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Sophocle

        EURIPIDE
Le Cyclope.................La Raison du plus faible
Alceste........................La Mort en ce Palais
Médée.........................Une Femme humiliée
Les Héraclides............Sans merci 
Hippolyte....................Les Malheurs de la Vertu
Andromaque...............La fillette à son papa
Hécube........................Cruautés publiques...
Héraclès......................Divines interférences
Les Suppliantes...........Le fossoyeur patriote
Ion................................L'enfant du miracle
Iphigénie en Tauride....La rectification
Electre.........................Un jeune homme providentiel
Les Troyennes.............Malheur aux vaincues
Hélène.........................La belle que revoilà
Les Phéniciennes........La mort en héritage
Oreste.........................Emportés par la foule
Les Bacchantes...........La fête à Dionysos
Iphigénie à Aulis.........La précaution inutile

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Dans cet écrit, il est fait référence à la nouvelle traduction des Perses d'Eschyle par Fred Bibel

  L'épouse du maraîcher ayant décidé d'inclure des insectes à son menu autrement qu'en apéritif commence à élaborer des menus. Il ne s'agit pas d'un simple amuse-gueule, elle veut un plat complet. L'on commencera par une salade chaude. Un mélange de boulghour et de roquette avec des vers séchés — compter large — de très fines lamelles de cantal jeune, le tout servi sur de larges tranches de pain grillé. Du miel de framboise pour la vinaigrette. Elle a envisagé de travailler, avec un camarade féru de photo, à un livre de recettes, à seule fin de promouvoir cette cuisine pour le moins nouvelle, et plus alléchante sans doute que les préparations de certains laborantins auxquelles nos intestins ont du mal à se faire.
   Ce n'est pas rien que d'aborder l'étude d'Eschyle, et tous les participants aux colloques du potager sont conviés à cette gentille petite fête. La roquette, le maraîcher en a, et il connaît un affineur qui vous propose des cantals plus ou moins mûrs. Il s'est fendu en outre d'un sonnet et de quatre quatrains pour saluer cette double nouveauté :

On ne sait pas toujours ce qui stagne et qui mord
Cette lourde impatience qui creuse toute joie
Les objets d'un désir qui s'efface et nous bro
ie Sans que la moindre vague en ait rongé le bord

Cette rage conduit vers sait-on quel abord
Un nouveau paysage où la pensée se noie
L'enfer était pavé de velours et de soie
Un frisson nous apaise en un fragile accord

C'est ainsi dira-t-on que se font les empires
Ou que des émotions en bousculent les sbires
Un moment de l'Histoire il faudra vivre après
Un poète en passant accommode sa lyre
L'image bienvenue rendra le sang plus vrai
Tandis que lentement une mer se retire

   Les quatrains sont plus dansants :

Un fracas de galères
Et d'écume et de sang
Un frisson dans le temps
Un brisant dans la mer

Il faut de ces douleurs
Et de ces défilés
De pertes annoncées
Pour exalter nos peurs

L'on tranche sur le vif
Dans ces monceaux épais
Sait-on ce que l'on sait
Le cœur a ses récifs

C'est de nos vies précaires
Une angoisse qui court
Était-ce de l'amour
Ces fleurs au cimetière

