L'épouse du maraîcher ayant décidé d'inclure des insectes à son menu
autrement qu'en apéritif commence à élaborer des menus. Il ne s'agit
pas d'un simple amuse-gueule, elle veut un plat complet. L'on
commencera par une salade chaude. Un mélange de boulghour et de
roquette avec des vers séchés — compter large — de très fines lamelles
de cantal jeune, le tout servi sur de larges tranches de pain grillé.
Du miel de framboise pour la vinaigrette. Elle a envisagé de
travailler, avec un camarade féru de photo, à un livre de recettes, à
seule fin de promouvoir cette cuisine pour le moins nouvelle, et plus
alléchante sans doute que les préparations de certains laborantins
auxquelles nos intestins ont du mal à se faire.
Ce n'est pas rien que d'aborder l'étude d'Eschyle, et tous
les participants aux colloques du potager sont conviés à cette gentille
petite fête. La roquette, le maraîcher en a, et il connaît un affineur
qui vous propose des cantals plus ou moins mûrs. Il s'est fendu en
outre d'un sonnet et de quatre quatrains pour saluer cette double
nouveauté :
On
ne sait pas toujours ce qui stagne et qui mord
Cette lourde impatience qui creuse toute joie
Les objets d'un désir qui s'efface et nous broie
Sans que la moindre vague en ait rongé le bord
Cette rage conduit vers sait-on quel abord
Un nouveau paysage où la pensée se noie
L'enfer était pavé de velours et de soie
Un frisson nous apaise en un fragile accord
C'est ainsi dira-t-on que se font les empires
Ou que des émotions en bousculent les sbires
Un moment de l'Histoire il faudra vivre après
Un poète en passant accommode sa lyre
L'image bienvenue rendra le sang plus vrai
Tandis que lentement une mer se retire
Les quatrains sont plus dansants :
Un fracas de galères
Et d'écume et de sang
Un frisson dans le temps
Un brisant dans la mer
Il faut de ces douleurs
Et de ces défilés
De pertes annoncées
Pour exalter nos peurs
L'on tranche sur le vif
Dans ces monceaux épais
Sait-on ce que l'on sait
Le cœur a ses récifs
C'est de nos vies précaires
Une angoisse qui court
Était-ce de l'amour
Ces fleurs au cimetière
On laisse à la femme du maraîcher le soin d'ouvrir les
débats. Bien qu'elle ait, comme à son habitude, potassé le sujet, elle
n'ose pas se lancer dans un trop long discours.
— Comme la plupart des Athéniens de son âge, Eschyle est
un ancien combattant : il s'est opposé au débarquement de l'armée de
Darius à Marathon, il a assisté à la défaite de Xerxès à Salamine. Et
ce à dix ans d'intervalle, à trente-cinq et à quarante-cinq ans. Son
frère a eu la main tranchée à Marathon, parce qu'il s'accrochait à la
poupe d'un navire. Il aurait laissé, lui, quatre-vingt-dix tragédies,
il ne nous en est resté qu'une trilogie complète et quatre pièces
isolées si le Prométhée Enchaîné
est bien de lui. Dans Les Perses,
représentés huit ans ans après Salamine, il adopte franchement le point
de vue des Barbares. L'on chercherait en vain quelque hymne triomphant.
Ce qui importe, c'est l'angoisse, puis le désespoir de la mère de
Xerxès, du chœur ; le spectre de Darius remonte des enfers, pour
commenter le désastre, avant l'arrivée de Xerxès lui-même, qui mesure
les conséquences, et va lui-même conduire le deuil.
— Hérodote montre le même respect pour les Perses, dit
Lucie Biline, en déclarant d'emblée qu'il veut sauver de l'oubli les
exploits des Grecs et des Barbares. Quand il annonce qu'il va analyser
les causes du conflit qui mit ces deux peuples aux prises, il ne montre
aucune prévention. Xénophon va commettre plus tard une Cyropédie,
pour célébrer les qualités du jeune Cyrus, qui fonda l'empire perse. Si
l'on reproche volontiers à certains de pactiser avec les Perses —
Thémistocle, l'artisan de la victoire de Salamine, et qui a fait
d'Athènes une puissance maritime, a connu cette disgrâce ; il a été
forcé de se réfugier auprès du Grand Roi — ceux-ci restent relativement
fréquentables. Les Spartiates ne refusent pas les fonds qu'ils metttent
à leur disposition lors de la guerre du Péloponnèse, mais ceci est une
autre histoire.
