Litterature header des traductions du grec


Sophocle

        EURIPIDE
Le Cyclope.................La Raison du plus faible
Alceste........................La Mort en ce Palais
Médée.........................Une Femme humiliée
Les Héraclides............Sans merci 
Hippolyte....................Les Malheurs de la Vertu
Andromaque...............La fillette à son papa
Hécube........................Cruautés publiques...
Héraclès......................Divines interférences
Les Suppliantes...........Le fossoyeur patriote
Ion................................L'enfant du miracle
Iphigénie en Tauride....La rectification
Electre.........................Un jeune homme providentiel
Les Troyennes.............Malheur aux vaincues
Hélène.........................La belle que revoilà
Les Phéniciennes........La mort en héritage
Oreste.........................Emportés par la foule
Les Bacchantes...........La fête à Dionysos
Iphigénie à Aulis.........La précaution inutile

RETOUR AU SOMMAIRE GÉNÉRAL
ESCHYLE

Agamemnon

Traduction de Fred Bibel

Version en pdf ici
Agamemnon
     LE VEILLEUR
Je supplie les Dieux de mettre un terme à mes peines,
Cela fait tant d'années que je monte la garde, couché
Sur le toit du palais de Atrides, comme un chien,
J'ai vu se rassembler les astres de la nuit,
Ceux qui ramènent et l'hiver et l'été aux mortels,
Ces princes lumineux qui brillent dans l'éther,
Les étoiles quand elles se couchent, et leur lever.
Je guette encore le signal du flambeau,
La clarté de ces flammes qui apporteront
La nouvelle de la prise de Troie ; selon les ordres
D'un cœur aux desseins virils, impatients, celui d'une femme.
Sur cette couche de fortune, imbibée
De rosée, que ne vient effleurer aucun songe —
La crainte à mon chevet écarte le sommeil,
Empêche mes paupières de se refermer sous son poids —
Quand je veux chanter ou fredonner,
Cherchant dans quelque air un remède contre ma torpeur,
Je fonds en larmes, gémissant sur le sort de cette maison,
L'on ne fait plus rien pour préserver son harmonie.
Puisse-t-il arriver, l'heureux terme de mes travaux,
Qu'un trait de feu, de bon augure, vienne percer les ténèbres !
Ah salut, torche qui fais lever le jour au cœur de la nuit,
Éclatante clarté, bientôt saluée par d'innombrables
Chœurs à Argos en l'honneur de cette victoire,
Hourra ! Hourra !
J'invite clairement la femme d'Agamemnon
À bondir de sa couche et faire retentir
Au palais un cri d'allégresse répondant
À cette lumière, la ville de Troie
Est tombée, ce flambeau le proclame :
Je m'en vais prendre la tête du cortège ;
Je toucherai ma part du succès de mes maîtres,
Le triple six est tombé pour moi, avec ces flammes.
Je brûle tenir dans la mienne, la main
Chérie de mon maître, quand il rentrera ;
Je m'en tiens là — un bœuf énorme
Pèse sur ma langue — s'il avait la parole, ce palais
Pourrait dire ce qu'il en est ; je le confie volontiers
À ceux qui le savent, et pour les autres, j'oublie tout.

     LE CORYPHÉE
Cela fait dix ans que, contre Priam
Une puissante coalition, sous les ordres de Ménélas,
Et d'Agamemnon, qui tiennent tous deux leur trône
Et leur sceptre de Zeus, forts de sa protection,
Les deux enfants d'Atrée, a lancé de ces bords
Une flotte de mille vaisseaux, pour défendre
Leur cause avec les armes,
Dans leur rage, ils invoquaient Arès à grands cris,
Comme des vautours, plongés dans une terrible
Douleur après avoir perdu leurs petits, tournoient                     50
Au-dessus de leur aire,
Plongeant régulièrement leurs ailes dans les airs,
Ils auront veillé
Pour rien sur leur couvée restée au nid ;
Une divinité au-dessus d'eux,  Apollon,
Ou Zeus ou Pan, entend la plainte aiguë
De ces oiseaux qui hantent leur domaine,
Et, contre les coupables,
Il envoie l'Érinye qui les châtiera ;
Le puissant Zeus hospitalier envoie
Alors contre Alexandre les enfants
D'Atrée, à cause d'une femme à beaucoup d'hommes,
Pour des  combats sans fin où les bras s'exténuent,
Les genoux s'écrasent sur la poussière,
Les lances d'emblée se fendent :
Voilà le sort
Qu'il réserve aux Grecs ainsi qu'aux Troyens.
Quoi qu'il en soit à présent ; il arrivera
Ce qui doit arriver ; ce n'est pas en attisant le feu sous les
Offrandes — il ne prendra pas — en faisant des libations
Que l'on calmera une colère inexorable.
Et nous, vieilles carcasses inutiles,
Incapables de prêter main forte,
Nous restons là, appuyant
Nos forces d'enfants sur des bâtons ;
La moelle qui monte en de jeunes
Poitrines est semblable à celle des vieillards,
Arès n'y demeure pas ; qu'est ce qu'un vieil homme
Au feuillage à présent desséché ?
Il marche sur trois pieds, sa force ne dépasse pas
Celle d'un enfant,
Il erre, c'est un songe qui paraît au grand jour.
Et toi, la fille
De Tyndare, Clytemnestre, ma reine,
Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Sur la foi
De quel message
Donnes-tu le signal de tous ces sacrifices ?
De tous les Dieux de la Cité,
D'en haut, de sous la terre, des maisons
Et des places,
S'enflamment les autels chargés de dons ;
De partout s'élève jusqu'au ciel
La lueur des saintes huiles préparées
Avec une douceur sans arrière-pensées,
De baumes retirés du fond de son palais.
Dis-nous là-dessus ce que tu peux,
Ce qui t'est permis, apaise
Ces angoisses, qui me font à présent
Ruminer de terrible idées, quand, à la vue des sacrifices,
Dont tu nous illumines, l'espoir ne vient pas écarter
L'insatiable inquiétude
Qui dévore mon âme accablée de chagrin.

     LE CHŒUR
Je peux parler de la puissance du présage qui fit partir nos hommes
Au sommet de leur force — nous sentons encore à notre âge nos cœurs
Grâce aux Dieux, se gonfler de la foi qu'inspirent nos chants —
De la façon dont, agissant de concert, deux puissants rois envoient,
Le jeunesse grecque,
La lance à la main, déjà brandie,
Vers la terre de Teucros ; un violent présage :
Aux rois des vaisseaux, deux rois
Des oiseaux, l'un noir, et l'autre au dos tout blanc,
Sont apparus près du palais, du côté où l'on porte une lance,
Perchés bien en vue,
Qui dévoraient une hase pleine avec sa portée,
Arrachée à ses courses.
Lâche, lâche ta plainte, et que tout se passe au mieux.

    Le sage devin de l'armée, les voyant tous les deux se repaître,
    Reconnaît en eux les vaillants Atrides, qui commandent
    Cette expédition ; il commente ce signe en ces termes :
    " Ces troupes finiront par s'emparer de la ville de Priam ;
    Tout ce que son peuple
    A amassé derrière ses remparts,
    Le Destin va brutalement l'anéantir.
    Pourvu qu'une dissension ne vienne pas
    Assombrir et frapper l'immense mors que l'armée
    Veut passer à Troie, qu'Artémis, émue, n'en veuille pas
    Aux chiens ailés de son père pour avoir sacrifié
    La pauvre bête épouvantée, avec sa portée, avant qu'elle mette bas.
    Le repas des aigles lui lève le cœur."
    Lâche, lâche ta plainte, et que tout se passe au mieux.

C'est ce que la Belle Déité, généreuse,
Douce aux fragiles rejetons des lions impétueux,
Comme aux petits encore à la mamelle
Des bêtes qui vivent dans les champs,
M'invite à voir dans ces présages,
Des images favorables, et inquiétantes à la fois.
J'appelle Péan qu'on invoque à grands cris,
Qu'elle ne fasse pas souffler des vents contraires
Pour retenir longtemps les vaisseaux à leur port,
En exigeant un autre sacrifice abominable rien que pour elle,         150
Source de querelles intestines,  qui n'épargneront pas un mari ;
Elle est tapie là, terrible, prête à relever la tête, elle régit
Cette maison, et n'oublie rien, la Colère qui engendre le châtiment."
Ainsi parla Calchas, d'immenses richesses
Et un destin fatal, voilà ce qu'annonçaient les présages
Avant leur départ au palais de nos rois,
Lâche, lâche ta plainte, que tout se passe au mieux.

C'est à Zeus, s'il lui plaît
Qu'on lui donne ce nom,
Que je m'adresse :
Tout bien pesé,
Je ne puis trouver
À part Zeus, un être qui puisse me débarrasser vraiment
Du fardeau de mes angoisses ;

Il y en avait un de puissant autrefois
Bouillonnant d'audace toujours prêt à se battre,
L'on ne dira plus qu'il a un jour existé ;
Son successeur a disparu,
Il a trouvé son vainqueur ;
Celui qui, de tout son cœur, invoquera le Zeus des victoires,
Saisira l'essence même de la sagesse.

Il en a indiqué aux mortels
Le chemin en leur donnant cette règle :
"C'est en souffrant que l'on apprend."
Elle se distille dans le sommeil jusqu'à nos cœurs,
La douleur du remords, quoique nous en ayons,
La sagesse marche sur ses traces ;
La douce violence imposée par les dieux,
Tient cette auguste barre,

    Or l'aîné des rois,
    À la tête des vaisseaux achéens,
    Plutôt que de s'en prendre à un devin,
    Secondait les sorts qui nous frappent,
    Quand retenu au port, sans vivres,
    Le peuple achéen n'en pouvait plus,
    Planté devant Calchis, sur les rivages
    D'Aulis, battus des flots.

Les vents soufflaient du Strymon, clouant
Notre flotte au port, l'affamant, l'empêchant d'en sortir,
Dispersant les marins, sans épargner
Les coques et les câbles,
Faisant traîner les choses en longueur
Effilochant à force la
Fleur des Argiens ; le devin finit par proposer
Un remède plus dur
Que la tempête aux commandants,                         200
Il prononçait le nom d'Artémis,
Les Atrides alors battirent le sol
De leurs bâtons, sans pouvoir
Retenir leurs larmes ;

    L'aîné, alors, prit la parole :
    "Ce sera affreux pour moi, si je n'obtempère pas,
    Affreux aussi de trancher à vif la chair
    De ma fille, la perle de mon palais,
    Souillant du sang de mon enfant coulant
    À flots, les mains de son père
    Devant l'autel ; à quelle atrocité devrai-je me résoudre ?
    Comment pourrai-je abandonner la flotte,
    Et trahir mes alliés ?
    Il faudra me faire violence
    Une terrible violence pour désirer, par un sacrifice
    Qui fera tomber le vent, verser le sang
    De cette vierge ; si cela pouvait nous sauver !"

Il s'est passé au cou la bride du destin,
Son cœur nourrit un nouveau dessein,
Abominable, sacrilège, infâme,
Il est prêt  à tout, il s'y est résolu ;
La démence pousse les mortels
À tout oser, c'est la source de tous les maux ;
Il a pris sur lui de sacrifier
Sa fille, pour aider son armée,
Châtier une femme
Libérer ses vaisseaux.

