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Travaux d'épingle

Roman policier

PREMIÈRE PARTIE

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I

OÙ L'ON VOIT COMMENT UNE BELLE VOCATION A ÉTÉ
A ÉTÉ ÉTOUFFÉE PAR UN GRAND MAIRE>


   Elle voulait être wattman. Le tramway s'arrêtait pratiquement à sa porte. Elle ne le prenait que le dimanche, avec sa famille, pour aller pique-niquer au Jardin des Plantes. Elle le sentait vibrer dans toutes ses fibres, à elle, parce qu'un tramway n'a pas de fibres, elle guettait tous ses sursauts, et les claquements de cymbale saluant les accidents de parcours. Le tramway ne poussait pas jusqu'au Jardin des Plantes, il fallait marcher.
   Son père, qui travaillait à la Poudrerie comme ingénieur (ainsi que le disait fièrement leur bonne) ne partageait pas son enthousiasme. Il lui fallait sauter les rails soit dans les premiers, soit dans les derniers kilomètres. Il devait être un virtuose à ce jeu. Il n'y a laissé que trois jantes, disait-il, une fois rangé des voitures. Sophie ne l'a vu revenir qu'une fois avec une roue en huit.
   Quand le temps était laid, on allait passer le dimanche chez Mamie Georges. C'était rigolo de l'appeler Mamie Georges. En fait, elle s'appelait Georgette. Quoi qu'en eût le préposé à l'État Civil, le père avait insisté pour l'inscrire sous son vrai prénom. Une fille ne peut s'appeler Georges. La mairie, c'est la mairie, disait la mère qui éprouvait la plus grande admiration pour la bonne dame de Nohant, je fais ce que je veux. Le s final, c'était une concession aux usages du temps. C'était bien, chez Mamie Georges, il y avait des plafonds très hauts, des tas de pièces et un clavecin. Et puis, Mamie Georges fumait la pipe après le déjeuner. La pipe, c'était celle d'un poilu imberbe qui s'était fait photographier avec, la photo était accrochée au-dessus du clavecin. Il avait eu le temps, le poilu, de s'illustrer sur la route de Bapaume, vers la fin de la guerre, de faire la nique aux assauts de la grippe espagnole, avant de mourir bêtement de la fièvre typhoïde. Premier prix de piano avant de faire son paquetage. Acteur dans la petite troupe de son lycée. Il rêvait de monter des pièces. Mamie Georges l'avait épousé après l'armistice. Sa mère était la fille d'un médecin militaire qui n'avait pas survécu à une attaque imprévue de l'ennemi, et d'une boulangère qui en est morte de chagrin. Mamie Georges avait géré la boulangerie de main de maître, et récupéré la demeure de son père. Quand la boulangerie eut pris assez de valeur, elle s'empressa de la vendre pour s'ensevelir dans son tendre mausolée. C'est le nom qu'elle donnait à cet immense appartement. Sa chambre, sa cuisine, la salle à manger et le salon, ça lui suffisait. Les quatre autres pièces avaient été transformées en bibliothèque, car elle aimait lire. C'était comme les vrais bibliothèque, avec de petites échelles à chaque pièce. Un paradis pour les gamins. C'est Sophie qui a fini par récupérer le mausolée dont personne ne voulait plus dans la famille. Il lui a fallu quand même fallu rincer. De l'eau avait coulé depuis sous le Pont Neuf. Elle était elle-même venue au monde durant la poussée d'Avranches.
   Il n'était pas besoin de prendre le tramway pour aller chez Mamie Georges. Il suffisait de longer un peu le canal, et de passer sous le train. Une expression de Mamie Georges. Pour aller en ville, je dois passer sous le train. Les tramways ne passaient pas sous le train, les autobus jouissaient de ce privilège. C'est dans l'un d'eux qu'un peu avant la naissance de Sophie un grave instituteur avait eu comme un haut-le-corps avant de s'affaler. Le commissaire Belon, un ami d'école de Mamie Georges, avait compris le modus operandi. Tu enfonces une épingle à chapeau là où il faut, et tu la retires aussi sec pour descendre au prochain arrêt. Mamie Georges adorait les intrigues policières, elle avait acheté tout ce qui se fait de mieux dans le genre. Le commissaire ne lui racontait que ce qu'on pouvait lire dans la feuille locale. Le mort passait pour un esprit fort. Il avait refusé de faire chanter Maréchal nous voilà à sa classe parce que, disait-il, il ne faisait ni de la politique ni de la propagande. Ce qui intriguait le commissaire, c'est qu'il ne s'était attiré aucun ennui. Comme s'il jouissait d'étranges protections. Et les protections, en ce temps-là, il n'y avait pas mille manières d'en avoir. Il a voulu creuser. L'instituteur était un noctambule. Il faisait plusieurs fois le tour de son quartier avant de s'endormir. Un balbutiant réseau étouffé dans l'œuf, quatre familles juives déportées. Il y avait de quoi se demander comment il avait pu être repéré par un résistant. Ce farouche partisan de l'ordre imposé avait agi sous le nez de la police sans que l'on soupçonnât qui que ce soit. Mamie Georges avait fait observer au commissaire qu'on risquait moins en tuant un collabo, qu'en expédiant un officier de la Wehrmacht, elle prévoyait d'autres exécutions, ce qui ne manqua pas de se produire. Cinq dans le tramway, une entre Châteauroux et Argenton-sur-Creuse. Tous des collabos ou des miliciens en civil. On exécutait les plus discrets, pas ceux qui paradent.
   Après la libération, de courageux partisans étaient partis à la chasse aux dames qui avaient eu des faiblesses pour un occupant, afin de les dénuder et de les tondre, comme il était d'usage en ce temps-là. On avait fait irruption chez une certaine Josiane Menaudet qui avait fait la joie de quelques officiers de la Kommandantur. L'un des furieux eut comme un haut le cœur et s'écroula. On oublia pour lors l'affreuse catin qui était allée s'enfermer dans sa salle de bains. Le temps qu'interviennent de vrais résistants. Cela avait donné lieu à une scène édifiante. On fit comprendre aux assaillants que la guerre n'était pas encore finie, et que, si le cœur leur en disait, ils pouvaient aller combattre les Boches qui contre-attaquaient dans les Ardennes. Le commissaire en avait déduit que parmi les intrépides chasseurs, il y avait l'exterminateur de collabos, qui avait prévu l'attaque et s'était mêlé aux autres. La rapide intervention de ses camarades lui suggérait l'idée que cette dame était assez importante pour qu'on veillât sur elle. Et si elle était importante, c'est qu'elle avait rendu quelques services. Elle était la plus à même de renseigner qui de droit.
