Castelo Branco

   Camilo Castelo Branco

Introduction et options de traduction
L'Aveugle de Landim................(Nouvelle)
Le Roman d'un homme riche......(Roman)
Les Amours fatales......................(Roman)
Les Amours salvatrices...............(Roman)
Les Nuits de Lamego..............(Nouvelles)
Les Brillants du Brésilien...........(Roman)
Volcans de boue..........................(Roman)
Monsieur le Ministre..........(Court roman)


Coeur, tête, estomac......................(Roman)
Mémoires de Prison...............(GrosRoman)
Où se trouve le bonheur ?..............(Roman)
Le portrait de Ricardina................(Roman)
Ne me tue pas...................(Courte pochade)
Le seigneur du palais de Ninães... (Roman)
La sorcière du mont Cordoba....... (Roman)
20 heures de litière...(Petits contes moraux)
Le juif...........................(Roman historique)
Ça alors !.......................... (Roman déjanté)
Le bourreau...................................(Roman)
Vengeance.....................................(Roman)

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Camilo CASTELO BRANCO

Les Nuits de Lamego

(suite)

Deux mariages


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Deux mariages
L'Oncle et son Neveu
Intrigues de cette Vie
Deux coups de poings...
La Belle aux Violettes
Comme elle l'aimait !
Histoire d'une Porte
L'Infant Dom Duarte
César ou João Fernandes
Images : Plafond de l'Archevéché - Brioude - photo JH Rrobert

Sirène au chapeau

    I

   Pauvres enfants ! Ils s'aimaient, rêvaient l'un de l'autre, et se perdaient en extases de félicité sur l'avenir dans l'au-delà.
   Elle avait quinze ans, et lui, vingt. Tous les deux fort riches des trésors de cet âge, l'or de la fantaisie, les diamants de l'esprit, un monde qui ne pouvait contenir celui-ci, et, par dessus-tout, un ciel d'amour qui n'a rien à voir avec celui des martyrs, des apôtres et des confesseurs.
   Pauvres enfants !
   Helena était la fille d'un professeur de langues, Guilherme était le meilleur disciple du professeur.
   La situation du maître, dans les neuf langues qu'il connaissait, correspondait au mot "pauvreté". Or le disciple entendait suivre l'exemple de son maître en embrassant la même profession et le même destin.
   Le père de Guilherme était un fripier failli de Lisbonne, qui était devenu le concierge d'un vicomte, lequel avait été comme lui caissier chez le même patron.
   À dix ans, la petite Helena corrigeait les fautes de français de Guilherme, à douze, elle lui corrigeait celles d'anglais ; et à quinze, elle disait à son condisciple qu'elle l'aimait, dans toutes les langues.
   Le vieux professeur ne s'en apercevait point. Il était tout occupé à ajouter cent trente mille vocables au précédent Vocabulaire, et ne quittait même pas son travail ingrat pour se demander si son œuvre, qui lui avait pris vingt ans, trouverait un éditeur au Portugal. Il était, dans son for intérieur, convaincu que l'Académie Royale des Sciences prendrait à sa charge l'impression des cent trente mille vocables. Après quoi, ayant travaillé tout son saoul, le polyglotte jouirait de sa médiocrité dorée dans sa glorieuse vieillesse.
   Et, entre-temps, les deux pauvres enfants s'aimaient.
 
 
    II
 
   Le professeur avait éduqué le fils unique de la comtesse de Prazins jusqu'à dix-sept ans. À cet âge-là, son disciple mourut, et sa mère ne cessait de pleurer son fils et d'apprécier son maître.
   Helena passait l'été à Sintra, l'automne à Pedrouços, en compagnie de la comtesse qui allait sur ses trente-sept ans. Bien que nostalgique et inconsolable, la fidalga fuyait la compagnie de son chapelain et de sa parentèle, croulant sous le poids des années, de son esprit et de ses blasons. C'est dans ses conversations avec la vive et docte Helena, qu'elle passait les meilleures heures de ses rares récréations. Encouragée par leur familiarité, la fille de l'helléniste confia le secret de ses amours à la comtesse. Cette excellente dame se plaisait à voir cette fleur ouvrir timidement l'urne de ses parfums. Elle l'incitait à s'étendre sur des détails, maintes fois répétés, qui se résumaient à d'innocents colloques de la jeune fille avec le pâle Guilherme, qui s'attirait la sympathie de la comtesse, parce qu'il avait la taille et l'âge de son fils.
   –  Quelles sont vos intentions ? disait la fidalga. Elles ne peuvent être plus honnêtes qu'elles ne le sont, je crois. Mais vous êtes pauvre, Helena, et votre Guilherme aussi.
   Pour la première fois, Helena pensa à la pauvreté, et elle éprouva de la peine à établir une relation entre ces deux faits.
   –  Qu'est-ce que ça peut faire que je sois pauvre ?! dit-elle avec une curiosité sincère et timide.
   –  C'est ennuyeux : votre père ne voudra pas que vous épousiez un garçon sans emploi, et incapable de subvenir à vos besoins. Dites à Guilherme d'essayer de parvenir à une position, et ensuite, il sera votre mari. Je ferai de mon mieux pour qu'on l'emploie.
   Helena fut tellement éblouie par ce nouveau rayon de lumière qu'elle ne pensa pas à baiser la main de la charitable dame.
   Elle se chargea du message; et, dès qu'elle en trouva l'occasion, elle rapporta à Guilherme ce qui s'était passé avec la comtesse.
   Guilherme dit simplement :
   –  J'y ai déjà pensé, Helena ; je crois que, si je lui demande de me laisser rester ici pour l'assister dans ses leçons, il voudra bien de moi.
    –  Demande-le-lui, alors, que nous soyons rassurés.
   Quand arriva l'heure de la demande, le jeune homme chancela, et ne trouva pas le courage de faire ce que, deux jours avant, il avait jugé si simple. C'est qu'il n'avait pas fermé l'œil, à force de songer aux avantages d'être riche, et aux obstacles matériels qui contrariaient son cœur. Se pressaient, cette nuit-là, dans sa mémoire, des tas de vers latins sur l'inconvénient d'être pauvre, des vers qu'il récitait par cœur sans entendre la façon d'appliquer ce concept aux circonstances de la vie.
 