    Ses prières, les cris adressés à son père,
    Ce n'était rien, ni sa virginité, ni son âge,
    Pour les chefs qui brûlaient de se battre.
    Le père a invoqué les dieux en priant les servants,
    Pour la tenir au-dessus d'un autel, comme une chevrette,
    Tandis que prenant son manteau, elle s'accrochait au sol
    De toutes ses forces, de la soulever,
    Et de lui mettre sur sa bouche,
    Sa jolie bouche un bâillon afin de retenir
    Toute malédiction contre sa famille,

Brutalement, en étouffant sa voix dans un mors.
Elle a déversé le safran de sa robe sur le sol
Et frappé chacun des sacrificateurs
D'un trait de son regard
Touchant, on eût dit
Une image, elle voulait
Parler, elle qui, tant de fois,
Chez son père, dans les salles où banquetaient les hommes, 
Chantait de sa voix pure,
Sa voix de vierge tandis
Que l'on offrait à son père chéri une
Troisième libation, le saluant d'un péan plein de ferveur.

    Je n'ai pas vu, je ne dirai pas ce qui s'en est suivi :
    Calchas n'exerce pas son art en vain ;
    La Justice donne à ceux qui
    Souffrent le droit de savoir,                             250
    Le moment venu,
    Ce sera fait ; avant, bonsoir !
    À quoi bon se lamenter d'avance,
    La vérité apparaîtra au grand jour ;
    Que là-dessus, tout se déroule
    Selon les vœux du plus
    Proche, du seul rempart
    Qui veille sur  la terre d'Apis.

     LE CORYPHÉE
Je viens, Clytemnestre, rendre hommage à ton autorité ;
Il est juste, tant qu'elle  nous gouverne, d'honorer
Une femme qui occupe le trône en l'absence de son époux ;
Que tu apportes de bonnes nouvelles, ou que ce soient
De douces illusions qui te poussent à ordonner ces sacrifices,
Je les apprendrai avec joie, mais je ne t'en voudrai pas de te taire.
 
     CLYTEMNESTRE
C'est une bonne nouvelle, si l'on en croit le proverbe
Qui dit que l'aurore est la fille de la nuit ;
Tu verras, à l'apprendre, que notre joie dépasse nos espoirs ;
Les Argiens ont pris la ville de Priam.

     LE CORYPHÉE
Que dis-tu ? J'ai du mal à en croire mes oreilles.

     CLYTEMNESTRE
Troie se trouve entre les mains des Argiens ; suis-je assez claire ?

     LE CORYPHÉE
Je suis transporté de bonheur, j'en ai les larmes aux yeux.

     CLYTEMNESTRE
Ils témoignent assez de ta sincérité.

     LE CORYPHÉE
Alors ? Y a-t-il un indice qui te rende si sûre ?

     CLYTEMNESTRE
Oui. Un signe évident. À moins qu'un Dieu me trompe.

     LE CORYPHÉE
Ne t'en remets-tu pas aux visions d'un songe ?

     CLYTEMNESTRE
Je n'accorde aucune confiance à un esprit qui dort.

     LE CORYPHÉE
Une rumeur, sans ailes, s'enfle-t-elle, dans ton cœur ?

     CLYTEMNESTRE
Tu te moques de moi, comme si j'avais l'esprit d'une fillette.

     LE CORYPHÉE
Depuis combien de temps la ville est-elle livrée au pillage ?

     CLYTEMNESTRE
Depuis l'heureuse nuit qui mit ce jour au monde.

     LE CORYPHÉE
Quel est le messager qui a pris si peu de temps pour arriver ?

     CLYTEMNESTRE
C'est Héphaistos qui envoie de l'Ida cette flamme éclatante ;
Chaque torche allumée en allumait une autre qui prenait
Le relais ; L'Ida en envoie une au rocher d'Hermès
À Lemnos ; un grand brasier parti de cette île, le troisième,
Parvient au mont Athos, la montagne de Zeus ;
Bondissant au-dessus des espaces marins,
L'éclat puissant de cette lumière vagabonde, transportée de joie,
( ...............................................)
Cette torche envoie son message doré,
Tel le soleil, à la sentinelle du Makistos ;
Elle n'est pas assoupie, vaincue par la sommeil,
Et s'empresse de passer à son tour le message,
La lumière de sa torche parvient aux ondes de l'Euripe,
Elle arrive aux guetteurs du Messapios,
Qui lui répondent en allumant un grand tas
De bruyère sèche, pour l'envoyer au loin ;
Cette flamme, ravivée, ne perd pas son élan,
Elle franchit la plaine de l'Asopos, comme
La lune dans tout son éclat, et vient au Cithéron
Réveiller un nouveau flambeau qui transmet cette lumière ;
Le guetteur ne traîne pas, il allume un brasier                    300
Plus grand qu'on ne le lui demandait, qu'on le voie de loin ;
Sa clarté survole le lac Gorgôpis ;
Elle atteint les hauteurs de l'Égiplancte,
Elle engage les guetteurs à ne pas ralentir les ordres de ce feu ;
L'on rallume ce feu, sans ménager sa force,
D'immenses flammes s'élevent, dépassent
Le promontoire qui domine le golfe Saronique,
À partir de ce brasier ; ce feu s'élance, parvient
Au sommet de l'Arraché, au poste le plus proche,
Avant de bondir, ici, sur le toit des Atrides,
Sa clarté nous vient tout droit des flammes de l'Ida ;
Telles étaient les instructions données à ceux qui nous l'envoient ;
Ils ont, l'un après l'autre, accompli leur mission ;
Le premier en est venu à bout ainsi que le dernier ;
C'était le signe convenu, je te l'assure,
C'est mon époux qui me le fait parvenir de Troie.

     LE CORYPHÉE
Je m'en vais tout à l'heure, femme, en rendre grâce aux dieux ;
J'aimerais entendre encore ces paroles et savourer
Comme il faut chacune de tes paroles.

     CLYTEMNESTRE
À présent les Achéens sont maîtres de Troie ;
J'imagine ces cris dans la ville, qui ne se mêlent pas ;
Quand l'on verse de l'huile et du vinaigre dans la même coupe,
Les deux liquides se séparent, on dirait qu'ils ne s'aiment pas,
Les voix des vaincus et celles des vainqueurs, s'élèvent
Sans se confondre, à l'image de leurs destins :
Les enfants, d'un côté, sur le sol, étreignent
Le corps de leurs frère, de leurs pères,
Des vieillards, leurs plaintes jaillissent d'une gorge
qui n'est plus libre sur le sort de ceux qu'ils aiment ;
Les autres se regroupent au hasard de la nuit, exténués
Par les combats, affamés, cherchant de quoi manger dans les réserves
De la ville, faute de signe de ralliement,
Chacun a pris possession, parmi les maisons
Conquises des Troyens, de celle qu'il a tirée au sort,
Il y est installé, ça les change des gelées en plein air,
Et de la rosée ; ils sont si heureux
De dormir sans rester aux aguets, toute une nuit ;
S'ils respectent les dieux de la ville,
Et les sanctuaires du pays qu'ils ont conquis,
Leur succès n'entraînera aucun revers.
Mais que, ne se connaissant plus, l'armée n'aille pas
Saccager les lieux les plus sacrés, vaincue par sa cupidité !
Il lui faut  à présent, sans souffrir de dommage,
Prendre la même route pour rentrer chez elle ;
Si elle revient, sans s'être attiré la colère des Dieux,
Les souffrances infligées aux morts peuvent se réveiller
Si elle n'essuie pas entre-temps quelque coup imprévu.
Je ne puis en dire plus, je suis une femme ;
Que tout se se passe au mieux, sans aucun accident. ;
Puissè-je recueillir le fruit de ces hauts faits.                    350  

     LE CORYPHÉE
Femme, tu parles comme un homme, avec discernement ;
Tu as dit ce qu'il fallait pour me convaincre,
Je m'en vais exalter la gloire de nos Dieux ;
Mon allégresse est à la hauteur de nos épreuves.
Ô Zeus, notre roi, Nuit bienveillante,
Qui nous dispenses ces immenses trésors,
Qui as jeté sur les remparts de Troie
Ce filet qui les recouvre, ni les adultes
Ni les enfants ne pourront se dégager
Des mailles de l'effroyable
Servitude qui les réduira à néant.
C'est bien Zeus l'Hospitalier que je révère,
Il a tout fait, ça fait longtemps qu'il a tendu
Son arc contre Alexandre, la flèche ne devait
Pas être décochée, ni se perdre
Au-delà de astres, il ne fallait pas qu'elle
Manquât sa cible.

     LE CHŒUR
Il peuvent dire que ce coup vient de Zeus,
Les traces en sont encore visibles ;
Ils ont subi le sort qui les attendait. Quelqu'un a dit
Que les dieux ne daignaient pas s'inquiéter
De ceux qui foulent aux pieds
Ce qu'on respecte ; un être sans religion ;
La malédiction naît dans les maisons
Où l'on se permet tout,
Où l'orgueil se dilate plus qu'il n'est bon,
Qui croulent sous les richesses ;
La mesure est le plus grand des biens ; qu'elle mette
À l'abri des malheurs ceux qui se
Contentent de réfléchir sainement.
Il n'y a pas de rempart qui préserve
Un homme qui n'en peut plus de sa richesse
Quand il piétine le grand autel
De la justice, il est perdu,

    Écrasé qu'il est par sa mortelle Assurance,
    Insupportable enfant d'une folie qui le domine ;
    Tout remède est vain ; ses dommages ne restent
    Pas cachés, ils transparaissent au grand jour ;
    Comme une méchante pièce de cuivre
    Noircie à force d'être maniée
    Jetée sur un étal, il subit

    Son châtiment, on dirait
    Un enfant poursuivant un oiseau qui vole,
    Il inflige à sa Cité d'insupportables épreuves ;
    Aucun des dieux n'écoute ses prières,
    Il se sera diverti tant qu'il peut,
    L'homme injuste avant qu'on l'élimine.
    C'est comme Pâris, qui a pénétré
    Dans la demeure des Atrides                          400
    Pour salir la table de son
    Hôte en enlevant une femme.

Laissant à nos citoyens le soin de prendre
Leurs lances et leurs boucliers,
D'embarquer en armes sur leurs navires,
Elle apportait à Ilion des désastres en dot,
D'un bond, elle a franchi les portes, elle a osé
Ce qu'elle ne devait pas oser ; maintes plaintes
S'élèvent des devins du palais ; ils disent :
"Ô palais, ô palais, ô Princes,
Épouse partie, hélas, derrière son amant,
(On peut l'imaginer, silencieux, humilié, aucune insulte,
Qui ne trouve de joie qu'à se laisser aller).
Il pleure celle qui vit maintenant sur un autre rivage,
C'est un fantôme qui règne en ce palais ;
La beauté des statues gigantesques
Lui lève le cœur ;
Elles n'ont pas des yeux ;
C'en est fait d'Aphrodite ;

    De douloureuses images, dans ses rêves,
    Émergent, qui lui proposent
    De fausses joies.
    Elles sont fausses : l'on entrevoit des merveilles,
    Une vision qui glisse entre les
    Doigts et s'évanouit
    Par les routes ailées du sommeil. "
    Les chagrins attendent dans les demeures,
    Près du foyer, et il en est qui les surpassent ;
    Ces foules qui ont appareillé des rivages grecs,
    Un deuil insupportable, que l'on mène
    Dans chaque maison ; il en est tant
    Qui nous retournent les entrailles ;
    L'on sait, chacun, qui est parti,
    À la place des hommes,
    Un vase, de la cendre,
    Voilà ce qui revient.

Arès, le changeur de cadavres,
Tient sa balance au plus fort des combats,
Il renvoie d'Ilion des fragments
Calcinés, qui pèsent leur poids
De larmes, dans des urnes qu'on
A vite fait de remplir de cendre.
L'on gémit en faisant l'éloge
"D'un bon guerrier tombé, dans un combat sanglant
Pour la femme d'un autre."
C'est une sourde plainte ;
Une souffrance et une rage qui rampe                        450
Vers les Atrides, ces redresseurs de torts.
D'autres, au pied des remparts,
Ont à Troie leur tombeau,
Ils sont restés tels quels, ensevelis
Sous cette terre qu'ils ont conquise.
 