   Mamie Georges aimait bien revenir sur cette histoire. Elle s'efforçait d'éclaircir les points obscurs. Et voilà que la petite Sophie, qui allait entrer en sixième, demande si l'on savait où donnait la fenêtre de la salle de bains. Les badauds devaient tous être plantés devant, pour ne rien perdre du spectacle. La dame avait dû prévoir qu'il lui faudrait filer, et repérer les lieux.
   On trouva que la petite avait beaucoup d'esprit pour son âge, et l'on se promit d'aller photographier l'arrière de l'immeuble. Il y avait effectivement une cour, par laquelle on pouvait accéder facilement à une autre cour. Les furieux auraient défoncé la porte de la salle de bains pour rien.
   Elle ne s'arrêtait pas là, la gamine. L'aiguille avait été sans doute enfoncée au moment où l'on empoignait cette dame, qui était fort bien placée. Dans ce cas, la qualité même de l'exécution indiquait que ce n'était pas la première fois. Qu'est-ce qu'elle faisait dans la vie, cette gourgandine?
   Mamie Georges interrogea son ancien camarade.
   Elle était interne dans un hôpital. Effectivement, une fille qui est du plus grand bien avec un occupant, qui irait la soupçonner de supprimer des collaborateurs ?
   Mamie Georges avait une autre marotte, encore moins bien vue des parents de Sophie. Elle avait entrepris de leur inculquer les premières bases d'une variante locale de la langue d'oc, encore en usage dans les marchés et chez les vieilles gens qui s'entretenaient dans les jardins publics. On craignait que cela ne les aidât pas dans l'apprentissage de la langue officielle, à quoi elle répondait que cela pouvait être utile quand ils étudieraient le latin. Heureux temps où l'on pouvait faire du latin dès la sixième, aborder le grec ancien en quatrième, et se faire admettre en A' ensuite si l'on n'était pas trop gourd dans les matières scientifiques. Tous les enfants Bernard sont passés par là.
   Un jour, Sophie n'entendit plus le carillon du tramway.
  La ville pouvait cependant se vanter d'avoir un des meilleurs maires qu'elle eût connus. Élu dès que le Général fut revenu de Londres, il démissionna quand celui-ci revint aux affaires. La ville se développa d'une façon extraordinaire, sous son aile. Mais il y avait pour la petite Sophie une vilaine ombre au tableau. Jugeant que les tramways étaient une entrave à la progression des automobiles qui foisonnaient à qui mieux mieux, il en supprima progressivement les lignes. Comme on tardait à enlever les rails à présent inutiles, le père de Sophie conserva ses réflexes. La dernière ligne fut supprimée au moment où Sophie se lançait gaillardement dans l'étude du grec. Mais les tramways avaient rempli leur office.
   Des problèmes de robinets à la géométrie dans l'espace, Sophie assimila aisément tous les protocoles. C'était comme si elle installait à chaque fois une nouvelle ligne. Perchée derrière ses commandes,  elle suivait les rails en faisant sonner le carillon à chaque étape d'un raisonnement. Ça marchait aussi pour les thèmes grecs et latins. Elle avait le tramway pour elle toute seule, pas besoin de prendre de passagers. Elle était le wattman, et la seule passagère. La nuit, souvent, au moment de s'endormir, elle avait l'impression de conduire sous une pluie d'étoiles, un croissant le lune dispensait une douce clarté, car une bête lune ronde, ça ne sert qu'à faire hurler les chiens. Elle repassait tranquillement ses leçons, sans s'en rendre vraiment compte.
   Elle n'avait plus besoin de se faire accompagner pour aller chez Mamie Georges. Et l'on n'a rien à refuser à une adolescente souriante qui réussit en classe, et n'est pas portée sur les mouvements de jeune foule. À l'inverse de ses deux frères, elle n'avait aucune photo des idoles du rock. Après lui avoir donné des leçons, la terrible ancêtre ne trouva rien de mieux que de l'initier à la littérature policière (tout un mur dans une des pièces réservées à sa bibliothèque). Les énigmes, c'était un peu comme les théorèmes. Elle mettait tranquillement son tramway en route, et déjouait tous les pièges, un peu comme son père sur sa bicyclette.
   On ne sait ce qui la poussa plus tard à se lancer dans l'étude et la conservation des archives. Elle avait déjà montré beaucoup de méthode dans les documents qu'elle avait réunis, archives et photos, sur les tramways. Sa complaisante grand-mère allait photocopier des articles et des documents, pour elle, à la bibliothèque municipale.
   Les pique-niques au jardin des plantes furent remplacés par des promenades en bicyclette. Le père avait imaginé une savante progression. Du plat d'abord, puis quelques vallonnements, de bons raidillons pour finir.
   On comprend le plaisir de Sophie, quand elle vit arriver dans l'hypocharte qui venait de s'ouvrir, trois filles qui partageaient sa passion pour la bicyclette et les romans policiers. Emmeline Croin venait d'une ville où le tramway existait encore, toute en côtes et en descentes. Gisèle Pouacre devait gravir un raidillon pour se hisser jusqu'au quartier le plus ancien de la sienne. Sa mère avait préféré, en apprenant qu'une école venait de s'ouvrir plus au Sud, la confier à une tante du genre pas commode, afin de lui éviter les tentations de la capitale, pourtant à moins de deux heures de train. Quant à Alberta Fiselou, elle venait du chef-lieu d'un département contigu, et se déplaçait en vélo pour aller voir ses cousins. Pour se délasser, elles imaginaient des intrigues compliquées dont leurs camarades et leurs professeurs fournissaient les personnages. Chacune à tout de rôle en proposait une à ses amies. Elles fréquentaient les cours de danse plutôt que les boîtes, et préféraient explorer la ville et ses alentours plutôt que de traîner dans les cafés. On les appelait, non sans malice, les filles d'à côté (d'à côté de leurs pompes, bien sûr) ou les jeunes jeunes filles en fleurs (allusion au petit groupe dont Proust a si joliment parlé). Sophie amenait ses amies chez Mamie Georges. Elle dormait chez ses parents, Gisèle Pouacre chez sa tante, les deux autres tout près d'une basilique, pour assister aux cours qui étaient dispensés à côté d'un ensemble conventuel. Il y avait un lycée entre elles et un hôtel particulier qui se recommandait par une cour à laquelle ne public n'avait pas accès.