   On laisse à la femme du maraîcher le soin d'ouvrir les débats. Bien qu'elle ait, comme à son habitude, potassé le sujet, elle n'ose pas se lancer dans un trop long discours.
   — Comme la plupart des Athéniens de son âge, Eschyle est un ancien combattant : il s'est opposé au débarquement de l'armée de Darius à Marathon, il a assisté à la défaite de Xerxès à Salamine. Et ce à dix ans d'intervalle, à trente-cinq et à quarante-cinq ans. Son frère a eu la main tranchée à Marathon, parce qu'il s'accrochait à la poupe d'un navire. Il aurait laissé, lui, quatre-vingt-dix tragédies, il ne nous en est resté qu'une trilogie complète et quatre pièces isolées si le Prométhée Enchaîné est bien de lui. Dans Les Perses, représentés huit ans ans après Salamine, il adopte franchement le point de vue des Barbares. L'on chercherait en vain quelque hymne triomphant. Ce qui importe, c'est l'angoisse, puis le désespoir de la mère de Xerxès, du chœur ; le spectre de Darius remonte des enfers, pour commenter le désastre, avant l'arrivée de Xerxès lui-même, qui mesure les conséquences, et va lui-même conduire le deuil.
   — Hérodote montre le même respect pour les Perses, dit Lucie Biline, en déclarant d'emblée qu'il veut sauver de l'oubli les exploits des Grecs et des Barbares. Quand il annonce qu'il va analyser les causes du conflit qui mit ces deux peuples aux prises, il ne montre aucune prévention. Xénophon va commettre plus tard une Cyropédie, pour célébrer les qualités du jeune Cyrus, qui fonda l'empire perse. Si l'on reproche volontiers à certains de pactiser avec les Perses — Thémistocle, l'artisan de la victoire de Salamine, et qui a fait d'Athènes une puissance maritime, a connu cette disgrâce ; il a été forcé de se réfugier auprès du Grand Roi — ceux-ci restent relativement fréquentables. Les Spartiates ne refusent pas les fonds qu'ils metttent à leur disposition lors de la guerre du Péloponnèse, mais ceci est une autre histoire.
   — Si l'on se débarrassait tout de suite du contexte historique ? propose Marie Verbch.
   — Les Perses de la dynastie achéménide ont pris le contrôle, dans la seconde moitié du VIe siècle, des villes grecques de l'Asie Mineure, en plaçant à leur tête un tyran qui s'efforce de ne pas contrarier le satrape du lieu. L'on y tolère un parti populaire qui donne aux dits tyrans des idées d'indépendance par rapport au pouvoir central. D'où les révoltes, auxquelles Athènes, ainsi qu'Érétrie, offre un soutien convaincant. Dans un bel élan de solidarité l'on va jusqu'à incendier Sardes. Les Athéniens croyant avoir fait le plus dur repartent, les cités ioniennes, incapables de se mettre d'accord, s'enferment derrière leurs murs. Contre-offensive. Quatre ans avant Marathon, Milet, qui avait pris la tête de la rébellion, en paie le prix. Un prix assez fort pour que Phrynichos écope d'une amende de mille drachmes, pour avoir fait pleurer le public en la mettant en scène. On comprend que Darius nourrisse quelques rancœurs, et envoie un corps expéditionnaire pour apprendre aux alliés des Milésiens les bonnes manières. Ce corps soumet quelques îles, et l'Eubée qui doit servir de tête de pont pour ravager l'Attique. Le débarquement à Marathon est un désastre. Repli. D'où la comparaison dans la pièce entre Darius qui se rend compte de ses limites, et Xerxès qui en est incapable. Le pont de bateaux pour faire passer l'armée de terre sur l'autre rive, le canal creusé au pied du Mont Athos, c'est, pour un Grec, le comble de la démesure. Armée de terre retardée aux Thermopyles, désastre de Salamine,  défaite de Platées, la mort de Mardonios qui conduisait les troupes laissées en Europe accélérant la débâcle. Il n'y a plus qu'à revenir tant bien que mal sur ses bases. Plutôt mal. Le sujet avait déjà été traité dans Les Phéniciennes de Phrynicos — Thémistocle servant de chorège. L'on ne s'y  intéresse qu'au  désespoir des femmes et des mères des Phéniciens qui faisaient partie de la flotte, et se demandent, après, ce qu'ils allaient faire dans cette galère. Eschyle — c'est Périclès qui organise la représentation — met directement en scène la mère de Xerxès dans un pays dont tous les hommes sont partis pour suivre leur roi. La pièce commence par le dénombrement des troupes et des chefs, elle se clôt par le dénombrement des morts, et un cortège funèbre conduit par Xerxès.