    Elles sont lourdes les rumeurs d'une cité qui vous en veut ;
    Elles règlent leur dû aux imprécations d'un peuple ;
    J'entends monter en moi
    L'angoisse de ce que cache cette nuit ;
    Les guerriers sanguinaires n'échappent pas
    Aux regards des dieux ; les noires
    Érinyes, finissent pas s'abattre
    Sur l'homme heureux contre toute justice,
    À force, elles le réduisent à néant,
    Il n'est plus rien, c'en est fini, il ne lui reste
    Aucune force ; une excessive gloire est
    Bien lourde à porter : car Zeus frappe
    Les Grands de sa foudre.
    J'en tiens pour un bonheur à l'abri de l'envie,
    Je ne veux pas ravager de ville,
    Ni être pris moi-même, et voir
    Ma vie à la merci de quelqu'un d'autre.

La rumeur a vite fait de répandre
Par la ville cette bonne nouvelle
Qu'apportent ces flammes ; est-elle vraie,
Qui le sait ? Est-ce un mensonge des Dieux ?
Faut-il être un enfant ou avoir perdu l'esprit,
Pour s'enflammer aux
Messages bizarres du feu, quitte à se désoler
Quand ils sont contredits ?
Il est naturel qu'un sceptre de femme
Se laisse convaincre par de flatteuses apparences ;
Le désir crédule d'une femme se repaît d'un rien,
Il a vite fait, mais elle se dissipe
Aussi vite, la rumeur qu'elle propage.

     LE CORYPHÉE
Nous ne tarderons pas à savoir si l'éclat de ces
Torches allumées, ces feux qui se relaient,
Nous disent la vérité, ou si ce ne sont que rêves,
Une aimable lumière qui aveugle nos cœurs ;
Je vois là un héraut, il arrive du rivage, à l'ombre
De ses rameaux d'olivier ; si j'en crois la sœur
De la boue, la poussière altérée dont elle naît,
Ce n'est plus un langage muet, ni la fumée d'un feu
De bois sur un sommet qui va nous renseigner,
C'est de vive voix qu'on va nous dire s'il faut se réjouir —
Je me refuse à prononcer un autre mot ;
Qu'une vraie joie vienne couronner celles qu'on entrevoit.         500
Quiconque fait d'autres vœux pour cette ville,
Qu'il recueille le fruit de sa méchanceté.

     LE HÉRAUT
Ah ! Sol de mes pères, terre de l'Argonide,
Après dix ans, me voici revenu, je revois ta lumière,
Tant d'espoirs ont été déçus, un seul se réalise ;
Je  n'imaginais pas trouver en mourant, sur un bout
De cette terre Argienne, le tombeau de mes rêves ;
Salut, ma terre, salut les clartés du soleil,
Zeus qui de là haut protège ce pays, et toi, Maître de Pythô,
Qui ne nous lance plus les flèches de ton arc,
Tu nous as suffisamment maltraités au bord du Scamandre,
Sauve-nous, soulage nos douleurs,
Apollon, notre maître ; je vous invoque tous
Dieux de notre Cité, Hermès, mon divin
Garant, cher héraut vénéré des hérauts,
Demi-dieux bienveillants qui avez permis le départ de l'armée,
Aidez à revenir ceux qui ont survécu à cette guerre.
Ah, palais de nos rois, chers séjours,
Vénérables sièges, divinités qu'éclaire le soleil,
Encore mieux qu'autrefois, avec ces yeux brillants,
Recevez comme il se doit notre roi, après tout ce temps ;
Il vous apporte, en revenant, sa lumière au cœur de la nuit,
À vous, comme à tous ces gens, Agamemnon, notre roi ;
Accueillez-le comme il se doit, il y a droit,
Il a labouré, retourné Troie avec la pioche
De Zeus le Justicier, le sol en a été fouillé à fond,
C'en est fait de ses autels, des temples de ses Dieux,
Toute semence de vie a été anéantie sur cette terre.
C'est de cette façon qu'il a imposé son joug à Troie,
Notre maître, l'aîné des Atrides, il revient en vainqueur,
Plus que n'importe lequel des mortels à présent,
Il faut le célébrer ; Ni Paris, ni sa cité ne pourront
Soutenir que leur crime est plus grand que leur peine ;
Il a payé son rapt et son larcin,
Il a vu s'envoler son butin, entraînant, d'un seul coup
De faux, son pays et le palais de son père ;
Les enfants de Priam ont doublement expié cette faute.

     LE CORYPHÉE
Laisse déborder ta joie, héraut de l'armée achéenne.

     LE HÉRAUT
Un tel bonheur !… Peu m'importe de céder ma vie aux dieux.

     LE CORYPHÉE
Tu étais tourmenté par le désir de revenir au pays de tes pères.

     LE HÉRAUT
Au point que j'en sanglote de joie.

     LE CORYPHÉE
Vous mesurez notre plaisir de vous voir revenus.

     LE HÉRAUT
Comment ça ? Explique-moi, que je comprenne.

     LE CORYPHÉE
Nous brûlions tous du même désir.

     LE HÉRAUT
Vos regrets répondaient aux regrets de l'armée ?

     LE CORYPHÉE
Mon cœur n'en pouvait plus de pleurer en secret.

     LE HÉRAUT
Et qu'est-ce qui vous donnait cette mélancolie ?

     LE CORYPHÉE
Ça fait longtemps que le silence me tient lieu de remède.

     LE HÉRAUT
Comment  ? De qui avais tu peur en l'absence des rois ?

     LE CORYPHÉE
Je serais, comme toi, si heureux de mourir.                     550

     LE HÉRAUT
J'en ai fini ; mais l'on peut dire qu'avec le temps,
Certaines choses nous réussissent,
D'autres nous accablent ; qui, mis à part les Dieux,
Jouit d'une éternité sans souffrances ?
Je pourrais vous confier nos peines, serrés que nous étions
Sur d'étroits passavants ; nos méchantes litières, à quel moment
Du jour n'avions-nous pas de quoi gémir, et nous plaindre ? —
Et, sur la terre ferme, c'était encore pire :
Nous couchions au pied des remparts ennemis,
Du ciel et de la terre la rosée des
Prairies qui dégouttait sur nous, ça n'en finissait pas ;
Les poils de nos manteaux en étaient hérissés.
On pourrait vous parler des hivers où les oiseaux mouraient,
Que la neige de l'Ida rendait insupportable,
De la chaleur, quand la mer, à midi,
Retombe sur sa couche, sans vagues, faute de vent.
À quoi bon revenir là-dessus ? C'en est fini de nos souffrances ;
C'en est fini, ceux qui sont morts
N'auront plus jamais besoin de se relever ;
À quoi bon dresser la liste de ceux qui ne sont plus,
Et contraindre les vivants à souffrir encore de ce qu'ils ont subi ?
Il vaut mieux, je pense, dire adieu à ces anciennes douleurs.
Pour nous, les survivants de l'armée des Argiens,
Seul reste le profit, il efface nos peines ;
Nous pouvons, à la lumière du Soleil qui survole
La mer et le ciel, crier notre fierté :
"Nous avons pris Troie, l'armée des Argiens
A cloué ces dépouilles sur leurs temples en l'honneur
Des dieux grecs,, suivant la tradition, en guise des trophée."
En entendant ces mots, il faut célébrer notre Cité,
Et ses généraux ; et rendre grâce à Zeus,
Qui nous a donné la victoire ; je n'ai plus rien à dire.

     LE CHŒUR
Tu m'as convaincu, je l'avoue ;
Les vieillards peuvent toujours apprendre ;
Cela touche surtout cette maison et
Clytemnestre, cela me comble aussi.

     CLYTEMNESTRE
Je n'ai pas attendu pour crier de joie,
Dès l'arrivée cette nuit du messager de feu,
Qui m'annonçait la prise et la ruine de Troie ;
On me lançait alors : "Il te suffit de torches
Pour croire que Troie n'est plus que décombres ?
C'est bien d'une femme de se laisser emporter de la sorte."
À croire que je battais la campagne, j'ai quand même
Ordonné des sacrifices, et voici que, comme les femmes,
L'on hurle son bonheur partout dans la ville,
Que, dans les temples des dieux, l'on multiplie
Les offrandes, pour apaiser ce feu dévorant qui nous embaume.
Qu'ai-je besoin que tu me dises de plus à présent ?
Mon maître va, lui-même, me donner tous les détails ;              
J'essaierai d'accueillir comme il se doit                         600
Mon vénérable époux ! Est-il pour une femme
Plus grand plaisir que de voir, dans tout son éclat,
Un mari que les dieux ont sauvé de la guerre ;
En ouvrant grand ses portes ? Tu vas donc dire à mon époux :
"Qu'il se hâte, notre cité n'attend plus que lui,
Il trouvera, à son retour, dans son palais, une épouse fidèle,
Telle qu'il l'a laissée, une vraie chienne
De garde, grondant contre ses ennemis,
Rien n'a changé après tout ce temps,
Elle n'a brisé aucun sceau.
Je ne connais pas plus de plaisir adultère, pas même
Une médisance, que je ne sais tremper le bronze."
Je m'en flatte, mais n'y a pas de honte,
Pour une femme noble, à dire la vérité.

     LE CORYPHÉE
Voilà donc ses paroles, tu peux le constater,
Lorsqu'on s'y entend, elles sont fallacieuses.
Mais dis-moi, héraut, qu'en est-il de Ménélas,
Va-t-il rentrer sain et sauf ainsi que vous ?
Nous apprécions sa façon de gouverner.

     LE HÉRAUT
À quoi bon  bercer de beaux mensonges ses amis :
Ils n'en seront pas longtemps réconfortés.

     LE CORYPHÉE
Comment parvenir à la vérité en voulant faire plaisir ?
Ce plaisir s'évanouit, elle ne peut rester cachée.

     LE HÉRAUT
L'armée des Achéens les a perdus de vue,
Lui et son navire ; ce n'est pas un mensonge.

     LE CORYPHÉE
Pouvez-vous assurer qu'il a quitté Ilion, avez-vous
Sinon essuyé une tempête qui vous a séparés ?

     LE HÉRAUT
Comme un bon archer, tu as touché ta cible ;
Il t'a suffi d'un mot pour résumer ce terrible malheur.

     LE CORYPHÉE
Que disaient les autres marins de la flotte,
Était-il vivant selon eux, ou bien mort ?

     LE HÉRAUT
Personne n'était à même d'affirmer quoi que ce soit,
Mis à part le Soleil dont se nourrit la terre.

     LE CORYPHÉE
Comment dis-tu que la colère des dieux a déchaîné
Cette tempête sur la flotte, quels en sont les dégâts ?