— Si l'on se débarrassait tout de suite du contexte
historique ? propose Marie Verbch.
— Les Perses de la dynastie achéménide ont pris le
contrôle, dans la seconde moitié du VIe siècle, des villes grecques de
l'Asie Mineure, en plaçant à leur tête un tyran qui s'efforce de ne pas
contrarier le satrape du lieu. L'on y tolère un parti populaire qui
donne aux dits tyrans des idées d'indépendance par rapport au pouvoir
central. D'où les révoltes, auxquelles Athènes, ainsi qu'Érétrie, offre
un soutien convaincant. Dans un bel élan de solidarité l'on va jusqu'à
incendier Sardes. Les Athéniens croyant avoir fait le plus dur
repartent, les cités ioniennes, incapables de se mettre d'accord,
s'enferment derrière leurs murs. Contre-offensive. Quatre ans avant
Marathon, Milet, qui avait pris la tête de la rébellion, en paie le
prix. Un prix assez fort pour que Phrynichos écope d'une amende de
mille drachmes, pour avoir fait pleurer le public en la mettant en
scène. On comprend que Darius nourrisse quelques rancœurs, et envoie un
corps expéditionnaire pour apprendre aux alliés des Milésiens les
bonnes manières. Ce corps soumet quelques îles, et l'Eubée qui doit
servir de tête de pont pour ravager l'Attique. Le débarquement à
Marathon est un désastre. Repli. D'où la comparaison dans la pièce
entre Darius qui se rend compte de ses limites, et Xerxès qui en est
incapable. Le pont de bateaux pour faire passer l'armée de terre sur
l'autre rive, le canal creusé au pied du Mont Athos, c'est, pour un
Grec, le comble de la démesure. Armée de terre retardée aux
Thermopyles, désastre de Salamine, défaite de Platées, la mort de
Mardonios qui conduisait les troupes laissées en Europe accélérant la
débâcle. Il n'y a plus qu'à revenir tant bien que mal sur ses bases.
Plutôt mal. Le sujet avait déjà été traité dans Les Phéniciennes
de Phrynicos — Thémistocle servant de chorège. L'on ne s'y
intéresse qu'au désespoir des femmes et des mères des Phéniciens
qui faisaient partie de la flotte, et se demandent, après, ce qu'ils
allaient faire dans cette galère. Eschyle — c'est Périclès qui organise
la représentation — met directement en scène la mère de Xerxès dans un
pays dont tous les hommes sont partis pour suivre leur roi. La pièce
commence par le dénombrement des troupes et des chefs, elle se clôt par
le dénombrement des morts, et un cortège funèbre conduit par Xerxès.
— Si j'ai bien compris, dit Fred Caulan, ce qu'Eschyle
dénonce, c'est notre incapacité de connaître nos limites, ou, plus
simplement, de les accepter. N'est-ce pas un thème plutôt commun chez
les Grecs ?
— Dans la mesure, précise Marie Verbsch, où le mot qui
signifie le plus fréquemment le destin, c'est moîra qui désigne d'abord la part
de chacun. L'on a été tenté de rapprocher le daimon de daiein qui signifie partager, le daimon
étant celui qui partage. Les traducteurs flottent entre la divinité,
qui naturellement attribue son lot à chacun, et le destin. Ce serait
plus facile si les dictionnaires admettaient ce mot, comme ils ont
accueilli le spleen et la saudade. Les anciens n'avaient pas besoin
d'inventer un surmoi qui allait de soi dans la mesure où un Athénien
est avant tout un membre de sa famille, de son dème, de sa tribu et de
sa Cité. Il a sa dyade protectrice (ici Poséidon et Athéna), ses héros,
et les autres dieux qui représentent des forces qu'on est tenu de
respecter. Il est préférable qu'il reste à sa place par rapport à ses
semblables, et aux éléments qui peuvent se déchaîner n'importe quand.
Le plus grand péché, c'est la démesure. Les pires démagogues s'en
défendent. Nous ne pouvons comprendre ce genre de mentalité. Nous
vivons dans un océan de réclame et de propagande, les murs se couvrent
d'affiches, nous adorons les effets de masse, nous applaudissons en
voyant sur nos écrans un homme boudiné dans sa combinaison marcher sur
la Lune. Nous aimons les sports extrêmes, et nous ne songeons qu'à…
nous dépasser. Je ne parle pas de tous les moyens mis entre les mains
d'une poignée de gens, qui s'arrogent le droit de noter des nations
entières, ni de la tyrannie d'une entreprise agro-alimentaire qui veut
tenir tous les cultivateurs du monde sous sa coupe.
