et pris quelques renseignements sur la vie de la malade, il déclara qu'Augusta se trouvait au tout début de la gestation. L'artisan demanda la définition de cette expression, et pâlit en l'entendant. Le consciencieux médecin prit congé : il ne pouvait rien contre le développement naturel de cette maladie : il se limita à offrir ses services pour dans huit mois.
   Francisco avait changé de visage, et la couturière ne savait pas pourquoi. Elle l'interrogeait, et il lui répondait en souriant ; mais, pour Augusta, la signification d'un tel sourire était plus claire que ne l'auraient été des larmes.
   – Le médecin t'a dit que j'allais mourir ?... Qu'est-ce que cela fait !... Ne prends pas cela trop à cœur...
   – Le  médecin ne m'a pas dit que tu allais mourir...
   – Mais qu'as-tu alors ? Pourquoi te sens-tu si triste à côté de moi ? Si cette vie te pèse, ne te force pas, Francisco... Va à ton travail, cela me fera plus plaisir...
   – Ça t'ennuie de me voir ici ?
   – Comme ça, de cette façon, je ne dis pas que cela m'ennuie, mais cela me gène... Dis-moi ce que tu as.
   – Rien, Augusta... Cela me fait de la peine de te voir souffrir...
   – Il n'y a pas de quoi... J'ai déjà vomi, aujourd'hui, et perdu du sang...
   – Ces vomissements, Augusta, ce n'est pas ce que tu penses...    
   Francisco était sorti, à toute vitesse, de la chambre de sa cousine.
   – Reviens ! cria-t-elle avec une certaine véhémence. Écoute, Francisco, je n'ai pas compris ce que tu disais.
   – Je reviens tout à l'heure... Je pars à l'atelier...
   – Attends un moment... Enlève-moi mes inquiétudes...
   – Rien de plus facile... Ana do Moiro t'expliquera mieux que moi tes malaises... Tu as dû ramener quelque chose du Candal...
   Il sortit, en se reprochant aussitôt ces derniers mots.
   Augusta comprit tout, sans recourir aux éclaircissements de sa voisine. Les émotions qu'elle ressentait à présent, c'était un mélange de honte, de peur, de joie et de remords. Ses joues pâles, se firent écarlates ; les battements de son cœur poussaient son sang en jets brûlants sur son front. Elle voulait se lever sans savoir pour quoi faire : elle cherchait autour d'elle quelque chose sans savoir quoi ; elle brûlait de parler, sans savoir à qui.
   – S'il le savait !... murmura-t-elle. Si quelqu'un le lui disait...
   – Quoi ? demanda madame Ana, qui était entrée sans qu'elle s'en rendît compte, parce Francisco avait laissé la porte ouverte. Qu'est-ce que tu as, Augusta ? Tu est si rouge, tu as les yeux si luisants ! On dirait que tu vends des tombereaux de santé, ma fille ! On t'a donné quelque nouvelle, qui t'a fait plaisir... Tu ne réponds pas ?
   – C'est la fièvre... je crois...
   – Pas besoin de continuer... J'ai parlé au docteur, qui est revenu aujourd'hui, et il m'a dit que ta maladie n'inspirait aucune inquiétude.
   – Et il ne vous a rien dit d'autre ?
   – Non ; il n'a même pas fait d'ordonnance pour la pharmacie. Tu sais ce que tu vas faire ? Lève-toi de ton lit, ça te rend malade. Fais un tour en ville avec ton cousin, cesse de prendre des bouillons de poule, que ça ne remplit pas le ventre...
   – Je ne peux pas... je n'ai pas de forces...
   – Ça, c'est une impression que tu as... Vous, les filles de maintenant, c'est rien que du mou... Moi, je n'ai jamais su ce que c'est que de rester trois jours au lit... Si tu mangeais un peu de viande grillée à la braise, et buvais du lait de poule, tu serais sur pied en quinze jours... Laisse-moi te dire une chose pendant  que nous sommes seules. Ce monsieur, avec l'argent, il y a trois jours qu'il n'a pas demandé de tes nouvelles, c'est depuis que je lui ai dit que tu ne voulais pas encore lui parler...
   – Je voudrais le faire, maintenant.
   – Oui ? Eh bien, c'est facile : je sais où il habite, et j'y vais aujourd'hui, si tu veux.
   – Mais je ne voudrais que mon cousin le voie.
   – Je lui dirai qu'il vienne demain entre neuf et onze heures, c'est le moment où Francisco travaille à l'atelier.
   – C'est bon... Vous n'oublierez pas, n'est-ce pas ?
   – Je vais y aller ; mais je crois, ma fille, que ce ne sera plus pour toi le même homme dès qu'il saura que ton cousin vient ici.
   – Peu importe ; je suis certaine qu'il viendra, et s'il ne vient pas, tant pis... Je lui écrirai un mot...
   – Ce serait le plus sûr... Les hommes, là, on ne sait jamais... Moi, ça me gêne de faire passer des messages et des lettres d'amour ; mais, bon, je suis ton amie...
   – Vous vous trompez, Madame Ana... Je n'ai aucune affaire de cœur avec ce monsieur.
   – À d'autres !... Vous croyez  mettre des œillères aux yeux des vieilles !... Elle est bien bonne !...
   – Je n'ai pas besoin de vos services, madame Ana... Laissez-moi...
   – Ne monte pas sur tes grands chevaux, Augusta, je plaisante...
   – Je ne supporte pas de telles plaisanteries... Veuillez me laisser, la tête me brûle.
   – On dirait que tu es de verre, ma petite ! On ne peut rien te dire !... Eh bien, que tu le veuilles ou non, je vais lui parler, moi, à ce monsieur.
   – N'y allez pas, je ne le recevrai pas...Et je vais même vous dire... je n'ai pas besoin de vos services ; ne revenez plus dans cette maison.
   – Ça, c'est le plus fort !... C'est ainsi que tu montres la reconnaissance que tu me dois !?...
   Augusta s'était reprise. Avant que sa voisine s'étendît sur la reconnaissance à laquelle elle avait droit, la couturière se sentait prise de remords. Elle finissait par chasser d'une maison qui n'était plus la sienne, sa légitime propriétaire qui pouvait la chasser, elle !... 
   – Excusez-moi... fit Augusta, en lui prenant la main. Je souffre vraiment... je ne sais pas ce que je dis... Excusez-moi, madame Ana... Je mérite vraiment votre compassion...
   –  Ça va... Ne pleure pas... Tu n'y peux rien...
   – Oh, mon Dieu ! Je suis si malheureuse !... s'exclama Augusta, en sanglots ; elle cachait son visage dans ses mains, et le levait par moments, pour épancher, en gémissements, la douleur qui semblait l'étouffer...
   – Qu'as-tu ma petite ?! dit tendrement la poissonnière en la prenant dans ses bras. Qu'est ce qu'on t'a fait pour que tu pleures comme ça ? Tu veux que je fasse venir ce monsieur ?
   – Allez-y, oui, pour l'amour de Dieu ! Il faut faire ce sacrifice, et subir cette honte... Allez-y, madame Ana.
   – Pour lui demander de venir demain ?
   – Aujourd'hui, aujourd'hui...
   – Et ton cousin ?
   – Tant pis... qu'il vienne aujourd'hui... dès qu'il pourra, sinon je vais mourir, mourir par manque d'air, me suicider, si Dieu ne me tue pas !...
   La fille intrépide du batelier sortit atterrée, prit juste le temps de passer chez elle enfiler sa capote, et courut à bride abattue, aussi vite que ses socques le lui permettaient, à l'Hospedaria Françesa.
   Le journaliste ne chercha pas à comprendre la raison de cet appel imprévu, il se rendit rue des Arménios. La messagère entra la première pour l'annoncer. L'artisan se trouvait à côté de sa cousine, et la fixa, surpris, comme pour lui demander si la personne annoncée était Guilherme do Amaral.
   – Francisco, dit Augusta, il y a là quelqu'un à qui j'ai besoin de parler. Ne t'inquiète pas, laisse-nous seuls quelques minutes.  Ce n'est pas qui tu sais...
   – Qui que ce soit, Augusta... Je ne te demande pas qui c'est. Tu es chez toi, tu peux faire venir qui tu veux ; il suffit que je vienne sans qu'on m'appelle...
   – Tu as raison, mon ami... Il n'y a que toi qui sois sincère... Je ne suis pas une ingrate.
   L'artisan croisa le journaliste, et le salua. Augusta était assise sur son lit ; elle se mouillait les lèvres pour pouvoir parler, comme si ce qui l'empêchait de parler ne se trouvait pas dans son cœur.
   – Finalement, dit le poète, vous m'avez rendu justice, Dona Augusta...
   – Je l'ai toujours fait...
   – Mais vous m'avez fermé votre maison...
   – C'est par égard pour vous, je voulais vous épargner le désagrément de supporter une folle.
   – Avez-vous à présent repris vos esprits ?
   – Non, Monsieur... Je mourrai ainsi...
   – La lumière est bien faible, mais il me semble que vous vous portez mieux.
   – Pour souffrir... certainement... je dois veiller sur ma santé... il me faut rester en vie pour attendre la fin de mes malheurs, avant de mourir...
   – N'espérez-vous donc pas oublier votre passé, en oubliant le mal qu'on vous fait ?
   – Je n'oublierai jamais le passé... Jusqu'à présent le malheur ne touchait que moi... Il serait mort, avec moi ; mais... mon malheur, ce sera un héritage de honte et d'indigence...
   – Je ne comprends pas...
   – Et je ne vois pas non plus comment m'expliquer.
   – Ah ! s'écria le poète, j'ai compris... Et il faut absolument que l'enfant de Guilherme do Amaral hérite de la honte et de l'indigence de sa mère ?
  Aux mots d'enfant de Guilherme do Amaral, les yeux d'Augusta étincelèrent de joie, réfléchissant leur vif éclat sur son visage souriant. Ce fut un éclair de joie : les ténèbres, pourtant, se refermèrent, dès que les lèvres imprudentes du poète laissèrent échapper deux horribles expressions : honte et indigence. Les larmes ternirent la lumière de ses yeux, et le vigoureux incarnat de ses joues s'évanouit, laissant place à un jaune cadavérique. Cette soudaine transformation saisit le journaliste, et l'empêcha, elle, de répondre.
   – Il y a une nouvelle raison, pour moi, d'espérer, Dona Augusta, poursuivit le journaliste, devinant pourquoi on l'avait fait venir, Guilherme do Amaral va bientôt revenir au Portugal.
   – Vous l'avez appris ? dit-elle, en sursautant.
   – Je ne le sais pas de lui, je le tire de mes prophéties, qui ne me mentent jamais. Amaral essuie une douloureuse leçon, qui le fera revenir, plein d'angoisse, se consoler sur le sein de l'ange qu'il a quitté. Cette angoisse sera redoublée quand il saura que le sein de la femme qu'il a le plus aimée, outre les frémissements de la saudade, sent les tendresses d'un fils, qui poussera ses premiers vagissements pour appeler son père...
   – Comme c'est doux de vous entendre, monsieur... C'est ainsi que l'on arrache une infortunée aux bras de la mort, murmura la couturière, d'une voix faible, et l'enthousiasme se lisait dans son regard vertigineux, elle allait presque lever à ses lèvres la main du poète.
   – Vous avez bien fait de me faire venir... poursuivit-il, sincèrement ému. Je veux plaider devant lui deux causes saintes : celle de la mère, et celle de l'enfant. Si j'étais assez malheureux pour ne rien obtenir, je dirai qu'Amaral n'a pas dans son cœur une seule fibre de pure, que son infamie dépasse tout ce que peut imaginer le talent, tous les modèles de cynisme qu'il a vus dans les romans qu'il adorait.
   – Ne parlez pas ainsi d'Amaral... Il est impossible qu'il n'aime pas son enfant... Le tendresses d'une femme, on peut s'en lasser, mais celles de l'innocence, qui n'a rien à se reprocher, qui n'exige rien, ça non... Allez-vous lui écrire ?
   – Par le prochain paquebot pour Londres. J'ai reçu une lettre de lui : il me disait juste qu'il était arrivé.
   – Et sur moi, pas un mot ?
   – Peut-être n'a-t-il pas eu le temps. Il n'y avait  que deux lignes. À ce moment-ci, croyez-moi, il vous croit au Candal, en train de pleurer, oui ; mais en train d'attendre son retour que vous auriez effectivement dû attendre. Vous êtes partie sur un coup de tête, mais je ne vous fais aucun reproche : les âmes nobles sont intrépides : elles font l'ébauche d'un tableau majestueux, et l'exécutent, s'il le faut, avec le sang de leurs veines.
   – Ai-je mal fait de partir ?
   – Oui ; vous avez obéi à un mouvement de fierté. Vous l'avez plus fait par vanité, Madame, que poussée par n'importe quel autre sentiment. Réfléchissez, et vous verrez que ce passage volontaire à une telle situation, a obéi à une sorte d'orgueil dans le malheur. Vous avez repoussé de la pointe de votre pied les faveurs d'un homme qui vous retirait les preuves d'une autre passion plus convaincante.
   – Sans lui, à quoi m'aurait servi ce luxe ? Cela revenait à garder toujours sous les yeux le prix auquel j'avais été achetée...
   – Voilà l'exemple même de l'orgueil ; c'est s'estimer plus chère que le prix auquel vous avez l'impression de vous être vendue... N'en parlons plus, à moins que vous vouliez revenir au Candal.
   – Non, je ne veux pas... Vous me conseillez donc de m'y résoudre ? 
   – Non ; mais si vous le faisiez, vous ne vous exposeriez au mépris de personne.
   – Je m'exposerais au mien.
   – Ce sentiment est respectable... Je ne vous contrarierai pas.  Ce que je voudrais, c'est que vous enduriez moins de privations.
   – Je ne souffre d'aucune ; et de tout mon cœur, je vous suis reconnaissante de vos bienfaits, que j'accepterais si je n'avais pas d'autres recours.
   – N'en parlons plus... Je reviendrai quand vous me le demanderez, ou quand je jugerai que je dois vous tenir au courant de la glorieuse entreprise dont je me suis chargé.
 