 
    III
 
   –  Que t'a dit mon père ? demanda l'anxieuse Helena.
   –  Je n'ai pas trouvé le courage et les mots. Je lui ai dit à trois reprises que j'aimerais être son fils, et je m'en suis tenu là, attendant qu'il me demande des explications sur mon embarras. Ton père a souri, et, la troisième fois, il m'a dit : "Tu voudrais être mon fils pour hériter de mon Horace de 1629 et de mon Thucydide de 1731 ? Tu es fou, Guilherme ? Il vaudrait mieux pour toi être le fils de ce tripier qui habite là en face et qui a déjà un fils chanoine et prépare l'autre pour les conseils de la couronne ! Tu ne sais pas encore ce que c'est que d'être pauvre !..." Ces paroles ont fini de me décourager. Il me semble qu'elles contiennent la réponse, s'il a deviné ce que je pensais.
   Helena vit les yeux de Guilherme s'embuer et lui dit tendrement :
   –  Ne te laisse pas abattre, je lui parlerai. Conserve l'espoir, mon ami. Je vais voir si mon père a quitté son bureau.
   –  Je suis là, dit le professeur en entrant.
   La fille et son disciple pâlirent.
   –  Dis-moi donc ce que tu allais me dire, ma fille, reprit doucement l'hellé niste.
   Le visage de la jeune fille passa du blanc à l'écarlate. Elle balbutia quelques monosyllabes que son père semblait écouter attentivement, avec l'air de quelqu'un de fort intéressé à la révélation d'un secret ; mais Helena était inintelligible, ou c'est que le vieil homme ne la comprenait que trop bien.
   –  Si tu ne parles pas, je parlerai pour toi, dit-il. Tu as été élevée avec Guilherme, tu es habituée à le voir, tu l'aimes comme une sœur, et tu désires être son épouse. Tu as bien choisi, ma fille : Guilherme est un garçon intelligent, studieux, sérieux. Tu as mal choisi, ma fille : Guilherme est un garçon pauvre, sans métier, ni la friponnerie qui compense l'absence de métier. Je ne te permets pas de l'épouser, parce qu'un père ne consent pas à ce que sa fille soit misérable. Guilherme a de bonnes qualités, qu'il a prouvées. Il lui reste juste à prouver l'essentiel : il lui reste à prouver qu'il est honnête. Un homme honnête ne sacrifie pas aux désirs de son cœur le bien-être d'une jeune fille. Avant de me demander si je pouvais faire de toi sa fiancée, Guilherme devait éviter de me contraindre à lui demander s'il avait de quoi subvenir aux besoins de ma fille et de mes petits-enfants. Chez un garçon honnête, avant d'imposer des plaisirs, le cœur impose des devoirs. Voilà ma réponse. Vous savez, mon disciple, ce qu'il vous convient de faire, si vous voulez continuer à mériter mon estime paternelle.
 