   — Si j'ai bien compris, dit Fred Caulan, ce qu'Eschyle dénonce, c'est notre incapacité de connaître nos limites, ou, plus simplement, de les accepter. N'est-ce pas un thème plutôt commun chez les Grecs ?
   — Dans la mesure, précise Marie Verbsch, où le mot qui signifie le plus fréquemment le destin, c'est moîra qui désigne d'abord la part de chacun. L'on a été tenté de rapprocher le daimon de daiein qui signifie partager, le daimon étant celui qui partage. Les traducteurs flottent entre la divinité, qui naturellement attribue son lot à chacun, et le destin. Ce serait plus facile si les dictionnaires admettaient ce mot, comme ils ont accueilli le spleen et la saudade. Les anciens n'avaient pas besoin d'inventer un surmoi qui allait de soi dans la mesure où un Athénien est avant tout un membre de sa famille, de son dème, de sa tribu et de sa Cité. Il a sa dyade protectrice (ici Poséidon et Athéna), ses héros, et les autres dieux qui représentent des forces qu'on est tenu de respecter. Il est préférable qu'il reste à sa place par rapport à ses semblables, et aux éléments qui peuvent se déchaîner n'importe quand. Le plus grand péché, c'est la démesure.  Les pires démagogues s'en défendent. Nous ne pouvons comprendre ce genre de mentalité. Nous vivons dans un océan de réclame et de propagande, les murs se couvrent d'affiches, nous adorons les effets de masse, nous applaudissons en voyant sur nos écrans un homme boudiné dans sa combinaison marcher sur la Lune. Nous aimons les sports extrêmes, et nous ne songeons qu'à… nous dépasser. Je ne parle pas de tous les moyens mis entre les mains d'une poignée de gens, qui s'arrogent le droit de noter des nations entières, ni de la tyrannie d'une entreprise agro-alimentaire qui veut tenir tous les cultivateurs du monde sous sa coupe.
   — Les jeux, les festivités organisées en l'honneur de certains dieux étaient l'occasion d'un grand concours de peuple, fait remarquer Luc Taireux.
   — Rien à voir avec nos propres compétitions. Les passions sont identiques, les manifestations plus ruineuses. Quand une navette spatiale est partie en fumée, nul n'a songé à se poser la seule question que se serait posée un ancien : à quoi bon s'aventurer dans un domaine qui n'est pas le nôtre ? On a juste cherché l'origine de la panne. Seule compte naturellement pour nous la conquête de l'espace. Xerxès a voulu dompter la mer en jetant un pont de bateaux entre deux continents. Il a lancé contre un continent qui n'était pas le sien une expédition monstrueuse, et pas un simple raid punitif en réponse au ravage de la ville basse de Sardes. Darius n'a pas dépeuplé l'Asie de tous ses hommes, pour les déverser sur l'Europe. D'où l'inquiétude de la reine. Sommes-nous encore capables de comprendre Eschyle ?
   — Nous n'en sommes plus capables, lance Isabelle Higère. Dans son premier monologue, la reine s'inquiète de tous les trésors offerts à la convoitise des plus entreprenants, faute d'hommes pour les défendre. Tous les guerriers de l'Empire sont ailleurs. Nos propres politiques, en mettant nos clés sous la porte, ont laissé toutes nos ressources à la merci d'appétits jamais assouvis. Nous votons pour des déserteurs, qui, par avarice ou pour éviter les embarras, se sont mis d'eux-mêmes au service de leurs maîtres.
  Nicolas Siffe retient mal un accès de gaieté. Isabelle sent une vilaine moutarde lui chatouiller les narines. Il répond d'un ton posé :
   — Je ne serais pas fâché de vous voir publiquement traiter nos élus de déserteurs et de collabos. Cela dit, les mauvaises coutumes prennent régulièrement le pas sur les bonnes, comme les monnaies douteuses sur les autres. La République Romaine dépendait trop de l'honnêteté de ses magistrats et de ses sénateurs, la féodalité regorgeait de seigneurs plus conscients de leurs prérogatives que de leurs obligations, nos propres républiques ont abandonné le pouvoir à des culottes de peau ou aux deux cents familles — je ne parle pas de notre monarchie élective. Tous les États s'accordent à présent pour défendre les intérêts de financiers qui les étouffent, et dont nos armées sont devenues les mercenaires. Ce qui m'inquiète, c'est la rage qu'on y met. La démesure est devenue la règle.  Mais je trouve Eschyle bien plus fascinant que toutes nos vérités premières. J'ai noté qu'au début de la pièce, les Fidèles à qui l'on a confié le soin du royaume, sont invités à interpréter le songe d'une reine. Ce n'est pas un pressentiment, le rêve arrive après la bataille, dont on ignore l'issue. J'ai constaté avec plaisir qu'il était question dans ce rêve de sœurs du même sang, demeurant l'une en Grèce, l'autre en terre barbare. Trois mots pour bien préciser qu'elles sont sœurs, et du même sang. Une étrange insistance !