— Les jeux, les festivités organisées en l'honneur de
certains dieux étaient l'occasion d'un grand concours de peuple, fait
remarquer Luc Taireux.
— Rien à voir avec nos propres compétitions. Les passions
sont identiques, les manifestations plus ruineuses. Quand une navette
spatiale est partie en fumée, nul n'a songé à se poser la seule
question que se serait posée un ancien : à quoi bon s'aventurer dans un
domaine qui n'est pas le nôtre ? On a juste cherché l'origine de la
panne. Seule compte naturellement pour nous la conquête de l'espace.
Xerxès a voulu dompter la mer en jetant un pont de bateaux entre deux
continents. Il a lancé contre un continent qui n'était pas le sien une
expédition monstrueuse, et pas un simple raid punitif en réponse au
ravage de la ville basse de Sardes. Darius n'a pas dépeuplé l'Asie de
tous ses hommes, pour les déverser sur l'Europe. D'où l'inquiétude de
la reine. Sommes-nous encore capables de comprendre Eschyle ?
— Nous n'en sommes plus capables, lance Isabelle Higère.
Dans son premier monologue, la reine s'inquiète de tous les trésors
offerts à la convoitise des plus entreprenants, faute d'hommes pour les
défendre. Tous les guerriers de l'Empire sont ailleurs. Nos propres
politiques, en mettant nos clés sous la porte, ont laissé toutes nos
ressources à la merci d'appétits jamais assouvis. Nous votons pour des
déserteurs, qui, par avarice ou pour éviter les embarras, se sont mis
d'eux-mêmes au service de leurs maîtres.
Nicolas Siffe retient mal un accès de gaieté. Isabelle sent une
vilaine moutarde lui chatouiller les narines. Il répond d'un ton posé :
— Je ne serais pas fâché de vous voir publiquement traiter
nos élus de déserteurs et de collabos. Cela dit, les mauvaises coutumes
prennent régulièrement le pas sur les bonnes, comme les monnaies
douteuses sur les autres. La République Romaine dépendait trop de
l'honnêteté de ses magistrats et de ses sénateurs, la féodalité
regorgeait de seigneurs plus conscients de leurs prérogatives que de
leurs obligations, nos propres républiques ont abandonné le pouvoir à
des culottes de peau ou aux deux cents familles — je ne parle pas de
notre monarchie élective. Tous les États s'accordent à présent pour
défendre les intérêts de financiers qui les étouffent, et dont nos
armées sont devenues les mercenaires. Ce qui m'inquiète, c'est la rage
qu'on y met. La démesure est devenue la règle. Mais je trouve
Eschyle bien plus fascinant que toutes nos vérités premières. J'ai noté
qu'au début de la pièce, les Fidèles à qui l'on a confié le soin du
royaume, sont invités à interpréter le songe d'une reine. Ce n'est pas
un pressentiment, le rêve arrive après la bataille, dont on ignore
l'issue. J'ai constaté avec plaisir qu'il était question dans ce rêve
de sœurs du même sang, demeurant l'une en Grèce, l'autre en terre
barbare. Trois mots pour bien préciser qu'elles sont sœurs, et du même
sang. Une étrange insistance !
— Et elles ne s'entendent pas, rappelle René Sance ; elles
vont même jusqu'à se crêper le chignon. Et le fils de la reine ne
trouve rien de mieux, pour les calmer, que de les atteler à un char, le
sien ! et de leur imposer un harnais. La sœur d'Asie en est apparemment
ravie, la grecque met en pièces le harnais, brise le joug en deux, et,
du coup, le conducteur se retrouve par terre. Que Darius, le père,
vienne le consoler, et, qu'en le voyant, Xerxès déchire ses vêtements,
cela ne fait que préparer l'entrée des deux personnages. Mais ces deux
sœurs méritent qu'on s'y attarde.
— Parce que l'une supporte le joug, et l'autre pas ?
demande Claudie Férante.