   Le journaliste était parti. Il faut attirer l'attention sur la délicatesse de cet homme  au sujet de l'artisan. Pas un seul mot qui obligeât Augusta à se défendre des suppositions gratuites d'Ana do Moiro. Le poète n'avait jamais pu se convaincre qu'Augusta avait été couturière, et s'était contentée d'une vulgaire situation de couturière. Il disait, et il dit encore, qu'il avait lu sur le front de cette femme un destin supérieur, bien supérieur à sa condition. Aucune autre ne lui avait imposé une telle révérence dans les manières, et un tel souci de peser chaque mot !
   Il était poète...
   Savez-vous ce que c'est d'être poète ?
   C'est vouloir bloquer la roue opiniâtre des choses de ce monde, et se retrouver avec un bras cassé.
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   L'artisan était venu s'asseoir à côté de sa cousine, dissimulant son émotion, la cachant autant qu'il pouvait, profitant de l'obscurité de la chambre. Si Augusta l'avait vu livide, les yeux baignés de larmes, les lèvres serrées, mettant un frein à ses gémissements, et à sa respiration convulsive, elle se serait jugée aimée, passionnément aimée, dans la position où elle était descendue, encore chérie quand elle ne pouvait plus espérer de son cousin que des tendresses inspirées par la pitié.
   Pour dire quelque chose, Francisco lui demanda si elle se sentait mieux, certain que sa maladie n'était pas mortelle. Cette question, posée en toute innocence, froissa Augusta qui ne répondit pas. Quelques secondes se passèrent au bout desquelles l'artisan lui demanda si elle voulait prendre un bouillon. Augusta lui dit non, avec une certaine dureté. L'artisan lâcha un soupir tremblotant, qui trahit ses larmes, qu'il avait réprimées en vain.
   – Pourquoi pleures-tu, Francisco ?
   – Je ne pleure pas... tu te trompes.
   – Comme si je ne le voyais pas !... Viens ici, à côté de moi... Et en lui passant la main sur le visage, elle poursuivit :
    – Qu'est-ce que c'est, sinon des larmes ? Ne me prends pas en pitié, j'ai déjà été plus digne de pitié que je ne le suis à présent... Je me sens bien mieux... L'espoir est la médecine des malheureux... Il n'est pas de mal qui n'entraîne un bien. Peut-être que de mes souffrances d'aujourd'hui, dépend mon bonheur de demain.
   – Plaise à Dieu.
   – N'as-tu pas reconnu la personne qui était avec moi ?
   – Non.
   – Te souviens-tu de l'homme que tu as vu au Candal une nuit, alors que tu attendais...
   – Je m'en souviens... ne parlons pas de cette nuit, Augusta.
   – Entendu, n'en parlons plus, nous n'avons pas besoin d'en parler. Je voulais te dire que cette personne est l'unique ami de ...
   – C'est bon... Je vois ce que tu veux me dire... Qu'est-ce que cela me fait qu'il soit ou qu'il ne soit plus l'ami de ce monsieur ?!
   – Ne te fâche pas, Francisco... Je ne veux pas te donner des justifications sur ma vie. Je parle avec toi ; si tu ne veux, ou si tu ne peux m'écouter, va-t-en !... Seigneur ! Tu n'arrives pas à comprendre que je suis ton amie, et que je n'ai aucune raison de te cacher mes crimes, si ce sont des crimes !... Tes façons brutales ne me touchent, ni ne m'effraient. Ce qui me chagrine, c'est que tu n'arrives pas à te convaincre que je suis malheureuse parce que je veux l'être, et je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un, en ce monde, qui puisse me demander des comptes sur mes actions.
   – Tu as raison, Augusta, fais ce que tu veux ; mais ne me reproche pas l'amitié que j'ai pour toi. Tout ce que je te dis, c'est pour ton bien... Le temps te montrera que je ne voulais pas te demander des comptes sur tes actions ; si je le voulais, tant pis pour moi ! Et tant mieux, si tu peux profiter de mes conseils... Fais ce que tu voudras, Augusta ; mais ne me demande pas de sortir de chez toi, je te promets  de ne pas me mêler de tes actions. Fais comme si je n'étais ici que pour garder ta porte et appeler le médecin si tu en as besoin. Si Dieu m'a amené chez toi, c'est pour une raison. Tant que tu ne redeviendras ce que tu étais, tu es ma cousine, et je me dois de rester près de toi. Après...
   Augusta avait impassiblement écouté la confession sincère de l'artisan, et ne lui avait pas répondu. L'espoir de reconquérir l'amour de Guilherme eût pu raviver sa fierté au détriment de son cousin, s'il n'avait pas donné, de son zèle, une si humble explication. Humiliée, elle jugeait, dans son orgueil d'avoir été l'amante de Guilherme, qu'elle se rabaisserait en justifiant ses actes devant l'artisan. Bien que revenue à la condition qui était la sienne, elle ne voulait pas pour cela se considérer comme au-dessous de ce qu'elle était ou de ce qu'elle s'imaginait être. Au contraire : ce que le poète lui avait dit, en l'exaltant du fait même qu'il se ravalait, c'est exactement ce qu'elle voulait que son cousin lui dît, lui aussi, bien qu'il ne le comprît pas de la sorte, parce qu'il n'était pas poète. Renoncer à ses privilèges au Candal, d'après moi, ce n'était pas un signe de vertu, de quelque côté qu'on le prît. Si c'était le cas, pour répondre à ce qu'on dit sur les vertus chrétiennes, Augusta eût accepté toutes les humiliations, comme des épines pour sa pénitence. Elle aurait tendu la main pour recevoir les aumônes de son cousin, et aurait accueilli avec des larmes de reconnaissance toutes les réprimandes de sa part, ou celles de la fille du batelier. Mais vous voyez bien que ce n'était pas dans son caractère. La couturière repoussait les bienfaits, elle repoussait la protection morale de l'artisan, s'emportait à la moindre remarque de sa malicieuse voisine, accueillait avec exaltation les phrases romanesques du journaliste, qui était venu la voir dans son pauvre taudis, et jusque là, la  respectait comme s'il venait la voir dans son opulent cabinet  du Candal. Le poète, oui : lui seul avait su comprendre sa chute volontaire ; lui seul avait répandu des fleurs sur sa misère ; lui seul, dans ses transports admiratifs, lui faisait sentir la grandeur de son sacrifice.
   Le rude langage de l'artisan avait donc dû lui déplaire, et plus encore, si le téméraire nourrissait le fol espoir de se faire aimer, maintenant que l'indigence et le déshonneur lui avait ôté de son prix.
   Voilà bien l'orgueil d'une femme qui ne peut jamais déchoir de cette noble hauteur, qui, même dans son infortune, la distingue. C'est à cet orgueil qu'on reconnaît la supériorité. Là, on pouvait prédire à la couturière un destin grandiose, quel que fût le sentier qu'emprunterait le destin pour venir à sa rencontre. Une telle femme ne pouvait se contenter de l'état de couturière ; elle ne pouvait, même si elle l'avait voulu, se ronger secrètement dans une pauvre chambre de la rue des Arménios. La prodigieuse rapidité de son éducation littéraire au Candal ; la lucidité de cet esprit, qui avait pu captiver les désirs inconstants de Guilherme ; ses aspirations qui venaient maintenant, à la moindre contrariété, réagir contre les menottes, qu'elle-même s'était mises ; ce sont là des preuves que le cycle des joies et des infortunes d'Augusta ne s'y était pas refermé sur-lui-même.
   Il ne nous reste donc plus qu'à attendre la suite.


XXIV

   Londres, le 12 Février 1847,

      Mon cher ***

   Je viens de recevoir ta lettre. Tu as prévenu mes inquiétudes. Je ressentais l'envie de m'entretenir une bonne heure avec toi. J'ai été heureux de la recevoir, et le cœur ne demande qu'à s'épancher : le bonheur nous donne comme un air de fierté que seuls les amis supportent.
   Parlons d'abord d'Augusta.
  Je suis ébahi par la résolution désespérée de cette femme ! Elle est exceptionnelle ! Si je ne puis l'aimer, je l'admire ; je trouve qu'elle n'est pas à sa place dans ce siècle, et j'aimerais voir bien dessiné ce type dans un roman. Je la vois d'ici, avec le prisme de la poésie : c'est un tableau historique de ma vie, le seul qui m'inspirera des regrets dans cette pérégrination dont je dois venir à bout. Je ne sais quelle funèbre poésie jette son ombre sur cette obscure héroïne ! Quand je la vois aussi radieuse, aussi intelligente, aussi imposante que nous l'avons vue au Candal, et que je la compare à la femme de la rue des Arménios... Je sens cette intime mélancolie, cette chose indéfinissable qui fait pleurer le cœur, lorsque les yeux, stérilisés par le souffle glacial de l'expérience, ne laissent plus sourdre de larmes.
   Je plains cette femme ! Je préférerais la voir passer d'amant en amant, se corrompre, m'oublier, me haïr, même ; n'importe quoi, plutôt que de l'imaginer en train de se laisser dévorer par des regrets inutiles, inutiles pour moi, puisque je ne puis l'aimer, et ne peux rien contre la fatalité, je ne puis défaire les nœuds, comme Laocoon, des serpents qui s'enroulent autour de mon cœur.
   C'est déjà lui vouer un grand culte, mon ami, que de me lamenter sur le sort de cette femme, que je ne puis aimer ! Combien de victimes, dans le même cas, ne nous laissent qu'une ombre sur la route lumineuse de nos plaisirs ? Combien d'oubliées au lendemain d'une passion mensongère ? 
   C'est tout ce que je puis ressentir ! Je ne sais ce que je puis faire pour elle... Tes raisonnements émouvants m'ont touché ; mais veux-tu les imposer à mon cœur, toi un homme d'expérience, un inexorable analyste des mouvements les plus secrets de notre esprit ?!
   Pourquoi n'accepte-t-elle pas, elle, les abondantes ressources que je lui offre ? Pourquoi ne vit-elle pas, avec tout cet or, si on lui dérobe les richesses du cœur ? Pourquoi ne résisterait-elle pas, avec l'argent de son premier amant, aux séductions d'un second ? L'argent réhabilite, et amnistie tous les crimes.
   Mon cher ami, exerce ton impérieuse influence sur cette pauvre femme. Arrange-toi pour qu'elle retourne au Candal, qu'elle parte où elle voudra. Augmente-lui sa mensualité, s'il le faut, je donnerai des ordres précis pour que les tiens soient exécutés. S'il était possible de la marier, elle, avec quel plaisir  je lui offrirai, sans aucune publicité qui puisse nuire à la réputation de l'un d'entre nous, une dot qui la rendrait plus intéressante pour un mari ayant quelques ressources, il y en a tant, et de si...  innocents !?... Serait-ce possible ?
   Je n'ai pas lu sans émotion les nouveaux arguments que tu me donnes pour que je ne l'abandonne pas. Est-ce que par hasard je l'aurais abandonnée ? Combien de femmes mariées envieraient le sort d'Augusta ? Toutes. Combien de maris, qui sont las de leur femme, leur garantissent des ressources suffisantes pour mener une vie brillante, tandis qu'ils s'éloignent, en quête d'autres émotions ? Aucun.
   L'existence d'un enfant n'augmente pas les attentions que je dois à sa mère. Cet enfant aura un avenir ; je le protégerai toujours, comme s'il était mon enfant légitime ; je l'aimerai dès aujourd'hui pour l'embrasser, quand je pourrai, avec la ferveur d'un père.. Qu'attends-tu de plus de ma part ?
   Veux-tu que je te raconte ma vie ?
   Six jours après mon arrivée à Londres, j'ai rencontré le Belge. Qui avait pu dire à cet homme où allait Leonor ?! J'ai prévenu mon oncle. Il était difficile de trouver notre résidence à Londres. Nous vivons dans les faubourgs et la police a reçu des instructions pour que l'on ne découvre pas la maison champêtre ou mon oncle espérait faire changer le cœur de sa fille.
   C'est avec une incroyable affabilité qu'elle m'a accueilli. Elle écoute, sereinement, les avances sans aucune équivoque que je lui fais. Elle accorde un respect enfantin à ce que lui dit son père, et, si elle ne répond pas, elle ne réagit pas non plus. Jusqu'à aujourd'hui j'ai soupçonné ma cousine de préméditer un coup décisif contre mon importune insistance. Je me suis trompé : je viens d'éprouver une joie inattendue, un accès de démence momentanée !
   Si tu savais comme j'aime cette femme ! Il suffit que je te dise que j'ai songé à me donner la mort ! Imagine alors la frénétique allégresse dont j'ai été pris, au moment où, en me serrant tendrement la main, elle m'a dit : "Mon cousin, je me suis rendu compte de votre amour, et je ne puis me montrer ingrate avec vous !  Dites à mon père de ne plus me garder enfermée, je promets d'être une bonne fille incapable  de résister à l'autorité suprême de son père !..." Qu'est-ce que je t'ai dit ? Cette femme devait finir par céder ! Je ne suis pas aveuglé par ma vanité, mais je découvre en moi une supériorité qui brise les plus solides chaînes de deux esprits. Si mon amour était un simple caprice, ma vengeance commencerait aujourd'hui. Il ne l'était pas, j'ai menti quand je te l'ai dit. Je ne puis garder de la rancune pour une résistance qui m'a tourmenté ;  aujourd'hui, je savoure ma gloire, mon bonheur, et mon triomphe !
   C'est à de tels élans que l'on mesure le véritable amour. L'homme devrait se soumettre à cette douloureuse épreuve, se brûler à ce chemin semé de braises, pour en sortir purifié, sans les fèces des illusions éphémères, d'où germe, plus tard, le dégoût.
   J'aimerai toujours cette femme. Les plaisirs qui se succéderont, toujours renouvelés, ne me laisseront pas le loisir de sentir à mes poignets les menottes de l'homme marié. Leonor est riche... et, si elle ne l'était pas, l'aimerais-je moins ? Non. Nous voyagerons, nous partirons pour l'Orient, mon rêve chéri; je m'assiérais avec elle sur les ruines de empires anéantis, et j'irai là-bas, au hasard, en rêvant toujours de nouvelles délices dans ses bras. C'est cela, le bonheur. C'est en ces moments-là que l'homme croit en Dieu, et se dit que la création est une œuvre parfaite.
   Qu'a été ma vie jusque là ? Une continuelle déception, un espoir anxieux, toujours mensonger, un travail impuissant de l'imagination qui s'éprend de chimères, que l'atroce réalité ne m'offrait pas. 
   Qu'a été Augusta ? Une aberration de la nature, un artifice nourri avec de l'or ; mais la femme, dénudée de son prestige, restait là, glacée et stérile sous ses dorures. Ce qu'ont été ces douzaines de conquêtes sans gloire dont tu as été témoin ? Des feux follets, des éclairs dans un monde de lumière, rien que de lumière, une lumière continuelle sur laquelle j'ai, aujourd'hui, ouvert les yeux...
   Tu souris de mon enthousiasme ? Il n'y a point là de la poésie, il n'y a pas une exaltation de feuilleton, je ne hisse pas le lyrisme du style jusqu'aux créations sublimes du talent, nourries par le froides réminiscences du cœur, telles que les tiennes.
   L'homme naturel, le voilà : je suis l'Adam primitif, en extase devant les délices de la nature, comme Buffon le décrit dans l'Éden. Oh ! le monde est beau, et je plains ceux qui ne peuvent pas le voir comme moi à présent ! Mon ami, quand ce prisme tombera, brisé, à mes pieds, moi aussi, je tomberai face à terre, sur ma sépulture.
   Adieu, le paquebot va partir. Je me suis longuement épanché sans te dire que tu es mon premier et mon seul ami.
            Guilherme do Amaral