   Les amies de Sophie profitaient de leurs visites à Mamie Georges pour emprunter des romans policiers à l'ancienne. Elles en étaient à Ellery Queen quand leurs camarades dévoraient Samuel Dashiell Hammett, et Raymond Thornton Chandler – il leur fallait des atmosphères prégnantes et sombres. Elles n'aimaient rien tant que ce moment précis où le lecteur est censé disposer de tous les éléments. Ellery Queen le dit carrément, on le devine quand Hercule Poirot, ou miss Marple réunissent tout le monde dans un salon pour une de ces petites conférences interactives. L'occasion pour Mamie Georges d'évoquer d'autres affaires, dont elle avait eu vent, grâce à son ami d'enfance. Le cas des mystérieuses exécutions avec une épingle à chapeau. On n'aurait jamais de preuves. La dernière offrait deux solutions plausibles. Le coupable se trouvait parmi les demeurés qui s'étaient mis dans la tête de tondre Josiane Menaudet, si ce n'était pas Josiane Menaudet elle-même qui avait expédié l'un des crétins. Ce qu'elle était devenue ? Une rhumatologue assez connue, qui avait pris le nom de son mari, lui-même dentiste. Mamie Georges s'était donné le plaisir d'aller régulièrement la consulter, quand il lui a bien fallu en choisir un, non pour la sonder, mais pour l'observer. Elle était trop fine pour lui parler d'affaires de meurtre jamais résolues. Elle avait peut-être un peu tiqué lorsque sa patiente lui avait confié qu'elle devait passer sous le train pour aller la voir. C'était là que la première victime avait été exécutée. Dans un autobus qui passait. Mais vu que sa patiente avait juste l'air fière de sa plaisanterie, elle n'y pensa plus. Il y avait peut-être quelque chose d'insidieux, dans la façon dont l'autre avait prononcé cette phrase. Mais ce n'était qu'une fausse impression, il n'y avait qu'à regarder la vieille. Mais ça, les hypochartiste ne pouvaient pas le savoir.
   Elles ignoraient aussi que leur professeur d'allemand était une nièce de Josiane Menaudet. Si elle s'était, elle aussi, appelée Menaudet, Sophie aurait jugé que c'était une bien étrange coïncidence. En ce temps-là, les femmes ne s'accrochaient pas à leur nom de jeune fille.
   En menant chacune leur vie, elles passaient plus de temps ensemble qu'on ne l'aurait imaginé. Emmeline Croin avait fait suivre son buste pour se faire des tailleurs sur mesure. Le buste étant encombrant, on l'avait entreposé chez Mamie Georges. Elle avait proposé ses services aux autres. Sans succès. Quoi qu'elle portât, Alberta avait l'air d'un mannequin, Gisèle d'un sac, et Sophie adorait s'habiller avec ce qu'elle trouvait aux puces. Le jour où elle avait trouvé un long foulard, comme une résille à mailles plutôt larges, elle avait décidé qu'elle le porterait toujours. Elle le porte encore.
   En tout cas, elle le portait quand, cinquante ans après, elle ouvrit la porte à une dame encore plus vieille qu'elle. À certains traits, elle crut reconnaître la jeune germaniste dont elle avait suivi les cours en hypocharte.
   – Ne me dites rien, Madame, ne seriez-vous pas Albine Joanet qui est parvenue à nous inculquer quelques éléments d'allemand ?
   – Cela n'a pas été sans peine.
   – Ce doit être un bien mauvais vent qui vous amène.
   – Qu'est-ce qui vous le fait dire ?
   – J'imagine que vous avez toujours vécu ici sans éprouver le besoin de venir me voir. L'écho de certaines enquêtes que nous avons menées, mes condisciples et moi, a dû vous parvenir, je ne vous demanderai pas comment.
   – Par le fils d'un commissaire qui avait ses entrées chez votre grand-mère. Il vient de prendre sa retraite.
   – Vous prendrez bien du thé ?
   – Du café, plutôt.
   – Il doit m'en rester quelques grains. Vous m'excuserez l'absence de biscuits, je reçois fort peu.
   Pour ce genre d'occasion, Sophie Bernard a une petite table et quatre chaises dans une des pièces de la bibliothèque. Sa famille mange  sur une vraie table à tréteaux installée dans dans la cuisine, quand elle fait irruption.
   Sa tasse à la main, madame Joanet décide d'en venir au fait.
   – Lisez-vous les journaux ?
   – Il y a une télévision dans une pièce, et un ordinateur portable dans une autre, que je consulte régulièrement. Je suis surprise qu'un bibliothécaire en chef de la Bibliothèque Universitaire expédié avec une épingle à chapeau ne soit pas mentionné dans la presse nationale. J'ai vu quelques gros titres de notre feuille de chou locale, en passant dans la rue. Un membre de votre famille serait-il suspecté ?
   – Non, juste une de mes dernières élèves, Christiane Daniset, qui a eu le bonheur de récupérer un étrange manuscrit, et le malheur d'en parler à Jules Minguet, le bibliothécaire. Le bonhomme n'a cessé de multiplier les conquêtes, ce qui l'oblige à en quitter une chaque fois qu'il parvient à en séduire une autre. Christiane Daniset n'en avait pas été affectée, elle avait gardé de bonnes relations, beaucoup moins passionnelles, avec lui. Elle avait trouvé normal de lui parler de sa découverte. Et ce butor n'a rien trouvé de mieux que de se l'approprier.
   – On ne saurait trouver meilleur mobile. Les enquêteurs étaient-ils au courant du fait ?
   – Il leur a fallu effectuer quelques recherches. Jules Minguet convoque la presse – ça tout le monde le sait – pour lui faire savoir qu'il a déterré un manuscrit qui confirme un bruit qui courait sur Dante…
   – Laissez-moi deviner… Une divine comédie en provençal du treizième siècle ?
   – Juste un extrait, celui où il reçoit les confidences de Francesca da Rimini. Le poète en est si ému qu'il s'évanouit. C'est à la fin du livre V…
   – Où les âmes qui ont trop aimé sont prises dans un vent tourbillonnant. Si je ne m'abuse, Paolo Malatesta ne dit rien, il se contente de pleurer. Voilà ce qui arrive quand on tombe amoureux de la femme de son frère. Le frère avait le sang un peu chaud. Cela correspondait-il au texte en florentin ?
   – Je ne l'ai pas eu entre les mains. Je suis une germaniste, c'est à peine si je lis les anciens textes en langue d'oc sans m'aider d'une traduction. Ce n'était en tout cas pas une ébauche, d'après les spécialistes qu'on a consultés. Encore moins un simple brouillon, ni une esquisse, mais vraiment un passage entier qui ne demandait qu'à être inclus dans un plus grand ensemble. Comme si Dante avait voulu s'assurer qu'il dominait parfaitement le provençal. Le texte florentin est écrit dans le même esprit, les effets sont le mêmes, ainsi que l'argument. On y apprend les effets néfastes du Lancelot. Lancelot donne un baiser à la reine sous les yeux de Galehaut. Ce qui fait dire à Dante : Galeotto fu 'l libro, e chi lo scrisse (vous me pardonnerez mon accent) : les amants deviennent les personnages de Galehaut, qui écrit le livre à mesure. Et le livre a servi d'entremetteur, comme Galehaut. Une mise en abîme laconique. On trouve ce vers, avec les ajustements nécessaires quand on passe d'une langue à l'autre.
   – Une traduction fidèle en somme…
   – D'après le spécialiste, ce ne pouvait être une traduction. Dante était aussi à l'aise en provençal que Cioran ou Ionesco en français.