   — Et elles ne s'entendent pas, rappelle René Sance ; elles vont même jusqu'à se crêper le chignon. Et le fils de la reine ne trouve rien de mieux, pour les calmer, que de les atteler à un char, le sien ! et de leur imposer un harnais. La sœur d'Asie en est apparemment ravie, la grecque met en pièces le harnais, brise le joug en deux, et, du coup, le conducteur se retrouve par terre. Que Darius, le père, vienne le consoler, et, qu'en le voyant, Xerxès déchire ses vêtements, cela ne fait que préparer l'entrée des deux personnages. Mais ces deux sœurs méritent qu'on s'y attarde.
   — Parce que l'une supporte le joug, et l'autre pas ? demande Claudie Férante.
   — La première ne se contente pas de le supporter, elle en est ravie. Un peuple heureux, c'est, semble-t-il un peuple qu'on subjugue. De braves analystes ont chanté les vertus de Charlemagne, du Saint-Empire, de l'Autriche-Hongrie, et de l'Union Soviétique. Et je ne parle pas de la prétendue Pax Romana. Il faut l'éparpillement de cités souvent rivales, pour qu'un tragique chante la grandeur du grain de sable qui ruine les grands empires.
   — Le Grand Roi ne pourra plus s'imposer par les armes, confirme Lucie Biline. Il utilisera ses trésors pour essayer d'imposer son arbitrage. L'expédition des Dix Mille, financée par Cyrus le jeune, se retire à la mort de ce dernier, faute de solde. Alexandre se souviendra de ce qu'ont pu faire des mercenaires dans l'Empire Perse. Les victoires d'Issos et de Gaugamèles en viennent définitivement à bout. Dans la pièce, la reine, puis Xerxès font preuve d'une étrange prescience. Les Achéménides ne pourront plus que faire illusion. Il est bien précisé que les Perses ont perdu toute leur force dans cette aventure.
   — Reste que les deux sœurs sont du même sang, insiste Nicolas Siffe, ne se distinguent que par leur comportement. Cela dit, l'auteur semble oublier que les Athéniens sont sortis de leur propre domaine en allant incendier Sardes.
   — Ils ont respecté les édifices sacrés, fait remarquer Marie Verbch.Toutefois, après la guerre, les Athéniens, puis Sparte feront preuve de la même démesure, en prélevant un tribut sur leurs alliés. On parle d'hégémonie pour désigner un empire qui ne dit pas son nom. Je vous rappellerai juste un mot de Périclès rapporté par Plutarque : "L'argent n'appartient plus à ceux qui le donnent, mais à ceux qui le reçoivent, pourvu qu'ils rendent les services en vue desquels ils le reçoivent." La flotte était bien au service des alliés, il n'était pas prévu que leur argent serve à embellir Athènes, et à rendre la vie moins rude à ses citoyens.
   — Ça valait bien la peine que Périclès ait fourni les fonds pour monter la pièce ! grogne la femme du maraîcher.
   — Il s'agit là d'un mécénat que l'on s'impose, ou qui est imposé. Il est de bon ton de financer une fête, ou de construire un navire à ses frais. Nos financiers démantèlent des usines à nos frais.
   — Et plantent des œuvres hideuses au bord du Grand Canal, lâche Isabelle Higère.
   — Avant de s'acheter la dogana de mar pour entreposer celles qu'il ne peut décemment exposer à tous les regards, ajoute Claudie Férante.
   Fred Caulan juge que l'on s'égare un peu. Il ne faut pas que cela tourne à la savante conversation de bistrot.
   — Eschyle a une étrange façon de minimiser le rôle de Thémistocle, qui précipite les choses. Il vaut mieux que les équipages n'aient pas le temps de réfléchir à la destruction d'Athènes, au massacre de ceux qui se sont réfugiés dans la citadelle à présent incendiée. Pour Eschyle, le Grec qui a persuadé le Grand Roi d'engager la bataille n'est que l'instrument d'un Dieu, lequel donne aux marins de Salamine l'exceptionnelle énergie, le kudos, qui permet de vaincre tous les obstacles. Je comprends qu'aucun traducteur n'ait pris la peine de traduire ce mot, cela donnerait une lourde paraphrase. Inutile de préciser que ce Grec était le pédagogue des enfants de Thémistocle. Ce qui compte, c'est la colère d'un Dieu contre l'outrecuidance du souverain qui se