— La première ne se contente pas de le supporter, elle en
est ravie. Un peuple heureux, c'est, semble-t-il un peuple qu'on
subjugue. De braves analystes ont chanté les vertus de Charlemagne, du
Saint-Empire, de l'Autriche-Hongrie, et de l'Union Soviétique. Et je ne
parle pas de la prétendue Pax Romana.
Il faut l'éparpillement de cités souvent rivales, pour qu'un tragique
chante la grandeur du grain de sable qui ruine les grands empires.
— Le Grand Roi ne pourra plus s'imposer par les armes,
confirme Lucie Biline. Il utilisera ses trésors pour essayer d'imposer
son arbitrage. L'expédition des Dix Mille, financée par Cyrus le jeune,
se retire à la mort de ce dernier, faute de solde. Alexandre se
souviendra de ce qu'ont pu faire des mercenaires dans l'Empire Perse.
Les victoires d'Issos et de Gaugamèles en viennent définitivement à
bout. Dans la pièce, la reine, puis Xerxès font preuve d'une étrange
prescience. Les Achéménides ne pourront plus que faire illusion. Il est
bien précisé que les Perses ont perdu toute leur force dans cette
aventure.
— Reste que les deux sœurs sont du même sang, insiste
Nicolas Siffe, ne se distinguent que par leur comportement. Cela dit,
l'auteur semble oublier que les Athéniens sont sortis de leur propre
domaine en allant incendier Sardes.
— Ils ont respecté les édifices sacrés, fait remarquer
Marie Verbch.Toutefois, après la guerre, les Athéniens, puis Sparte
feront preuve de la même démesure, en prélevant un tribut sur leurs
alliés. On parle d'hégémonie pour désigner un empire qui ne dit pas son
nom. Je vous rappellerai juste un mot de Périclès rapporté par
Plutarque : "L'argent n'appartient plus à ceux qui le donnent, mais à
ceux qui le reçoivent, pourvu qu'ils rendent les services en vue
desquels ils le reçoivent." La flotte était bien au service des alliés,
il n'était pas prévu que leur argent serve à embellir Athènes, et à
rendre la vie moins rude à ses citoyens.
— Ça valait bien la peine que Périclès ait fourni les
fonds pour monter la pièce ! grogne la femme du maraîcher.
— Il s'agit là d'un mécénat que l'on s'impose, ou qui est
imposé. Il est de bon ton de financer une fête, ou de construire un
navire à ses frais. Nos financiers démantèlent des usines à nos frais.
— Et plantent des œuvres hideuses au bord du Grand Canal,
lâche Isabelle Higère.
— Avant de s'acheter la dogana
de mar pour entreposer celles qu'il ne peut décemment exposer à
tous les regards, ajoute Claudie Férante.
Fred Caulan juge que l'on s'égare un peu. Il ne faut pas
que cela tourne à la savante conversation de bistrot.
— Eschyle a une étrange façon de minimiser le rôle de
Thémistocle, qui précipite les choses. Il vaut mieux que les équipages
n'aient pas le temps de réfléchir à la destruction d'Athènes, au
massacre de ceux qui se sont réfugiés dans la citadelle à présent
incendiée. Pour Eschyle, le Grec qui a persuadé le Grand Roi d'engager
la bataille n'est que l'instrument d'un Dieu, lequel donne aux marins
de Salamine l'exceptionnelle énergie, le kudos, qui permet de vaincre
tous les obstacles. Je comprends qu'aucun traducteur n'ait pris la
peine de traduire ce mot, cela donnerait une lourde paraphrase. Inutile
de préciser que ce Grec était le pédagogue des enfants de Thémistocle.
Ce qui compte, c'est la colère d'un Dieu contre l'outrecuidance du
souverain qui se permet de jeter un pont de bateaux entre deux
continents, et creuse un canal au pied d'une montagne. Des navires
peuvent s'aventurer sur la mer, avec les risques que cela comporte.
