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ÉCHANTILLON

   PEU IMPORTE COMMENT :
   Un vieillard grabataire plein de ressource, un mongolien érudit qui ne parle que la langue des signes, une jeune femme qui crie.
   Le vieillard, dans sa jeunesse, jouait aux échecs contre des ordinateurs — il ne parvenait pas à se concentrer avec des adversaires ordinaires, quoiqu’il ait gagné des tournois. Les échecs, c’est la face visible. Les ordinateurs, il les battait  Il ne peut plus jouer que dans sa tête. Il trouve à chaque problème sa solution.
    Quand il ne traduit pas les cris de la fille et les rares instructions du grabataire, le mongolien recrache tout ce qu’il sait, ce qui n’est pas gênant, il sait trop de choses pour se répéter.
   La jeune femme tresse les branches des arbres, agrandissant ainsi leur domaine. Ils habitent à mi-hauteur, au-dessus des mousses, des taillis et des ronces, au-dessous de la canopée. Elle a conçu pour le grabataire, en suivant ses instructions, une couche végétale, souple et confortable, avec des lianes diverses, une sorte de hamac qui n’entre pas dans les chairs, les besoins du grabataire nu sous une couverture de feuilles régulièrement changées, vont naturellement fumer des surfaces lointaines.
   Des restes çà et là de constructions enfouies. On ne défriche pas, c’est parti.
   Le mongolien a compris que les cris de la fille expriment plus de sensations, plus d’émotions que les livres qu’il a lus. Il ne peut en donner au grabataire qu’une vague idée. Les livres, c’était avant.
   C’est le grabataire qui a trouvé le remède, il y a trente ans, quand il tenait sur ses jambes. Un composé de feuilles et de branches ; n’importe quelle forêt présente un assortiment utilisable. La pandémie n’a épargné que le centième de la population, les satellites ont permis de communiquer à tous les survivants sa recette. Foin des laboratoires, les pharmaciens restants redevenaient potards. Les forêts aménagées offraient aussi de quoi.
   On ne peut prendre en charge, dans ce monde, les poids morts. On les dépose par trois à la lisière des forêts. Ceux qui ne meurent pas sur place, arrivent à passer le rempart des lisières, et à se fondre dans les arbres. La plupart survivent. Ces assortiments aléatoires se révèlent complé¬mentaires. La jeune fille qui crie se moque de l’avant et d’ailleurs. Le mongolien recrache le passé, le grabataire prend les décisions nécessaires, et continue de disputer des parties dans sa tête. Nécessité fait loi, ils ont vite compris le langage muet du trisomique.
   Avant de disparaître, le grabataire a eu le temps de conseiller aux gens d’ouvrir les zoos. L’effet de serre ayant fait remonter les cultures plus au nord, les bêtes ont retrouvé leur savane perdue. C’était un spectacle de les voir regagner leur habitat naturel. Les espèces menacées prolifèrent, et l’on comprend, pour certaines, pourquoi elles étaient menacées.
   Les ouragans ordinaires, la forêt frémissait à peine. La fille qui criait a senti venir le monstrueux. Le mongolien brassait l’air devant le grabataire, le grabataire calculait les effets, le mongolien transmettait ses instructions, la fille qui criait partait au travail en glapissant de joie. Il s’agissait de transformer la forêt, pour un moment, en forteresse de Vauban. Elle n’aurait pas été arrachée, quelle que soit la force de l’aspiration, mais la canopée ne devait pas en souffrir. La fille passait de branche en branche, à la grande joie d’une bande de singes hurleurs venus d’on ne sait où. En deux heures la forêt était prête. Les singes hurleurs avaient compris le principe et lui avaient fait gagner du temps. Hostiles à toute forme de domestication, n’envisageant même pas une plate commensalité, les singes ne l’ont pas suivie jusque dans sa demeure. Ils n’auraient pu y pénétrer. Des pythons avaient bien essayé, ils avaient disparu dans une oubliette ; le voyage était inquiétant, le floc à la surface déplaisant. Un lynx n’avait pu s’approcher.
   Pendant une demi heure, ça a beuglé tout autour, il ne fallait pas compter sur une accalmie, avant que ça reprenne. L’ouragan passé, la fille qui criait a désentravé la forêt.