XXV

    Le journaliste avait reçu cette lettre au moment où madame Ana venait le chercher à la demande d'Augusta. Cruel embarras ! Il ne pouvait pas la lui montrer ; mais il n'imaginait guère de moyens pour l'entretenir dans une chimère qui finirait par être démentie, rendant plus cruelle la désillusion. Il partit, sans savoir ce qu'il ferait.
   Il entra avec un air mélancolique, qui contrastait avec la souriante anxiété d'Augusta, qui espérait une bonne nouvelle.
   – Avez vous reçu une lettre ?
   – Oui...
   – Ah !... Montrez-la moi...
   – Je ne l'ai pas ici.
   – Non !... Vous voilà triste !... J'ai tout compris... Guilherme ne reviendra pas.
   – Si, mais pas pour l'instant...
   – Mon Dieu, s'exclama-t-elle, libérée d'un poids imaginaire, qui alour­dissait ses paupières.
   – Attendez, Dona Augusta... Guilherme a de l'amitié pour vous...
   – De l'amitié pour moi !... Quelle plaisanterie ! murmura-t-elle, en tombant dans les abîmes de la désillusion.
   – Il vous estime, il veut vous voir heureuse, et il croit qu'on ne peut l'être qu'en menant une vie honnête, sans se priver de rien, en disposant de moyens dont bien peu de femmes peuvent disposer...
   – Il m'offre de l'argent ?.. Ah ! quel outrage !
   – Ce n'est pas un outrage, Madame ! C'est le moins que puisse faire un ami, un frère, un père... Quant à votre enfant, à partir de maintenant, vous l'appellerez votre fils légitime, il a un avenir, soyez père et mère, et pour l'amour de lui, résignez-vous à devenir une sorte de veuve qui pleure de saudade sur son époux , mais ayez envie de vivre, d'avoir assez de richesses pour lui acheter, avec elles, de quoi enrichir l'esprit de votre fils....
   – Des richesses !... Un héritage de mon déshonneur...
   – Pour l'amour de Dieu, ne cherchons pas à exalter la morale au point de discuter sur la nature de l'honneur... Vous n'avez pas le droit, Madame, d'exiger que la condition humaine se réforme en votre faveur. Vous pourriez avoir rencontré un de ces hommes, dont l'on s'accorde à dire qu'ils sont respectables, et, à cette heure, vous n'auriez ni l'amour, ni l'estime du monde, ni un berceau pour votre fils. Non que je veuille vous mesurer à l'aune des femmes qui essuient de tels affronts, pleurent trois jours, et cherchent, le quatrième à adoucir leur chagrin avec le premier qui se propose pour les distraire. Non, Madame. Je suis le premier à vous juger digne d'un autre destin, née pour tout ce qui est magnifié par l'amour, et rendu grandiose par la noblesse des instincts ; mais ces vertus, rarement attendues  dans le jeu des passions viles où nous nous abusons les uns les autres, passent presque inaperçues. Vous ne pouvez vous estimer tout à fait malheureuse. Vous verrez que vous allez recueillir les consolations des larmes que vous semez aujourd'hui. La conscience de votre fidélité à la simple mémoire du père de votre fils va susciter en vous des transports d'allégresse. Le sourire angélique de cet enfant, dont la beauté et l'intelligence se développera en vous regardant, viendra, avec le baume de l'amour cicatriser vos blessures qui saignent encore. L'on vous désignera, Dona Augusta, comme le modèle des mères, et même des victimes d'une passion mal payée. Remarquez que je dis ce que je ressens. Je jure par vos souffrances que je suis incapable de faire remonter jusqu'à mes lèvres une consolation frivole, une imposture que ma conscience me reprocherait. Je vous ai dit ce que seuls les amis peuvent dire, et je m'en vais sans regretter d'avoir oublié une seule des idées qui pourraient vous faire renoncer au projet fatal que vous conceviez...  
   –  Que voulez-vous que je fasse, Monsieur ?
   – Que vous rentriez au Candal.
   – Jamais ! Jamais ! Jamais !
   Augusta avait frémi, à chacune de ses exclamations, comme si le crochet d'une vipère lui pénétrait dans le sang.
   – Je ne trouve plus rien à vous dire murmura sévèrement le journaliste, froissé de l'impuissance de ses discours, et blessé dans sa vanité d'orateur persuasif. – C'est le moment de me retirer,  n'est-ce pas ?
   – Quand vous voudrez, mais… ne me condamnez pas sans m'écouter… Je ne veux rien d'autre en ce monde que l'amour de Guilherme ; je ne vis pas… je ne peux pas vivre sans lui. Le Candal ne cesserait jamais d'éveiller le souvenir de mon paradis perdu… Tout mon bonheur d'un jour, transformé en une horrible solitude, là, dans la même chambre, ces pièces, ce jardin, sous ce ciel où j'ai vécu, où j'ai aimé, où je suis morte… oh, monsieur… je ne peux pas, je ne peux pas… J'allais y mourir à petit feu, mourir à chaque minute, assister à la succession des jours, des années, sans espoir, sans aucune voix qui me mente, qui me laisse croire possible de revenir à ce que j'ai été, à l'amour de cet homme… je suis moins malheureuse ici… mon fils mourra dans mon sein, il ne pourra me survivre, il n'ouvrira pas les yeux à la lumière du monde, il ne demandera pas une aumône au bourreau  de sa mère… Si Dieu veut me punir en prolongeant ma vie… je travaillerai pour le nourrir, je demanderai l'aumône pour l'éduquer… l'éduquer, Mon Dieu ! Pourquoi ?… Non, Non ! Je serais plus heureuse si on m'avait laissé dans l'obscurité de mon ignorance… Cela valait la peine d'affiner la sensibilité ainsi que la délicatesse de mes sentiments… de me montrer la lumière et de me fuir… de me donner l'ambition d'atteindre un idéal auquel j'étais incapable d'aspirer et que je n'aurais jamais voulu voir réalisé ?… Ç'a été une folie… une cruauté… Mon fils sera un ouvrier… un journalier, un homme qui s'appuie à une pierre et s'endort, épuisé par le travail… Ne me prenez pas pour une folle, Monsieur… C'est une résolution à laquelle je ne renoncerai pas… et pour y rester fidèle jusqu'au bout, j'ai besoin de vivre obscurément et pauvrement dans la maison où mes parents sont morts, entre ces quatre murs, là où je suis née., je ferai des bretelles, j'échangerai mon travail quotidien avec un morceau de pain, je veillerai chaque nuit pour gagner le déjeuner du lendemain, j'enseignerai à mon fils, avec une allégresse feinte, la joie dans la misère. Voilà mon avenir. C'est une idée qui ne s'en ira pas de mon âme, tant que je la verrai écrite dans le ciel... exprimée par les lèvres de ma pauvre mère qui est morte il y a vingt mois sur ce même lit… Quel horrible souvenir !… un cadavre qui… sort, et le déshonneur qui entre… Là, oui… ce que je ressens…  c'est une souffrance atroce… Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi !…
   Augusta avait levé ses mains suppliantes, et le poète, debout, les cheveux dressés, assistait en tremblant, et même avec une crainte superstitieuse, à cette scène. Il voulait trouver les mots ; mais tous lui semblaient froids et vains. Il prit, avec une religieux frisson, les mains d'Augusta, et elles lui parurent glacées, cette tête cadavérique se pencha lentement sur ses bras à lui, et deux larmes, coulant le long de ses joues, tombèrent sur ses mains déjà froides, comme les dernières qui s'échappent des yeux, avec la lumière.
   Augusta s'était évanouie. Le poète l'appuya à son oreiller, et courut appeler Ana, tandis que l'ouvrier apparaissait au bout de la rue. Peu après, apparut le premier médecin offert à l'anxieuse impatience du littérateur. Augusta était revenue à elle, mais le médecin demanda qu'on ne la contrariât pas, parce que la démence était la conséquence naturelle de telles attaques répétées, quelle qu'en fût la cause.
   Deux mois après cette scène, qui faisait craindre le dénouement tragique prédit par le médecin, le poète se promenait à cheval sur les pittoresques boulevards de Lordelo, et vit, au loin, sur un côté de la route, une femme ; il crut reconnaître Augusta, assise au pied d'un pin. Il arrêta son cheval, et se redressa, il n'osa pas sauter le mur bas qui le séparait de la pineraie. Qui qu'elle fût, elle semblait le fixer, elle aussi. 
   Quelques instants après, le journaliste, qui hésitait encore, vit un homme, avec un baudet dont il tenait la bride, apparaître sur le versant d'une petite colline ; il se dirigeait vers Augusta. C'était elle, ce ne pouvait être qu'elle, parce que l'homme était l'artisan. Il attendit.
   Augusta s'était assise sur le baudet, avec l'aide de Francisco, qui, à coté d'elle, ouvrait un parasol pour ne pas avoir en face les rayons encore chauds du soleil à l'Occident.
   Le baudet s'apprêtait à franchir un portillon non loin du poète. Arrivé à son niveau, l'artisan s'arrêta, et dit à Augusta quelque chose qui la fit pâlir. Ils ne prirent cependant pas une autre direction.
   Le journaliste mit pied à terre, jeta le rênes sur le cou de son cheval, et vint saluer Augusta. L'artisan se montra affable, il alla même prendre les rênes du cheval qui n'avait pas voulu s'arrêter. Le littérateur n'avait pas voulu le laisser faire ; mais l'artisan avait insisté.
   – J'ai été heureux, Madame, de constater l'amélioration de votre état, dit le poète.
   – Je vais mieux... L'on dit que je suis…
  - Et moi aussi, je le dis… Je vous vois maigre, et pâle ; mais vous commencez à vous rétablir.
   – On me recommande d'aller faire quelques promenades, l'après-midi ; c'est un sacrifice que je fais à mon cousin; tous les quarts d'heure, j'ai besoin de mettre pied à terre, pour me reposer.
   – Mais le spectacle de ce beau panorama doit être fort bénéfique pour votre esprit…
   – Il doit être plaisant pour qui ne souffre pas physiquement… Quand elle souffre, la matière exerce un pouvoir insolent sur l'âme… Et vous, Monsieur, comment allez-vous ?
   – Bien, Madame.
   – L'on m'a dit que, juste après être venu à la rue des Arménios, vous aviez quitté Porto.
   – C'est exact, Madame… et vous savez naturellement que je suis allé…
   – Non, je ne sais rien.
   – Dans la Beira Alta…
   – Ah !… je suis au courant… n'en parlons pas…  J'ai lu dans les journaux…
   – Qu'avez-vous lu dans les journaux, Dona Augusta ?
   – Je vais me retirer, il commence à faire plus frais…
   – Merci beaucoup… Allons-y, Francisco.
   L'artisan n'avait pas bien entendu les phrases entrecoupées de ce dialogue ; il remarqua, cependant, que sa cousine, de pâle, était devenue rouge, et que ses yeux laissaient apparaître l'irradiation menaçante de cette congestion cérébrale, dont, depuis un mois, elle n'avait pas eu à essuyer les effets.
   – Je ne te l'ai pas dit, Augusta ? murmura-t-il.
   – Ce n'est rien : ça va passer… Il faut que je m'habitue à regarder en face les témoins de mon déshonneur…  
   – N'en parle pas comme ça…
   – Il suffit que j'en aie l'impression, n'est-ce pas vrai, Francisco ?
   – Je ne peux pas t'entendre parler de honte… Je donnerais ma vie pour que tu oublies le passé…
  - Moi aussi, je la donnerais… ce n'est qu'en la donnant… ce n'est qu'en mourant, que l'on oublie…
   – Que t'a-t-il dit ?… T'a-t-il parlé…
   – De Guilherme ?… non… Il m'a dit qu'il était allé à la Beira-Alta… Il a dû être chargé d'envoyer les certificats pour le mariage… Je lui ai dit que je savais… Ai-je bien fait ?… J'ai eu raison… bien raison de le faire… J'ai voulu qu'il sût que cela me laissait indifférente… C'est une honte infâme que m'auraient infligée mes regrets, si j'en avais souffert… une ignominie, une honte s'ajoutant à une autre honte… J'ai fort bien fait… Je ne sens rien… j'éprouve de la haine pour lui… Si j'avais été un homme… je l'aurais tué…
   – Qu'est-ce que tu as, Augusta ? dit l'artisan, effrayé, en la voyant devenir de plus en plus rouge, et prise de secousses convulsives sur sa selle.
   – Je l'aurais tué, oui ! reprit-elle, comme si elle n'avait pas entendu la réaction de l'artisan. Laisse-moi avoir mon enfant… Pourvu que ce soit un homme… je lui donnerai un poignard, et je lui dirai : cet homme, qui ne t'appelle pas 'fils', a couvert ta mère de boue ; il l'a tirée du sein de son innocence, et l'a plongée dans l'enfer pour toute sa vie ; il lui a arraché une couronne de fleurs, et lui a a cloué une autre d'épines. Venge-moi, mon enfant ; lave, avec son sang, cette marque sur mon visage. Ta mère traîne son déshonneur, depuis dix, vingt, trente ans… Tue-le, mon fils… Tue-le, et puis… et puis…
   Augusta était tombée, en avant, dans les bras de Francisco. Les derniers sons de ces lèvres, qui crachaient du sang, ce fut un éclat de rire, avec ce timbre de la démence, qui fait dresser les cheveux sur la tête. L'artisan se débarrassa de la selle, se mit à cheval, prit sa cousine dans les bras, et l'amena à l'atelier de son patron, qui se trouvait tout près.
   Francisco ne redoutait pas la folie de sa cousine. Après un tel accès, il savait qu'elle perdait connaissance pour revenir à elle une demi-heure après. C'est ce qui se passa. À la tombée de la nuit, Augusta rentrait chez elle, rue des Arménios, et recevait des mains de madame Ana un bouillon roboratif. Elle s'était couchée, et avait parlé avec son cousin jusque tard dans la nuit. Elle s'était tranquillement endormie, tandis qu'il veillait à son chevet et, les yeux débordant de tendresse, semblait compter les pulsations de son cœur qui s'affolait sous son drap cousu de dentelles d'un blanc éclatant.
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   À partir du soir de cette rencontre, Augusta ne sortit plus. Elle ne voulait pas le faire, et son cousin n'insistait pas. Elle se levait aux heures où Francisco passait à l'atelier. Elle s'asseyait pour travailler, en vêtements blancs, et lâchait son aiguille quand l'artisan la lui enlevait avec une délicate violence. Elle lisait deux journaux qu'il rapportait de Lordelo, et semblait se délecter des feuilletons du journaliste, où elle s'était reconnue dans un récit intitulé : ÉTUDES DU CŒUR HUMAIN. Les allusions étaient flatteuses ; mais le dénouement de l'intrigue n'était pas le sien. La femme quasiment fantastique du poète perdait la raison ; en y réfléchissant, elle estimait que la folle avait montré bien peu de courage dans ses souffrances. Son cousin ne lisait pas ; mais s'il avait vu, il n'aurait pas trouvé de coïncidences.
   Cela faisait cinq mois que le médecin avait diagnostiqué la maladie d'Augusta. Les symptômes apparents ne laissaient subsister aucun doute. L'artisan observait sa cousine ; il devenait malaisé d'échapper aux yeux d'Ana do Moiro.
   – Et tu trouves que je dois me cacher ?
   – J'ai l'impression que oui. Tu ne m'as pas dit, Augusta que tu avais l'intention d'élever ton enfant en cachette ?
   – Oui… Mais je ne me rappelle plus ce que j'avais dans l'idée quand je l'ai dit.
   – Moi non plus…
   – Ah !…je me souviens… je veux que jamais il ne connaisse sa mère, je ne veux pas lui faire honte… Tu as raison, Francisco ; je dois me cacher de tout le monde, sauf de toi… Et tu m'as dit que, le moment venu, tu ferais en sorte que mon enfant connaisse son père…
   – Je l'ai dit, et je le redis…
   – Bon ; mais ne revenons pas là-dessus… Je ne peux pas en parler.
   – Peut-être ne feras-tu pas ce que tu dis, quand tu le verras…
   – Non ?…Dans ce cas, je ne veux pas le voir. D'ici quatre mois, tu auras contacté une nourrice, non ?
   – Je me charge de tout…
   – Tu m'as tout l'air d'un ange, Francisco ! Comme Dieu t'a fait bon ! Tu n'éprouves pour moi aucune haine ?
   – Aucune,  mon amie, je suis toujours ton cousin, ton frère…
   – Qui dira le cœur que tu as !… Tu n'as jamais senti, un seul instant, de l'aversion pour moi ?
   – Non : ce qui me coûte, c'est d'être obligé de te laisser seule quelques heures.
   – Alors, d'un certain côté, tu regrettes ton Augusta ?
   – Dieu seul le sait ! Quand je rentre, J'ai le cœur qui bat très fort, de joie, à l'idée de te voir… et parfois, c'est la peur de te trouver dans un plus triste état. 
   – Quelle noble âme !… Et tu ne te souviens pas que je t'ai méprisé pour un homme qui m'a méprisée ?
   – Ne me parle pas de ça, Augusta…
   – Tu ne ressens pas le plaisir de te venger, du moment que c'est la Providence qui te venge ?
   – Non : si Dieu m'avait écouté, tu serais heureuse. Si je te voyais de nouveau heureuse avec cet homme, je n'aurai aucune aversion pour toi.
   – Ne vois-tu pas que j'ai les larmes aux yeux ?
   – Mais je ne veux pas que tu pleures… je ne sais d'où viennent maintenant ces larmes…
   – Elles sont toujours bonnes : celles de reconnaissance sont douces… C'est celle que doit verser un fils au giron de sa mère… Il doit être si saint l'amour d'une mère !… Écoute, Francisco… et si j'élevais mon enfant ?
   – Fais ce que tu veux, Augusta…
   – Non, je ne veux pas : toute femme qui n'épargne pas à son fils la honte d'être né sur quelque paillasse, ce n'est pas une bonne mère…
   – Je peux faire en sorte que ton fils dorme sur un lit d'argent. J'ai du crédit pour bien plus.
   – Non, mon si cher ami… Je ne serai pas infidèle à mon serment… Le serment d'une malheureuse et plus infaillible que celle d'un roi… Ce que j'ai dit va s'accomplir. Même s'il m'arrive de vouloir autre chose, arrache-moi mon enfant de mes bras, tu vas le faire ?
   – Je ne sais pas, Augusta … Ton fils est mon neveu… je l'aimerai comme s'il était aussi mon fils…
   – Tu ne vas pas faire ce que tu as dit ?
   – Je ferai ce que tu voudras au moment précis où il verra le jour.