 
IV
 
   Helena s'en fut, en larmes, s'épancher dans les bras de la comtesse de Prazins. Cette dame, touchée, se mit, à partir de cette heure, à écrire des lettres à tous ses amis, où elle demandait une place pour Guilherme da Costa. Quelques-uns lui répondirent en s'enquérant des aptitudes du candidat.
   La fidalga précisait que son protégé connaissait les langues grecque, latine, allemande, anglaise, française, et d'autres matières de l'enseigne ment secondaire.
   Au bout de deux mois de sollicitations, on découvrit que la république ne disposait d'aucun poste où pourraient s'exercer les compétences de Guilherme da Costa. Tous les emplois publics étaient tenus par des individus capables qui ne possédaient aucune de ses compétences.
   La comtesse décida d'aller en personne parler au directeur de la douane de Lisbonne, un monsieur fort prévenant, qui proposa à ce garçon bénéficiant d'une telle recommandation, une place de magasinier auxiliaire, pour trois cents soixante réis par jour. Le candidat s'informa des tâches qu'il aurait à accomplir, et apprit qu'il devrait aider à charger et à décharger les ballots dans les entrepôts de la douane. Il considéra sa faible consti tution, et renonça, par l'intermédiaire de la comtesse, à cette nomination qui pesait déjà son poids d'ignominie.
   Helena pleurait, la fidalga enrageait contre ses relations, et Guilherme tombait malade, avec la fièvre et un désir sincère de mourir.
   Entre-temps, le professeur, venu à bout de sa réforme du Vocabulaire, frappait aux portes de tous les membres de l'Académie des Sciences, pour solliciter la publication de son travail. On lui répondait que le privilège d'être publié aux frais de l'Académie était une prérogative des écrivains qui en faisaient effectivement partie. L'un d'eux, poussé par des sentiments d'humanité, proposa la nomination du professeur, polyglotte confirmé. Il fut repoussé à la majorité des voix, vu que, au cours de la même séance, on avait admis un poète qui avait écrit deux poésies à un ange, quatre à la brise du soir, et une ode anniversaire, proche du dithyrambe, à l'épouse de l'académicien qui le proposait.
   Le professeur fut lui aussi saisi de fièvres, et il désirait lui aussi mourir dans les flammes de ses manuscrits.
   Guilherme entra en convalescence et s'en fut veiller le père malade d'Helena. La comtesse leur venait en aide en leur offrant quelques ressources, bien qu'elle dût restreindre ses dépenses. La veuve défendait contre ses beaux-frères les biens dont elle avait hérité, et risquait fort de les perdre. C'est ce que pensait la société, et qui expliquait parfaitement l'échec de ses démarches pour obtenir un poste à Guilherme. Il est certain que la comtesse vivait sans faste, et sans autres amies que celles qui étaient moins riches qu'elle, et sans autres amis que ceux qui se résignaient à l'adorer silencieusement et respectueusement. Ils étaient bien rares.
   Le vieillard remis de sa foudroyante maladie, Guilherme tint ce discours en présence d'Helena et de son maître :
   –  Je vais chercher une autre vie ailleurs. On me dit que je parviendrai à une position lucrative dans un collège à Rio de Janeiro, et que je pourrai, après quelques années de travail, devenir propriétaire d'un établissement scolaire. Mon but, c'est de faire venir au Brésil mon cher maître, dès que ce voyage se présentera sous de bons auspices. Ce sera la meilleure vengeance que vous pourrez tirer de votre patrie, cette mère sans entrailles, incapable d'offrir à un ancien son sein pour qu'il puisse y reposer sa tête, et mourir après quarante ans de professorat.
   –  Pars, mon fils, dit le vieillard en sanglotant, et fais-moi venir : je t'amènerai ton épouse.
   Helena avait envie de pleurer. Son père en essuyant ses larmes, s'exclama :
   –  Ne verse pas la moindre larme, ma fille ! Si ce ne sont des larmes de joie, celles... de joie, oui, parce que, béni soit le Très-Haut ! Voici trois honnêtes malheureux ! Trois, c'est beaucoup, mon Dieu !
 
 
    V
 
   Guilherme devait partir quelques jours après pour le Brésil sur un voilier. Le patron de son père lui donna la moitié du prix du billet, la comtesse l'autre, et son professeur vendit son Thucydide de 1731 et son Horace de 1629 pour acheter du linge blanc à l'aventurier. Quant il apprit la vente des précieuses éditions, le garçon voulut les racheter. Les racheter... avec quoi ? Il offrit son sang. Qu'avait à faire du sang de Guilherme l'acheteur de livres rares ? Il offrit le double de la somme qui avait été versée pour eux ; le libraire se laissait déjà attendrir par les larmes du jeune homme, tandis que celui-ci réfléchissait à un plan qui lui permettrait de se procurer les quarante mille réis nécessaires au rachat des livres.
   Il sortit, l'air hagard, et s'en fut trouver le capitaine du navire. Il lui raconta sa vie, et, quand il arriva au rachat des livres, le marin fut pris d'un fou-rire imbécile, et s'exclama :
    –  Envoyez ces livres au diable ; je n'en donnerais pas, moi, quatre liards.
   Guilherme changea de visage, et le capitaine répliqua à cette réponse furieuse et muette en lui posant doucement cette question :
   –  Qu'attendez-vous de moi ? Dites-le moi. Vous voulez que je vous donne quarante mille réis pour aller chercher vos livres ?
   –  Je voudrais, répondit Guilherme, que vous me preniez comme domestique, comme homme d'équipage, de sorte que je puisse vous rendre à l'arrivée l'argent du voyage.
   –  Cela ne dépend pas de moi, cela dépend du propriétaire du navire. Arrangez-vous avec lui. Je crois que si vous lui proposez un garant pour le voyage, il vous donnera cet argent, qu'il a déjà empoché.
   Guilherme s'en fut, avec peu d'espoir, conter sa vie au propriétaire du bâtiment.
   Il se trouva que le capitaliste était humain. Il l'admit sans demander de caution, et lui rendit les quarante-mille réis qu'il avait touchés.
   Le jeune homme courut racheter les livres, et les apporta à bord avec son bagage.
   Le matin du départ, le professeur exténué et sa fille se rendirent à l'embarquement. Les passagers et l'équipage remarquèrent à un coin du hall ce groupe formé par un ancien entre deux existences en fleur, fanées, penchées comme des pâquerettes  près d'un vieux tronc arraché avec ses racines par un ouragan. Ils remarquèrent ce groupe qui étouffait ses gémissements, et passèrent comme des hommes qui ont beaucoup vu pleurer, et, pour avoir bien des fois dompté l'Océan, ils se dirent que les larmes sont indignes de l'homme.
   Ils s'embrassèrent pour la dernière fois à la coupée. Le professeur se trouvait déjà dans le canot avec sa fille dans ses bras, quand Guilherme demanda qu'on fît attendre le canot, descendit dans sa cabine, et revint avec deux in-folio. Il descendit l'échelle, entra dans le canot, et déposa les deux livres sur les genoux d'Helena en disant :
   –  Donne-les à ton père, ma femme ; c'étaient deux de ses amis que je lui volais.
   Le vieillard tout tremblant se leva à grand peine en s'écriant :
   –  Le Thucydide et l'Horace ! Qu'est-ce qui se passe, Guilherme ?
   –  Ils me pesaient sur le cœur pour le voyage ; je pars ainsi plus léger... Il me sera doux de travailler pour les rembourser.
   Guilherme baisa la main de son maître et celle d'Helena, et s'enfuit, les yeux troubles ; il avait du mal en montant à distinguer les marches de la passerelle.
 