     LE HÉRAUT
L'on ne doit pas souiller la liesse d'un si beau jour par
De mauvaises nouvelles ; on n'honore pas les dieux comme ça ;
Quand un messager, la mine sombre, vient annoncer à la Cité
Le désastre qu'elle craignait, l'anéantissement de son armée ;
Qu'une plaie s'y est ouverte, dont souffre tout un peuple,
Que tant de demeures ont perdu tant de guerriers,
Frappées par le double aiguillon, qu'aime à brandir Arès,
Pour un double fléau, redoublant les blessures ;
C'est quand tous ces malheurs pèsent sur ses épaules,
Qu'il lui faut entonner le péan des Érinyes ;
Quand ont vient annoncer que tout est terminé
À une ville en liesse après une victoire,
À quoi bon ternir son bonheur en évoquant la tempête dont
Les Dieux on frappé les Achéens, pour signifier leur colère ?
Deux ennemis implacables, le feu et la mer,                      650
Ont conclu un traité, et scellé leur accord
En détruisant la malheureuse armée Argienne.
Une terrible houle s'est creusée en pleine nuit ;
Les vents de Thrace fracassaient nos navires les uns
Contre les autres ; ils se heurtaient de leurs proues violemment,
Pris dans cet ouragan, fouettés par les grains, nous les avons
Perdus de vue, un berger effroyable les entraînait dans son tourbillon.
Lorsqu'apparut l'éclatante lumière du soleil,
Nous voyons le mer Égée toute fleurie de cadavres,
Et des restes épars des navires achéens ;
Notre vaisseau, notre carène intacte,
Un dieu les avait soustraits à ce désastre, et préservés,
Ce n'était pas un homme qui avait pris la barre ;
La Providence s'était d'elle-même installée à l'arrière,
La houle n'a pas troublé notre mouillage,
Nous n'avons pas donné sur des dangers. 
Une fois réchappés de la fureur des flots,
Nous ne mesurions pas à la lumière du jour notre chance,
Nos esprits se repaissaient d'une douleur nouvelle,
Notre armée, avait souffert, littéralement pulvérisée.
S'il reste parmi eux un survivant,
Ils disent que nous sommes morts, c'est sûr,
Nous sommes convaincus que c'est leur cas.
Qu'il en soit pour le mieux ; pour commencer,
Dis-toi bien que Ménélas va revenir ;
Si un rayon de soleil le trouve maintenant,
En bon état, vivant, grâce à l'intervention de Zeus
Qui ne tient pas à voir disparaître sa race,
L'on peut espérer qu'il va revenir dans son palais.
Je n'en dirai pas plus, et c'est la vérité, sache-le.

      LE CHŒUR
Qui a donné son nom,
En tout point véridique —
Nous ne pouvons le voir, il a
Senti ce qui allait arriver
Et a trouvé le mot juste —
À celle pour qui son époux prend les armes,
Et les guerriers s'affrontent, à Hélène ? Il a raison,
Elle est nocive pour nos vaisseaux, elle est nocive pour les hommes,
Elle est nocive pour les cités, elle a écarté ses fastueuses
Tentures, et pris la mer,
Poussée par un fort zéphyr,
Une masse de chasseurs, avec ses boucliers,
Est parti sur les traces évanouies des rames
Qui accostaient les berges feuillues
Du Simoïs, ce qui les amenait,
C'est la Sanglante Discorde.

    L'infaillible Ressentiment
    A entraîné vers Ilion  cette douloureuse                700
    Union qui mérite son nom,  le mépris
    D'une table hospitalière, à la longue,
    Et de Zeus qui protège les foyers,
    Il va le faire payer à ceux qui ont
    Entonné à pleine voix le chant nuptial,
    Ce sont ses beaux-frères
    Qui devaient chanter l'hyménée ;
    Quand elle entendit parler de ces chants,
    La vieille cité de Priam,
    Gémit, le visage baigné de larmes, en prononçant le nom
    De "Pâris, le désastreux séducteur".
    (D'avance, elle se lamente sur l'éternité
    De souffrances qui attend les citoyens),
    Sur tout ce sang qu'elle versera pour rien.

Il a nourri le rejeton sevré
D'une lionne, chez lui,
Qui voulait encore têter,
Traitable à ses débuts,
Si doux avec les enfants,
Une joie pour les vieillards ;
Il restait souvent dans ses bras,
Comme un nouveau-né,
Cajolant gaiement sa main,
Pour obtenir de quoi manger.

    Il finit par montrer sa nature,
    Il la tenait de ses parents ; pour
    Payer ceux qui l'avaient nourri,
    Il offrit une avalanche de brebis
    Égorgées, et s'invita à ce banquet ;
    Leur demeure dégoulinait de sang,
    Une insurmontable souffrance pour ses hôtes,
    Une plaie ouverte et qui faisait des morts ;
    C'était un prêtre d'Até, envoyé par un Dieu,
    Qui avait été nourri dans cette demeure.

En attendant, je dirais que ce fut pour
Ilion comme une embellie qu'aucun
Vent ne troublait ;
Un tendre joyau de plus dans son trésor,
Ses yeux lançaient d'aimables traits,
Faisant fleurir les morsures de l'amour.
Cela ne dura pas, elle hâte
L'affreux dénouement de ces noces,
Funeste séjour et funeste commerce,
C'est Zeus l'Hospitalier
Qui l'a conduite chez les Priamides,
Une Érinye pour les épouses en pleurs.

    Cela fait une éternité que les mortels serinent             750
    La même antienne : arrivé à
    Un certain degré, le bonheur d'un homme
    Ouvre la porte à d'autres, il ne meurt pas sans procréer,
    De la prospérité il fait
    Naître une insatiable misère.
    J'ai beau y réfléchir, je m'inscris
    En faux ; ce sont les actes impies
    Qui en produisent bien d'autres,
    À l'image de sa lignée.
    Dans les foyers honnêtes
    Elle ne produit que de beaux enfants.

L'ancienne démesure en fait naître
Une nouvelle chez les méchants,
Un jour ou l'autre, lorsqu'arrive celui
Qui peut la faire naître,
Elle se déchaîne alors, irrésistible, invincible, féroce,
Sur les maisons, la force de la divine Até,
Elle tient de ses parents.

    La justice brille dans les demeures
    Enfumées, elle honore les existences
    Justes ; les palais regorgeant d'or tenus
    Par des mains immondes, elle en
    Détourne les yeux, pour mieux voir les saintes, où l'on ne vénère
    Point la puissance de l'or, elle en trahit les tares ;
    Elle a le dernier mot.

     LE CORYPHÉE
Ô mon roi qui rases les Cités,
Fils d'Atrée, par quel nom te nommer ?
Comment te saluer sans en faire trop,
Ni rester en-dessous des hommages qui te sont dus ?
Bien des mortels préfèrent s'en tenir aux
Apparences, au risque de dépasser les bornes ;
Tout un chacun peut compatir aux
Malheurs d'autrui ; la morsure du chagrin
Ne pénètre pas ses entrailles ;
L'on peut feindre de partager des joies,
Se forcer à montrer un visage riant
(cela reste superficiel).
L'homme avisé qui connaît son troupeau,
Il est impossible que sous ses regards chaleureux
Ne se trahisse pas un esprit
Doucereux débordant d'une douteuse amitié.
Quand tu as réuni une armée, naguère,
Pour Hélène, je ne te le cacherai pas,                          800
Je t'ai considéré comme un irresponsable,
Incapable de gouverner nos destins,
Prêt à sacrifier ses guerriers
Pour ramener une traînée qui ne demandait qu'à s'enfuir ;
À présent, je me sens, de tout cœur solidaire
De ceux qui sont venus à bout de leurs peines ;
Tu finiras par savoir, si tu en prends la peine,
Quels citoyens se sont bien, ou se sont mal
Conduits au sein de la Cité.

     AGAMEMNON
Je me dois de saluer d'abord Argos et ses dieux :
Ils m'ont fait revenir et permis de châtier la ville
De Priam ; ils n'ont écouté aucun discours,
Ils ont tous sans exception, déposé leurs suffrages
Dans l'urne sanglante, Ilion devait disparaître
Avec ses hommes ;  l'autre urne, les mains qui la
Frôlaient n'y laissaient que l'espoir, sans la remplir.
De la Cité conquise, il ne reste d'autre trace que sa fumée ;
Il n'y a de vivant que les bourrasques d'Até ; ses cendres
Mourantes exhalent les vapeurs grasses de sa richesse,
Il nous faut pour cela vouer aux dieux une reconnaissance
Éternelle : nous avons tiré de ce rapt une effroyable
Vengeance, et c'est pour une femme que
Le monstre d'Argos a réduit cette ville en poussière,
Du cheval a jailli une troupe, boucliers à la main,
Elle a pris son élan au coucher des Pléiades, franchi
D'un bond les remparts, tel un lion affamé de chair fraîche,
Elle s'est pourléchée du sang de ses princes,
Les dieux méritaient bien ce long prélude ;
Quant à tes sentiments je t'ai bien entendu,
Je les partage, et je l'affirme comme toi :
Il est donné à peu d'hommes de saluer
La réussite d'un ami sans en prendre ombrage ;  
Un venin maléfique, s'insinuant dans le cœur,
Redouble le chagrin de ceux qui s'en repaissent ;
L'on plie sous le poids de ses propres malheurs,
Et l'on gémit en voyant le bonheur d'autrui ;
Je sais de quoi je parle — je vois clair au miroir
D'une étroite amitié — il réfléchit l'ombre
De ceux dont je croyais qu'ils épousaient ma cause ;
Seul Ulysse, qui a pris la mer à contrecœur,
A tiré avec moi l'attelage commun ;
Qu'il soit mort ou vivant, je tenais
À le dire. Pour ce qui est de notre ville
Et de nos dieux, nous nous rassemblerons,
Pour en débattre ; il faut savoir les mesures à prendre
Pour lui assurer un bonheur solide et durable ;
S'il nous faut employer, des remèdes efficaces,
Nous cautériserons, trancherons comme il faut dans le vif,
Pour éviter que l'infection ne s'étende.                                   850
En pénétrant dans ma demeure, au sein de mon foyer,
Je commencerai par saluer les dieux,
Ils m'ont envoyé loin d'ici, ils m'ont fait revenir ;
La victoire a suivi mes pas, qu'elle continue à veiller sur moi.

     CLYTEMNESTRE
Citoyens, vénérable peuple des Argiens,
Je n'ai pas honte d'étaler devant vous l'amour que m'inspire
Cet homme ; avec le temps elle s'évanouit,
La crainte, chez les hommes ; l'on ne m'a pas dicté
Ces mots, je vais vous dire combien ma vie a été éprouvante
Tout ce temps qu'il a passé sous les murs d'Ilion.
Rien que de rester seule, à son foyer, sans son époux,
Pour une femme, c'est atroce ;
Que quelqu'un se présente chez elle avec des nouvelles
Plus terribles les unes que les autres…
S'il avait reçu autant de blessures que le disaient
Les rumeurs qui lui parvenaient de différentes sources,
Son corps ne serait plus qu'un filet de plaies ;
S'il était mort aussi souvent qu'on n'a cessé de le prétendre,
Tel un deuxième Géryon disposant de trois corps,
Il pourrait se vanter d'avoir été enfoui par trois fois
Sous un manteau de terre, en succombant dans chacun d'eux.
À force d'entendre de ces bruits,
On a dû plus d'une fois détacher de force
De mon cou le lacet auquel je m'allais pendre.
Voilà pourquoi, ton fils, le garant
De notre foi, ne se trouve pas ici,
Comme convenu ; n'en sois pas étonnée :
Un hôte dévoué veille sur notre Oreste,
C'est Strophias de Phocée, il a évoqué les menaces
Qui pesaient sur moi : les dangers que tu courais
Au pied de Troie, une émotion populaire
Qui pouvait renverser notre gouvernement, les hommes
Éprouvent le besoin de piétiner un homme à terre.
Il ne s'agit pas là de prétextes fallacieux.
Mes plaintes étaient mêlées d'un flot
De larmes, il n'en reste plus une seule ;
J'ai usé mes yeux à force de veiller,
De pleurer qu'aucun brasier allumé ne m'apporte
De nouvelles de toi ; dans mes songes,
J'étais réveillée par le vrombissement léger
D'un moustique, les yeux encore lourds de tes souffrances,
Plus nombreuses que les instants de mon rêve.
Après toutes ces épreuves, je puis appeler cet homme,
D'un cœur serein, le chien qui garde notre étable,
Le câble qui sauve notre navire, le pilier solide
Qui soutient notre haute toiture, l'enfant unique pour son père,
La terre qui apparaît aux marins contre tout espoir,
Le jour si beau à voir après une tempête,                        900
L'eau d'une source pour un voyageur assoiffé ;
C'est une joie d'avoir échappé à toutes ces épreuves ;
Il est juste que j'en parle en employant ces mots ;
Foin de l'envie ; nous avons enduré tant de
Misères. À présent, tête chérie,
Descends de ce char, ne pose pas ton pied
À terre, maître, il a renversé Troie.
Qu'attendez-vous, captives, pour joncher,
Suivant mes ordres, de tapis, le sol où il va se poser ?
Que s'ouvre, devant lui un passage de pourpre, par où
Pénétrera la Justice en cette demeure où je ne l'attendais pas.
Le reste,  une pensée qui ne se laissera pas assoupir,
Exécutera comme il faut, avec les Dieux, les arrêts du destin.