XXVI

  À la tombée d'un jour d'août 1847, s'était présenté, à la maison de la Rue des Arménios, le médecin qui, huit mois avant, avait pris congé, en proposant ses services pour huit mois après. Il n'avait pas manqué à sa parole, vu que la nature, elle non plus, n'avait pas manqué à la sienne.
   Ana do Moiro qui l'avait vu entrer, disait à une voisine que la pauvre fille était bien malade, et que cela faisait trois mois qu'elle ne se levait pas de son lit. Elle ajoutait que ça n'avait pas l'air d'une vraie maladie, elle lui paraissait bien nourrie, et avoir les seins fort gonflés ; mais – observait la voisine – ce devait être une ostrucion, à moins qu'elle ne soit hydraulique.
   Elles notèrent que l'artisan était sorti quand le médecin était entré. "Il sera  allé à la pharmacie, disait l'une – Mais le médecin n'a pas eu le temps de faire son ordonnance, corrigeait l'autre – Ce ne serait donc pas le médecin ? rétorquait Dona Ana – Non, probablement pas : que le diable le jure !" concluait la voisine .
   De plus, l'ouvrier ne s'éloignait pas de la porte… Il marchait de long en large, il s'arrêtait et revenait en arrière, tantôt il essuyait son visage plein de sueur, tantôt, il tendait inutilement l'oreille vers la porte.
   – Pourrait-on croire que l'individu qui est entré, c'est le fameux Guilherme, qui aura mis Francisco à la porte ?
   – J'en ai bien l'impression ! Moi, si j'étais vous, j'irais y faire un tour, mine de rien.
   – Et quoi encore ! Ils ne m'ouvriraient pas la porte, et Augusta n'a pas la langue dans sa poche ; on se le prend, et il n'y a plus qu'à se mettre un mouchoir dessus… Regardez… Francisco retourne à la porte.
   – Vous allez voir que c'est bien ça… c'est le gros bonnet qui se rabiboche avec elle.
   – Dieu vous entende, la pauvre fille est vraiment accrochée. Si vous l'aviez vue ici, il y a quelque temps, quand elle s'évanouissait à tout bout de champ !… Elle l'appelait, et disait des mots comme les étrangères, j'en étais toute retournée rien qu'à les entendre. Francisco ne me permettait pas de m'arrêter là, quand ça la prenait ; il m'envoyait promener, et je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'elle disait ; mais tout ça, si vous voulez, c'est qu'elle n'en pouvait plus de chagrin.
   – Serait-ce le démon qui s'est mis dans son corps, si ce n'est pas lui ?
   – Non, mère Antónia Melra, à ce qu'on dirait, ce n'était pas le démon. C'était un bon démon, si vous voulez mon avis, et un amour bien enraciné, qui ne nous laisse rien faire de notre vie, quand on est vraiment pincé. Écoutez, je sais ce que c'est. Quand je m'étais entichée de ce grenadier de police, vous vous en souvenez sûrement, j'ai failli tourner chèvre.
   – Si je m'en souviens ; il n'y aurait pas eu la mère d'Augusta vous y laissiez votre peau.
   – Dieu parle à son âme… C'est elle qui m'a enfoncé dans le gosier un plein bol d'huile… je suis restée longtemps collée au lit, j'avais littéralement fondu. Que le diable emporte les passions et encore plus ceux qui en font leurs choux gras ! Je n'ai pas raison,  mère Melra ?
   – Parfaitement, mère Ana, votre père citait déjà ce proverbe, Dieu parle à son âme.
   – Vous vous souvenez encore de mon père ?
   – Si je m'en souviens ! C'était un gaillard vaillant comme un bataillon ! Le père António Moiro, c'est bien dommage qu'il ait été tué par les Français, et tout ça pour avoir voulu défendre la maison de l'homme qui habitait…
   – Là où habite Augusta… Je suis payée pour le savoir.
   – On disait qu'il était si riche, ce fameux João Antunes… et l'on a jamais su ce que sont devenues ses richesses ! J'ai l'impression de le voir !… C'était un petit pot-à-tabac, avec une tête toute maigre, il ne disait bonjour à personne, et se promenait toujours enveloppé dans une capote en peau de chèvre… Même qu'on aurait dit un pauvre. J'étais une gamine de seize ans, quand il est allé se battre contre les Français, il m'a appelé une fois là-dedans, et il m'a demandé de lui faire des revers à une chemise, il m'a donné pour ça des bouts de tissu qui ne servaient à rien. Vous voyez le grigou que c'était… Ce qui a dû se passer, c'est que les Français l'ont tué et qu'ils ont embarqué son argent… Regardez, mère Ana, la porte d'Augusta vient de s'ouvrir…
   – C'est ce type qui sort…
   – Et il est là, il s'est arrêté pour parler à Francisco.
   – Le voici… Tiens, il s'approche, regardez si vous le reconnaissez.
   – Il ne me dit vraiment rien… Francisco est entré…
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   Augusta est prostrée, dans une profonde léthargie. Une sueur froide coule le long de ses bras nus, et les joues semblent mortes. Francisco déplie un drap, qui enveloppe un objet placé sur une caisse près du lit. C'est un enfant nouveau-né, ou plutôt jamais né, si la naissance commence avec la vie. Les lèvres de l'artisan effleurent d'un baiser le visage angélique du petit cadavre. Comme si l'ardeur de ce baiser se réfléchissait sur ses joues, à elle, Augusta ouvre ses yeux épouvantés, dont les globes se retournent convulsivement.
   – Augusta… murmure Francisco, déposant le fœtus sur le drap.
   – Donne-le-moi, balbutia-t-elle.
   – Pourquoi ?
   – Laisse-moi l'embrasser.
   – Tu ne sais donc pas ?
   – Quoi ?
   – Qu'il est mort.
   – Mort ! s'exclama-t-elle, parvenant à grand peine à s'asseoir sur son lit. Donne-le-moi, donne-le-moi, il est impossible qu'il soit mort…
   – C'est le médecin qui l'a dit, Augusta.
   – Ça ne fait rien… je veux le voir…
   Il le lui mit dans les bras. Augusta, essaya de le réchauffer de ses baisers, en le baignant de larmes, comme si les larmes et les baisers d'une mère pouvaient ressusciter un enfant !…
   – Il est mort !… je n'en doute plus… je l'ai laissé mourir… Je me souviens bien quand… (Et, après quelques minutes d'extase, elle reprit, baignée de larmes) : c'est la fois où l'on m'a dit… non, on ne me l'a pas dit… tu te rappelles, quand tu m'as apporté ce journal qui disait… Guilherme se marie ?… C'est à ce moment-là… j'ai senti une douleur très aiguë, un frisson dans mes entrailles… le dernier paroxysme de cet enfant… Voilà qu'il est mort… Dieu l'a voulu… tu ne demanderas pas de comptes à ta mère, mon ange… Tu ne demanderas pas l'aumône… Tu ne maudiras celle qui t'a jetée dans le monde… Va, va au Ciel, mon petit ange ; intercède pour ta mère devant le Seigneur… demande-lui de me rappeler près de toi… que mon désespoir me purifie pour que je puisse te suivre dans ta béatitude… va, mon fils… Dieu a voulu te rappeler… Ce sont mes larmes qui t'ont délivré de la prison qu'est le monde…
   Augusta était retombée dans sa léthargie. L'artisan s'était approché de la porte, où il avait entendu le bruit de quelqu'un qui essaie de voir, en frôlant, avec sa joue la grille de la porte de derrière. On lui fit de dehors un signal convenu.  Il ouvrit la porte :
   – C'est vous ?… Entrez ; mais l'on n'a plus besoin de vous : l'enfant est mort-né.
   – C'est dommage, alors, qu'il n'ait pas été baptisé…  c'était un petit ange… dit la nourrice qui devait s'occuper de lui, émettant un avis de théologienne conforme aux exigences de meilleurs docteurs.
   – Allez dans la chambre… allez y prendre ce qui sera nécessaire, tandis que je prépare un bouillon.
   – Est ce que la mère se sent mal ?
   – Je pense que non, Dieu merci.  Elle est très faible.
   – Le contraire m'étonnerait ; ce ne sera rien ; ce qu'il faut, c'est qu'elle ne se tourmente pas, sinon ses couches vont lui monter à la tête
    Après ce trait d'érudition obstétrique, la sage villageoise s'en fut, avec toute l'expérience qu'elle avait, pourvoir aux nécessités qu'exige une femme qui vient d'accoucher.
   Francisco donna le bouillon à sa cousine, qui le prit machinalement, et s'endormit avec une placide sérénité.
   Deux heures après, le médecin revint, et dit qu'il n'y avait rien à redouter, en promettant de revenir le lendemain. La nourrice inutile rentra pour donner le sein à son fils, qu'elle refusait de nourrir elle-même pour allaiter l'enfant d'une autre, en s'engageant à mettre le sien au tour.
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   Il faisait jour. Francisco avait passé la nuit à contempler le fils de sa cousine, tout en observant le moindre tressaillement de la mère.
   Augusta s'était réveillée brusquement en demandant son fils avec des gémissements qui venaient du cœur.
   – Il est là… que lui veux-tu, Augusta ? Ton garçon se trouve au ciel. Si Dieu avait pu nous rappeler à lui à son âge. C'est maintenant à la façon dont on va l'enterrer qu'il faut penser.
   – Tu as raison, Francisco… Va l'enterrer à côté de ma mère…
   – Tu tiens à ce qu'on aille en parler à l'abbé ? À quoi bon t'être cachée, alors, comme tu l'as fait ? C'est impossible… si je l'amène à l'église, je devrai dire de qui c'est le fils…
   – Tu es sûr ?!… je ne veux pas, non,  je ne veux pas… s'écria Augusta avec une étrange détermination.
   – Et, si personne n'est au courant, pourquoi le serait-on, maintenant qu'il est mort ?
   – Tu as une idée ?
   – Si tu voulais, on pourrait l'enterrer ici…
   – Ici ?!
   – Oui, Augusta. Ce n'est pas un péché, puisqu'il n'est pas chrétien ; sans l'eau du baptême, c'est comme si ça n'avait aucune importance.
   – Mais il n'est pas au ciel ?
   – Ça, c'est une question de foi.
   – Il doit y être… Que peut-on demander de plus ?… C'est bon… Enterre-le là… Je garderai toujours ses os près de moi…
   – Tu as promis de quitter cette maison pour le mienne à Lordelo, que je n'ai achetée qu'à cette condition… pourquoi veux-tu que l'enfant y reste ?
   – Cette maison sera sa sépulture… J'y passerai souvent : mais… est-ce que ce ne sera pas un crime… Francisco ? Et si on le trouve enterré ?
   – Qui ?!  Nous n'ouvrirons plus cette maison.
   – Comment, nous ne l'ouvrirons pas ?! C'est la maison d'Ana do Moiro.
   – C'est la mienne, je la lui ai achetée… c'est la tienne, Augusta…
   – Ce que tu as été pour moi, Francisco… dit Augusta, les yeux vitreux de larmes, avec une douceur dans l'expression, charmante pour qui l'entendait, mais douloureuse comme un remords pour elle.
   – Ne pleure pas, sinon je vais me fâcher… Je n'ai fait que mon devoir. Allons… il faut s'y mettre… tu veux donner un baiser à l'enfant ?
   – Oui… je veux… Je ne peux pas, enlève de mes bras…  Fais ce que tu voudras… Quelle vie, mon Dieu !…
   – Ne pleure pas comme ça, Augusta… Tu veux voir l'endroit où je vais l'enterrer ?
   – Non, non… tire-moi ce rideau, Francisco…
   L'artisan écarta un paquet de linge amoncelée dans un coin, et souleva une petite planche ; puis il creusa, attaquant la terre avec une pic de montagnard, et la ramena avec le fer de la bêche.  Il mesura la profondeur ; il y avait juste une palme. Il continua à creuser, en élargissant l'ouverture de la fosse. Il y avait déjà deux palmes. Il étendit le cadavre dans cette tombe, et il eut l'impression qu'il restait trop à fleur de terre. Il enfonça autant qu'il put un levier, et heurta quelque chose de dur, mais qui ne rendait pas le même son que la pierre. Il creusa avec une binette, avec les mains, avec le fer sorti de son manche pour déplacer plus vite la pierre qui le bloquait, ou creuser un autre trou, s'il n'arrivait pas à la faire bouger.
   Le tranchant de la binette avait éraflé du bois. "C'est quelque vieux bout de poutre, qui est resté enterré au moment de l'incendie, se dit-il". Mais la surface de ce morceau de bois était lisse comme une planche, elle avait quatre côtés, et ne se laissait entamer par aucun. Il voulut introduire le bout d'un fer par chacun des côtés, il ne s'accrochait à aucun. "Ça a la forme d'une grande caisse ! fit-il à mi-voix".
   – Qu'est-ce que c'est ? ! demanda Augusta.
   – Ce n'est rien… Je vais t'en parler après.
   – Tu as parlé de grande caisse…
   – Il y a là quelque chose…
   Et il poursuivit sa tâche avec une hâte anxieuse. Il passa la main sur un des côtés de la supposée grande caisse : il trouva un anneau. Il frémit, sans savoir pourquoi. Il voulut exhumer la chose, quelle qu'elle fût, et tira de toutes ses forces sur l'anneau ; il n'arriva même pas à le faire bouger. Il réfléchit, en cherchant l'autre anneau du côté opposé, il y en avait un. Il se courba au-dessus de la fosse : il tira très fort sur les deux, et souleva une caisse carrée.
   – Augusta ! s'exclama-t-il.
   – Qu'y a-t-il ?!
   – Je ne sais pas… je vais essayer…
   Il écarta le rideau avec son épaule, et posa la grosse caisse sur le lit d'Augusta.
   – Qu'est-ce que c'est ? ! dit-elle.
   – Je ne sais pas… je l'ai déterré… je vais voir… Il y a une fermeture… Attends.
   Il s'en fut chercher un ciseau, le coinça sous le rebord de la planche qui surplombait le faux couvercle, et une autre qui s'ouvrait à la façon d'une trappe. La fermeture  céda. Ils virent sept tiroirs fermés. Il ouvrit le premier, c'étaient des rouleaux de papiers jaunis d'une autre époque.
   – De l'argent ! s'exclama-t-il, en déroulant le premier, avidement.
   – Oh mon Dieu ! dit Augusta, comme effrayée.
   – Ce sont des pièces… en voici une autre avec des pièces…
   Il en restait deux à ouvrir. C'étaient des brillants isolés, et des parures complètes, des bagues, des peignes, des croix, des bracelets, des chaînes, des boucles, des médailles, des colliers…
   – Quelles richesses ! s'exclama l'artisan avec un enthousiasme délirant, les yeux flamboyant d'un éclat fébrile. C'est à toi… c'est à nous, Augusta !
   – À moi !… À moi!… c'est impossible… répondit Augusta… rampant insensiblement vers la caisse.
   – Oui, c'est à toi... Tu es riche, richissime, Augusta... il n'y a pas de fidalga plus riche que toi !… C'est Dieu qui l'a voulu !
   – C'est un rêve !… murmura-t-elle, incapable de soutenir le choc de cette émotion.
   – Ce n'est pas un rêve… C'est Dieu qui te donne ces richesses…
   – Pour prix de  mon fils ? Je ne les veux pas…
…………………………………………………………………………………………………………
   La terre qui avait recouvert trente-huit ans le trésor de João Antunes da Mota, recouvre à présent les ossements du fils de Guilherme do Amaral.
   Posez à présent, chère lectrice, ce livre sur votre table d'étude, votre coude sur la table, appuyez votre beau visage sur la paume de votre main droite, et endormez-vous, cinq ans, sur les événements que vous avez vus rapportés avec une fidélité digne d'un meilleur emploi. Réveillez-vous, au bout de cinq ans, et lisez le chapitre suivant.


XXVII

   Cinq ans s'étaient donc écoulés. Le journaliste n'avait obtenu, ni directement ni indirectement, d'informations sur Guilherme do Amaral. Il avait juste appris d'un provincial, descendu à Porto, que son ami avait fait vendre à un Brésilien, juste après avoir quitté le Portugal avec son oncle, son plus beau domaine de la Beira-Alta pour quarante mille cruzados.
   Connaissant les hommes, et homme comme eux, le poète excusait Guilherme,  sans doute pris par les délices imaginées dans la lettre que vous avez vue, cher lecteur. Dans ces circonstances, vues les relations qu'il entretenait avec la haute société des grandes capitales, la patrie devait lui sembler un détail mesquin, et les amis qu'il y avait laissés, un souvenir fugitif qui ne laissait aucune trace dans son cœur.
   Quand il cherchait une autre explication au silence de son ami, le journaliste le justifiait par l'aigreur que sa dernière lettre avait dû susciter, car c'était une amère critique de l'homme qui avait dédaigné vilainement Augusta, et harcelé sa cousine d'une façon abjecte.
   Quoi qu'il en fût, le défenseur de la couturière, fier des applaudissements de sa conscience, ne regrettait pas la rupture d'une fausse amitié.
   Pour le poète, qui se félicitait de son attitude dans les situations délicates de ce drame obscur, la vie d'Augusta était un triste tableau dont il nourrissait son penchant pour la mélancolie, ou son goût dépravé, après avoir épuisé tous les poisons de la joie. Il pensait qu'il avait rempli tous les devoirs d'un honnête homme vis-à-vis de Guilherme, sans mésestimer le respect qu'il avait accordé, et que peu de gens auraient accordé, à la couturière de la rue des Arménios.
   Vous ne voulez pas, cher lecteur, que l'on tire une leçon de ces événements, parce que, béni soit notre Seigneur, vous disposez du discer­nement nécessaire pour la tirer vous-mêmes. Ce qu'il nous importe de savoir ici, plus que tout, c'est ce qu'a fait Augusta de cet argent, et de ces brillants. Cette curiosité est justifiée, d'autant plus que moi-même, en distingué rapporteur d'embrouillaminis bien humains, la première chose que j'ai demandée quand l'on m'a raconté cette histoire, ç'a été justement ce que la jeune femme a fait de son argent.
   Car il faut reconnaître la vérité : toutes les questions sont frivoles, quand il s'agit de demander solennellement combien d'actions du chemin de fer ont été achetées par Augusta… Fadaises que tout cela !… Le chemin de fer n'effleurait même pas la fertile imagination de Colbert embryonnaires. L'incubation de l'œuf n'en était pas à son dernier stade.
   Tout cela s'est passé en des temps où nous étions des barbares ; les chemins de fer, s'accordant mal à notre sauvagerie, figuraient alors dans le catalogue des utopies. Ce n'est plus du tout la même chose à présent. À partir de maintenant, même notre roman national va présenter plus de vie, plus de péripéties, plus d'animation. L'auteur se transportera avec lui de pays en pays, grâce aux facilités que procurent les transports, glanant çà et là des scènes palpitantes de la vie de son prochain ou de sa prochaine. La couleur locale sera pour lui moins chère, et plus correcte. Vous aurez là une bonne occasion, cher lecteur, de savoir comment l'on vit à dix lieues de chez vous, et vous rendrez alors parfaitement justice aux enfants pleins de mérite de notre patrie, qui furent les premiers à descendre des sphères de la chimère, pour nous gratifier de la viabilité de nos transports publics, source de toutes les richesses, un élément essentiel pour la production des céréales et des romans.
   C'est à cela que songeaitt le journaliste dans un moment de ferveur patriotique quand on lui remit le mot suivant, timbré à Madrid.
 