 
   VI
 
   La cinquième lettre que le jeune homme écrivit de Rio de Janeiro à Helena disait ceci :
 
   "Mon état s'aggrave. L'allégement de mon travail ne donne plus aucun répit à ce que j'endure. J'ai cessé d'enseigner et je suis parvenu à trouver un meilleur climat dans la ferme de l'un de mes étudiants. Même ici, mes douleurs à la poitrine sont telles qu'elles ne me laissent pas le loisir d'occuper mon esprit en lisant. Il n'y a que tes lettres qui me soulagent ; mais je les connais par cœur ainsi que celles de ton père.
   Mes plans ont échoué, mon Helena chérie. Ce furent les rêves d'un malheureux. Si Dieu m'avait donné la santé, mes projets n'étaient pas vains ; mais, dans ces circonstances, exténué, tandis que j'approche rapidement du terme de mes aventures, que vais-je faire ? Il serait cruel de vous faire venir pour vous abandonner bientôt sur une terre étrangère, où l'on n'estime que le travail, et l'absence d'appui représente une situation sans commune mesure dans l'échelle des supplices.
   Il est sûr à présent pour moi que je ne te verrai plus, Helena !... Les médecins disent que le climat de ma patrie me rétablirait ; il se peut que l'air que tu respires me donne des forces ; je le crois ; mais à quoi me sert la vie ? Qu'irais-je faire là-bas, pauvre comme je le suis, sans aucune ressource, malade, sans forces, ni plus aucun désir de travailler ?
   Tu es déliée de ton serment, Helena. Ne te représente plus ton avenir avec moi. Vois-moi plutôt au Ciel, je l'ai mérité par ma résignation dans la douleur et la foi profonde que nos cœurs réunis ont recueilli du cœur plein de piété de ton père.
   Si la Providence t'offre un appui dans cette vie, accepte-le, je bénis ta décision.
   Je crois que dans ce renoncement il faut déjà voir le pressentiment que tout se défait entre nous, sauf l'esprit immortel qui, d'ici jusqu'au Ciel, te voit dans tous les atomes de cet air qui me tue, et dans toutes les étoiles qui ne cessent de me proclamer l'obscur néant de cette vie.
   Ton père a besoin d'un soutien, Helena, et tu es digne d'un homme qui soit lui-même digne qu'il l'appelle mon fils.
   Ne m'oublie ; mais ne te sacrifie pas à ma mémoire, je ne suis plus rien qu'un souvenir..."
 
   Helena qui avait lu la lettre en sanglotant, lâcha, en arrivant à ce paragraphe, un cri strident, et perdit connaissance.
 