   Le grabataire refuse qu’on utilise sa loupe pour cuire les aliments. On va chercher plus bas de gros vers blancs, à la fois gras et onctueux, la forêt procure tout le reste, il y a des insectes succulents. L’on n’a plus besoin, dans la savane, d’un botaniste qui ne se contente pas d’herboriser et de classer. Il n’a fait avancer la connaissance de la biologie végétale que pour graisser les épinards. Peu lui importe d’avoir mis fin à la pandémie. Il a expliqué comment aider les forêts à se reconstituer.
  Le virus s’était d’autant plus vite répandu que les avions avaient favorisé son expansion. À partir des aéroports, les contaminés regagnaient leurs agglomérations. Trois mois d’incubation. De quoi faire du chemin. Si le botaniste avait été touché avant de trouver un remède, la race humaine aurait disparu de la surface de la terre. Il ne voyageait plus, mais il avait réussi à neutraliser les centrales nucléaires et thermiques, les autres sources d’énergie suffisaient à combler les besoins de chacun. La pandémie avait mis fin aux voyages lointains. Si d’autres germes venaient à se manifester, cela ne toucherait que les populations locales. Il avait formé assez de disciples pour en venir à bout. Le statut de bienfaiteur de l’humanité lui semblant déplaisant, il s’enferma dans son domaine et ne reçut plus que ses étudiants. Il passait tout son temps libre à faire des parties d’échecs contre son ordinateur. Les satellites en état maintenaient les communications. Sa maison, dans une clairière naturelle, produisait toute l’énergie nécessaire. La rivière, plus bas, lui fournissait une eau tout à fait potable. Ses anciens élèves lui apportaient parfois des nouvelles. Il n’a manqué de rien, jusqu’à cette tempête solaire. Il en était à son dix-septième lustre.
   Le grabataire ne l’était encore qu’à moitié. Il se moquait bien d’avoir sauvé la vie de quatre-vingt millions de personnes, la population mondiale à la fin du néolithique. On avait eu le plus grand mal à empêcher des irresponsables de décimer les troupeaux de vaches rendues à l’état sauvage, quitte à laisser les victimes sur place, faute de savoir les dépecer. C’est ce que faisaient à l’aube de l’humanité, les chasseurs- cueilleurs qui poussaient les premiers chevaux au bord d’une falaise, pour mieux les précipiter en bas, quand il leur suffisait de prélever une toute petite partie des bêtes mortes. Nos derniers viandards avaient gardé les instincts de ces grands chasseurs devant l’Éternel. Les mille vaches de plateau éponyme, qu’on n’avait jamais menées paître, faisaient la joie des prédateurs, encourageant les loups à croître et à multiplier. Plus besoin de les exterminer, ils faisaient leur travail et les hommes ne sont des proies acceptables que lorsqu’elles n’ont plus rien à se mettre sous la dent.
   La tempête solaire, aussi nocive que celle de 1859, mit fin à toute communication durant trois semaines. Le bienfaiteur de l’humanité décida de ne plus se lever. Il serait vite mort, si un de ses disciples n’était venu le voir. Il avait laissé toutes les portes ouvertes, dans l’espoir qu’un prédateur aurait l’obligeance de venir le dévorer. On l’a pieusement déposé à la lisière de la forêt du Mans qui ne demandait qu’à s’étendre, avec le mongolien disert et la jeune femme qui criait. Premier effet de leur collaboration, il connaissait les mélanges qui découragent les bêtes qui piquent.

   Le cœur du grabataire a fini par s’arrêter. Il avait donné ses instructions, pour quand cela se produirait. Il fallait attendre que son corps se décomposât, jusqu’à ce que les chairs dégoulinent par les interstices, en ne laissant que les os avec un peu de peau, puis sortir de la forêt. Le mongolien avait presque dépassé son maître, on s’en rendrait compte ; et la fille qui criait apprendrait aux futurs relégués l’art de tresser les branches. Le soir, elle n’a rien d’autre à faire qu’à hurler sa détresse jusqu’à ce que le mongolien vienne la calmer. Ils vivent ensemble, mais il a beaucoup de travail. On vient le loin pour l’entendre hurler, la fille qui crie. On pleure un bon coup, et l’on se sent bien mieux.

René Biberfeld - 2015 
photo © jhrobert- Danse Macabre - Chaise Dieu

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