      "Mon cher,
     Si tu es encore vivant, grand bien te fasse.  Si tu es mort, repose là-bas au ciel pour l'éternité. Je pars demain, par voie de terre, pour Lisbonne. J'ai l'intention de m'y arrêter un moment, et puis… je ne sais ce qu'il adviendra de moi. Viens me voir, si tu gardes un vague souvenir de ton ami.
         Guilherme do Amaral.
   P.S. - Je vais descendre à l'Hotel de Itália, rue São Francisco. "
 
   À en juger par la mine du poète, ce mot devait lui procurer un plaisir extraordinaire ! Il laissa en suspens, sur une conjonction, une période, à faire dresser les cheveux sur la tête, d'un drame qu'il écrivait. D'un saut, il se retrouva au milieu de la pièce, où il exécuta quatre pirouettes, en riant de ce mot avec les symptômes les plus certains d'une béate imbécillité.
   Sa jubilation aux idées burlesques qui se pressaient dans son cerveau, et que nous ne pouvons expliquer pour l'instant, s'étaient à peine calmées, quand il reçut un autre mot, arrivé de Lisbonne par vapeur.
   Il éclata de rire, en voyant l'adresse sur l'enveloppe, se livra à une autre exhibition de pirouettes, et lut, en souriant encore :
 
      " Mon ami,
    Vous avez renoncé à respecter votre parole. Nous vous avons attendu au Vesúvio, et vous ne m'avez même pas dit pour quelle raison vous n'y étiez pas !
    Il n'y a pour vous que votre littérature, et la femme qui vous aimera devra succomber devant une si puissante rivale. Soyez-lui infidèle, et venez, par le prochain vapeur, bavarder avec vos amis. Mon époux dit que vous n'aimez pas profiter de notre hospitalité. Démentez-le, sans tarder. Vous savez à quel point vous êtes cher à votre vieille amie,
         La baronne de Amares "

   – De la grande comédie ! se disait le poète, passant du fou-rire à une tragique gravité. La grande comédie humaine ! Tout cela n'est pas l'effet d'une des coïncidences d'ici-bas ! L'on peut attribuer ces inconséquences au gouvernement providentiel d'un Dieu vengeur, raisonnable, et par-dessus tout, sérieux ! Il n'y a là que des coïncidences, et rien d'autre !
   Cette prière silencieuse et peu édifiante fut interrompue par un domestique qui annonçait madame Joaquina. Vous ne connaissez pas madame Joaquina, cher lecteur, et vous allez assister à une scène importante, dont vous ne comprendrez cependant pas le sens, parce que madame Joaquina, joue un rôle de figurante dans les dernières pages de ce roman exemplaire.
   Madame Joaquina entra avec le petit garçon dans ses bras. C'était un bel enfant de quatre ou cinq ans, vêtu d'un tissu écossais rouge avec des bordures d'hermine aux poignets et à son cou ; il portait un joli bonnet de velours noir avec une plume, sur ses cheveux blonds qui ondulaient à ses épaules.
   Le gamin saute des bras de madame Joaquina, en riant et d'un bond se retrouve dans les bras du poète qui le dévore de baisers.
   – Il mourait d'envie de venir, dit la femme en lui rajustant la jupe qui remontait. Depuis avant-hier, personne n'arrive à le supporter. Ça n'arrête pas : papa, papa, je veux aller voir mon papa.
   – Vous avez bien fait de me l'amener… S'il n'était pas venu aujourd'hui, j'aurais dû vous envoyer chercher, parque que je quitte la région, et que je resterai absent quelques jours, sinon quelques mois.
   – Vous partez, papa ? demanda l'enfant.
   – Oui, mais je vais revenir Joãozinho. Cela vous fait de la peine quand je ne suis pas là ?
   – Je ne veux pas que vous vous en alliez… Si vous vous en allez, je casse la vaisselle de maman Joaquina.
   – Quel méchant garçon ! répondit la nourrice. Une vraie tête de mule ! Il me casse la vaisselle quand je m'y attends le moins et, si je le gronde, il se jette par terre et s'y roule, qu'on dirait qu'il a le diable au corps. Vous feriez bien de le gronder, sinon, vous aurez à rendre compte à Dieu, de la façon dont vous le gâtez, ce coquin… Et voilà pas qu'il fait la moue ! Vous voyez comme il est susceptible ? On ne peut rien lui dire…
   – Ne pleurez pas, Joãzinho, dit, en le câlinant l'ami de Guilherme. Faites une grimace bien laide à maman Joaquina…
   Le petit fit la plus laide des grimaces qu'il connaissait, et rit après, avec la satisfaction que donne une vengeance solennelle.
   – Vous riez ? reprit la nourrice. Donnez-le-moi, je veux le punir en le mangeant de baisers ! Je l'aime toujours !… Si on me l'enlevait, que Dieu me pardonne, je me laisserais couler par dix-huit brasses de fond…
   – Et pourquoi vous l'enlèverais-je, madame Joaquina ? Vous avez été une bonne nourrice. Joãozinho n'a pas souffert de l'absence de sa mère, que Dieu lui a pris si tôt…
   – Heureusement qu'il lui a laissé un si bon père. Peu de gens font pour des enfants qui ne sont pas issus d'un mariage, ce que vous faites pour celui-ci. Allez, Dieu va vous venir en aide, et vous aurez toujours de quoi placer ce petit où vous voudrez. Et regardez comme il s'y entend pour vous remercier. L'amour qu'il a pour son père, c'est à se pâmer. Quand il dit papa, il a les yeux qui rient, un vrai bijou. Béni soit le Seigneur ! Ce que c'est que le sang !
   – C'est sûrement son sang… dit le journaliste en souriant à l'enfant. Eh bien, vous allez recevoir d'avance, madame Joaquina, deux mois de salaire. Vous savez à qui vous adresser au cas où je serais trop longtemps absent, et si vous avez besoin de quelque chose d'extraordinaire ?
   – Au Monsieur chez qui je vais, quand vous vous trouvez à Lisbonne pour quelques mois ?
   – C'est ça. Je pars après-demain.
   – Et moi aussi, lança le petit garçon.
   – Vous voulez partir vous aussi, Joãozinho ?
   – Oui, papa, je veux partir avec toi, sinon je casse la vaisselle de maman Joaquina.
   – Cela ne se fait pas, mon garçon. Je ne serai plus votre ami, si vous cassez la vaisselle, et, à mon retour, je vous envoie à un collège, et vous ne me reverrez pas.
   – Donnez-moi alors un tambour, et un petit tonneau, et un fusil, et un petit bateau.
   – C'est entendu, demain je vous envoie tout cela ; mais si vous faites enrager à madame Joaquina, je ne vous donne plus aucun jouet.
   – Regardez comme il est joli ! fit la nourrice prise d'un enthousiasme amoureux. On dirait un ange ! Il y a encore une chose que je ne vous ai pas demandée, Monsieur, et je meurs d'envie de vous la demander.
   – Je vous écoute, madame Joaquina.
   – La  mère de cet enfant était-elle aussi jolie ? Pardonnez-moi mon audace.
   – La mère de cet enfant… la mère de cet enfant… bafouilla le poète.
   – Elle est au ciel, papa, fit l'enfant avec une étrange vivacité.
   – Qui vous a dit qu'elle était au ciel, Joãozinho ?
   – C'est maman Joaquina.
   – Si elle est morte, ou doit-elle se trouver ? dit la nourrice.
   – Je ne sais pas où elle est… dit le journaliste comme s'il se parlait à lui-même, apparemment absorbé dans ses pensées. Si je savais où elle se trouve… je lui donnerais tout, sauf… ce fils…
   Joaquina ne le comprit pas, et vous, cher lecteur, aussi aiguillonné soit votre entendement par la curiosité, vous ne le comprenez pas mieux.


XXVIII

   Au mois de mars 1851, douze jours après la mystérieuse scène du précédent chapitre – celui qui se recommande le plus par ses romanesques épices – le journaliste allait pour le troisième fois voir Guilherme do Amaral à l'Hotel de Itália, rue São Francisco, à Lisbonne.
   Le neveu de Teotónio Vaz avait mis pied à terre à la porte de l'hôtel, au moment où son ami s'en allait, pour la quatrième fois, sans l'avoir rencontré. Le poète fut effaré de le voir tout seul, et c'est à peine s'il le reconnaissait avec cette longue barbe qui le défigurait.
   – Ça, c'est de la ponctualité ! s'exclama Guilherme en embrassant le journaliste perplexe.
   – Tu es seul ?!
   – Avec un domestique.
   – Et ta famille ?
   – Ma famille !
   – Oui… tu n'es pas marié ?
   – Seigneur ! quelle question à brûle-pourpoint ! Est-ce que je suis marié, mon vieux ? Mon ange gardien est un parfait gentilhomme… Il m'a sauvé de cette embuscade… Tu n'en reviens pas ? Serait-ce que je ne sais plus parler portugais ?
   – Tu t'exprimes comme il faut… c'est moi qui n'entends plus aucune langue vivante…
   – Montons … Fait mettre tes chevaux à l'écurie, mon gars. Une bonne chambre, patron, avec un beau salon. Je dîne à sept heures avec mon ami, qui sera mon hôte.
   – Ça m'est impossible… répondit le poète.
   – Comment ça, impossible ?
   – Je suis l'hôte d'un ami intolérant.
   – Tu as donc un autre ami ? C'est de la vanité. Serait-ce quelque mari avec des rhumatismes ?… Es-tu invité à neutraliser les impatiences d'une épouse allergique aux rhumatismes conjugaux ? Raconte-moi ça, barde de notre Douro…
   – J'allais te dire que tu reviens bien abîmé de tes voyages, mais je me souviens à présent que tu n'étais pas dans un bel état quand tu es parti… Voilà ce que c'est que de savoir s'exprimer dans la langue picaresque du cynisme !… Tu as beaucoup à me raconter, mon cher Guilherme !… À ce que je vois, l'on a intérêt à partir là-bas, et il n'est rien de meilleur, pour épurer les cœurs, que de les rebaptiser dans les eaux lustrales de la Seine…
   – Je suis tout de suite à toi, mon vieux. Laisse-moi changer de costume, et me laver le visage avec les eaux limpides de notre patrie bien-aimée, après quoi je vais m'étendre à loisir, et te prouver, avec l'aide d'Aristote, qu'il n'y a pas de bêtise qui n'ait d'heureuse issue. Attends-moi ici un moment, et ouvre-moi entre-temps cette valise pour en enlever tout ce fatras. Mes coffres arrivent demain. C'est là que j'ai rangé les nombreuses notes de voyage qui vont être un monument dressé à ma gloire littéraire. Je vais devenir un trophée national, l'enfant chéri de la patrie, le premier esthète et le premier statuaire de mon pays. Tu ne t'y attendais sûrement pas… Je ramène mon muscle cardiaque, vide qu'il était, plein de graines de moutarde, laquelle moutarde en produit cent pour une seule…
   – Celle de l'Évangile ?
   – Tu verras ce que c'est… Tu as là un caleçon sans ruban ! Preuve que le mariage est nécessaire aux caleçons. Je ne t'ai pas encore demandé si tu étais marié… À quoi diable penses-tu pour ne pas me répondre ?! Si les rideaux de l'alcôve ne me trompent pas, tu es en train de méditer avec un visage séraphique.
   – Je pensais au bon temps que nous avons pris…
   – C'est vrai, qu'est devenue Cecília ?
   – Elle se porte à merveille.
   – Elle est grosse, hein ?
   – Et fraîche, malgré trois enfants…
   – Qui te ressemblent autant qu'à leur père, hein ?
   – Tu es charmant, Amaral !…
   – Et les filles du baron de Carvalhosa ?
   – Il est vicomte, à présent.
   – Elles se sont mariées ?
   – Non.
   – Elles doivent avoir pris un coup de vieux… Et Augusta ?
   Sous le coup de la colère, le poète se leva et tourna le dos à son interlocuteur pour aller à une fenêtre qui donnait sur le Chiado, en sifflant pour donner le change.
   – Tu ne réponds pas ? reprit Guilherme, en sortant de l'alcôve, et venant sereinement rajuster, devant le miroir de l'antichambre, son nœud de cravate.
   – Tu es un cynique ! murmura le poète, sans le regarder.
   – Que crois-tu donc ? Approche : tu veux savoir comment l'on devient un homme comme moi ? L'histoire, admettant qu'elle comprenne ma vie durant les six dernières années, est très simple, et il faut moins d'un quart d'heure pour la raconter. Je comptais la garder pour l'heure solennelle de notre dîner ; mais, si tu ne veux pas me faire l'honneur de passer cette soirée avec moi, la voici. Assieds-toi ; ouvre bien tes oreilles : tu vas entendre de ma langue pécheresse le cantique le plus innocent, le plus angélique, le plus exaltant, sur le cœur humain, tel qu'il devait être en ces premiers temps où l'homme se nourrissait de glands, et buvait l'eau limpide des ruisseaux. La préface est longue… Je commence à présent. Je sais que tu as reçu une lettre de moi, que je t'ai écrite et expédiée de Londres en février 47 ; et une autre où je te demandais de confirmer la publication des bans.
   – C'est la dernière que j'ai reçue.
   – Ç'a été la dernière, il n'y a aucun doute là-dessus. Après cette lettre, à moins de t'annoncer mon mariage avec la divine Leonor (là, Amaral éclata d'un rire franc, et se pinça le nez comme un gamin agacé par des ascarides) je ne devais plus t'écrire… tu ne trouves pas ?
   – Je ne vois pas pourquoi !
   – Par amour-propre. L'on éprouve une honte plus grande devant un ami, que devant un indifférent, quand il faut avouer des humiliations, des blessures de notre vanité, les pires outrages pour un homme fait comme moi. Voici l'affaire. Si je m'en souviens bien, je t'ai dit, de Londres… que t'ai-je dit au juste?
   – Sur Augusta ?
   – Ne parlons pas d'Augusta, pour l'instant : c'est une histoire à part. Qu'est-ce que je te disais sur moi?
   – Sur toi ? Tu me disais que tu vivais avec ton oncle et ta cousine dans les faubourgs de Londres, où vous étiez à l'abri des persécutions du Belge. Tu disais que tu avais vaincu la résistance de Leonor, qui n'était qu'un moyen pour pousser ton cœur dans ses derniers retranchements. Tu m'expliquais ce qu'était un grand amour, un amour unique, un amour qui te rendait fou, un amour qui te rendait honteux d'avoir cru à d'autres, qui n'étaient que des illusions, comme Cecília, Margarida, la couturière, etc. Tu te décrivais comme l'Adam primitif, en extase devant les délices de la nature, comme Buffon le décrit dans son Éden. Ce morceau de feuilleton m'est resté dans la mémoire, parce que je m'en suis servi à la première occasion où il m'a fallu écrire d'une façon incompréhensible pour mes lecteurs comme pour moi. Tu disais enfin que tu plaignais ceux qui ne pouvaient voir, comme toi, le monde sous des couleurs aussi enchanteresses. Tu terminais ta lettre, un modèle de style et de suffisance, en promettant de frapper de ton visage le fond de ton tombeau, dès que le prisme d'illusions à ce point aimées te tomberait en éclats à tes pieds. Or, comme je ne vois pas ton visage meurtri, il faut croire que le prisme est intact…
   – Que voilà une phrase spirituelle ! fit Amaral, en feignant de rire avec une complaisante indifférence ; puis il bourra de tabac le fourneau de sa pipe turque. Tu as une excellente mémoire, poursuivit-il, lentement, en alternant bouffées et discours, et ta critique de mes commentaires, parole d'honneur, est excellente ! On ne peut absolument pas douter que le prisme est tombé, qu'il s'est brisé, que le diable l'a enlevé, chargé qu'il est ab æterno d'emporter de ce monde beaucoup de bonnes choses, je ne sais pourquoi, ni dans quel but ! Élevés et impénétrables sont les desseins de notre Seigneur, qui fait se déplacer à droite et à gauche des légions de démons !… Eh bien c'est vrai, mon cher poète…
   – Quoi ?
   – Tout ce que je t'ai dit dans cette lettre ridicule. Je sentais ce que je t'ai dit. Tous ces épanchements exprimaient un bonheur extatique, c'était une bravade contre l'infortune, elles trahissaient l'orgueil d'un Lucifer qui, après sa chute, pense encore qu'il sortira vainqueur de son combat contre Dieu. Mon ciel, je l'avais laissé au Candal ; il était là. Je ne sais quelle voix me le disait dans mon cœur ; et la tête, s'imaginant des sottises, voulait, en s'en moquant, faire taire le bon ange qui pleurait là dedans… Voici que je me laisse aller à la poésie de l'infortune ! Terrible revers ! Je ne suis pas encore arrivé à m'émanciper du joug des regrets…
   – De quels regrets ?
   – Qu'en sais-je ? Je regrette tout ce qui s'est passé. Je regrette mon enfance que j'ai gâtée, et la fortune que j'ai rejetée, en lui crachant au visage. Ce sont là des poussées de fièvre, cher poète. Pas besoin de guetter les larmes sur mes yeux, tu ne les verras pas. Un souffle infernal les a desséchées. Si les digues qui les contiennent en moi se rompaient, il en sortirait un sang noir, comme le vomi d'un homme empoisonné… Tu crèves de curiosité ? Tu as raison, voilà… Infandum, cher poète, jubes renovare dolorem… Fume cet excellent cigare de La Havane. Je l'ai eu à Madrid d'une fille qui, chose divine, avait un net penchant pour le genre humain. Tu verras qu'il est excellent, ce cigare… Voici l'histoire. Ma cousine obtint de son père que nous quittions les faubourgs de Londres, et nous installions en Belgique. Mon oncle me demanda mon avis, et j'ai dit que je ne voulais pas exercer la moindre pression sur Leonor.  Je lui ai fait croire qu'elle m'aimait, et je lui ai représenté que la douceur était le plus sûr moyen de lui faire oublier, si elle ne l'avait pas complètement oublié, cet étudiant. Le vieillard ne voulut pas se laisser tout de suite ébranler par ma bonne foi ; il finit par céder, il s'en remettait à mon intelligence, qu'il jugea supérieure à sa méfiance sénile.
   Nous sommes allés en Belgique. J'ai eu le plaisir de faire la connaissance de ma tante, une femme qui portait bien ses quarante-quatre ans, encore fraîche, érudite et philosophe, française dans toute l'extension du terme ; et, si je ne me trompe, notre arrivée l'a contrariée (cela dit pour confirmer sa qualité de philosophe) vu que cette vertueuse dame soulageait autant qu'elle pouvait les regrets que lui inspirait l'absence de mon bienheureux oncle Teotónio. C'était une femme d'esprit : tout est dit.
   Ma cousine me recevait dans le boudoir de sa chambre, en présence de sa mère, elle me traitait avec une certaine réserve, qu'elle attribuait "à la passion avec ses mystères" et c'était, selon elle, le secret de son bonheur, puisque, quelle que soit l'étendue de notre amour, le jour des fiançailles annoncerait l'apparition de l'ennui.
   Cette prophétie, dans la bouche d'une fille qui aimait passionnément son futur fiancé, m'avait semblé anormale ! C'était montrer une connaissance excessive de choses que ne devine jamais une femme sans expérience… n'est-ce pas ton impression ? Cela dit, comme je ne connaissais que vingt sortes de femmes, j'ai pensé que celle-ci serait la vingt et unième.
   Un jour, mon oncle m'invita à demander à Leonor quand devait se conclure ce mariage auquel nous aspirions tellement. Un message que j'étais heureux de transmettre. La jeune fille répondit, le cœur palpitant d'amoureuses angoisses, que nous devions laisser passer six mois, pour jouir complètement des joies de sa délicieuse veille. Elle ajouta que, dans son âme, elle était déjà mon épouse, qu'elle se nourrissait de cet amour ; que son esprit s'imprégnait de la sainte idéalisation de nos purs transports ; et que c'est sur la certitude, juste entrevue, que j'étais un ange, qu'elle fondait tous ses espoirs d'être toute à moi. Ce toute me sembla bien prosaïque, au milieu de tant de discours diaphanes et dignes d'une sylphide. Mais ce toute, en français, n'est pas aussi plat que notre toute. Or cela se produisit un mois après notre installation chez nous, comme disait joyeusement mon oncle.
   Veux-tu savoir comment j'ai passé ce délai de six mois ? Le jour, je me promenais à cheval avec ma cousine, je lisais des romans, je discutais d'amour avec ma future belle-mère, et j'apprenais l'allemand avec ma future femme. Le soir, j'allais au théâtre, tantôt seul, tantôt avec ma cousine et mon oncle. La charitable épouse du bon Teotónio nous accompagnait rarement, et si tu penses qu'elle restait chez elle pour tenir sa maison, tu te trompes. Il semble avéré qu'un pauvre fidalgo venait faire, ces soirs-là, une partie d'échecs, où les fonds du maître de maison se faisaient mettre échec et mat, sans qu'on lui souffle la dame. C'était une excellente mère, comme tu verras, si tu as la patience d'arriver au bout de la narration de cet aventureux imbroglio… Comment trouves-tu ce cigare ?
   – Excellent.
   – Veux-tu que nous fassions venir le dîner ? J'ai l'estomac sur les talons.
   – Non : je t'ai déjà dit que je ne dînais pas avec toi, parce qu'on m'attend. Achève le conte.
   – Voilà… mais laisse-moi commander du cognac. J'ai besoin d'enivrer ma muse pour le principal chapitre de cette Odyssée.