Homère ne cesse d'insister dans l'Odyssée sur ses dangers. Ulysse ne
l'a pas vaincue, il a survécu. Je crois qu'il ne faut pas trop
s'interroger sur ce qu'Eschyle aurait pensé du Golden Gate et du viaduc
de Millau. Les prouesses techniques de l'âge industriel nous semblent
aller de soi. Des fantassins et des chevaux traversant un détroit comme
s'ils avançaient sur la terre ferme, cela relevait pour lui de la
mesure. Confusion des éléments, confusion des genres. Il est normal que
l'on aide les Athéniens à reconstruire leur ville, il est anormal qu'on
le fasse d'une façon aussi somptueuse. Et si l'on se demandait ce
qu'est un Dieu pour Eschyle ? L'on sait juste qu'il intervient quand on
excède la mesure. Les hécatombes qu'on lui offre montrent le désir de
se concilier ses faveurs, de se rappeler après un succès ce qu'on lui
doit. Saint Pierre à Rome ne montre que la puissance d'une église,
comme les pâtisseries baroques et les grandes mosquées. Que dire de
notre Centre Pompidou, de l'opéra Bastille, de la Bibliothèque
Nationale, et du magnifique bâtiment où le parti communiste tient ses
états, et, plus près de nous, de la Grande Bibliothèque que nous venons
de nous offrir ? Périclès se sera juste permis un magnifique Parthénon
aux frais des alliés. Eschyle constate : notre plus grande tare, c'est
notre penchant pour la démesure. Il n'en cherche pas les causes. Il en
décrit les effets. Les navires perses avaient de trop longues rames,
ils étaient trop massifs pour qu'on pût vraiment les manœuvrer sur un
espace trop restreint.
— Il n'en cherche pas les causes, parce qu'il les connaît,
suggère Luc Taireux. Notre obsolescence programmée, notre vie menacée
par les phénomène et les pestes, la loi du plus fort ou du plus habile
qui fait de notre semblable une menace. Notre impuissance face aux
impondérables, les restes d'un vieil instinct grégaire. Peut-être
ignore-t-il que la moindre angoisse, le moindre trouble enfantin joue
le rôle de caisse de résonance, sans parler des informations que chacun
recueille dans son liquide amniotique. Apprendre que le seul recours
que l'on avait dans la faiblesse la plus extrême n'est pas à notre
entière disposition. Les frustrations qui en découlent.
— Pour un peu, dit Claudie Férante, vous nous feriez
croire que l'on cherche à supplanter le chef de meute, pour disposer
tout seul de sa mère. Un peu de libido là-dessus, pour accroître nos
vides charnels, et vous pouvez monter un cabinet.
— Bref, ajoute la femme du maraîcher, tout nous pousse à
la démesure. On se fait une liste d'objets que l'on doit posséder,
d'êtres sur lesquels on peut se reposer, ou que l'on peut subjuguer,
des voitures, une résidence secondaire, des parents, des enfants, des
amis, un souffre douleur, un capital, un empire…
— D'où tous les signes obligés de soumission devant un
supérieur hiérarchique. Du simple citoyen au satrape, du satrape au
Grand Roi, dit Isabelle Higère.
— Le branle universel de Diderot, dit Claudie Férante, qui
ne résiste pas aux réminiscences. En soulignant que le monarque
lui-même ne peut contrôler les sentiments de sa maîtresse.
— Chacun est exposé aux effets de la démesure, résume Luc
Taireux. Toute atteinte à notre intégrité doit être compensée par la
soumission totale de celui qui s'en est rendu coupable. Le commun doit
se contenter de ronger son frein. Le Grand Roi a les moyens de
mobiliser un peuple tout entier contre des Cités qui ont parfois du mal
à s'entendre. Parfois même, l'existence d'un faible qui ne vous est pas
soumis, constitue une insulte. Celle de Cités qui ne dominent pas de
vastes espaces et se permettent d'apporter leur soutien à des villes
ioniennes révoltées, c'est plus qu'un honnête souverain ne saurait
endurer. Tous les éléments.
— Bref, si l'on ne trouve rien pour endiguer la démesure
de certains, dit Marie Verbch, l'on est condamné à en essuyer tous les
effets. Une tempête peut détruire une partie de la flotte, comme la
ruse d'un seul homme. On a fait croire au Gand Roi que celle des Grecs,
qui s'était déjà repliée, ne songeait qu'à lui échapper par tous les
moyens. Les navires perses se sont engagés dans le détroit Salamine
pour leur couper toute retraite. C'est là qu'on les attendait. Eschyle
ne s'intéresse qu'au fracas des navires qui s'entrechoquent, des rames
qui se brisent, à la mer charriant pèle-mêle épaves et cadavres plus ou
moins dépecés au gré des courants et des vagues. Eschyle note
l'enthousiasme des Grecs qui s'acharnent sur les naufragés, avec des
bouts de rame et d'épaves. L'image du banc de thons emprisonné dans un
filet rend le spectacle encore plus saisissant.