   – Mais il n'est pas venu ici. Il a poussé jusqu'à Paris sans doute, mais nous ne nous trouvions pas sur son chemin. N'empêche, un manuscrit peut voyager dans un coffre. Sait-on où on l'a trouvé ?
   – Jules Minguet refusait de préciser les circonstances de sa découverte. Et pour cause…
   – Qu'est-ce qui l'a empêchée, elle, de convoquer la presse.
   – Elle était trop scrupuleuse. D'après moi, Jules Minguet lui a proposé de contacter les gens qu'il fallait pour une expertise.
   – Était-ce au moins l'écriture de Dante ? Il nous a laissé quelques échantillons.
   – C'est ce qui l'a le plus surprise.
   – Bref, aucun écrivain provençal n'a intérêt à commettre un faux, ni à proposer un simple extrait ; un faussaire moderne doit disposer de l'encre et du papier adéquats, et dominer suffisamment le provençal de l'époque. Je ne parle de la prosodie. Tout anachronisme sauterait aux yeux d'un lecteur averti.
   – Et Christiane Daniset est une lectrice avertie...
   – Elle peut, elle est responsable de notre fonds en langue d'oc.
   – A-t-elle au moins crié au scandale ?
   – Elle s'est fait porter pâle, et s'est enfermée chez elle une bonne quinzaine.
   – Après le meurtre de Jules Minguet ?
   – Non, Jules Minguet a été tué avant qu'elle ne refasse surface.
   – Bref, elle a été vilainement frustrée du prix de ses recherches, mais ne s'en est ouverte à personne. Comment a-t-on pu remonter jusqu'à elle ?
   – Ça n'a pas été facile. Le commissaire Claude Rénate s'est étonné qu'on annonce une découverte en précisant qu'on va effectuer les vérifications d'usage. En principe, on vérifie d'abord. Il n'y a pas cinquante mille personnes qui puissent en mesurer l'intérêt. Il est allé naturellement poser quelques questions à Christiane Daniset, qui a juste fait preuve d'un remarquable sang-froid. Il attendait au moins l'excitation d'une spécialiste qui tient entre ses mains un manuscrit d'une valeur inestimable. Elle s'est contentée de l'authentifier, en émettant les mêmes réserves que Jules Minguet. Le commissaire lui a demandé si elle allait mieux. Il savait qu'elle s'était absentée quinze jours. On  peut  faire confiance au commissaire : il a vite été mis au fait de la canaillerie du défunt. On ne pouvait trouver meilleur mobile.
   – L'a-t-il mise en garde à vue ?
   – C'eût été aller vite en besogne. Il fallait encore établir que Christiane était capable d'enfoncer une épingle à chapeau dans le corps d'un de ses semblables. Le serait-elle, je la vois mal faire une démonstration de sa compétence en la matière lors d'une reconstitution. On peut s'enfermer chez soi, il faut se nourrir. Si elle est coupable, elle ne va pas fermer ses volets. Peut-être va-t-elle prendre soin d'aérer sa maison. L'épicier du coin ne manquera pas de dire qu'il l'a vue, et qu'elle était toute pâle.
   Sophie apprécie l'esprit de son ancien professeur.
   – Comme il n'y a qu'elle qui ait un mobile, votre commissaire ne va pas lâcher l'affaire. N'importe qui peut fort bien simuler une dépression qui lui laisse le loisir d'expédier tranquillement un malfaisant. Comment se présente le manuscrit ? Il a bien dû le montrer à l'assistance avec toutes les précautions d'usage. Ce bon commissaire va se heurter à deux murs : la famille du défunt ne tient pas à salir sa mémoire, la suspecte ne va pas crier haut et fort qu'elle s'est fait justice. Je ne me permettrais pas d'aller interroger un commissaire. Qu'attendez-vous de moi ?
   – Que vous établissiez clairement l'innocence ou la culpabilité de Christiane.
   – Je ne suis pas détective privée.
   – J'ai entendu parler…
   – C'était inévitable à force.
   – Si vos amies…
   – Cela va sans dire… Si vous voulez bien me suivre…
   Sous les yeux de son ancien professeur, elle rédige un courriel.
   "Une ancienne chartiste risque d'être accusée d'un meurtre. À moi le légion ! Rendez-vous chez Mamie Georges."
   – Chez Mamie Georges ?
   – Vous y êtes.
   Avant de s'endormir, Sophie Bernard entend comme un coup de cymbales, et le bruit d'un tram qui s'éloigne de la station. Comme quand elle était chez son père. Ce n'est pas la première fois... il leur fallait des atmosphères prégnantes et sombres.


II

PREMIÈRE STATION : AUGUSTE PIBOULET

   Il n'a pas fallu plus de dix minutes à Sophie Bernard pour mettre ses amies au fait.
   – En somme, résume-t-elle, Jules Minguet s'est fort mal conduit avec Christiane Daniset, de là à lui a enfoncer une épingle à chapeau sous les fausses côtes...
   – Le procédé n'est pas vraiment original, fait remarquer Emmeline Croin. Remarquez, l'on n'utilise plus d'épingles à chapeau.
   – Ce qui ne veut pas dire qu'il n'en reste pas quelques-unes ici ou là. J'en ai moi-même deux que j'ai gardées je ne sais pourquoi. Elles se trouvent dans un des tiroirs où je range mes souvenirs.
   Alberta Fiselou prend un air rêveur.
   – Es-tu bien sûre de n'en avoir pas enfoncé une par mégarde dans le dos du malhonnête ?
   – J'aurais pu prendre la précaution de la nettoyer soigneusement avant de la ranger avec l'autre. Circonstance aggravante, Mamie Georges était fascinée par une série de crimes, pendant l'Occupation, où l'on s'était servi de cette arme. Pratiquement toutes les femmes en avaient. L'assassin ne s'en prenait qu'aux collaborateurs trop efficaces. C'était à se demander comment l'on avait fait pour les identifier. Or, il se trouve qu'une certaine Albine Joanet n'était pas insensible aux charmes des officiers de la Wehrmacht, et bien placée pour recueillir des renseignements. Un résistant trop enthousiaste a eu droit au même traitement à la libération, n'ayant pas eu le temps de beaucoup résister, il cherchait des femmes à tondre. Où bien elle avait un ami dans le groupe qui l'accompagnait, ou bien…
   – Elle a elle-même expédié le goujat, dit Gisèle Pouacre.
   – Elle terminait ses études de médecine.
   – Aurais-tu comme un lien de parenté avec cette dame ?
   – Aucun. Je me demande si le bon commissaire Rénate est prêt à déterrer de si vieilles histoires.
   – Il ne nous reste plus qu'à faire comme on faisait avant, dit Emmeline.
   – Lire les journaux ?  Pourquoi pas... j'ai mes entrées au Courrier du Sud.