XXIX

   L'esprit électrisé par ses premières libations, Guilherme do Amaral reprit :
   – Tu dois savoir, mon ami, que, comme l'âme de Saint-Augustin, le cognac est le principe actif de toutes mes cogitations. Dans un des moments les plus critiques de ma vie désastreuse, il y a cinq ans, c'est à cette prodigieuse émanation de la treille, inventée par Noé, notre aïeul, que je dois ma rédemption. La statistique des suicides prouve que les Malefilatre et les Gilbert sont bien rares, du moment que le cognac dispute au diable les âmes non ensevelies de l'étang du Styx. Ce dit en guise de préambule au second épisode de mon drame, l'histoire se poursuit, sans interruption, jusqu'à son dénouement.
   Si je t'assure que je n'ai obtenu d'avance aucun baiser de ma future épouse, tu n'en seras pas convaincu. Tu ris ? Eh bien c'est la vérité, sans vouloir faire étalage de mes scrupules. Le baiser, ce fut une requête toujours déclinée. Chaque tentative de lui extorquer cette grâce par la force, se révélait vaine. La vierge fuyait se réfugier sur le giron de sa mère, empourprée comme une cerise ! Comment les femmes se fabriquent cette pudeur, à la façon dont on ouvre un robinet, voilà ce que moi, parole de gentilhomme, je suis incapable de t'expliquer.
   – La pudeur de ta cousine n'était donc pas naturelle ?
   – Tu vas voir. Quand je lui demandais la raison d'une telle résistance, elle me répondait, en baissant les yeux avec autant de gêne que de sévérité "que le plaisir matériel d'un baiser était bien inférieur au plaisir qu'elle ressentait, en le désirant." Ses discours baignaient dans l'idéal, à l'évocation de ce plaisir si idéal, et elle finissait par me reprocher mes efforts inutiles pour lui donner un baiser, sans que nos sensations physiques fussent légalisées par la bénédiction sacramentelle. Je l'écoutais avec un air idiot, et me demandais si je n'étais pas un de ces crétins que la nature capricieuse invente à chaque siècle pour le divertissement d'une humanité tourmentée.
   Un jour, en la poursuivant, j'ai serré son poignet qui se dérobait ; la jeune fille lança un cri suave, et sa mère nous surprit. Comme elle demandait des explications, Leonor répondit que je m'obstinais à vouloir lui donner un baiser. La vertueuse épouse de mon oncle, s'armant de la gravité renfrognée de ses quarante-quatre ans, me pria de ne plus faire violence à la pudeur de cette jeune fille avec mon libidineux désir d'obtenir un baiser. Combien cet acte était laid, et peccamineux, elle me le dit, en faisant d'elle-même un modèle qui n'accordait même pas à son mari de ces baisers importuns. Ce qu'elle appelait des baisers importuns, voilà ce que je ne suis jamais arrivé à lui soutirer. S'il y a de l'indécence dans cet adjectif, elle est si cachée, que le tempérament le plus susceptible d'une lectrice ne pourra y perdre, si tu entreprends, mon cher poète, pour te désennuyer, de faire imprimer ces choses, à défaut d'un meilleur sujet.
   Ce soir-là, il y avait une représentation théâtrale. J'y suis allé avec ma cousine et mon oncle. Les jumelles de théâtre étaient restées chez eux, on les avait oubliées. Je fis le trajet du théâtre à leur maison, et, au moment où j'entrais dans ma chambre, entrait dans celle de la fidalga ennemie des baisers importuns son partenaire aux échecs ; j'ai failli intervenir dans la partie ; mais, à la réflexion, j'ai laissé à la nature hypocrite la liberté de jouir de ses privilèges.
   Tous ces épisodes commencent à t'agacer ?… J'en viens vite au dénouement.
   – Ne bois pas autant de cognac, Amaral… tu risques la combustion.
   – Je suis la salamandre de ce feu, mon ami. Si tu me vois brûler, réunis mes cendres dans la forme de mon chapeau, et répands-les aux quatre vents du ciel, pour qu'elles ne se retrouvent pas dans la vallée de Josaphat. Poursuivons.
   Le délai de six mois était passé. Mon oncle me disait que tout était prêt pour le mariage : il manquait juste les papiers. Il se chargea de parler à sa fille, vu que, vexé depuis que sa mère m'avait sévèrement repris, je n'avais avec elle que des conversations répondant à une stricte étiquette.
   Mon oncle entra effectivement dans la chambre de la jeune fille, qui se trouvait malade de la poitrine, à cause d'une perruche qui était morte dans ses bras. En revenant, il m'a dit que Leonor voulait, avant de fixer le jour, parler un moment seule à seul avec moi. Voici, textuellement, mon tendre entretien avec la vierge de mes rêves.
   "Je vous ai fait venir, mon cousin, dit-elle, en faisant traîner chaque mot avec une adorable langueur, je vous ai fait venir pour vous confier un secret.
   "Je vous écoute, ma cousine.
   "Vous m'écouterez avec un cœur plein d'indulgence, n'est-ce pas ?
   "Vous craignez donc que…
   "Je crains que vous vous sentiez offensé, et je ne voudrais pas le moins du monde vous offenser.
   "Parlez.
   "Cela fait huit mois que nous nous sommes vus. Ce fut, pour nous deux, une fatale rencontre. Vous m'avez despotiquement imposé, mon cousin, contre ma volonté, votre amour, auquel je ne pouvais répondre. J'ai voulu vous décourager ; rappelez-vous mes mépris quand je vous ai repoussé, et je n'ai réussi qu'à exciter contre moi votre vanité. J'aimais un autre homme ; cet homme suivait mes pas ; vous l'avez su, mon cousin, vous l'avez vu, vous l'avez défié, sans renoncer pour cela à un projet indigne d'un gentilhomme qui n'a aucun besoin d'obtenir une femme par la violence, alors qu'il y en a tant qui se rendraient d'elles-mêmes à sa richesse et à ses qualités personnelles. Vos persécutions ont continué en dehors du Portugal, et j'ai conçu un plan, étonnant chez une personne de mon éducation, le seul, peut-être, qui pût me sauver de votre tyrannie, liguée à l'indiscrète volonté de mon père. À la violence, j'opposai le mensonge. J'ai dit que je vous aimais, pour ne pas être, comme sous les fers, privée de voir l'homme que j'aimais vraiment. J'ai menti pour qu'on me laissât ma liberté. Dès que j'en disposai, j'ai choisi, entre deux abîmes, celui qui me semblait le moins profond. Si je dois mourir dans celui où je suis tombée, je meurs contente… M'avez-vous comprise, mon cousin ? Suis-je encore assez bonne pour vous ?
  "Je ne vous comprends pas ! répondis-je la tête baignée de sueur.
   "Mais si, mais si… fit-elle en souriant. Voulez-vous toujours de moi, telle que me voilà ?
   "Oui, oui, même comme ça ! répliquai-je, sans me rendre compte de ce que je répondais.
   "Que dites-vous, mon cousin ?! Vous êtes à ce point dépourvu de sens moral ! Une femme qui est toute à un autre vous convient-elle ?
   "Je ne cède pas à cette ruse. Je ne vous crois pas, Leonor. Vous vous rabaissez moralement avec ce mensonge abject. Réhabilitez-vous, en avouant que tout ce que vous avez dit est faux.
   "Je ne peux pas : tout ce que vous ai dit est vrai. Je ne puis être à vous.
   "Vous pouvez être, et vous serez à moi. Si vous nous avez joués jusqu'à aujourd'hui, plutôt être votre bourreau, que votre dupe.
   "Vraiment ?… reprit-elle avec le plus cynique des sourires, et le sang-froid le plus insolent que tu puisses imaginer. – Vraiment ?… Dans ce cas, mon cousin, mettons-nous d'accord… Si cela ne vous convient pas d'être le père adoptif… du fils d'un autre, qui doit naître d'ici trois mois, attendez qu'il naisse, et je serai à vous après, sans aucun préjudice pour nos enfants légitimes.
   – Cela ne te fait rien, mon vieux ? !
   – Si… dit le poète, le visage dans ses mains, j'en suis stupéfait. Je viens de me souvenir de trois mots que je t'ai dits il y a cinq ans, à l'hôtel de la rue de Santo António. 
   – Je m'en souviens aussi… tu vas être puni… n'était-ce point cela ?
   – Si… Achève vite ce tableau. Il y a des horreurs qui scandalisent les oreilles  les moins délicates… Ne raconte à personne cette scène… Je devine le reste.
   – Non, tu ne devines pas le reste, qui est trop drôle, et jure avec ce tragique scandale. Je suis sorti étourdi de la chambre de Leonor, sans savoir où j'allais, sans la moindre idée. J'ai rencontré dans l'antichambre la mère, qui me fixait, épouvantée. Je la dévisageai avec mépris, sans être sûr que c'était elle, la protectrice du Belge, du fils de son amant depuis trente ans. Au mépris avec lequel je la regardais, elle me répondit par un révoltant froncement de sourcils.
    "Votre fille a de qui tenir",  hurlai-je, avec rancœur.
    "Si elle ne vous convient pas, telle qu'elle est, laissez-la", répliqua la mère de Leonor.
   En entendant les éclats de nos voix, mon oncle accourut. Je l'ai pris par la main, conduit à la chambre de sa fille et, pointant mon doigt sur elle, qui était assise sur son lit, j'ai hurlé : "Des femmes comme celle-là, au Portugal, on les jette dehors, et un gentilhomme ne court pas le risque de les rencontrer là où l'on cherche des femmes honnêtes… Si c'est votre fille, faites-lui sauter la tête, et épargnez-lui l'ignominie de doter son fils avec le patrimoine de nos ancêtres !" Voilà pour le conte…
   – Il est joli. Et après ? Tu as beaucoup voyagé, aimé beaucoup de femmes, dépensé beaucoup d'argent, bu force tonneaux de cognac, et tu te portes aujourd'hui comme un charme, et tu te sens capable d'essayer vingt et une autres sortes de femmes…
   – Que nenni ; je suis au bout du rouleau. Cela fait cinq ans que j'ai dépensé la moitié de mon patrimoine.
   – Seulement ?  J'ai cru que tu devrais trois patrimoines comme le tien.
   – Tu es fou ! Si je n'avais pas toujours été riche, je serais passé avec armes et bagages dans le royaume obscur. J'ai vendu deux domaines, et j'ai avancé cinq ans de mes revenus. Ce qui a considérablement entamé mes fonds, ç'a été, à Londres, la fille d'un bourrelier, qui m'est revenue fort cher, après trois mois de prison. Imagine que, si je ne transigeais pas en réglant deux mille livres sterling, l'on m'obligeait à me marier. L'honneur des femmes, en Angleterre, se négocie à partir d'un cellule, et se décide dans les tribunaux, que ce soit celui de la femme de George V, ou celui de la fille d'un bourrelier. C'est très sérieux. Il n'y a là-bas qu'un seul homme libre et indépendant, c'est le policier qui te prend au collet et qui te fourre dans un cul de basse-fosse, où tu meurs, si tu n'as pas d'argent. Voilà ma vie, mis à part quatre volumes de balivernes, que je rapporte dans un bahut, que je soumettrai à ta critique si tu veux me faire une immense faveur, et rendre un grand service à la patrie, en les enrichissant de tes commentaires.
   – Ta fin est comique, Amaral… fit le poète, en lui tendant la main pour lui dire au revoir. Ton récit en amène naturellement un autre ; mais pas pour l'instant. Je vais dîner. Je reviendrai à neuf heures. Tu passes cette nuit chez toi ?
   – Oui, j'ai besoin de dormir… Quelle histoire as-tu à me raconter ?
   – Celle d'Augusta… Tu veux l'entendre ?
   – Dis-la-moi en deux mots. Elle doit être simple…
   – Non, elle ne peut se dire en deux mots. Son cas en mérite autant que la tienne.
   – Nous avons là un roman ?
   – À tout à l'heure.