   VII
 
   La comtesse avait gagné tous ses procès et en était sortie enrichie.
   Le jour même où la dernière sentence fut prononcée, le vieillard et sa fille, sous la pression d'une pauvreté qu'ils parvenaient mal à cacher, quittèrent la pauvre maison où ils vivaient, pour s'installer dans le palais de la comtesse. Et Helena, par le premier paquebot, avait envoyé à Guilherme une lettre de la fidalga qui insistait pour qu'il revînt aussitôt au Portugal.
   Au même moment, jouissant de l'estime du père de son élève, qui lui avait prêté la ferme, Guilherme partit de Rio de Janeiro pour aller trouver, au-delà de São Paulo, un climat plus sain. Le jeune homme se laissait faire avec indolence, sans croire aux bienfaits de l'air ; mais, à ce qu'il disait, une secrète impulsion l'incitait tout de même à suivre les conseils du négociant qui l'entourait de son amitié protectrice. En partant de Rio, Guilherme laissa des lettres à envoyer au Portugal, où il indiquait sa destination.
   Il écrivit du Paraguay et confia ses lettres à un Allemand qui partait pour Lisbonne ; mais cet Allemand fit naufrage, et les lettres de Guilherme ne calmèrent pas les angoisses d'Helena. Celles qui étaient parvenues au Portugal, après l'appel de la comtesse, se perdirent entre la capitale de l'Empire et la province éloignée où elles avaient été malencontreusement envoyées. Ce qui fait que, durant cinq mois, les deux malheureux n'échangèrent pas un mot, même s'ils se rencontrèrent en esprit dans quelque oasis de leur désert immense et solitaire.
   Quelles affres, d'un côté comme de l'autre ! Ils étaient tous deux presque certains de la mort de l'autre. Le jeune homme, en partant de Rio, avait écrit à Helena : "Je vais chercher une sépulture sous un meilleur climat : là, au sud, la végétation est plus riche en fleurs, et le sommeil éternel est bercé par les douces mélodies des oiseaux. Les fleurs forment un beau pavillon pour une sépulture. Dans les lieux qu'elles parfument, la putréfaction d'un cadavre doit donner moins de nausées."
   La pauvre Helena avait des raisons de le croire mort cinq mois après cette lettre, cinq mois d'un silence sépulcral.
   Ah ! Pourquoi cette malheureuse ne mourait-elle pas à force de souffrir ? Quelle espérance étayait la tige qui maintenait vivante cette fleur unique, privée du renouveau d'un autre printemps ? Voici le moment de croire que c'est dans les mains de Dieu que cette triste enfant, toujours plongée dans se prières, plaçait toujours tous ses espoirs, alors que personne n'espérait plus.
 
 
   VIII
 
   Guilherme était tombé, dans le Mato Grosso, sur un de ses condisciples en latin, tout juste arrivé de Lisbonne. Il lui demanda des nouvelles de leur maître commun, et on lui en donna de tristes. Le Portugais dit qu'il était allé lui faire ses adieux et avait trouvé une autre famille dans l'immeuble, sans que personne pût lui indiquer la nouvelle adresse du vieillard et de sa fille. Guilherme supposa que le père devait être décédé, et que sa fille orpheline et dénuée de tout s'être réfugiée chez la charitable comtesse de Prazins.
   Ses rémissions furent aussi courtes que passagères. Peut-être le jeune homme eût-il repris des forces si un rayon de lumière avait réchauffé ses poumons glacés par sa réfrigérante infortune. Oh ! Quels miracles produit la joie ! Combien de fois, quand l'on s'y attend le moins, la main d'une femme retient une dalle qui s'incline déjà au-dessus d'une poitrine d'où le cœur jaillit en bouillons de sang ! Un devoir sacré, la nécessité de vivre afin de ne pas laisser un enfant sans ressources tient tant de fois lieu d'étai dans les cas désespérés ! Des attachements encore moins puissants suffisent pour élargir l'horizon de la vie chez ceux qui n'ont plus que le courage d'avancer vers leur sépulture. Une lueur d'espoir qui les ranime comme fait un groupe de palmiers pour le voyageur perdu dans le désert ; une nostalgie de ce qui fut, déchirant les ténèbres de l'avenir pour allumer en nous une lumière semblable à celle que nous croyions à jamais éteinte !... À quoi tient la vie, et la mort !
 
 
   IX
 
   La comtesse avait eu un ami loyal durant ces jours où elle vivait une douloureuse expérience. C'était un journaliste. Les services qu'il avait pu rendre à la veuve accablée par les litiges, consistaient à proclamer le bien-fondé de sa cause dans la presse. Pour avoir voulu rendre justice à cette illustre dame, il avait été renvoyé de plusieurs journaux, subornés par ses adversaires. L'écrivain profitait de la faculté de soutenir, dans les journaux où il allait écrire, les droits de la comtesse. La société, sans aucune retenue, et sans aucun respect, faisait de l'écrivain le prétendant de la veuve, quand elle ne suggérait pas quelque chose de pire.
   Fernando Alpoim, le journaliste, rendait souvent visite à la comtesse quand parents et amis ne se présentaient jamais chez elle, et on le voyait rarement dans les salons de son palais où l'on redonnait des réceptions, depuis que les respects et les amitiés étaient réapparus comme par magie. L'opulente Prazins descendait assez fréquemment de sa voiture à la porte de la modeste demeure du journaliste, et s'asseyait devant la table du travailleur infatigable, le consultant sur des affaires sans grande importance pour le contraindre à lui donner une réponse.
   Pas le moins du monde gêné, mais timide, Francisco de Alpoim ne se fit jamais vraiment aux soirées qu'il passait dans le salon de la comtesse. Il semble que je vais m'aventurer dans le domaine de l'absurde pour expliquer comme il faut l'embarras de l'homme de lettres. Il est vrai que ses mérites de plaideur restent de l'or mêlé à un alliage ; mais la vérité, dans les romans, je la veux du meilleur aloi. Alpoim aimait la comtesse depuis qu'il l'avait vue dans le bureau de l'avocat, où le journaliste travaillait. Il était allé, sur les ordres de son patron, lui demander des renseignements et examiner ses titres, à plusieurs reprises. Durant ces démarches, son amour s'épura, se transforma en passion, et la passion en un respect silencieux et profond, ou en quelque chose de comparable à une terreur religieuse dans les âmes excessivement superstitieuses.
   Il songea parfois qu'un échec à ses procès mettrait la fidalga sur le même pied que n'importe quelle dame faite pour être l'épouse d'un écrivain public, avec des diplômes. Ce souhait lui semblait pourtant odieux quand il se souvenait de l'avoir vue pleurer d'appréhension à l'idée de perdre ses procès, pleurer de honte à celle rester pauvre, pleurer de perdre quelques espoirs charmants dont elle s'était bercé. Et c'est pour cela que, ni dans son dénuement, ni dans son opulence, il ne lui avait dit qu'il l'adorait.
   En son for intérieur, la fidalga admirait le désintéressement, sinon l'orgueil de l'homme de lettres, et rêvait de récompenser discrètement son dévouement auquel elle attribuait l'heureuse issue, jusqu'à un certain point, de ses procès.
   Helena éprouvait de l'estime pour l'écrivain, celui-ci admirait sa beauté, parée des ornements de la mélancolie.
   Lorsqu'elle se trouvait seule avec la jeune fille, la comtesse exaltait les qualités de Francisco de Alpoim, et lorsqu'elle se trouvait seule avec lui, elle disait, avec une affection toute maternelle, tout ce qu'elle pouvait dire sur une fille ou un ange.
   Alpoim la comprit, et perdit alors ses illusions. Il n'était pas aimé. Il passa de mauvaises nuits à pleurer la disparition d'un espoir qu'il avait caressé pendant quatre ans ; mais il s'accrocha à l'ancre de sa dignité, et en sortit métamorphosé, fortifié dans les forges de la souffrance. La fierté peut tout ce que le cœur ne peut pas.
 