permet de jeter un pont de bateaux entre deux continents, et creuse un canal au pied d'une montagne. Des navires peuvent s'aventurer sur la mer, avec les risques que cela comporte. Homère ne cesse d'insister dans l'Odyssée sur ses dangers. Ulysse ne l'a pas vaincue, il a survécu. Je crois qu'il ne faut pas trop s'interroger sur ce qu'Eschyle aurait pensé du Golden Gate et du viaduc de Millau. Les prouesses techniques de l'âge industriel nous semblent aller de soi. Des fantassins et des chevaux traversant un détroit comme s'ils avançaient sur la terre ferme, cela relevait pour lui de la mesure. Confusion des éléments, confusion des genres. Il est normal que l'on aide les Athéniens à reconstruire leur ville, il est anormal qu'on le fasse d'une façon aussi somptueuse. Et si l'on se demandait ce qu'est un Dieu pour Eschyle ? L'on sait juste qu'il intervient quand on excède la mesure. Les hécatombes qu'on lui offre montrent le désir de se concilier ses faveurs, de se rappeler après un succès ce qu'on lui doit. Saint Pierre à Rome ne montre que la puissance d'une église, comme les pâtisseries baroques et les grandes mosquées. Que dire de notre Centre Pompidou, de l'opéra Bastille, de la Bibliothèque Nationale, et du magnifique bâtiment où le parti communiste tient ses états, et, plus près de nous, de la Grande Bibliothèque que nous venons de nous offrir ? Périclès se sera juste permis un magnifique Parthénon aux frais des alliés. Eschyle constate : notre plus grande tare, c'est notre penchant pour la démesure. Il n'en cherche pas les causes. Il en décrit les effets. Les navires perses avaient de trop longues rames, ils étaient trop massifs pour qu'on pût vraiment les manœuvrer sur un espace trop restreint. 
   — Il n'en cherche pas les causes, parce qu'il les connaît, suggère Luc Taireux. Notre obsolescence programmée, notre vie menacée par les phénomène et les pestes, la loi du plus fort ou du plus habile qui fait de notre semblable une menace. Notre impuissance face aux impondérables, les restes d'un vieil instinct grégaire. Peut-être ignore-t-il que la moindre angoisse, le moindre trouble enfantin joue le rôle de caisse de résonance, sans parler des informations que chacun recueille dans son liquide amniotique. Apprendre que le seul recours que l'on avait dans la faiblesse la plus extrême n'est pas à notre entière disposition. Les frustrations qui en découlent.
   — Pour un peu, dit Claudie Férante, vous nous feriez croire que l'on cherche à supplanter le chef de meute, pour disposer tout seul de sa mère. Un peu de libido là-dessus, pour accroître nos vides charnels, et vous pouvez monter un cabinet.
   — Bref, ajoute la femme du maraîcher, tout nous pousse à la démesure. On se fait une liste d'objets que l'on doit posséder, d'êtres sur lesquels on peut se reposer, ou que l'on peut subjuguer, des voitures, une résidence secondaire, des parents, des enfants, des amis, un souffre douleur, un capital, un empire…
   — D'où tous les signes obligés de soumission devant un supérieur hiérarchique. Du simple citoyen au satrape, du satrape au Grand Roi, dit Isabelle Higère.
   — Le branle universel de Diderot, dit Claudie Férante, qui ne résiste pas aux réminiscences. En soulignant que le monarque lui-même ne peut contrôler les sentiments de sa maîtresse.
   — Chacun est exposé aux effets de la démesure, résume Luc Taireux. Toute atteinte à notre intégrité doit être compensée par la soumission totale de celui qui s'en est rendu coupable. Le commun doit se contenter de ronger son frein. Le Grand Roi a les moyens de mobiliser un peuple tout entier contre des Cités qui ont parfois du mal à s'entendre. Parfois même, l'existence d'un faible qui ne vous est pas soumis, constitue une insulte. Celle de Cités qui ne dominent pas de vastes espaces et se permettent d'apporter leur soutien à des villes ioniennes révoltées, c'est plus qu'un honnête souverain ne saurait endurer. Tous les éléments.