   Les archives se trouvent à côté d'un marché. Elles vont faire le leur.
   Rien jusque là de particulier sur le meurtre du bibliothécaire, preuve que le commissaire n'a pas voulu donner cette piste à la presse. Sans doute comptait-il surveiller les activités de la suspecte sans se faire remarquer. Il a dû donner l'alerte, sans le vouloir. La première chose qu'elles auraient fait elles-mêmes, c'est de lui demander comment il se faisait que Jules Minguet n'eût pas invité une archiviste responsable du fonds occitan à la petite fête. Un petit froid entre l'inventeur – comme on dit – et la seule dame capable d'apprécier la valeur de la découverte ? Elles n'auront pas été les seules à s'en étonner. En remontant jusqu'au jour où Jules Minguet a orchestré ce petit morceau de bravoure, ils tombent sur une chronique d'Auguste Piboulet, plus connu sous le pseudonyme de Lucien Paumade. Ce chroniqueur, comme l'explique Sophie à ses amies, s'est fait une spécialité des critiques élogieuses dont on ne se remet pas. Ce n'est pas une phrase en soi, c'est l'ensemble. Rien n'échappe à son regard, ni les expositions, ni les vernissages, ni les livres, ni les représentations théâtrales, ni les films. On ne sait pourquoi, il était là, et il y est allé de ses commentaires :

LE TOMBEAU DE DANTE

   Virgile a prié Mécène de détruire son
Énéide. Il avait ses raisons. Dante n'a demandé à personne de brûler les ébauches en provençal de sa Divine Comédie, M. Jules Minguet a sans doute raison de nous en offrir une primeur. Nous ne savons pas dans quel fond de tiroir il est allé fouiller, à l'instar des héritiers de certains écrivains qui font rendre la bête après sa mort. Tout chercheur a le droit de ramener au jour un texte que l'auteur lui-même n'a pas voulu publier, cela éclaire au moins les spécialistes du pauvre homme et l'Histoire Littéraire. Une de nos plus honorables maisons d'édition n'hésite pas à faire état des manuscrits successifs, des épreuves corrigées, des révisions postérieures, voire des regrets d'un écrivain tombé dans le domaine public. En sachant ce qu'il n'a pas voulu écrire, on comprendra ce qu'il a écrit en effet : même si toutes les ébauches et les regrets mis bout à bout donneraient un merveilleux navet, on admirera encore mieux son discernement. J'ai entendu dire, du temps où je traînais sur les bancs de notre antique université pas encore expatriée derrière une rocade, que Dante voulait écrire en provençal. On comprend cette tentation. Les poètes siciliens qui l'ont précédé ne se gênaient pas pour semer leurs œuvres de latinismes et de provençalismes. Cela n'empêchait pas l'un d'eux, l'illustre Giacomo da Lentini, d'inventer le sonnet. En écrivant sa Divine Comédie en provençal, Dante aurait joui tout de suite d'une renommée internationale. D'autant plus que les Florentins l'avaient exilé. Il a dû trouver qu'en revenant à sa langue maternelle, il insulterait bien plus aisément les morts qui lui avaient déplu Il y a beaucoup de ses contemporains dans son Enfer.
    Je ne m'étendrai pas sur l'authenticité du passage proposé, vu l'empressement qu'on met à attribuer à Marie un évangile de son cru rédigé en copte. Elle devait être allergique au grec et à l'araméen à moins qu'il ne s'agisse d'une traduction.    Le sérieux de l'assistance garantit l'importance de la découverte. Je ne froisserai pas la modestie des universitaires en citant leur nom. Il ne nous manquait plus qu'un édile. J'ai regretté l'absence de Madame Daniset, qu'on n'a pas dû prévenir à temps, à moins qu'on ait voulu lui faire une surprise ; elle aurait sans doute apporté des précisions sur le provençal de ce Dante-là.
   La preuve que l'instant était grave, c'est qu'on a été privé de petits fours. Je ne l'ai pas regretté. Il aurait fallu un traiteur de première pour se mettre à la hauteur de l'événement.

   – On ne peut pas ignorer l'instruction de ce chroniqueur, reconnaît Emmeline. Je ne serais pas étonnée que ce soit soit lui qui ait fourni une piste au commissaire. Tous ses articles débordent-ils comme celui-ci de références ?
   – Les références sont là, dit Gisèle, pour gagner un peu de temps. La cérémonie elle-même ne tient que quelques lignes.
   – Il y a toujours une astuce dans les articles de Lucien Paumade, dit Sophie. Gisèle parle comme une initiée. Le en effet employé dans son sens classique, est une de ses coquetteries. Quant aux références, elles trahissent malicieusement un effort pour se mettre au niveau des autres assistants. Je sais où il habite. Il ne refusera pas de nous recevoir. Cela dit, vous aurez pu constater son érudition, dont il ne fait pas état sinon.
   Elles n'ont pas voulu laisser traîner leurs vélos en ville, en ces temps de maraude. Mais là, elles n'ont pas besoin de marcher beaucoup.
   Giséle finit par perdre son sérieux.
   – Oui, dit Sophie, ça me fait la même impression qu'une lettre de Cicéron à Atticus datée par son auteur de l'an quarante-cinq avant notre ère. L'on trouverait peut-être des dupes, surtout si elle fait état des prochaines ides, et comporte le S.D. de rigueur.
   – Des gens très sérieux ont bien cru avoir sous les yeux une tiare de Tissaphernès, ajoute Alberta, datée de la sorte.
   Malgré l'heure tardive, Auguste Piboulet leur ouvre en pyjama.
   – Excusez ma tenue, dit le chroniqueur. Je ne m'habille que pour sortir en ville, passer au journal, partir en quête d'un sujet pour l'un de mes jeudis, recevoir un hôte.
   – Pardonnez-nous de ne pas nous être fait annoncer, dit Sophie en entrant. Comment va le petit Bernard ?
   – Il se portait à merveille, le dernier week-end. Et votre Valentin ?
   – Il m'a fait grand-mère, mais je ne crois pas que vous soyez restés en contact. C'est l'avantage des amis que l'on a connus au lycée. On les perd vite de vue. Il y a des exceptions, je ne vous ai pas présenté mes amies d'hypocharte.
   Les présentations faites, Auguste Piboulet n'attend pas qu'on lui donne le motif de leur visite.
   – Vous vous inquiétez pour madame Daniset, et vous aimeriez savoir ce qui s'est passé le jour où l'on nous a présenté un manuscrit autographe de Dante.
   – Comment se présentait-il ? demande Gisèle Pouacre.
   – Je n'ai fait qu'entrevoir des feuillets protégés par des transparents , qu'il maniait avec des gants blancs comme font les prestidigitateurs ; en revanche nous avons eu droit à un agrandissement projeté sur un écran qu'on eu la politesse de dérouler devant nous. Le projecteur de diapos me rappelait mes années de lycée.