 
   X
 
   Quand la comtesse sonda le cœur d'Helena sur Francisco Alpoim, elle y trouva l'image de Guilherme. Elle la laissa pleurer, lui fit même verser plus de larmes, en lui rappelant l'abnégation du jeune homme, sans doute décédé, puis, à partir de là, l'obligea à envisager son avenir. Et elle lui disait  : "Guilherme pressentait l'existence d'Alpoim quand il écrivait : Si la Providence t'offre un appui dans cette vie, accepte-le, je bénis ton choix.  Je crois que dans la poitrine d'Alpoim se trouve le cœur de Guilherme. C'étaient deux anges qui devaient se présenter à vous ; acceptez le second, ma fille, puisque le premier, Dieu vous l'a enlevé."
   –  Guilherme va revenir ! s'exclamait Helena avec la véhémente ferveur de sa foi.
   –  Il ne reviendra pas, Helena.
   –  Vous êtes donc certaine qu'il est mort ?
   –  Non... Mais je n'arrive pas à envisager qu'il soit encore en vie.
   Les arguments de la comtesse allaient dans le même sens que les exhortations du vieillard qui chérissait les qualités du jeune homme tout en ne cessant de pleurer la perte de son disciple. Élevée dans l'obéissance filiale et le respect pour la protectrice de son père, Helena céda sans rien dire, comptant sur la mort pour se dérober à une telle violence sans avoir donné du chagrin à personne. Beaucoup de dames diront que la jeune fille était faible... Eh bien que n'importe laquelle interroge sa conscience, et me montre les merveilles que je n'ai pas encore découvertes dans cette glaise qui prend de si jolies formes chez ma lectrice, et devient si disgracieuse quand le plus léger coup l'ébranle.
   Une bien étrange circonstance ! À force de contempler Helena, l'écrivain est passé de la sympathique compassion à l'amour grave et rêveur. Il connaissait la courte histoire d'Helena, et il était jaloux de ce cœur qui palpitait encore pour Guilherme. Il voulait à présent s'assurer que l'image d'un homme mort ne lui disputait pas les rêves de cette jeune fille triste. Il confiait ses craintes à la comtesse et se plaisait à entendre que le temps remplirait ses devoirs en laissant les morts dans leur paix éternelle, et les vivants jouir librement de leur bonheur.
   Helena était pauvre, comme vous savez, mais le licencié n'y pensait pas. L'écrivain touchait pour son travail quelque cent mille réis par mois, et se jugeait plus riche parce qu'il s'estimait heureux. Mais la comtesse ne voulait pas qu'Helena fût l'unique récompense de ses services. Elle songea à la doter ; mais elle craignit, à juste titre, de froisser la susceptibilité d'Alpoim. Elle inventa un billet de loterie acheté sous le nom d'Helena ; et, après le tirage, elle inventa un lot de dix contos, dont personne ne vérifia l'authenticité. Il est certain que la fille de l'ancien professeur de langues disposait d'une dot de vingt mille cruzados.
 