   — Bref, si l'on ne trouve rien pour endiguer la démesure de certains, dit Marie Verbch, l'on est condamné à en essuyer tous les effets. Une tempête peut détruire une partie de la flotte, comme la ruse d'un seul homme. On a fait croire au Gand Roi que celle des Grecs, qui s'était déjà repliée, ne songeait qu'à lui échapper par tous les moyens. Les navires perses se sont engagés dans le détroit Salamine pour leur couper toute retraite. C'est là qu'on les attendait. Eschyle ne s'intéresse qu'au fracas des navires qui s'entrechoquent, des rames qui se brisent, à la mer charriant pèle-mêle épaves et cadavres plus ou moins dépecés au gré des courants et des vagues. Eschyle note l'enthousiasme des Grecs qui s'acharnent sur les naufragés, avec des bouts de rame et d'épaves. L'image du banc de thons emprisonné dans un filet rend le spectacle encore plus saisissant.
   — D'autant plus que le massacre se poursuit sur un îlot, tout près de Salamine, dit Luc Taireux. Le Grand Roi y avait posté des troupes pour qu'aucun naufragé grec ne pût survivre. C'est pousser un peu loin sa rage, sans doute attisée par les coups de vent qui ont empêché sa flotte d'en finir avant avec celle des Grecs.
   Claudie Férante ne peut s'empêcher de récidiver :
   — Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.
   L'on se contente de sourire avec indulgence. Fred a comme un petit frisson. Il croyait que cette dame ne possédait que les auteurs de l'âge classique.  Il s'empresse de dire, avant que l'on se lance sur d'autres dégâts plus récents, voire sur ce que peut faire un raz-de-marée à une centrale déjà dangereuse :
   — C'est comme si Eschyle voulait bien distinguer la démesure du roi contrarié de la sainte ardeur que donne un dieu à ceux qui défendent leur indépendance. Il faut noter que les effets sont les mêmes. Les marins de Salamine sautent de leurs navires bardés de leurs cuirasses pour faire pleuvoir une nuée de pierres et de flèches contre les Perses avant de tailler directement dans la chair. L'on pourrait croire que quand un dieu nous enflamme, tout nous est permis. Eschyle ne pouvait connaître les dégâts des religions monothéistes…
   — Ni ceux de nos princes et de nos puissants, ajoute Isabelle Higère. Un petit caporal s'accorde quelques pensées profondes en parcourant le charnier d'Eylau ; ça ne l'empêchera par de hasarder ses troupes sur de plus vastes espaces. Et Nivelle n'est pas avare en minerai protéique au Chemin des Dames.
   Marie Verbch juge qu'on n'est pas tenu de multiplier les exemples plus récents :
   — C'est devenu un phénomène plus commun après Philippe et Alexandre qui estimaient que rien n'est fait tant qu'on n'a pas anéanti l'adversaire. Démesure ou simple prudence ? Entre-temps, tous les arguments de Socrate n'ont pu convaincre le peuple de ne pas condamner les amiraux des îles Arginuses qui, pour ne pas laisser échapper ce qui restait de la flotte de Sparte, ont négligé de repêcher les morts qui flottaient. Ils avaient négligé un des devoirs les plus sacrés. Tout ce que fait un homme sans s'assurer du soutien des Dieux, c'est de la démesure. Il ne faut jamais oublier sa propre condition, et les obligations qu'elle entraîne. Arès est un peu comme le vent pour une flotte. Il décide de l'issue d'un combat. C'est au point que les tragiques parlent d'Arès pour désigner tous les affrontements guerriers. En choisissant le point de vue des Perses, Eschyle veut souligner l'horreur des batailles. C'est surtout à cela qu'il est sensible.
   Le maraîcher a mis derrière chacun un panier plein de légumes — l'on vient aussi pour ça. L'on a fait son choix en tenant compte de la saison. C'est la règle. Il juge curieusement opportun de servir un impromptu à la docte assemblée, qu'il a sans doute improvisé en déterrant les premières carottes :

Le Ça n'est qu'un clapot* qui demande à s'épandre
Une meute à l'arrêt qui n'attend plus qu'un cri
Un ordre contenu sous la peau qui frémit
Voire un acte bridé qui pleure à pierre fendre.

    Après quoi, il s'éloigne avec son propre panier débordant de roquette. 

***

* Quoique ce mot soit attesté dès 1886 — il est normal que Littré ne le connaisse pas — il est ignoré du Grand Robert de 1981, du PLI de l'an 2000, et de mon traitement de texte en cet an de grâce 2014 ; le GUL reste également intraitable en 1997. Cette injustice a été réparée dès 1992 par Alain Rey dans son Dictionnaire Historique de la Langue Française. Je rassure les curieux. Il a bien son entrée dans le dernier PLI. Jean Merrien lui avait rendu justice dès 1958 dans son Dictionnaire de la Mer. Il est vrai qu'il n'ignorait rien des lames de clapot, que celui-ci fût court, bon, joli, dur, creux, gros ou fort.


creative commons
texte René Biberfeld - 2014



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