   – Si je comprends bien, devant une assistance savante, Jules Minguet manie des manuscrits juste protégés dans des transparents, dans une salle de sa bibliothèque. J'imagine que les gants blancs confirmaient la gravité du présentateur.  Personne  n'a posé de  questions ?
   Auguste Piboulet comprend vite.
   – On s'est juste inquiété de l'origine de ces feuillets. Jules Minguet a préféré garder le secret là-dessus, malgré notre insistance. Un occitaniste a trouvé le texte de bon aloi. On sentait l'homme qui possède parfaitement l'ancien provençal, comme peut la posséder un étranger. Il a cru voir affleurer une ou deux expressions florentines sous le provençal.
   – On s'est donc occupé de l'authenticité du texte, sans s'inquiéter de celle du manuscrit. Vous avez dû vous douter de quelque chose puisque vous avez regretté l'absence de Christiane Daniset. C'est certainement vous qui avez lancé le commissaire sur la piste de l'absente.
   – Je ne pouvais pas envisager cet aspect de la question. Le défunt se portait à merveille.
   – Il ne nous reste plus qu'à examiner le manuscrit de plus près...
   – Vous ne pouvez pas me planter là, comme ça. Qu'est-ce qui vous chiffonne ?
   – Nous préférerions que vous vous engagiez à n'évoquer notre entretien qu'au cas où Christiane Daniset ferait l'objet d'une procédure judiciaire, dit Sophie. Vous imaginez alors l'effet sur le public, et surtout sur les enquêteurs.
   – Ce serait en effet beaucoup plus drôle, je m'imagine déjà mes compliments au commissaire.
   – Tu peux y aller, Gisèle. Qu'est-ce qui nous chiffonne ?...
   – Le manuscrit autographe de l'auteur en provençal. Et cette histoire d'écriture de Dante. Il a sans doute, à l'époque de son exil, effectué quelques missions pour le compte des Blancs (je ne vais pas me lancer dans un exposé sur l'histoire politique de Florence), ou pour celui de sa ville, une fois rentré en grâce, dont il serait resté des traces écrites. De sa main ? c'est à voir. Il m'étonnerait qu'il existât de vrais manuscrits autographes mis à art d'éventuelles notes de sa main, en marge d'une édition. Je ne vois que son éditeur qui ait pu l'avoir sous les yeux. Quelques notes en marge de l'un de ses propres ouvrages, ce ne serait pas la première fois. Je doute que toutes ces notes réunies puissent nous donner des certitudes Au début du quatorzième, on est capable de produire des manuscrits en série, et même de les regrouper sous des reliures en cuir, en général muettes. On n'a pas la même vénération que nous pour les traces écrites. Dante aurait séjourné à Lucques, si j'en crois le PUF de Sophie, de 1307 à 1308 ; c'est là qu'on peut placer la rédaction de cette ébauche en provençal, dont on se demande pourquoi il l'aurait conservée, et quel intérêt on aurait eu à la lui subtiliser. On peut sans doute admettre qu'un hôte ait voulu garder ces papiers abandonnés par un poète déjà connu. Et qu'il se soit transmis, comme une relique, de génération en génération, ou de collectionneur en collectionneur jusqu'à présent. Cela me semble assez improbable. Mais je ne pourrai me prononcer que lorsque j'aurai le manuscrit sous les yeux. Où se trouve-t-il à présent ? Nous vous communiquerons nos impressions, dès que nous en aurons le cœur net.
   – J'y compte bien. Je comprends maintenant la réaction de madame Daniset. Elle n'aura pas voulu se prêter à cette pantalonnade.
   – Nous ne pouvons encore affirmer qu'il s'agissait là d'une pantalonnade.
   – C'est un peu comme si l'on nous disait que l'on a retrouvé une pièce d'Adam de la Halle écrite de sa main, ou des fragments de Joinville, précise Alberta Fiselou.
   Ces dames s'interrogent un peu plus tard sur l'origine de cet étrange manuscrit. Aucun conservateur ne laisserait partir un document aussi précieux. Il faut donc que cela vienne de particuliers qui se le seraient transmis, ou d'un bouquiniste un peu fripon.
   Ils vont donc s'adresser au responsable de la Bibliothèque Municipale, parfaitement outillé pour examiner le document de plus près.
   Le conservateur est une femme. Elle a très bien connu Sophie Bernard, qui donnait de temps en temps des conférences sur des sujets arides pour le commun.
   Il suffit de se faire annoncer. Sophie Bernard va droit au but L'autre, du genre pince-sans-rire :
   – J'ai bien été conviée à cette petite cérémonie. C'est bien la première fois que j'assiste à ce genre de spectacle. Je comptais sur la présence de Christiane Daniset, qui devait attendre, comme moi, qu'on lui soumît ce document dans un cadre plus sérieux. Jules Minguet aura voulu aller vite en besogne. Il sait pourtant faire preuve d'un peu plus de patience quand il s'agit de mettre une femme dans son lit. Cela dit, il prévient ses conquêtes, il se considère comme un dégustateur, pas comme un pochard.
   – Et son épouse n'y voit aucun inconvénient ?
   – Il a assez de discernement, comme il me l'a confié, pas besoin de hausser les sourcils, pour ne pas délaisser sa femme. Il arrive à lui donner l'illusion qu'il cherche à lui plaire, quand ils se trouvent entre eux. L'originalité de la gageure lui plaît. Et c'est un père parfait. Dans la profession, on le prend pour un farceur qui ne se rend pas compte qu'il en est un. Ce n'est que dans son domaine préféré que l'artiste se révèle.
   – Il multiplie donc ces aimables expériences. Et l'on ne peut dire qu'il y a des victimes. N'y aurait-il pas quelque exception ?
   – Je ne vois qu'un exemple. En principe nous savions ce qu'il était capable d'offrir, et c'était du goûteux. Nous pouvions tranquillement tirer notre révérence dès que le jour se levait. Il n'avait pas besoin de nous signifier notre congé. La représentation était remarquable, le rideau était tombé, la partenaire ne voyait pas l'intérêt d'applaudir
   – Pouvez-vous me parler de cette exception ?
   – J'ai pour principe de ne parler que de ma vie privée. Et, vous ne risquez pas, vous, d'aller confier à madame Minguet son infortune.
   – Je ne vous demande aucun nom.
   – Il s'agit d'une enfant précoce qui entamait sa deuxième année à l'Université, à un âge où d'autres essayent de décrocher le baccalauréat. Une enfant qui promettait. Il n'était pas du genre à s'éprendre d'un tendron. Mais il a été pris d'un étrange besoin de la bercer, de la caresser. Elle devait avoir à ses yeux quelque chose de plus. Il ne lui a rien caché de son intention de ne jamais quitter sa famille. Bon, au début, il pouvait faire comme pour nous, se borner à lui laisser un excellent souvenir. Elle s'en serait remise. Malheureusement, il a voulu recommencer. C'était plus fort que lui. Encore et encore. Cela prenait des allures de vraie liaison. Le couple officiel ne s'en serait pas remis. Il a essayé de lui chanter la romance des séparations réussies, de la nécessité de se quitter pour ne garder que le meilleur.