     AGAMEMNON
Fille de Léda, gardienne de mon foyer,
Ton discours est à l'échelle de mon absence :
Interminable ; s'il s'agit de recevoir les louanges
Qui nous sont dues, elles doivent nous venir des autres.
Ne m'accable pas de soins comme font les femmes,
Et abstiens-toi, la bouche grande ouverte, prosternée
À mes pieds, de me crier aux oreilles, comme les barbares,
N'attire pas sur moi le mauvais œil avec ces étoffes sur mon
Chemin ; ce sont les dieux qu'il faut honorer de la sorte ;
Fouler ces merveilles, moi un mortel,
Je ne puis le faire sans aucune crainte ; je l'affirme :
Il faut me traiter comme un homme, pas comme un dieu.
Il y a loin d'un paillasson à des tapis brodés :
Les mots soulignent la différence ; garder toute sa raison,
C'est un grand cadeau que nous font les dieux ; les gens heureux,
Jusqu'au bout de leur vie, sont choyés par le sort.
J'en ai fini : je ne serais pas tranquille, si je le faisais.

     CLYTEMNESTRE
Réponds-moi donc, et franchement.

     AGAMEMNON
Tu peux en être sûre, je resterai franc.

     CLYTEMNESTRE
Aurais-tu fait aux dieux un tel vœu, en pleine détresse ?

     AGAMEMNON
Si quelqu'un d'avisé m'y avait invité.

     CLYTEMNESTRE
Qu'aurait fait selon toi Priam, s'il l'avait emporté ?

     AGAMEMNON
Il aurait à coup sûr marché sur de belles étoffes.

     CLYTEMNESTRE
T'inquièterais-tu des reproches des hommes ?

     AGAMEMNON
L'opinion publique représente une force.

     CLYTEMNESTRE
Un homme irréprochable n'attire pas l'envie.

     AGAMEMNON
Une femme ne doit pas chercher les affrontements.

    CLYTEMNESTRE
Il est bon qu'un vainqueur accepte une défaite.

     AGAMEMNON
Tiens-tu vraiment à remporter cette victoire ?

      CLYTEMNESTRE
Allons ! laisse-toi faire, et remets-t-en à moi. 

      AGAMEMNON
Bon, puisque tu y tiens, détachez-moi tout de suite
Ces brodequins, ils sont utiles pour la marche ;
Quand je poserai le pied sur la pourpre, qu'aucun
Dieu ne me jette de là-haut un regard envieux ;
J'éprouve bien des scrupules à exposer ma maison,
En foulant les richesses que représentent ces étoffes.
Qu'il en soit ainsi… Reçois comme il faut                         950
Cette étrangère ; les dieux regardent d'un bon œil un maître
Qui ne fait pas sentir le poids de son autorité ;
Personne ne se soumet de bon cœur au joug de l'esclavage,
Elle est le joyau de mes nombreux trésors,
Un cadeau de l'armée, elle est venue avec moi.
Eh bien, puisque tu m'as convaincu de le faire,
Je vais entrer dans mon palais en foulant cette pourpre.

      CLYTEMNESTRE
Il y a la mer — qui pourra la vider ? —
Qui nourrit et renouvelle le sève précieuse
De la pourpre, pour colorer nos étoffes ;
Nous en avons, maître, grâce aux dieux,
À suffisance ; cette maison ne connaît pas le dénuement.
J'aurais promis dans mes prières bien des étoffes,
Dans les temples où l'on rend les oracles,
Pour racheter une vie qui m'est si chère ;
À partir des racines, nos maisons voient revenir les feuilles,
Qui offrent leur ombre aux jours de canicule ;
Quand tu rentreras au foyer domestique, 
Tu feras revenir en plein hiver la chaleur de l'été,
Zeus tire du vin du raisin vert,
La fraîcheur règne dans les demeures,
Quand un homme finit par rentrer chez lui ;
Zeus, Zeus, par qui tout s'accomplit, exauce mes prières,
N'oublie pas d'accomplir ce qui doit s'accomplir.

     LE CHŒUR
À quoi tient cette peur insistante
Pressante qui volète
Sur un cœur lourd de pressentiments,
Sans qu'on l'ait prié, ni payé,
Mon chant entrevoit l'avenir,
Sans que je puisse cracher pour
Conjurer des rêves obscurs,
Qu'une réelle confiance
Se carre dans le siège  de mon esprit ?
Il est loin, le temps
Où les amarres qu'on ramène
Faisait voler le sable,
Quand s'embarquait vers Ilion
Toute une armée sur nos vaisseaux.

    J'en crois mes yeux : ils
    Sont revenus ; j'en suis témoin ;
    Mais, sans lyre, mon cœur entonne
    Les thrène de l'Érinye :
    Il l'a appris de lui-
    Même, sa confiance
    Est entamée.
    Nos viscères ne peuvent
    Nous tromper, notre cœur
    Est pris dans les tourbillons
    De nos entrailles assoiffées de justice,
    Elles en voient les effets.
    Que ce ne soient que des mensonges
    Forgés par mon espoir,
    Et qu'ils restent sans suite.                             1000

L'éclatante santé n'imagine pas
Sa fin : la maladie, est là,
Tout près pour la ruiner.
(..................................)
Le destin heureux de l'homme
Donne sur d'invisibles dangers.
Si l'on a la prudence, avec une
Élingue, de se délester
D'un surplus de richesses amassées,
La maison ne coule pas toute entière par
Le fond sous le poids de son opulence,
La barque ne sombre pas ;
Zeus dispense généreusement ses dons,
Ainsi que les sillons, année après année,
Éloignant la famine,

    Mais une fois le sang noir d'un mortel répandu
    Sur le sol, qui pourrait, par des incantations
    Le rappeler dans ses veines ?
    Même celui qui savait comment
    Ramener les morts, Zeus n'a-t-il
    Pas bien fait de l'en empêcher ?
    Si, grâce aux dieux,
    Chaque destin n'avait fixé
    Ses propres limites,
    Mon cœur préviendrait ma
    Langue et déborderait.
    Au lieu de quoi, il gémit dans l'ombre, et s'afflige
    Sans concevoir l'espoir d'ouvrir les vannes au trop-plein
    De sa poitrine en feu. 

     CLYTEMNESTRE
Entre, toi aussi, c'est bien à toi que je parle, Cassandre ;
Puisque Zeus, sans aucun ressentiment, te fait, dans ce palais,
Partager notre eau lustrale, debout parmi
Nos esclaves, devant notre foyer domestique,
Descends de ce chariot, sans afficher ta fierté ;
Le fils d'Alcmène, à ce qu'on dit, a été vendu,
Il a dû se résoudre à vivre du pain de l'esclavage.
Si tu y es contrainte par un sort contraire, c'est une grande
Chance de tomber sur des maîtres riches depuis toujours ;
Ceux qui ne s'attendaient pas à d'aussi belles moissons,
Sont toujours durs avec leurs esclaves, ils dépassent la mesure ;
Tu seras traitée chez nous correctement.

     LE CORYPHÉE
Ce qu'elle t'a dit ne manque pas de sens :
Tu te trouves prise au filet de ton destin ;
Obéis, quand tu dois obéir, à moins que tu refuses….

     CLYTEMNESTRE
Si elle a appris à parler, comme les hirondelles,                 1050
Un langage barbare, qui nous est inconnu,
Je veux bien essayer de la raisonner.

     LE CORYPHÉE
Suis-la ; mieux vaut dans ta situation écouter ce qu'elle dit ;
Obéis, lève-toi de ton char et descends.

     CLYTEMNESTRE
Je n'ai pas de temps à perdre ici,
Dehors, au cœur de notre palais
Les brebis n'attendent plus que le couteau.
Si tu veux faire ce que je te  dis, ne traîne pas ;
Si tu ignores notre langue, et ne me comprends pas,
À défaut de paroles, explique-toi par gestes, comme une barbare.

     LE CORYPHÉE
Elle a besoin d'un bon interprète, l'étrangère, à mon
Avis ; on dirait d'une bête qu'on vient de capturer.

     CLYTEMNESTRE
Elle est folle, c'est sûr, et n'entend que son délire,
Elle arrive d'une cité fraîchement conquise,
Elle a dû la quitter, elle ne peut endurer le mors,
Sans exhaler son âme en une sanglante écume.
Je ne m'abaisserai pas à lui lâcher un mot de plus.

    LE CORYPHÉE
Moi, J'ai pitié de toi, je ne me mettrai pas en colère ;
Allons, malheureuse, descends de ton char,
Cède à ta destinée, il faut te faire au joug.

     CASSANDRE
Las, hélas, ô Terre  !
Apollon, Apollon !

     LE CORYPHÉE
Que vas-tu hurler, en sanglots, à propos de Loxias ? 
Ce n'est pas à lui qu'il faut lancer des thrènes.

     CASSANDRE
    Las, hélas, ô Terre !
    Apollon, Apollon !

     LE CORYPHÉE
Elle persiste à se lamenter en invoquant le dieu,
Il n'est pas correct de gémir devant lui.

     CASSANDRE
Apollon, Apollon,
Dieu de chemins, qui as causé ma perte !
Et tu le fais encore, sans te donner de peine !

     LE CORYPHÉE
On dirait qu'elle annonce ses propres malheurs ;
Un dieu inspire son âme d'esclave.

     CASSANDRE
    Apollon, Apollon,
    Dieu des chemins, qui as causé ma perte !
    Où m'as-tu amenée, las ? et sous quel toit ?

     LE CORYPHÉE
Sous celui des Atrides ; si tu ne t'en rends pas compte,
Je te le dis ; tu peux le répéter sans dire de mensonge.

     CASSANDRE
Ah !
Haïe de dieux, oui, témoin
De fratricides, d'affreuses décapitations,
Un véritable abattoir dégoulinant de sang humain !

     LE CORYPHÉE
On dirait qu'elle a le flair d'un chien, cette
Étrangère, elle suit la piste et trouve du sang.

     CASSANDRE
    Ah !
    Je crois ces témoignages ;
    Ces enfants en larmes bientôt sacrifiés,
    Leurs cadavres rôtis dévorés par leur père.

     LE CORYPHÉE
Nous connaissons ta réputation de devineresse,
Nous n'avons pas besoin de prophète.

     CASSANDRE
Ah ! La ! La ! qu'est ce qui se prépare ?                         1100
Quelle nouvelle, quelle terrible douleur,
Réserve-t-on à cette maison, elle est atroce,
Insupportable pour les proches,
Sans remède, et sans recours.
Pas de secours en vue.

     LE CORYPHÉE
Je ne sais pas de quoi elle parle ;
Je connais le reste ; toute la Cité le crie.

     CASSANDRE
    Misérable ! Tu vas passer aux actes !
    L'époux qui partage ta couche,
    Tu vas le baigner, le laver — comment dire la suite ?
    Elle ne va pas tarder ;
    Deux bras se lèvent,
    Tour à tour.

     LE CORYPHÉE
Je ne comprends toujours rien ; elle passe des énigmes
Aux oracles obscurs ; je ne sais quoi penser.