XXX

   Vous ne passez donc pas la soirée avec nous ?
   – Non, Madame la Baronne… Veuillez m'excuser de cette grossièreté, répondit le poète.
   – Un rendez-vous amoureux ? fit la baronne de Amares.
   – Selon toute probabilité… ajouta le baron, en adressant un cli d'œil à sa femme.
   – Vous savez bien, reprit l'ami de Guilherme, que je n'ai pas de ces rendez-vous à Lisbonne. Les visites que je fais ici sont si obscures, dans l'intimité d'une seule famille, que je ne sais encore si l'on peut-être tenté de donner des rendez-vous sérieux…
   – Il y en a beaucoup qui valent quarante-huit poésies par an… répondit avec obligeance la baronne.
   – Ça, c'était avant, lâcha le poète. L'imagination avait encore quelque pouvoir, et le dépit en exerçait un grand. Il n'y a plus d'imagination, ni de dépit, Madame. Après trente ans, l'on pleure, comme le roi de Macédoine, parce qu'il n'y a plus de monde à conquérir.
   – Vous resterez un jeune homme, dans votre cœur, et vous en aurez un meilleur que celui que vous aviez quand vous étiez jeune… vous appréciez ce jeu de mots ? Allez, on vous fait violence… Voulez-vous qu'on vous attende ?
   – Absolument pas, Madame. Ce serait me vexer, et m'accabler de vos prévenances, dont je dispose avec moins de cérémonie que de familiarité.
   – Mais songez que j'espère vous avoir à mon souper… rétorqua le baron.
   – Mais vous n'avez pas l'habitude de souper, Madame la Baronne.
   – Non, mais je vous attends, si vous nous promettez de venir à minuit. Je ne vous attendrai plus après, parce que nous avons un bal demain chez le vicomte de Lage, et qu'il faut dormir ici, pour moins dormir là-bas. À tout à l'heure.
   Le poète se trouvait peu après à l'Hotel de Itália, en train de taper sur l'épaule de son ami, qui s'était endormi sur la chaise rembourrée, sa pipe turque aux lèvres, et la bouteille de cognac, presque vide, devant lui.
   – Oh ! Tu dors, ou tu es somnambule ? dit je journaliste.
   Amaral fit un bond, réveillé en sursaut, écarta ses paupières, et fixa son ami avec humeur.
   – Quelle bêtise que de réveiller un homme qui rêve de la fin du monde ! Je comprends à présent la décomposition de l'univers. Ce n'était qu'un océan de métaux chauffés au rouge. La terre entrait comme un fleuve incandescent et fumant au sein de cette mer ; et moi, j'étais enlevé, sur un tonneau de cognac, au-dessus des eaux comme l'esprit de Jéhovah.
   – Ferebatur super aquas… Ce devait être joli, et c'est dommage que je n'aie pas le loisir d'entendre ton rêve. J'ai besoin de tout mon temps pour te parler de faits réels. Je t'ai promis l'histoire de la couturière.
   – L'on ne saurait être plus ponctuel !… Passons à cette histoire, je risque fort de m'endormir, je veux voir comment finit  mon rêve.
   – Je te promets de te réveiller, Guilherme. Les épisodes seront courts, parce que la biographie d'Augusta, depuis le chapitre où tu l'as abandonnée, est une succession de phénomènes inévitables, qui découlent naturel­lement les uns des autres. Tu sais comment ton offre de cent mille réis, de tes domestiques et de pittoresque ferme du Candal fut méprisée. Cela ne t'a pas surpris d'avoir fait cette offre pour rien ?
   – Si, parole d'honneur ! Au début, j'ai pris ce refus pour un caprice ; et puis, en lisant ta dernière lettre, je me suis dit qu'Augusta s'était déclarée indépendante pour soumettre complètement le cœur de quelque admi­rateur de ses excellentes qualités.
   – Bravo pour le cynisme ! Ça, c'est mettre le doigt dans la plaie… Tu vois comme se vérifient tes flatteuses conjectures. Comme tu le sais, la couturière s'est rendue rue des Arménios. Elle a mis ce casaquin et cette jupe de percale que tu as vus la nuit où elle pleurait sur le cadavre de sa mère. Elle est allée demander un travail pour ne pas mourir de faim. Elle s'est rabattue sur les bretelles, elle a gagné quatre vinténs par jour, pour son pain et son bouillon, et vécu quelque temps de la sorte, en subvenant honorablement à ses besoins, dans le déshonneur où tu l'as laissé.
   Guilherme l'interrompit :
   – J'aime l'austérité de ton langage… Tu n'as pas encore perdu la manie de jouer les pédagogues de roman ? Pourquoi ne racontes-tu pas cette histoire sans faire de morale ?
   – C'est parce que je ne veux pas que tu t'endormes. Si je ne te fais pas figurer dans ce conte, tu t'en désintéresses et tu ronfles. Il faut te secouer les nerfs avec des doses graduées de strychnine. Alors écoute, Guilherme, ce rire hardi ne te va pas… Tu riras à la fin.
   Au bout de trois mois, la couturière était malade, et ne pouvait plus travailler. Elle a vendu sa maison, ce qui lui permit de vivre un an au lit. Quand ses voisines lui disaient "Tu es encore jeune et jolie, ma fille ; l'on ne manque pas d'hommes qui te veuillent…", Augusta pleurait, s'indignait, rejetait la corruption à laquelle l'invitaient ses voisines subornées, et se disait prête à mourir dans la misère, sans y être tombée dans une honte encore pire que celle que tu lui as infligée.
   Une fois épuisé le produit de sa maison, Augusta a vendu les meubles, qui ne pouvaient la nourrir qu'un mois, Et, en les lui achetant, ses voisines en profitaient pour lui souffler comment échapper à la pénurie par le moyen le plus facile dont disposât une jolie fille. Malade, pauvrement vêtue, Augusta était effectivement encore belle.
   Enfin, ce fut la faim, avec les tentations qui l'accompagnent.
   La femme si charmante et si spirituelle, que nous avons connue au Candal, désespérant de toi, et d'elle-même, se livra, s'égara, se vendit. L'homme qui l'acheta, estima qu'il avait acheté un meuble, un objet insensible, une femme à qui il n'accordait aucune âme, qui ne cessait de pleurer, étouffant dans ses sanglots les cris de désespoir avec lesquels elle répondait aux caresses de son amant.
   Or une femme de de cette sorte, on s'en lasse, tu ne trouves pas ?… Ton successeur, qui s'était lassé d'elle, aida un troisième à conquérir cette femme qui troublait son organisation, et, d'après lui, avait des côtés qui ne semblaient pas d'une femme ordinaire ; avec des prétentions de grande dame,  elle ne lui allait pas.
   Veux-tu savoir ce qui est arrivé ? Augusta perdit toute honte. Ce grand esprit, que tu as façonné par l'étude, lui apprit lui-même l'abandon, l'effronterie, et la corruption qui s'installa chez elle plus qu'il n'était naturel. Ce qui permit à cette grande âme de garder un sens élevé de l'honneur, c'était son instinct. Il lui fallait conserver cet instinct salutaire pour mourir sans se prostituer ; éduquée par la science dont tu l'as dotée, elle devait tomber tôt ou tard. N'est-il pas certain que l'infortune, sans la résignation chrétienne, fait de l'homme un cynique ? Pour quelle raison l'infortune ne produirait pas des effets comparables chez la femme ?
   Voilà donc Augusta dans la même situation qu'un homme amputé de la société, parce que la société lui a craché au visage ; détaché des liens de l'honneur, parce que son amour pour ce mot lui a valu des désillusions, des injures et la faim. N'était-ce pas le cas de tous les hommes fatals de tes romans ? La corruption n'y est-elle pas toujours justifiée par les rudes leçons qui leur ont été infligées par la société ? Ne disent-ils pas que leur perversité est une revanche ? L'homme trahi ne fait-il pas de chaque innocente un holocauste à leur vengeance ? Et ces individus, en croyant se venger, ne sont-ils pas entraînés ainsi que leurs victimes au dernier degré de l'infamie ?
   C'est ce qui est arrivé à cette belle femme qui éperonnait, il y a six ans, un genet de race à tes côtés, tandis que toi, fier d'elle, tu ne pouvais détourner de ses gracieuses formes tes yeux illuminés.
   D'amant en amant, trahissant les uns, et ruinant les autres, étalant son cynisme, et faisant taire le cri de sa conscience avec le tapage des orgies… pour finir, elle se retrouva seule… Seule, ce n'est pas le terme propre, elle se trouva entourée de tout ce qui symbolise la turpitude au plus bas étage. Elle descendit jusqu'où elle put descendre. Parvenue à ce point, elle demanda un grabat dans un hôpital. La charité ne le lui refusa pas. Je ne sais ce que furent ses derniers jours… De l'amphithéâtre des cours d'anatomie elle passa, dans une corbeille, à la voirie de la Santa Casa. Mon conte est fini, Guilherme do Amaral. Tu peux éclater de rire… maintenant.
   Guilherme était livide. Il se leva, fit quelques pas dans la chambre, mit sa main droite sur son front, qu'il appuya sur le mur comme pour prévenir un évanouissement. Le journaliste suivait, du coin de l'œil ses moindres gestes, et paraissait content de son œuvre. Il alluma tranquillement un cigare, et attendit.
   Amaral vint s'asseoir. Il était en larmes.
   – Il n'y a plus rien à faire !… murmura-t-il, pourquoi n'es-tu pas venu en aide à cette malheureuse ?
   – Toi seul pouvais  le faire, Amaral. Qui peut prier un rayon qui décline de revenir en arrière ? C'était une femme à tomber dans l'abîme : aucun bras d'homme ne pouvait la soutenir : c'était le bras d'un homme qui l'y avait précipitée.
   – Et elle est morte, cette malheureuse !… continua Amaral, comme s'interrogeant, avec cette voix, qu'une douloureuse abstraction nous donne l'impression qu'elle est inaudible pour les autres. Et mon fils ?… mon fils ?… dit-il, brusquement arraché à la torpeur de la méditation.
   – Il est mort dans son ventre.
   – Victime de cette infâme créature… trois victimes !…
   – De ta cousine ?!
   – Oui… Comme j'aurais été heureux si je n'avais rencontré ce démon ! Et je l'ai laissée en vie !… Je n'ai pas pensé que je devais venger cette malheureuse…
   – Ces réflexions viennent trop tard, Amaral. Serais-tu aujourd'hui un saint, tu ne peux agir contre le passé de la couturière. Le remords te point ?… ce n'est qu'une poussée de fièvre de quelques heures…
   – Non… c'est impossible… le fantôme de cette femme va me poursuivre…
   – Enfantillages, que tout cela ! Il n'y a pas de fantômes, Guilherme. Cette crainte, je la trouve noble, et je suis fier de toi. Tu n'es pas aussi inhumain que tu voulais me le faire croire. Cela fait plaisir à l'ami que j'ai toujours été pour toi, et je me dois plus que jamais te donner de moi une bonne opinion. Si tu souffres, je te promets de te distraire, et même de restaurer ton cœur pour des entreprises digne d'une âme susceptible de contrition. Veux-tu que je sois ton bon ange ?
   – Oui, mais viens avec moi en province. J'ai besoin de solitude et de toi. Viens m'aider à me donner un autre cœur. Si je ne puis espérer, je veux au moins m'oublier… Nous allons y aller, mon ami ? Dès demain ?
   – Nous partirons ; mais pas pour l'instant. J'ai absolument besoin de rester à Lisbonne quelques jours. Demain, j'ai un bal que je ne puis manquer ; et, comme je suis résolu à ne pas t'abandonner un seul soir, tu viendras avec moi.
   – Je n'irai pas.
   – Si ; à partir d'aujourd'hui c'est moi qui te gouverne ; si tu ne te sens pas bien, nous nous en irons, mais il est indispensable que tu t'y montres un moment. Tu acceptes ?
   – Ce que tu voudras : mais ne me laisse pas là encore… il est très tôt.
   – Je peux rester jusqu'à minuit.
…………………………………………………………………………………………………………… 


CONCLUSION

   Avez-vous lu, studieuse lectrice, El Diablo Mundo ?  Il faut croire que oui, parce que les littératures espagnole et chinoise passent entre toutes les mains, et que les bons poètes gagnent en outre une glorieuse immortalité entre les mains des dames (je veux dire, réduits au format in-octavo français). Relisez donc le chant II d'El Diablo Mundo, intitulé :

À TERESA

DESCANSA EN PAZ

   Vous verrez que le poète espagnol pleure une femme qui fut...

         ...un tiempo cristalino rio,
         Manantial de purisima limpieza,
         Despues torrente de color sombrio,
         Rompiendo entre peñascos e maleza,
         Y estanque en fin de aguas corrompidas,
         Entre fétida fango detenidas.(2)


   Cette pauvre Teresa, embourbée dans la mare des impuretés,

         Ya tan jòven, y ya tan desgraciada !

  Si jeune encore et déjà disgraciée
, est morte en tombant dans l'abîme qu'on avait ouvert devant elle. L'homme qui l'y a précitée, c'est le poète qui pleure. Le cri de remords demande, non pas de la pitié pour le bourreau, mais la pitié et le pardon pour la victime. C'est une belle poésie, à défaut d'autre chose. Une élégie plus touchante que le chant final de La Traviata. Ce qui lui manque, c'est de ne pouvoir nouer et dénouer, quand le Ciel l'a condamné, les fautes, évoquées dans ses rimes, des brebis égarées du troupeau du Seigneur. Teresa est morte diffamée, et ce cantique poignant du poète ne réhabilite pas sa mémoire.
   Guilherme do Amaral savait cette poésie par cœur, c'était une de ses préférées, quand son amour de l'excentricité l'avait fait rompre avec le lyrisme vulgaire des poètes de son temps.
   La mort d'Augusta, telle que le journaliste la lui avait décrite, faisait penser à celle de la Teresa de Espronceda. Amaral crut se trouver dans la même situation que le poète espagnol, et demanda à son âme contristée de lui rappeler cette poésie, inspirée par une douleur semblable à la sienne.
  Elle y réussit : en l'absence de son ami, Amaral récita à mi-voix, plein de componction, les premiers huitains :
 
            Pauvre Teresa ! Alors que tes yeux
            Arides ne versaient pas une seule larme,
            Quand tes lèvres vermeilles changeaient
            De couleur, en prenant des teintes livides.
            Quand de ta douleur cruelles dépouilles,
            Tu perdais la vie et ses illusions,
            Et qu'une lente fièvre consumait
            Ton cœur, ainsi que tes chagrins :
            Si dans les affres de tes derniers abois,
            Tu as tourné ton esprit vers le passé
            Si tu as comparé à ton existence un jour
            Ta triste solitude et ton isolement .
            …………………………………………
            Oh cruel ! si cruel ! affreux martyre !
            Atroce expiation de ton péché !
            Sur un lit d'épines, en te maudissant,
            Mourir, le cœur plongé dans le désespoir !
 
   Arrivé à l'avant dernier huitain, Amaral n'a pas le cœur de concevoir la transition entre l'agonie d'Espronceda et la négation de toute piété, le sourire féroce du persiflage qui clôt le récit. Voici les derniers vers :
 
            Oui, nous avons joui ; la sphère cristalline
            Tourne et baigne dans sa lumière : la vie est belle !
            Qui peut, en s'arrêtant, atteindre la carrière
            De ce monde si beau qui invite au plaisir ?
            Le soleil brille de tout son éclat, le printemps
            Colore les champs dans la saison fleurie :
            Que ma douleur profonde se perde en un éclat de rire…
            Un cadavre de plus, qu'est-ce que ça fait au monde !
 