   – On dirait que vous y étiez.
   – Je connais l'animal. Plus question d'études, l'ombre d'elle-même, ses parents lui offrent un emploi quasiment fictif dans leur maroquinerie, juste pour lui assurer un salaire qu'on ne lui donnerait pas ailleurs. Don Juan ne devrait jamais tomber amoureux.
   – Évitez d'en parler au commissaire Rénate. Il se lancera suffisamment tôt sur cette piste. Avez-vous eu des nouvelles du manuscrit. ?
   – Cette piste ne mènera à rien. Les parents ne songent qu'à chouchouter leur fille. Je m'attendais à voir le manuscrit, et même à ce qu'il me le confie à la fin de sa présentation. Pas besoin d'envoyer quelqu'un à Paris pour faire procéder aux analyses nécessaires. Nous disposons d'un spécialiste qui habite à deux pas de la bibliothèque. Il sera ravi. On ne lui demande jamais d'utiliser toutes les cordes de son arc.
   – Où se trouve ce manuscrit, à présent ?
   – Chez les Minguet, j'imagine, et je me demande bien ce qu'ils en feront. Si j'étais moi-même convaincue de son intérêt, je mettrais en branle quelque autorité. Mais je crains de me ridiculiser.
   Difficile d'aller demander aux endeuillés de leur montrer un manuscrit déterré par le défunt.
   C'est Gisèle qui s'y colle. Elle a, plus que ses amies, un certain savoir-faire dans ce genre d'exercice – sa voix peut-être – et une mémoire de cheval qui lui permet de vous ressortir ce que vous avez dit la veille :
   – N'as-tu pas laissé entendre, dit-elle à Sophie, en interrogeant Albine Joanet, que l'on disposait de quelques spécimens de l'écriture de Dante ?
   – J'attendais qu'elle me reprît. Si elle avalait une telle assertion, cela voudrait dire que la plupart des gens s'y seraient laissé prendre. Pour en juger, il aurait fallu comparer avec des extraits aussi longs que le texte proposé. Un graphologue n'aime pas trop se prononcer définitivement sur quelques lignes, il peut juste relever des tendances. Encore faut-il que le scripteur se lâche. Christiane Daniset devait connaître la procédure à suivre. C'est un peu comme si elle prévoyait les réactions de Jules Minguet. On dirait...
   – Une belle mystification, dit Alberta. Et si elle s'est enfermée chez elle, c'est pour faire croire à Jules Minguet qu'il a réussi son coup.
   – S'il n'était pas mort, dit Emmeline, le ridicule l'aurait achevé. Reste le manuscrit lui-même... Je ne vois pas Christiane Daniset se lancer dans la rédaction de tout un passage en provençal ancien. Je suis tombée, en vagabondant sur la toile, sur un joyeux drille qui prétend citer de courts extraits d'une œuvre inédite de Chrétien de Troyes. Il se contente prudemment de quelques vers.
   – Christiane Daniset aurait donc voulu prendre Jules Minguet au piège. Il faut bien qu'elle ait déniché cet apocryphe quelque part.
   – Elle se gardera bien de nous l'avouer. Personne ne l'a vue remettre ces feuillets à Jules Minguet. Il n'allait pas parler à sa famille de ce qu'il comptait faire.
   – Je vois là, dit Gisèle Pouacre, un excellent angle d'attaque.
   Une bonne occasion pour Gisèle d'utiliser sa voix. Elle a trouvé le ton juste, entre le chagrin que l'on partage et l'indignation à la pensée que des malveillants fassent tout pour discréditer le cher défunt. Il n'y a que le fils qui soit là, et c'est un bon public. Les autres s'efforcent de garder leur sérieux.
   – J'espère que vous avez pensé à mettre ce document dans un coffre fort...
   Il n'y a pas songé.
   – Il pourrait susciter quelques convoitises. Nous sommes, mes amies et moi d'anciennes chartistes. Nous jugeons nécessaire de faire taire certains bruits selon lesquels votre père se serait fait refiler un faux grossier.
   – Mais qui ?
   – Certaines personnes dans notre milieu, qui se fondent sur le fait qu'il a produit ce manuscrit sans vouloir permettre à qui que ce soit de l'examiner de près, et qu'il se soit contenté de projeter une diapositive. Il y a eu d'autres erreurs de manipulation qui ont pu intriguer les mauvais esprits. L'idée par exemple de manier des feuillets sous transparent avec des gants blancs, et le fait même qu'ils aient été glissés dans des transparents au risque de les altérer. Nous ne pourrons confondre les détracteurs que si nous avons des raisons sérieuses de les démentir. Et nous ne pourrons le faire qu'après avoir examiné ces documents nous-mêmes.
   Une grossière vitrine, les documents sous transparent dessous. Le fils Minguet ouvre le couvercle, et va pour prendre les feuillets.
   – N'y touchez pas, malheureux. Si vous nous permettez. Avez-vous une loupe ?
   On s'empresse d'aller chercher l'objet. Les quatre dames se penchent jusqu'à avoir presque le nez sur les transparents. Pendant une bonne demi-heure, elles examinent les feuillets un à un, avant de se redresser.
   – Un remarquable spécimen. L'auteur a même pris soin d'écrire sur deux colonnes, c'est ainsi que se présentent beaucoup de textes de cette époque. Nous allons quand même prendre contact avec d'autres spécialistes. Nous n'avons pas les moyens d'analyser les encres et le support. Mais, au premier coup d'œil, ces feuillets semblent de bon aloi. Ne vous étonnez pas si une équipe vient l'examiner avec des instruments adéquats.
   Le fils Minguet, semble, lui, rasséréné. Il n'était pas au courant des bruits dont on lui a parlé. Ça le soulage de voir que ces bruits ne sont pas fondés.
   Elles se sentent encore d'attaque, et la conservatrice est plutôt surprise de les voir revenir aussi vite. Cette fois, c'est Emmeline Croin qui prend les choses en mains.
   – Nous permettrez-vous une dernière question ?
   – Une idée vous serait-elle venue sur ce manuscrit fantôme.
   – Connaissez-vous bien Christiane Daniset ?
   – Plus que bien, c'est-à-dire autant qu'on peut connaître quelqu'un.
   – Assez au moins pour savoir où elle passait ses vacances...
   – Pas assez pour me montrer indiscrète.