— D'autant plus que le massacre se poursuit sur un îlot,
tout près de Salamine, dit Luc Taireux. Le Grand Roi y avait posté des
troupes pour qu'aucun naufragé grec ne pût survivre. C'est pousser un
peu loin sa rage, sans doute attisée par les coups de vent qui ont
empêché sa flotte d'en finir avant avec celle des Grecs.
Claudie Férante ne peut s'empêcher de récidiver :
— Tout sur terre
appartient aux princes, hors le vent.
L'on se contente de sourire avec indulgence. Fred a comme
un petit frisson. Il croyait que cette dame ne possédait que les
auteurs de l'âge classique. Il s'empresse de dire, avant que l'on
se lance sur d'autres dégâts plus récents, voire sur ce que peut faire
un raz-de-marée à une centrale déjà dangereuse :
— C'est comme si Eschyle voulait bien distinguer la
démesure du roi contrarié de la sainte ardeur que donne un dieu à ceux
qui défendent leur indépendance. Il faut noter que les effets sont les
mêmes. Les marins de Salamine sautent de leurs navires bardés de leurs
cuirasses pour faire pleuvoir une nuée de pierres et de flèches contre
les Perses avant de tailler directement dans la chair. L'on pourrait
croire que quand un dieu nous enflamme, tout nous est permis. Eschyle
ne pouvait connaître les dégâts des religions monothéistes…
— Ni ceux de nos princes et de nos puissants, ajoute
Isabelle Higère. Un petit caporal s'accorde quelques pensées profondes
en parcourant le charnier d'Eylau ; ça ne l'empêchera par de hasarder
ses troupes sur de plus vastes espaces. Et Nivelle n'est pas avare en
minerai protéique au Chemin des Dames.
Marie Verbch juge qu'on n'est pas tenu de multiplier les
exemples plus récents :
— C'est devenu un phénomène plus commun après Philippe et
Alexandre qui estimaient que rien n'est fait tant qu'on n'a pas anéanti
l'adversaire. Démesure ou simple prudence ? Entre-temps, tous les
arguments de Socrate n'ont pu convaincre le peuple de ne pas condamner
les amiraux des îles Arginuses qui, pour ne pas laisser échapper ce qui
restait de la flotte de Sparte, ont négligé de repêcher les morts qui
flottaient. Ils avaient négligé un des devoirs les plus sacrés. Tout ce
que fait un homme sans s'assurer du soutien des Dieux, c'est de la
démesure. Il ne faut jamais oublier sa propre condition, et les
obligations qu'elle entraîne. Arès est un peu comme le vent pour une
flotte. Il décide de l'issue d'un combat. C'est au point que les
tragiques parlent d'Arès pour désigner tous les affrontements
guerriers. En choisissant le point de vue des Perses, Eschyle veut
souligner l'horreur des batailles. C'est surtout à cela qu'il est
sensible.
Le maraîcher a mis derrière chacun un panier plein de
légumes — l'on vient aussi pour ça. L'on a fait son choix en tenant
compte de la saison. C'est la règle. Il juge curieusement opportun de
servir un impromptu à la docte assemblée, qu'il a sans doute improvisé
en déterrant les premières carottes :
Le
Ça n'est qu'un clapot* qui demande à s'épandre
Une meute à l'arrêt qui n'attend plus qu'un cri
Un ordre contenu sous la peau qui frémit
Voire un acte bridé qui pleure à pierre fendre.
Après quoi, il s'éloigne avec son propre panier
débordant de roquette.
***
* Quoique ce mot soit attesté
dès 1886 — il est normal que Littré ne le connaisse pas — il est ignoré
du Grand Robert de 1981, du PLI de l'an 2000, et de mon
traitement de texte en cet an de grâce 2014 ; le GUL reste également intraitable en
1997. Cette injustice a été réparée dès 1992 par Alain Rey dans son Dictionnaire Historique de la Langue
Française. Je rassure les curieux. Il a bien son entrée dans le
dernier PLI. Jean Merrien lui
avait rendu justice dès 1958 dans son Dictionnaire
de la Mer. Il est vrai qu'il n'ignorait rien des lames de
clapot, que celui-ci fût court, bon, joli, dur, creux, gros ou fort.
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