 
   XI
 
   Le jour du mariage était fixé, et Helena attendait encore. Francisco Alpoim s'occupait déjà de l'aménagement de la maison, en songeant à toutes les circonstances poétiques de la vie domestique. Il pensait au plaisir qu'il prendrait à travailler, avec un ange à ses côtés pour l'inspirer. Il prenait congé avec ennui des nuits dissipées dans les cafés, des théâtres et des bals. Il faisait transformer en jardin le potager pour qu'au printemps les fleurs célébrassent son épouse, si la jalousie ne les remplissait pas de dépit.
   Et Helena continuait d'attendre et considérait d'un œil indifférent les mousselines, les soies et les parures de son trousseau.
   "Si ça pouvait être un linceul !..." se disait-elle.
   La comtesse ne se lançait jamais dans des monologues à haute voix ; mais nous n'avons ici d'autre recours que de l'obliger à nous dire son sentiment, son visage encore beau appuyé à sa main, et le coude de son bras charmant posé sur le parapet d'un belvédère, en regardant la mer :
   "Au temps où Álvaro m'obligeait en faisant tant de sacrifices, en me sacrifiant jusqu'à ses passions, j'ai pu me croire aimée de lui, et mon orgueil en a souffert. Je lui ai pardonné pour voir à quel point il me respectait, et j'en suis presque arrivée à me flatter d'être aimée de la sorte !... Ce fut une illusion comme nombre d'entre nous, dans notre orgueil inconsidéré, savent en concevoir !... Eh bien, le voilà heureux, si jamais il s'est jugé malheureux de la distance qui nous séparait !... Par bonheur, je n'ai jamais entendu ni dit de parole qui pût aujourd'hui me faire honte, ni l'obliger, lui, à fournir des explications. Serait-il certain que je l'aie aimé un jour ?"
   La comtesse se déroba pour ainsi dire à elle-même pour ne pas répondre à une telle question. Par bonheur, quand  elle y repensa,  quelques instants  après,  elle se  donna cette réponse : "Quelles fadaises !"
   Allez-y comprendre quelque chose, Mesdames !
 
 
   XII
 
   Guilherme était parvenu à l'extrémité de cette atonie morale où l'on n'a plus de volonté propre.
   Le dévoué capitaliste partit pour l'Europe et l'amena avec lui. À peine eurent-ils passé cette ligne de l'Océan qui pour tant de complexions constitue une balise entre la vie et la mort, Guilherme reprit courage, et comme enlevé dans le ciel étoilé, il était transporté de reconnaître celui de sa patrie ; sous les étoiles qu'il invoquait dans les rêves de son enfance, il lui sembla qu'il se réveillait, et se souvenait d'avoir vécu ! Il vit Helena, il l'entendit dans les serments à l'occasion de leur dernier adieu ! À chaque minute, il se rappela tout ce qu'il avait vu se consumer là-bas sous le soleil ardent de l'Amérique. "Si elle était vivante !" s'exclamait-il. Et il ajoutait aussitôt : "Elle vivrait avec un autre, car je reviens aussi pauvre que j'étais parti ! Je ne reviens même pas avec mes espérances !"
   Guilherme débarqua à Lisbonne en 1856.
   Son pouls était régulier, ses joues retrouvaient leurs anciennes couleurs, l'idée se décongelait dans la torpeur de son âme, l'ange de l'espérance lui dessinait ses formes ondoyantes dans les plaines de lumière qui brillaient comme une nouvelle aurore de poésie. C'était sa patrie !... Ce que représente ce mot, seuls les plus grands infortunés le savent.
   Il se rendit à la rue da Procissão, où habitait son maître ; son cœur était dévoré d'anxiété tandis qu'il demandait de ses nouvelles. Dieu soit loué ! Un ancien voisin lui conseilla d'aller chercher le vieillard et sa fille chez la comtesse de Prazins, et — inexorable infortune ! — il ajouta :
   "Il y a quelques jours encore, le bon vieillard s'est trouvé ici ; il m'a raconté que sa fille va se marier avec un docteur fort savant, et qu'elle a vingt mille cruzados de dot qu'elle a gagnés à la loterie ! Elle a mérité que Dieu la lui donne, c'était une âme pure que cette enfant ! "
   De là, Guilherme partit à la recherche de son père : celui-ci était mort. Il alla trouver son bienfaiteur, qui l'avait ramené dans sa patrie, et lui dit : "Je n'ai trouvé personne : je n'ai pas de patrie... Ramenez-moi avec vous."
 
 
   XIII
 
    Et Helena continuait d'attendre.
   C'était par une après-midi d'avril. Le Tage montrait la sérénité d'un lac. La ligne des collines au-delà se teintait d'écarlate, sous les rayons mourants du soleil.
   Helena était descendue, au bras de son père, au quai des Colonnes. C'est là qu'elle avait vu partir, deux ans avant, le trois mats Carlota, qui emportait Guilherme. Elle allait lui dire adieu, dire adieu à une ombre qui lui faisait signe là, avec son mouchoir, alors mouillé de larmes et de sang à présent !...
   Et tout en lui disant adieu, elle attendait encore !
   En revenant du Tage, les yeux en larmes, elle vit, elle remarqua, elle s'essuya les yeux pour mieux voir, elle les essuya une seconde fois, elle lâcha précipitamment le bras de son père et se mit à courir, elle courut... et l'ancien de la suivre et de crier : — "Ma fille, ma fille !..."
   Là, au loin, à côté de la Memória, s'avançait Guilherme, le pas lent, seul, les yeux baissés.
   Il les leva par hasard et vit une femme courir vers lui. Il s'arrêta, et entendit son nom. Il courut vers Helena et se trouva si près que leurs haleines haletantes leur réchauffaient les joues, il ne put la prendre dans ses bras, et la releva de terre, sans connaissance.
   Peu après, l'ancien et sa fille inanimée dans les bras de Guilherme montaient dans une voiture.
   La populace ne voulait pas laisser partir la voiture sans connaître l'histoire. L'impertinence de la curiosité ! L'épouvantable enfer des angoisses !
 