     CASSANDRE
Ah ! Aie, aie, aïe ! Qu'est-ce que cette apparition ?
Est-ce le filet d'Hadés ?
Ce sont les rets qu'elle lui tend, son épouse, elle a participé
À ce crime ; que l'insatiable meute lance contre cette race
Le cri triomphal
De la lapidation...

     LE CORYPHÉE
Quelle Érinye invoques-tu contre cette
Demeure ? Ce que tu dis là est loin de me combler.

     LE CHŒUR
Une bile jaune  remonte dans son cœur
Goutte à goutte ; elle accompagne les ultimes lueurs
De la vie qui s'éteint des guerriers
Tombés à la guerre, la mort
S'en approche à grands pas.

     CASSANDRE
    Regarde ! ah ! Regarde ! Éloigne cette vache ;
    Elle a pris le taureau aux cornes noires dans le filet de ses tissus,
    Elle le frappe ; il s'écroule dans son bassin plein d'eau,
    Je vais te dire la machination
    Qui l'a conduit dans la cuve sanglante.

     LE  CORYPHÉE
Je ne me flatte pas de m'y connaître en
En oracles, mais ça ne doit rien présager de bon.

     LE CHŒUR
Que peut-on attendre de bon  pour les mortels,
D'un oracle ? Par des malheurs,
L'éloquence inspirée de ces chants
Nous en apprend le sens.

     CASSANDRE
Pauvre, pauvre de moi !
C'est bien ma chance ! Voilà que, dans mon chant,
Je déverse mes douleurs.
Où m'as-tu conduite, pauvre de moi ?
Rien ne peut m'empêcher de mourir aussi ? N'est-ce pas ?

     LE CHŒUR
Tu as perdu l'esprit, c'est un dieu qui t'égare, au point de faire
Retentir sur toi-même
Ces  notes innommables, tel un rossignol
Qui n'arrête pas de chanter, las ! dans son désespoir,
"Itys, Itys !" en se lamentant sur une vie
Trop féconde en malheurs.

     CASSANDRE
    Las ! Las ! Si j'avais le sort
    Du mélodieux rossignol, les dieux m'envelopperaient
    D'un corps d'oiseau qui vole ;
    Ma vie serait douce, mis à part ces plaintes ;
    Ce qui m'attend, c'est l'arme qui me fendra le crâne.

     LE CHŒUR
D'où te viennent ces violents transports, est-ce les dieux            1150
Qui te font croire ces atrocités ?
Il est effrayant ton chant qui entrecoupe
De cris suraigus, les notes les plus claires.
D'où te viennent ces termes affreux qui jalonnent
Le chemin de tes prédictions ?

     CASSANDRE
Ah ! Noces, noces de Pâris !
Tous les siens en sont morts !
Ah Scamandre où ma patrie allait boire !
C'est sur tes rives, pauvre de moi, que j'ai
Grandi, que j'ai été nourrie !
 C'est au bord du Cocyte, et sur les falaises de l'Achéron,
Que je vais, semble-t-il, faire bientôt mes prophéties.

     LE CHŒUR
Qu'est-ce que cet oracle dont le sens saute aux yeux ?
Un enfant le saisirait ;
Je suis frappé, comme mordu au sang,
Par ton sort atroce, quand je t'entends
Crier et te lamenter sur tes malheurs,
C'est un crève-cœur.

     CASSANDRE
    Ah ! douleurs, douleurs d'une ville
    Complètement anéantie,
    Ah, tous ces bœufs de nos prairies, sacrifiés
    Sous nos remparts par mon père ; un tel remède
    Ne pouvait empêcher
    Que notre ville subît ce qu'elle devait subir ;
    Je vais, l'esprit en feu, m'écrouler sur le sol.

     LE CHŒUR
Ce nouveau discours s'ajuste aux précédents,
Et c'est un dieu cruel
Qui s'abat de tout son poids,
Et t'oblige à chanter ces lamentables,
Ces mortelles douleurs
Je ne sais comment cela va se finir.

     CASSANDRE
En tout cas, mes oracles ne seront plus cachés sous des voiles,
Ils apparaîtront en pleine lumière comme une jeune épousée ;
Devançant le soleil levant, ils vont bondir, dans tout leur éclat,
En exhalant leur souffle, comme une vague déferlant
Contre ses rayons, d'un malheur plus terrible encore
Que celui-ci ; je ne vais plus vous parler par énigmes ;
Je vous prends à témoin, je n'ai pas perdu la piste des crimes
Perpétrés jadis, je n'en ai pas perdu la trace ;
Il ne lâche pas cette demeure, ce chœur
Qui s'accorde, aux notes déplaisantes ; il n'annonce rien de bon.
Il s'est abreuvé, pour fouetter son audace,
De sang humain, elles mènent la danse en ce palais,
Et s'y accrochent, les Érinyes attachées à cette race ;
Elles chantent, dans leur chant, sans bouger de cette maison,
Le crime originel, et conspuent pour commencer
La couche d'un frère, terrible pour celui qui l'a foulée aux pieds.
Me suis-je trompée ? Ai-je touché la cible en décochant ma flèche ?
Suis-je une mendiante intarissable qui joue la prophétesse ?
Avant de parler, jure-moi que tu n'as jamais entendu
Parler de la faute ancienne qui pèse sur ce palais.

     LE CORYPHÉE
Comment la force d'un serment solidement fiché
Peut-elle être un remède ? Je suis surpris
Qu'élevée au-delà de la mer, parlant une autre langue,             1200
Tu tombes toujours juste, comme si tu avais été là.  
              
     CASSANDRE
C'est la tâche que m'a fixée Apollon, le devin.

     LE CORYPHÉE
Avait-il succombé au désir  ?

     CASSANDRE
J'aurais eu honte, avant, de vous en parler.

     LE CORYPHÉE
L'on prend de grands airs, quand a joui d'un tel privilège.

     CASSANDRE
Il essayait de me forcer, il brûlait d'un tel amour…

     LE CORYPHÉE
Avez-vous fait l'amour, comme pour procréer.

     CASSANDRE
J'ai accepté de garder le secret, et je ne l'ai pas fait.

     LE CORYPHÉE
Connaissais-tu alors l'art dont tu es possédée ?

     CASSANDRE
J'annonçais à nos citoyens leurs malheurs.

     LE CORYPHÉE
Le courroux de ce dieu t'avait-il épargnée ?

     CASSANDRE
Personne ne m'a cru, dès que je l'ai trompé.

     LE CORYPHÉE
Nous avons l'impression que tes prophéties sont exactes.

     CASSANDRE
Las ! Las ! Hélas !  Que de désastres !
Ça recommence, l'horrible travail de la prophétie me fait
Tourbillonner, je n'en peux plus, j'en sens les (atroces) prémices :
Voyez-vous ces jeunes gens assis près
Du palais, pareils aux formes des songes ?
On dirait des enfants morts tués par leurs parents ;
Ces mains pleines de chairs, dont cette maison va se repaître,
Avec leurs tripes, leurs viscères, un lamentable fardeau
Qu'ils portent, un père s'en est délecté ;
L'on se prépare, je le dis, à en tirer vengeance,
Un lion sans force qui se vautre sur son lit, garde
Cette maison, il attend, las, le retour de son
Maître ; car il me faut porter le joug de l'esclavage ;
Le chef de la flotte, le destructeur d'Ilion,
Ne sait pas ce que la langue de l'odieuse chienne,
Qui exprime, qui étale sa joie, ce fléau
Sournois, lui réserve pour son malheur.
Elle est prête à tout ; c'est une femelle qui assassine
Son mâle — quel nom trouver pour désigner ce monstre
Haineux — Serpent avec une tête à chaque bout, ou Scylla
Nichée sur ses rochers — une plaie pour les marins —
Cette mère droit sortie de l'Hadès qui sacrifie, en attisant une guerre
Sans fin contre les siens ? Ces cris de joie qu'elle a poussés,
Cette éhontée, comme après la déroute d'un ennemi !
Elle semble se réjouir de ce retour providentiel.
Que vous me croyez ou non, qu'est-ce que ça peut faire ?
Ce qui doit arriver va arriver ; et c'est toi qui vas bientôt le voir,
Tu reconnaîtras en moi, plein de pitié, une trop véritable prophètesse.

     LE CORYPHÉE
J'ai reconnu le festin de Thyeste : il a mangé les chairs
De ses enfants et j'ai frémi, je suis épouvanté,
Ce que j'ai entendu est vrai,  tu n'as rien inventé.
Quant au reste, je ne m'y reconnais plus.

     CASSANDRE
Je dis que tu assisteras à la mort d'Agamemnon.

     LE CORYPHÉE
Tais-toi donc, malheureuse, laisse en repos ta voix.

     CASSANDRE
On ne peut rien y faire, ce que j'ai dit se produira.

     LE CORYPHÉE
Non, si cela doit arriver ; pourvu que ce ne soit pas le cas.

     CASSANDRE
Tu peux prier, ils s'apprêtent à tuer.                        1250

     LE CORYPHÉE
De quel homme viendra ce coup ?

     CASSANDRE
Tu as bien mal saisi ce que je t'annonce.

     LE CORYPHÉE
Je ne vois pas comment il va s'y prendre.
 
     CASSANDRE
Je connais bien pourtant la langue grecque.

     LE CORYPHÉE
Comme le Pythien ; et l'on ne peut guère l'entendre.

     CASSANDRE
Ah là là ! Quel est le feu ! Il s'avance vers moi !
Las ! Hélas ! Apollon Lykeios ! Pauvre, pauvre de moi.
C'est la lionne à deux pieds qui partage la couche
Du loup en l'absence du noble lion,
Elle va me tuer, c'est affreux, elle prépare
Le poison, elle va aussi me payer mon salaire ;
Elle brûle, en affûtant son poignard contre son époux.,
Elle l'exécutera pour m'avoir amenée ici.
À quoi riment ces objets dérisoires, ce bâton
Et ces bandelettes de devineresse autour de mon cou ?
Je vais m'en défaire avant de périr…
Soyez maudits ; ça me fait du bien de vous voir à terre.
Allez combler une autre de malheurs.
Regarde, c'est Apollon lui-même qui me dépouille
De mon habit de prophétesse ; il m'a observée,
Quand, avec cette parure, j'étais l'objet des moqueries
Des miens et de mes ennemis, tous d'accord, en vain ;
L'on m'appelait la vagabonde, comme une mendiante,
Une gueuse crevant de faim, je tenais bon ;
Le prophète qui m'a donné le don de prophétie m'a
Conduite à présent vers la mort qui m'a été fixée ;
Ce n'est pas l'autel de mes pères, mais celui d'étrangers, qui m'attend,
Mon sang chaud se répandra sous les coups du victimaire.
Mais les dieux ne fermeront pas les yeux sur ma mort ;
Il viendra quelqu'un qui me vengera,
Un fils tuera sa mère pour le meurtre de son père.
Errant, exilé, banni de cette terre,
Il rentrera couronner ces horreurs amoncelées sur les siens ,
Le corps renversé de son père le conduira en ces lieux.
À quoi bon gémir ainsi en m'apitoyant sur moi-même ?
Puisque j'ai commencé par voir Ilion touchée
Par le sort qu'elle devait connaître, ceux qui l'ont prise
Seront également anéantis par un décret des dieux,
Je m'avancerai, de moi-même, vers la mort, je l'endurerai ;
Les dieux l'ont solennellement juré ;
Je salue ces portes, ce sont celles d'Hadés :
J'appelle de mes prières une exécution correcte,
Qui, sans convulsions, fera couler, en me tuant,
Des flots de sang, en me fermant les yeux.

     LE CORYPHÉE
Ô femme si accablée de malheurs, et si
Lucide, tu en as dit beaucoup ; si tu connais
Vraiment ton propre sort, pourquoi avances-tu
Comme une génisse promise aux dieux vers l'autel ?