   Il est vrai que l'auteur déjà mort d'El Diablo Mundo essuyait dans les orgies, qui rendaient plus léger le cours de sa vie, les larmes versées dans ses lucides intervalles de remords, et de honte de lui-même. Ces vers, qui sont un anathème foudroyant contre les coutumes, la confession à haute voix de l'immoralité du siècle, dont le poète est le symbole – ces vers, Guilherme les traduisit littéralement, et se sentit moins oppressé, en se félicitant d'imiter Dom José de Espronceda. Le disciple tenait bien des choses de son maître, mis à part le talent de léguer par écrit ses confessions à la postérité.
   Tout ceci tombe à point pour dire que notre héros, une heure après minuit, ouvrit la bouche, s'étira, s'étendit aussi confortablement qu'il put sur son lit… de feuilles, et s'endormit.
   Nous ne savons pas de bonne source  les rêves qu'il a faits ; mais il est avéré qu'il n'a pas vu le fantôme de la couturière, et qu'il n'a pas dérangé les autres clients en criant au secours cette nuit-là.
   L'aurore du lendemain se leva pour lui à onze heures et demie. Il déjeuna, fuma sa pipe, enfila sa plus élégante robe de chambre, se fit une coiffure fantastique, et s'en fut à une fenêtre d'où il pouvait contempler différents visages de couturières françaises, qui lui souriaient avec une docilité bienvenue, de la maison d'en face.
   Comme le poète lui avait arraché son consentement pour se laisser traîner à un bal ce jour-là, Amaral ne négligea pas l'article de la toilette. Le tailleur le plus proche vint à bout de toutes les difficultés pour le vêtir avec la plus grande recherche, vu que ses coffres devaient arriver tard.
   À la tombée du jour, il reçut un mot du poète : ils devaient prendre une voiture à neuf heures, au plus tard. Pour Amaral, c'était une heure ridiculement bourgeoise : il céda pourtant au provincialisme de son ami.
   Le journaliste, sans sauter de son fiacre, accueillit son ami qui arrivait en envoyant au diable le coiffeur qui n'avait pas compris la négligence byronienne de sa coiffure.
   – Il me plaît de te voir ainsi revenu aux futilités de la vie… dit le poète en plaisantant. Si j'en crois le soin que tu prends pour ton occiput, le spectre de la couturière ne s'est pas accroché à tes cheveux. 
   – N'en parlons plus… J'ai pleuré… C'est beaucoup pour un homme de mon caractère… Et qui me pleurera ? Augusta est morte… et moi… je vis ? Je vis, oui, pour assister à la disparition de tous mes espoirs… mourir mille fois ! C'est fini… L'existence est ainsi, le monde est ainsi, et la société, c'est ça. Nous nous dévorons les uns les autres. Je l'ai tuée, et l'on m'a tué. Que veux-tu maintenant ?… Qui donne ce bal ? Je ne te l'ai pas encore demandé.
   – Le  vicomte de Lage.
   – Je ne le connais pas. De mon temps, l'on ne trouvait pas ici de ces champignons.
   – Il est sorti après.
   – Où habite-t-il ?
   – Là-bas… tu ne vois pas cette cour illuminée ?
   Ils mirent pied à terre.
   – Nous ne montons pas encore, dit le journaliste.
   – Pourquoi ?!
   – J'attends une femme à qui je veux offrir mon bras. Il est neuf heures un quart. Elle doit arriver dans cinq minutes. Allons fumer.
   Il y avait dans la cour des groupes de domestiques en livrée, de la maison ou d'ailleurs. Le péristyle, avec des arcades, avait deux portes latérales des deux côtés du grand escalier, qui conduisaient à un jardin illuminé entre deux ailes de lampes bariolées, suspendues en festons. Le journaliste prit le bras d'Amaral et le conduisit à l'une de ces avenues, en se cachant des invités derrière une colonne de la voûte centrale.
   Au bout de cinq minutes, une voiture s'arrêta.
   – Serait-ce celle de la femme que tu attends ? demanda Amaral.
   – Nous verrons, dit le poète en lui serrant le bras plus fort.
   – Tu restes donc ici ?! Va voir.
   – Attends…
   Le journaliste appela l'un des domestiques et lui demanda :
   – Qui est arrivé ?
   – Monsieur le Baron d'Amares.
   – Tu es l'amant de la baronne ? demanda Amaral.
   – Tu vas voir si elle le mérite.
   Une dame sauta légèrement d'un siège de velours rouge sur la moquette de la cour avec un pied de fée, chaussé de satin bleu. Le lumière tomba en plein sur son visage… Guilherme do Amaral, retenu par le bras du journaliste, frémit comme un épileptique. Il voulut machinalement avancer d'un pas, et se trouva prisonnier du bras de son ami, qui le ramenait derrière la colonne.
   – Pas un pas, pas un mot… dit le journaliste.
   – Cette femme… s'écria Amaral.
   – Oui… cette femme !
   – C'est Augusta !
   – C'est la baronne de Amares…
   – C'est Augusta ! brailla Amaral, en se débattant pour échapper au bras du poète.
   – Si elle te voit je te plante un poignard dans la poitrine, Guilherme ! Ne m'entraîne pas avec toi, tu me déshonores…
   – Je te déshonore ?…
   – Oui…
   – Mais je veux la voir dans le salon… je la verrai… Je veux savoir pourquoi tu t'es payé ma tête avec cette histoire de couturière morte…
   – Veux-tu qu'elle te remercie de la belle situation qu'elle te doit ?! Rien de tout cela n'est de toi. Cette femme est mariée.
   – Peu importe… je vais lui parler…
   – Jamais, en ma présence…
   La baronne de Amares se trouvait déjà dans le salon, entourée de dames fascinées par la richesse de ses diamants, et de messieurs en admiration devant son esprit, devenu proverbial à Lisbonne, quand le journaliste montait dans la voiture, en traînant presque derrière lui son ami étourdi qui était passé de la stupeur à l'hébétement de l'idiot.
   – À l'Hotel de Itália, brailla le journaliste.
   À l'intérieur de la voiture, Guilherme s'exclama :
   – Dis-moi que je suis fou !
   – La réponse est risquée, fit aimablement l'hôte de la baronne de Amares. je ne sais si tu es fou ou pas.
   – Ne plaisante pas, tu me froisses !… Il est certain que cette femme est Augusta ?
   – C'est une question de fou : tu as de bonnes questions pour douter de ta santé mentale. Ne l'as-tu donc pas vue ? À quoi rime cette question ?
   – Comment cette femme est-elle arrivée à cette position ?
   – C'est une longue histoire. Tu l'entendras, une pipe turque aux lèvres, tandis que je fumerai un des délicieux cigares que t'a donnés ce jeune homme de Madrid. Dans un fiacre on ne peut avoir une conversation agréable… Patience, tu auras ta récompense. L'histoire de la seconde Augusta est plus agréable que celle de la première. Je vais t'enchanter les yeux et le cœur.
   – Mais qu'as-tu obtenu avec cette fable ?
   – De ne pas imposer un trop gros choc à te sensibilité, d'étudier la vie dans ce cœur mort, de te ménager une surprise, et d'en observer les effets sur ton visage. C'est l'égoïsme du romancier; un amour extrême pour la psychologie, si peu développée ; le zèle de l'anatomiste qui s'attaque à des cadavres pustuleux pour arriver à une parfaite connaissance de la vie. Voilà. Si tu veux me rendre un service, et un autre à la physiologie, dis-moi à présent ce que tu as senti quand Augusta t'est apparue là-bas en chair et en os, parée de gemmes, de brillants, de grenats, et plus belle que tu ne l'as jamais vue ?
   – Je ne sais ce que j'ai senti… Si l'on me laissait faire, peut-être que je m'agenouillerais à ses pieds…
   – Et que lui dirais-tu ? Naturellement, tu lui demanderais d'abandonner son mari, et d'aller s'installer au Candal, où il doit y avoir encore les vêtements que tu lui as donnés, mais pas le coffre en pin avec lequel elle est partie de chez toi.
   – Tes ironies sont d'un barbare !… Il me semble que je dois restreindre d'une façon ou d'une autre les libertés que te donne l'amitié… Je me souviens à présent que tu m'as menacé avec un poignard il y a un moment.
   – Il ne s'agissait pas que d'une menace, je comptais te frapper, si tu arrivais à te libérer de l'étreinte de ma main… Crois-tu que la baronne de Amares se ferait une bonne opinion de moi, si je lui mettais sous les yeux Guilherme do Amaral ?
   – Et qui te dit, à toi, qu'elle ne m'aime pas encore ? !
   – Cette fatuité est indécente! Ça, c'est sûr ! Cette femme doit mourir de nostalgie pour la noble créature qui l'a mise dans la meilleure situation pour réaliser l'histoire de la première Augusta !…
   – Connais-tu la vie de cette femme ?
   – Parfaitement… mieux que la mienne.
   – Elle a trouvé un riche mari ?
   – Oh ! fort riche ! Tu le connais.
   – Qui c'est ?
   – Tu ne l'as pas vu avec elle ?
   – Je ne l'ai pas remarqué : qui c'est ?
   – Te souviens-tu de ce cousin…
   – L'artisan ?!
   – Exactement, l'artisan qui a déchargé sa carabine sur son cou en face de chez toi au Candal.
   – Et cet homme est baron ?!
   – Comme tous les barons, des ongles de ses orteils jusqu'à la pointe de ses cheveux.
   – Explique-toi, mon vieux… comment l'artisan s'est-il enrichi ?
   – J'y arrive…
   La voiture s'était arrêtée à l'Hotel de Itália. Le journaliste demanda au cocher de l'attendre. Le dialogue continua dans le salon de Guilherme.
   – Comment l'artisan est-il devenue riche ?  me demandes-tu ; cela revient à demander comment Augusta l'a fait.
   – Dis-moi exactement…
   – Voici les faits sans redondance ; je ne puis m'attarder ; je vais aller au bal. La couturière a toujours été, mon cher Amaral, ce que je t'ai dit qu'elle serait, dans ma dernière lettre : un ange dans ses souffrances et sa vertu. J'ai voulu lui porter secours ; elle n'a pas accepté mes services. Ce qui la soutenait, c'était d'abord son travail, et puis l'artisan. Je ne saurai te dire ce qu'elle a souffert ; mais ton imagination a beaucoup de ressources ; elle calcule les effets sur cette âme noble d'une soudaine rupture de tous les liens qui la rattachaient au bonheur : une immense passion récompensée par un brutal abandon. Quand les journaux de Porto ont dit que tu te mariais en Belgique avec ta cousine, Augusta dit qu'en lisant cette nouvelle, elle avait senti en elle les derniers paroxysmes de ton fils. Ce qui a été confirmé. L'enfant est tombé mort de son sein dans ses bras, comme d'un tombeau.

foetus

   Augusta s'était cachée de tous, excepté de son cousin, les derniers mois qui ont précédé ce dénouement. Il était indispensable de cacher le cadavre de ton fils. Francisco ouvrit une fosse aux pieds du lit pour l'ensevelir, et, dans cette fosse, il trouva cent cinquante mille réis en argent et valeurs. Tu peux constater que le hasard ou la Providence – je ne sais pas bien ce que c'était – lui donna pour le fils un bon prix. Es-tu satisfait de cette explication ?
   – Et puis, elle a épousé son cousin ?
   – Elle l'a épousé.
   – Qui te l'a dit ? As-tu assisté à l'exhumation de l'argent ?
   – Non ; mais je vais te la raconter. Deux jours après cet événement, je reçois un billet d'Augusta, me demandant d'aller la voir sans tarder. Je l'ai trouvée sur son lit, à l'article de la mort, brûlante de fièvre. Elle m'a dit qu'elle avait été priée de comparaître par un officier de police devant le maire pour s'expliquer sur un enfant qui aurait été, selon une dénonciation, tué par sa mère. La malheureuse, levant les mains, disait que l'enfant était mort à sa naissance, et se trouvait enseveli là, au pied de son lit. Elle a imploré ma protection et m'a autorisé à offrir autant d'or que je voudrais pour qu'on ne l'oblige pas à rendre des comptes sur son fils. J'ai imputé cette prodigalité à un délire fébrile, parce que je ne savais pas encore d'où venait l'or de la couturière. Je suis sorti en lui promettant d'arranger tout. Je suis allé à la roue des enfants qu'on expose,  j'en ai demandé un qui aurait été exposé deux nuits avant. Il y en avait deux, entrés là l'un à minuit, l'autre à deux heures Comme n'importe lequel des deux pouvait servir, et que tous les deux étaient des garçons, l'on m'a remis, à ma demande, le second qui était arrivé. J'ai donné des ordres pour qu'on lui cherchât une nourrice, je me suis rendu à la mairie, j'y ai appris que la dénonciation d'infanticide venait de cette Ana de Moiro, que nous connaissons. Je l'ai démentie en présentant l'enfant qui avait été  confié à mes soins. Les poursuites ont cessé, et Augusta, en serrant dans ses bras cet enfant qu'elle  a voulu voir, a promis d'être sa mère, et lui a lancé au cou un collier de diamants. Étonné d'un tel cadeau, je lui ai demandé d'où elle avait eu des joyaux si précieux. Augusta a appelé son cousin, demandé son trésor, l'a étalé sur le couvre-lit, et s'est exclamée : "Ces richesses ne sont pas volées… je crois pouvoir dire qu'elles sont à moi… le pire, c'est que je ne vois rien ici qui me permette de m'acquitter de mes obligations envers vous ! Soyez notre ami… quel que soit mon destin. Prouvez-moi que vous êtes content de moi, et que vous n'oublierez jamais votre pauvre couturière…"
   Je ne me rappelle pas ce qu'elle m'a dit de plus. Ce que je sais, c'est qu'avant qu'il se fût écoulé un mois, Augusta était mariée avec son cousin; et que j'avais été témoin à leur mariage.
   Une fois mariés, ils sont partis de Porto, sur mes conseils. Ils sont allés à Lisbonne, où personne ne demande qui il est et d'où il vient à quelqu'un qui arrive avec cent cinquante mille réis. Le garçon, toujours fils adoptif d'Augusta, vit à Porto, et va bientôt entrer dans un collège de Lisbonne. Je crois que tu es assez puéril pour chercher à savoir comment l'artisan s'y est pris pour devenir baron. Ce que je puis t'assurer c'est que la fortune a été prise d'un amour fou pour cet homme. Il passe pour millionnaire, et n'a pas honte de dire qu'il a commencé en préparant les navettes d'un métier à Lordelo, et la baronne a déjà dit en présence de je ne sais combien de nobles, qu'elle regrettait le temps où elle faisait des ourlets de basane dans les fabriques de bretelles. Si tu me poses des questions sur la conduite de cette dame, tu sauras qu'elle est exemplaire. Je me doute que son cœur est mort ; mais l'âme est immense, et emploie toute son activité à secourir les malheureux. J'ai été témoin d'actions héroïques dont le souvenir s'éteindra avec elle et avec moi.
   – Ne t'a-t-elle jamais parlé de moi ?
   – Cette question est bien vaniteuse. Non, elle ne m'a jamais parlé de toi.
   – Ni toi à elle  ?
   – Tu aurais voulu que je lui fasse ton éloge ?! Ce serait amusant !
   – Tu estimes qu'elle est heureuse ?
   – Elle l'est.
   – Je ne puis te croire. Cette femme doit ardemment désirer trouver une autre âme.
   – Comme la tienne, naturellement… Laisse-moi lâcher le plus saint des fous rires… Il y a longtemps que nous nous connaissons, Amaral… Tu voulais peut-être, par compassion, lui faire, par amour, l'aumône de ce bonheur qui lui manque ? Ne te mets pas en peine pour le bien-être d'Augusta… Ton amour-propre peut en être froissé, laisse-le là ; tu dois te convaincre que tu n'exerces aucune influence sur la vie de cette femme. Tu sais ce qui peut rendre Augusta heureuse ? C'est l'oubli. Sais-tu où l'on trouve l'oubli ? La mythologie dit que c'est dans le Léthé, moi, qui ne suis pas un païen, je dis que c'est dans les mille diversions que propose l'argent. Tu voudrais savoir en somme OÙ SE TROUVE LE BONHEUR ?
   – Si je veux…
   – Sous une planche, où se trouvent cent cinquante mille réis… Bonsoir. Je vais au bal.


***

NOTES


  (1)"Dom Juan, dans un moment d'humeur taciturne, me disait à Thorn : Il n'y a que vingt espèces de femmes, et dès que l'on connaît deux ou trois de chaque espèce, le dégoût commence." Stendahl : De l'Amour, Ch.LIX. L'auteur en connaît vingt et une espèces.

  (2)… naguère un fleuve cristallin / Source de limpide pureté, / Puis un torrent aux couleurs sombres / Surgissant entre broussailles et rochers, / Et enfin un étang aux eaux corrompues / Prisonnier de ses fanges fétides.
   José de Espronceda avait vingt ans quand Camilo est né. Camilo en avait vingt-deux quand Espronceda est mort. Ce poète a son entrée dans nos dictionnaires.  Son chant à Teresa passe pour son plus beau poème, et le morceau le plus estimable d'EL DIABLO MUNDO. Nous avons essayé de le massacrer le plus galamment que nous avons pu. (NDT)
   Voici l'original des passages cités :

EL DIABLO MUNDO
de José de Espronceda
Extraits de Teresa cités par Camilo Castelo Branco

            ...un tiempo cristalino rio,
            Manantial de purisima limpieza,
            Despues torrente de color sombrio,
            Rompiendo entre peñascos e maleza,
            Y estanque en fin de aguas corrompidas,
            Entre fétida fango detenidas.
 
            Ya tan jòven, y ya tan desgraciada
 
            Pobre Teresa ! Cuando ya tus ojos
            Aridos ni una lágrima brotaban,
            Cuando ya su color tus labios rojos
            En cárdenos matices cambiaban :
            Cuando de tu dolor tristes despojos
            La vida y su ilusion te abandonaban
            Y consumia lenta calentura
            Tu corazon al par de tu amargura :
            Si en tu penosa y ultima agonia
            Volviste á lo pasado el pensamiento,
            Si comparaste á tu existencia un dia
            Tu triste soledad y tu aislamiento ;
            Oh ! cruel ! mui cruel ! martirio horrendo !
            Espantosa expiacion de tu pecado !
            Sobre um lecho de espinas maldiciendo.
            Morir el corazon desesperado !
 
            Gozemos si ; la cristalina esfera
            Gira banada en luz : bella es la vida !
            Quién á parar alcanza la carrera
            Del mundo hermoso que al placer convida ?
            Brilla radiante el sol, la primavera
            Los campos pinta en la estacion florida :
            Truéquese en risa mi dolor profundo...
            Que haya un cadáver mas, qué importa al mundo!


***
Texte  et dessins René Biberfeld - 2013

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