 
   XIV
 
   Le lendemain, la comtesse mit pied à terre à la porte de l'écrivain et lui dit :
   –  Venez avec moi.
   Ils entrèrent dans une pièce du palais, tout doucement, et s'approchèrent d'une autre où se trouvaient Helena, Guilherme et le vieillard.
   –  Qui est cet homme ?! demanda l'écrivain, étourdi par ce spectacle et l'air de mystère qui accompagnait ces pas.
    –  Écoutons-le, dit la comtesse.
    Et Guilherme tenait ce discours :
   –  Il me suffit de te voir heureuse, ma sœur... Je t'ai déliée de ta parole ; que Dieu ne me permette pas de venir détruire ton avenir. Ma vie est restée là-bas, Helena. Je crois que je suis venu te faire mes derniers adieux, et c'est tout. Ton père reconnaît les vertus de ton mari. Il doit les avoir, puisqu'il a su t'apprécier, ma sœur. Je vous aimerai tous les deux, et vous le prouverai tant que je vivrai...
   –  Ah ! Quelle froideur, Guilherme ! s'exclama Helena.
   –  De la froideur, non, mon amie... répondit-il en essuyant la sueur de son front. J'avais besoin d'un peu de vie, qui me manque, pour trouver de la saveur à ma lutte contre l'infortune. Il n'y a ici qu'un cœur qui n'a aucun mal à manifester de la vertu. Ces renoncements au pied de la sépulture ne coûtent rien... Je verrai ton époux, et je lui parlerai de l'ange que tu étais, et il me dira l'ange que tu seras.
   –  Quelle âme noble ! murmura l'écrivain, et il pénétra brusquement dans la pièce, suivi de la comtesse.
   Guilherme se leva pour saluer la fidalga. Francisco de Alpoim la devança pour lui serrer la main, et dit : 
   –  C'est vous qui allez me dire l'ange qu'a été Helena, et l'ange qu'elle sera. Son frère, c'est moi, et comme un frère je vous donne une maison pour vous y installer. Là se trouvent les fleurs, Helena, qui se sont ouvertes pour célébrer votre indiscutable chance. Votre bonheur avec moi serait une fiction comme tant d'autres que le monde s'accorde à traiter de félicité.
   La comtesse embrassa Francisco de Alpoim et, si elle ne dit rien, elle entendit ces mots que lui soufflait son âme :
   –  Qui pourrait avoir la joie d'être aimée de lui !...
 
 
   CONCLUSION
 
   Le lecteur le sait déjà.
   Helena et Guilherme se sont mariés quelques jours après.
   Avec le bonheur vient la santé, et avec la santé l'on découvre de nouveaux horizons de bonheur.
   L'on connaît l'un des mariages, mais l'autre ?
   L'autre est d'une simplicité qui désespère le romancier le plus imaginatif.
   La comtesse se trouve, un soir, en train de prendre le thé sur une petite table laquée, et en face d'elle, il y a Francisco de Alpoim. La comtesse rit de la petite taille de ce meuble et dit :
   –  C'est une table d'amants heureux !... Senancour écrit que certains esprits ont besoin, pour savourer le goût de la solitude, d'une petite chambre avec un mobilier très restreint. Il doit l'avoir dit des amants, et pas des solitaires. Qu'en pensez-vous ?
   –  J'ai rêvé d'un tel bonheur, répondit Alpoim.
   –  Quand ?
   –  Quand je rêvais et que je pleurais de joie pour avoir de si modestes aspirations.
   –  Et vous n'avez pas réalisé votre rêve ! Pourquoi ?...
   –  L'ange que j'appelais à partager ma solitude se destinait aux fascinantes gloires de la vie. Il ne m'a jamais vu dans mon obscurité.
   –  Et vous avez oublié cette femme ?... Je dis femme pour corriger le mot "ange".
   –  Non j'ai dressé entre nous la barrière de notre commune dignité.
   –  Et si vous la rencontriez aujourd'hui, vous la reconnaîtriez ?
   –  Oui, Madame, je la reconnaîtrais, c'est une amie comme peuvent l'être les anges.
   –  Et voudriez-vous qu'elle fût votre épouse ? rétorqua la comtesse en lui tendant la main.
   Francisco se leva impétueusement, et dans ce mouvement, la petite table commençait à se renverser.
   La comtesse l'embrassa ; et, désignant la table qui tombait, elle dit :
   –  Il ne me semble pas que ces petits meubles soient très commodes pour des époux heureux !
 
   La comtesse de Prazins entretient des liens fort doux avec Dona Helena da Costa. Les deux maris, de grands personnages politiques, quoiqu'opposés et à la tête de loges maçonniques rivales, sont des amis inséparables !
   C'est déjà beau qu'ils s'aiment beaucoup.

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