     CASSANDRE
Cela ne me sauvera pas, étranger, de gagner une heure.

     LE CORYPHÉE
La dernière heure a son prix.                              1300

     CASSANDRE
Mon jour est arrivé ; je ne gagnerai rien à m'enfuir.

     LE CORYPHÉE
Sache-le : une telle fermeté relève du courage.

     CASSANDRE
Lorsque l'on est heureux, on n'entend pas cela.

     LE CORYPHÉE
Mais une mort illustre n'est donnée qu'à peu d'hommes.

     CASSANDRE
Ah !… comme je te plains, mon père, toi et tes nobles fils.

     LE CORYPHÉE
Qu'est-ce donc qui t'arrive ? Quelle peur te ramène ?

     CASSANDRE
Hola ! Ha !

     LE CORYPHÉE
Qu'est-ce qui t'a fait fuir ? Si ce n'est l'horreur qui s'empare de toi.

     CASSANDRE
Cette demeure pue la mort et le sang qui dégoutte.

     LE CORYPHÉE
Comment ça ? C'est l'odeur des offrandes qui brûlent au foyer.

     CASSANDRE
Une telle vapeur émane d'un tombeau.

     LE CORYPHÉE
Tu ne nous parles pas des splendeurs syriennes de ce palais.

     CASSANDRE
Eh bien, j'irai gémir chez les morts sur mon sort
Et sur celui d'Agamemnon ; c'est bien assez vécu.
Ah ! Étrangers.
Je ne me blottis pas de peur, comme un oiseau dans un buisson,
Mais après ma mort, vous me rendrez justice,
Quand une femme mourra à cause d'une femme, de moi,
Qu'un homme mourra pour un homme trahi par sa femme.
Voilà ce que je demande à mes hôtes avant de mourir.

     LE CORYPHÉE
Ah, malheureuse ! je te plains pour cette mort que tu vois venir.

     CASSANDRE
Juste un mot : je n'entends pas entamer
Mon propre thrène ; je demande au Soleil,
Baignée de son ultime clarté, que ceux qui me vengeront
Paient ainsi que mes meurtriers pour
Une esclave morte, ça ne leur a demandé aucun effort.

     LE CORYPHÉE
Ah ! c'est le lot des humains ; leur bonheur
Est l'esquisse d'une ombre ; lorsque ça ne va plus,
Une éponge humectée a vite fait d'en effacer les traits.
Cela m'inspire bien plus de compassion que ces choses-là.
Les succès, aucun mortel n'en a
Assez, il n'en est pas un qui les refuse
Et tende le doigt pour les chasser de sa demeure,
En leur disant : "Ne rentre plus jamais."
Cet homme, les bienheureux lui ont permis
De prendre la ville de Priam, béni par les dieux,
Il rentre chez lui, s'il lui faut payer le sang
Versé par ses pères,
Et, mourant pour ces morts, entraîner
D'autres morts pour expier la sienne,
Quel mortel pourra prétendre rester
Indemne, quand il le saura  ?

     AGAMEMNON
Las ! On m'a blessé à mort, sans retenir son coup.

     LE CORYPHÉE
Tais-toi ; qui se plaint en criant qu'on l'a blessé à mort ?

     AGAMEMNON
Las ! Ce n'est pas fini ! on me frappe encore !

     LE CORYPHÉE
C'en est fini, si j'en crois ses plaintes ;
Nous devons nous entendre, mes amis, sur les décisions à prendre.

     DEUXIÈME CHOREUTE
Je vais vous dire, moi, ce que j'en pense ;
Donnons l'alerte, pour que les citoyens accourent au palais.

     TROISIÈME CHOREUTE
Je pense qu'il faut faire vite pour prendre le meurtrier            1350      
Sur le fait avec son épée tout ensanglantée.

     QUATRIÈME CHOREUTE
J'en tombe d'accord, et je le dis bien haut ;
Il faut faire quelque chose, l'heure n'est plus aux tergiversations.

     CINQUIÈME CHOREUTE
Il n'est pas interdit d'examiner la situation ; on n'en est qu'au début ;
C'est une tyrannie que ces gens-là veulent installer dans la Cité.

     SIXIÈME CHOREUTE
Parce que nous hésitons ; ils foulent aux pieds la gloire
Qu'on gagne à temporiser ; leurs mains ne dorment pas.

     SEPTIÈME CHOREUTE
Je suis incapable de vous dire quel parti prendre ;
Avant d'agir on peut en discuter.

     HUITIÈME CHOREUTE
C'est aussi mon avis ; je ne vois pas comment
Ressusciter un mort avec des mots.

     NEUVIÈME CHOREUTE
Pour vivre plus longtemps en laissant le champ libre
À des maîtres qui ont sali cette demeure ?

     DIXIÈME CHOREUTE
Une telle idée me révulse, mieux vaut mourir.
C'est là un sort plus doux que n'est la tyrannie.

     ONZIÈME CHOREUTE
Pouvons-nous, en nous fondant sur des cris
Affirmer que notre roi est mort ?

     DOUZIÈME CHOREUTE
Il faut attendre de savoir avant de s'emporter ;
Se perdre en conjectures, cela n'est pas savoir.

     LE CORYPHÉE
En s'ajoutant aux autres ma voix fait pencher la balance,
Il faut savoir à coup sûr ce qui est arrivé à l'Atride.

     CLYTEMNESTRE
Si j'ai tenu jusqu'ici des discours de circonstance,
Je n'éprouve aucune honte à me contredire ;
Comment assouvir sa haine contre un être haïssable, en feignant
De l'aimer, sinon en tendant au-dessus de lui un filet de douleurs
Assez haut pour qu'il ne puisse sauter au-dessus.
Il y a longtemps que je me prépare à ce combat,
J'ai fini par l'emporter, ça a pris du temps ;
Je me tiens debout là où je l'ai frappé, j'ai accompli ma tâche,
J'ai fait en sorte, je ne le nierai pas,
Qu'il ne pût s'échapper, ni parer les coups du sort ;
Je l'ai enserré dans les mailles serrées, comme
Un poisson, dans le faste trompeur d'une robe.
Je frappe à deux reprises, il a fallu deux cris
Pour qu'il relâchât ses membres, quand il est tombé,
Je lui assène un autre coup, en guise d'offrande
Au monde souterrain du Zeus Sauveur des morts.
Il expire alors son âme à grand peine,
Exhalant son sang d'une plaie profonde,
Il m'arrose de gouttes ténébreuses, une rosée sanglante
Pas moins douce à mes yeux que celle que Zeus dépose,
Et qui luit sur les semences, d'où naissent les épis.
C'est ainsi que ça s'est passé, noble Assemblée des Argiens,
Que cela vous plaise ou non, j'en suis fière ;
Si c'était normal de verser des libations sur un cadavre,
Ce serait justifié dans ce cas, et plus que justifié ;
Il a rempli, dans son palais, à ras bord, son cratère
D'horreurs ; il ne peut que le vider à son retour.

     LE CORYPHÉE
Je suis abasourdi par ton langage, il ne manque pas d'aplomb,
Quelle façon de se rengorger au détriment de son mari !             1400

     CLYTEMNESTRE
Vous me traitez comme si j'étais une femme dépourvue de sens ;
Moi, je n'ai pas un cœur à me laisser intimider, vous le savez,
Et je vous le dis, vous pouvez me porter aux nues, ou me traîner
Dans la boue, c'est tout un : vous avez là Agamemnon,
Mon époux, ma main droite en a fait un cadavre,
De la belle ouvrage. C'est comme ça.

     LE CHŒUR
Quelle substance, femme,
Toxique nourrie par la terre ou quelle potion
Issue des courants de la mer as-tu absorbée,
Qu'après un tel sacrifice, les imprécations du peuple,
Tu les repousses, tu les rejettes ? Tu n'as plus de patrie,
Un monstre abominable pour les citoyens.

     CLYTEMNESTRE
Tu me condamnes à quitter la Cité,
À la haine des citoyens, à leurs imprécations,
Et tu n'avais rien à dire contre lui,
Quand, sans aucun scrupule, comme une bête choisie dans
Un riche troupeau de brebis à la laine fournie,
Il a sacrifié son enfant, que j'ai mise au monde
Et que j'adorais, pour charmer les vents de Thrace !
N'était-ce pas lui qu'il fallait bannir de cette terre,
Pour qu'il expie cette souillure ? Il te suffit d'entendre
Ce que j'ai fait, pour devenir un juge impitoyable; je te dis
Que tu peux lâcher de telles menaces, j'en ai
Autant à ton service : si tu me vaincs de vive force,
À toi le pouvoir ; mais si les Dieux décident le contraire,
Tu apprendras un peu trop tard à être raisonnable.

     LE CHŒUR
    Tu ne te sens plus,
    Tu dis n'importe quoi, comme
    Ces criminelles libations te montent à la tête,
    Tu portes comme une couronne ce sang épais,
    C'est inévitable, sans amis,
    Tu recevras coup pour coup.

     CLYTEMNESTRE
Vas-tu m'écouter ? Voici la loi à laquelle j'ai promis de me tenir.
Par la Justice qui a vengé mon enfant,
Par Até l'Érinye, qui m'ont fait l'immoler,
La peur ne risquera pas d'entrer dans mon palais,
Tant que le feu de mon foyer sera allumé,
Par Égisthe, qui épousera ma cause comme toujours,
Il est couché là, l'homme qui m'a dévastée,
Le chéri de Chryséis au pied de Troie ;
Et cette captive, cette diseuse de sorts,
Sa fidèle concubine, qui s'est assise
À son banc de nage ; ils ont, tous les deux, mérité leur sort.
Lui, ça s'est passé comme ça, quant à elle, comme un cygne,
Elle a entamé son chant ultime, son chant de mort,
Elle est amoureusement couchée à ses côtés, il me l'a amenée,
Mon époux pour mettre un comble à mon plaisir.

     LE CHŒUR
Las, quelle mort viendra, rapide, sans douleur excessive,
Et sans me clouer à mon lit,
Nous plonger pour toujours                             1450
Dans un sommeil sans fin, c'en est fait
De notre bienveillant gardien,
Qui a tant souffert pour une femme,
Et a perdu sa vie à cause d'une femme.

     LE CORYPHÉE
Hélène, l'insensée,
A entraîné à elle seule la perte de bien
De vies au pied des murs de Troie !
Elle en a maintenant teinté une dernière, qu'on n'oubliera jamais,
D'un sang indélébile ; c'est la Querelle qui régnait dans
Cette demeure, le malheur attaché à la perte d'un époux.

     CLYTEMNESTRE
Dispense-toi d'appeler la mort,
Parce que tu n'en peux plus : et ne va pas exhaler ton courroux
Contre Hélène, comme si c'était elle, la meurtrière
Qui, à elle seule, a fauché la vie
D'innombrables Danéens,
En leur infligeant d'atroces souffrances.

    LE CHŒUR
    Génie qui t'abats sur ce palais et
    Les deux petits-fils de Tantale,
    Puissance de deux femmes au même caractère,
    Tu me ronges le cœur et t'imposes —
    Te voilà, perché sur ce
    Cadavre, comme un méchant corbeau, qui prétends
    Chanter un chant de joie, comme c'est l'usage.

     CLYTEMNESTRE
    Ta bouche est revenue sur ton erreur ;
    Tu as donné son vrai nom au Génie si
    Puissant, attaché à cette race ; sa soif de sang,
    Se nourrit de nos entrailles,
    Avant que cessent les
    Anciennes douleurs, il en sourd à nouveau du pus.

     LE CHŒUR
Oui, il est effroyable, effroyable dans ce palais,
Le Génie que tu évoques, et il a la rancune tenace,
Las, las,  méchante,  insatiable
Évocation d'un sort funeste ;
Las ! Hélas ! C'est Zeus
Qui en est cause, qui a tout fait ;
Qu'est-ce qui peut être accompli par les hommes sans Zeus ?
Qu'est-ce qui n'est pas ici l'œuvre des Dieux ?

     LE CORYPHÉE
Las, mon roi ! Oh, mon roi !
Comment re pleurer ?
Du fond d'un cœur aimant, que te dire ?.
Tu es couché dans cette toile d'araignée, où
Tu as expiré, une mort exécrable.

     LE CHŒUR
    Las ! Hélas ! Sur cette couche infâme,
    Traitreusement abattu par ton épouse,
    De sa main qui tenait une arme à deux tranchants !

     CLYTEMNESTRE
Tu soutiens que c'est moi qui l'ai fait ;
Ne va pas t'imaginer que je suis la femme
D'Agamemnon, sous les traits
De l'épouse du mort, l'antique                                1500
L'horrible génie lancé aux trousses d'Atrée qui offrit
Cet immonde festin, pour venger
Des enfants, immole
Un homme dans la force de l'âge.

     LE CHŒUR
Tu n'y es pour rien, dans
Ce crime ? Qui sera ton témoin ?
Comment ? Comment ? Sans doute ton complice
Sera-t-il ce génie vengeur attaché à cette race ;
Il fait jaillir à flots
Le sang d'une même famille,
Le sombre Arès, il s'avance là où le sang
Coagulé des enfants dévorés, réclame sa justice.

     LE CORYPHÉE
Las, mon roi ! Oh, mon roi !
Comment te pleurer ?
Du fond d'un cœur aimant, que te dire ?
Tu es couché dans cette toile d'araignée, où
Tu as expié, une mort exécrable.

     LE CHŒUR
Las ! Hélas ! Sur cette couche infâme,
Traîtreusement abattu par ton épouse,
De sa main qui tenait une arme à deux tranchants !

     CLYTEMNESTRE
    Ce n'est pas une mort infâme
    Que la sienne, je l'affirme :
    N'est-ce pas lui qui l'amena traîtreusement
    Dans cette demeure ? Le fruit de mes entrailles,
    Et le sien, qui m'a été arraché, et tant pleuré,
    Iphigénie, voilà comment il l'a traitée,
    Il a subi le même traitement, qu'il n'aille pas
    Se pavaner chez Hadès : fauché par mon épée,
    Il a payé pour un crime qu'il avait lui-même commis.

     LE CHŒUR
Je ne sais que penser,  Je n'ai aucun
Moyen d'apaiser mon inquiétude,
Où me tourner ? Cette maison s'écroule ;
Je suis épouvanté par le bruit de cette
Pluie de sang qui désagrège
Ce palais ; Ce n'est plus une petite pluie.
Le destin aiguise sur de nouvelles pierres le fil
De sa justice pour un nouveau châtiment.

     LE CORYPHÉE
    Ah ! Terre, Terre, si tu m'avais englouti,
    Avant que je le voie couché au fond
     D'un cuveau d'argent.
    Qui l'ensevelira ? qui entonnera son thrène ?
     Oseras-tu le faire ? après l'avoir tué,
    Te lamenter sur le mort de ton époux,
    Et offrir à son âme, en dépit de toute justice,
    Pour un tel haut fait, d'odieuses attentions ?

     LE CHŒUR
    Qui va prononcer un discours sur la tombe de cet homme
    D'exception ? qui, en répandant ses larmes,
    Exprimera  un chagrin sincère ?                               1550

     CLYTEMNESTRE
Ce n'est pas à toi de t'en inquiéter.
C'est par moi qu'il a été abattu, qu'il est mort,
C'est moi qui l'ensevelirai, sans que l'on se lamente
En ce palais ;
Sa fille Iphigénie, sera heureuse,
Comme il se doit,
D'aller au devant de son père au bord du fleuve
Impétueux des douleurs,
Et de jeter ses bras à son cou, pour lui donner un baiser.

     LE CHŒUR
    Un nouvel outrage pour un autre outrage,
    Comment se prononcer ?     
    L'on subit ce qu'on a fait subir, qui a tué règle son dû,
    Une loi restera en vigueur, tant que Zeus restera sur son trône :
    "Tout coupable subit son châtiment". C'est la règle.
    Qui chassera le germe maudit de ce palais ?
    Cette race est soudée au malheur.

     CLYTEMNESTRE
Tu ne pouvais mieux dire, c'est l'expression même
De la vérité. Et j'entends échanger
Des serments avec le génie des Plisthénides,
Supporter cette situation, quoi qu'il m'en coûte,
Quant au reste, qu'il parte de ce palais,
Qu'il aille accabler une autre famille de meurtres
Domestiques : une petite partie de ses richesses me suffira,
Pourvu que je chasse
De cette demeure cette rage de s'entretuer...

     ÉGISTHE
Ah ! Joyeuse clarté du jour de la vengeance,
Je puis dire aujourd'hui que les dieux qui vengent les mortels
Regardent de là-haut leurs souffrances sur terre :
J'ai vu, pris dans un voile tissé par les Érinyes,
Cet homme étendu là, et j'en suis heureux,
Il a payé les brutales manigances d'un père.
Àtrée, son père, qui régnait sur cette terre,
À qui Thyeste, mon père, pour tout dire,
Et son frère, disputait le pouvoir,
L'a chassé de sa cité et de sa demeure ;
Rentrant à son foyer, en tant que suppliant,
Le malheureux Thyeste fut assuré de sa sécurité,
Il ne vit pas, en mourant, son sang répandu sur le sol
De sa patrie ; Atrée, le père sacrilège de cet homme,
Fit bon accueil, avec plus d'empressement que d'amour ;
À mon père, sous couleur de célébrer joyeusement ce jour
Par un sacrifice, il servit, dans un banquet, la chair de ses enfants.
Après avoir brisé leurs pieds, leurs doigts au bout des mains,
(Il disposa) au-dessus (leurs membres fracassés, les bustes
Dépecés, d'autres) restes humains ; assis à sa table,
Thyeste ne peut reconnaître d'emblée les morceaux qu'il prend,
Il engloutit cette nourriture — comme tu vois — funeste pour sa race ;
Il comprend après coup cette abomination, il hurle sa douleur,
Et tombe en arrière, s'efforçant de vomir ces chairs sacrifiées,
Il voue les Pélopides à un sort effroyable,                                        1600
Renverse d'un coup de pied la table, en lançant cette malédiction :
"Ainsi périsse toute la race de Plisthène."
C'est pourquoi tu vois cet homme étendu là ;
C'était à moi de machiner ce meurtre.
J'étais le troisième enfant de mon malheureux père,
J'ai été exilé avec lui, j'étais encore un enfant dans ses langes ;
J'ai grandi, la Justice m'a ramené dans mon pays,
Et j'ai atteint cet homme, sans entrer chez lui,
En mettant au point le piège affreux où il est tombé.
La mort me semblerait douce maintenant
Que je l'ai vu pris dans les filets de la Justice.

     LE CORYPHÉE
Je trouve infâme, Égisthe ton cynisme après ce crime ;
Tu dis que tu as délibérément tué cet homme,
Et prémédité tout seul ce crime épouvantable ?
Je dis que ta tête n'échappera pas, et c'est justice,
Aux malédictions du peuple, sache-le, ni à la lapidation.

     ÉGISTHE
C'est toi qui cries, assis au dernier rang de nage ?
Ceux qui sont à la barre commandent le vaisseau.
Tu comprendras combien il est dur, à ton âge,
D'apprendre à obéir quand on vous ordonne de vous calmer ;
Les chaînes et la faim qui tenaille viennent aussi
À bout de la vieillesse, elles soignent les esprits mieux
Que personne. Même en le voyant, tu n'arrives pas à le voir ?
Ne regimbe pas sous l'aiguillon : tu auras beau faire, il t'en cuira.

     LE CORYPHÉE
Tu n'es qu'une femme, toi qui attends les guerriers
Au retour de combat, et tu as déshonoré la couche
Du chef de notre armée en machinant sa mort !

     ÉGISTHE
Que voilà des paroles qui te vaudront des larmes :
Ta langue, c'est tout le contraire de celle d'Orphée,
Il tenait tout, lui, sous le charme de sa voix ;
En m'exaspérant, avec tes aboiements imbéciles,
Tu finiras en prison, où tu seras bien obligé de te calmer.

     LE CORYPHÉE
Pour te voir roi d'Argos, toi qui
T'es contenté de machiner sa mort, et n'as pas
Mis les mains à la pâte, en le frappant toi-même ?

     ÉGISTHE
La mieux placée, pour employer la ruse, c'était une femme ;
J'étais son ennemi de longue date, on m'aurait soupçonné.
Sss richesses me seront bien utiles pour exercer
Mon pouvoir sur les citoyens ; ceux qui se révolteront
Sentiront le poids de mon joug, et ils n'auront pas droit à la ration
D'orge, comme un poulain de volée, la faim qui les
Tenaillera dans l'obscurité en viendra à bout.

     LE CORYPHÉE
Pourquoi n'as-tu pas, espèce de pleutre, abattu
Toi-même cet homme ? Fallait-il une femme
Qui salit cette terre et ses dieux, pour
Le tuer ? Oreste ne vit-il point,
Ne reviendra-t-il pas, guidé par un sort favorable,
Les exécuter, fort de son droit, tous les deux ?

     ÉGISTHE
C'est ainsi que tu comptes agir et parler, tu vas voir —
Allez, gardes ! Vous avez là de quoi faire !                     1650

     LE CORYPHÉE
Allons ! Que chacun se tienne prêt à saisir son épée !

     ÉGISTHE
À la bonne heure ! Je suis prêt à mourir, l'épée au poing.

     LE CORYPHÉE
Tu vas mourir, dis-tu ? Nous en tombons d'accord.

     CLYTEMNESTRE
N'allons pas, ô toi qui m'es si cher, commettre d'autres crimes ;
Nous avons déjà fait ample moisson de souffrances ;
C'est assez de chagrins ; il faut en rester là ; tout ce sang répandu…
Rentrez, toi et ces vieillards, dans la demeure qui vous est assignée,
Sans rien commettre ni subir de regrettable, tout est rentré dans l'ordre.
Si nos chagrins pouvaient cesser, nous en serions soulagés,
Nous avons été assez broyés par les cruelles serres de ce Génie.
Voilà ce qu'en pense une femme, si l'on veut bien l'entendre.  
   
     ÉGISTHE
Et ces gens pourraient se répandre en insolences à mon encontre,
Et lâcher de tels propos en défiant le sort ;
Ils seraient assez insensés pour insulter leur maître !

     LE CORYPHÉE
Les Argiens ne sont pas des gens à flatter un misérable.

     ÉGISTHE
Tu ne perds rien pour attendre !

     LE CORYPHÉE
Sauf si un Dieu nous ramène Oreste.

     ÉGISTHE
Je sais, les exilés s'abreuvent d'espérances.

     LE CORYPHÉE
Ne te gêne pas ! Gave-toi d'injustices, c'est le moment !

     ÉGISTHE
Tu peux être sûr tu me paieras cher ces insanités !

     LE CORYPHÉE
Vas-y, rengorge-toi comme un coq devant une poule !

     CLYTEMNESTRE
Ne fais pas attention à ces vains aboiements ; nous sommes
Toi et moi, maîtres de ce palais, nous allons faire ce qu'il faut.

***

Cassandre - Agamemnon
Cassandre pleurant sur la dépouille d'Agamemnon

creative commons
texte et dessins : René Biberfeld - 2014

Voir la glose de ce texte dans : Mise à mort

Retour au Sommaire général

Ces oeuvres sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.  - JH Robert Ouvroir Hermétique