   – Nous ne croyons pas que ce manuscrit ait été trouvé chez un bouquiniste d'ici. Un antiquaire craindrait de se faire gruger, je vois mal un marchand le proposer aux puces le dimanche. Jules Minguet ne l'a absolument pas trouvé en feuilletant un livre de la bibliothèque municipale. D'autre part, Christiane Daniset n'aurait jamais pris ce genre de risque. En fait, elle est sans doute tombée sur un faux, et pas ici. D'où notre question…
   – Elle a fait un stage à Florence et avait des amis là-bas. Elle y allait dès qu'elle pouvait.
   – À mon avis, elle a trouvé cet étrange manuscrit là-bas, et ce n'est pas elle qui se sera donné tout ce mal. Il y a là de quoi monter une belle mystification, le papier, apparemment d'époque, l'encre, et le texte autographe rédigé sur deux colonnes...
   – Vous avez pu l'examiner ?
   – Avec une loupe, et ça n'a fait qu'accroître nos doutes sur son authenticité. Un farceur a mis ce manuscrit sur le marché, et ce n'est pas pour mystifier Jules Minguet.
   – Qui donc ?
   – Des universitaires. Je connais le cas d'un chercheur passionné de Rimbaud, qui faisait de l'ombre aux spécialiste reconnus, ceux-ci ont tout fait pour l'empêcher de percer, pour lui casser les reins. Des spécimens de l'écriture de Rimbaud, on en a. Il a donc produit un inédit sur lequel se sont jetés tous les caciques de la tribu. Il a eu beau expliquer que c'était un canular, l'on a cru qu'il faisait passer un vrai pour un faux, histoire de les contrarier.
   – De vieilles histoires d'un autre siècle...
   – Qui fut le nôtre.
   – Et vous comptez aller farfouiller là-bas ?
   – Pourquoi pas ? C'est la morte saison, et le moment de nous faire un peu oublier.
   Elles arrivent juste pour le dernier service au restaurant qui occupe l'étage du marché. L'on a l'impression de savourer des produits encore plus frais. Elles doivent patienter avant qu'on leur trouve une table libre.
   – On parle, on parle, et il est déjà question d'aller à Florence.
   – L'affaire de deux ou trois jours. Si nous ne trouvons pas un vol, il reste le train.
   – Et rien ne nous empêche de descendre dans un hôtel chic. En y mettant le prix...
   Deux heures perdues encore pour organiser cette petite virée. Il y a bien un vol le lendemain, heureusement que nous ne sommes pas à la saison des grandes transhumances, et un hôtel qui en jette près du Duomo. Ça ou un autre, elles ne sont pas là pour visiter une ville qu'elles connaissent parfaitement, vu qu'elles y sont déjà venues faire de la bicyclette (les alentours sont riches en côtes). Entre deux balades, on peut aller voir un monument ou visiter un musée, pour trois jours... Là, il s'agit de se renseigner sur tous les bouquinistes capables de proposer de tels documents à des chalands.
   Elles disposent ensuite de toute la soirée pour faire le point.
   Toute la soirée, c'est vite dit.
   On sonne à la porte. Sophie ouvre la porte :
   – Bonsoir, mon petit Claude, cela fait bien vingt ans que je ne t'ai pas vu.
   – J'ai dû être attiré par l'odeur de la soupe.
   Le commissaire, malgré sa taille de grenadier, s'est toujours efforcé de se tenir bien droit. Le cou a tendance à s'avancer un peu, sans qu'il s'en rende compte, esquissant le cou de tortue qui ne manquera pas de s'accentuer avec l'âge. Les cheveux commençant à s'éclaircir, mais il a autant de poils aux oreilles. Des sourcils mal débroussaillés qui ne demandent qu'à envahir les tempes. Un grand nez avec ça, et un menton qui cherche à prendre la tangente, des lèvres raisonnablement charnues, et une voix qui présente un curieux mélange de Gabin et de Bourvil Les suspects ne se méfient pas de ses yeux clairs qui semblent, la plupart du temps, regarder dans le vague.
   Jadis, du temps que son mari ne s'était pas fait la malle avec une jeunesse un peu passée, Sophie aidait le petit Claude, qui habitait juste en face dans un pavillon quasiment identique au sien, ainsi que le veut l'usage, à réviser ses leçons d'une façon amusante. Elle les abordait toutes sous un autre angle. Quand le dernier de ses enfants fut entré à l'Université, elle garda la maison à la disposition de la jeune classe, vu qu'elle refusait de leur payer une chambre en ville – elle n'allait pas ajouter ça à la mensualité qu'elle leur versait, à condition qu'ils ne se croient pas obligés de multiplier les années sabbatiques – et alla se réfugier dans l'appartement de Mamie Georges, laissée en l'état, avec les bibliothèques. Elle disposait de huit lits de couchage et des sacs à viande de qualité, pour les visiteurs, tous entreposés à la cave. Elle n'offrait pas mieux à ses amies. Claude Rénate était ému quand il repensait à elle, mais pas assez pour chercher à la revoir.
   Quant à la soupe, c'était une habitude familiale qu'elle avait réussi à imposer à son mari, et à ses enfants, mis à part les jours où l'on priait quelqu'un à souper. La soupe, c'était une large tranche de pain, servie avec un potage de légumes, de vrais légumes coupés en dés ou en rondelles, sauf l'oignon. Les enfants, réduits au pain sec, avaient vite compris qu'ils auraient de la soupe pour tout potage. On le trempait, sinon, dans le potage, les uns voulant, comme Sophie, sentir encore le goût et la consistance du pain, d'autres le laisser s'amollir, voire, en couper des morceaux qu'ils laissaient reposer dans le liquide, jusqu'à ce qu'ils prennent la consistance d'une éponge prête à se déliter.
   Le souvenir de cette soupe faisait venir l'eau à la bouche de Claude.
   On dégusta en silence le potage, en y trempant son pain, comme c'est l'usage, et l'on attendit patiemment que le commissaire veuille bien préciser le but de sa visite.
   Comme ces dames ne disaient rien, il finit par se lancer.
   – Je me suis laissé dire que, lorsque vous étiez réunies toutes les quatre, c'est qu'une affaire vous intriguait.
   – Mon neveu vous en aura trop dit, soupire Alberta.
   – Je ne le connais guère, c'est une rumeur qui court parmi nous.
   Sophie le regarde bien en face :
   – Nous n'allons pas tourner autour du pot. C'est l'affaire du bibliothécaire tué avec une épingle à chapeaux, qui a attiré mon attention. L'une de nos professeuses, je suis en avance sur les chercheuses féministes, je préfère sinon m'en tenir à nos profs unisexes, s'est inquiétée parce que l'une de ses dernières élèves se sent observée. Elle ne peut l'être que par vos soins. Je dois l'avoir été moi aussi puisque tu es venu le jour où nous nous trouvons réunies toutes les quatre. Nous voulons nous assurer que le mobile qui t'a mis sur sa piste est plausible.
   – Pourquoi ne le serait-il pas ?
   – As-tu vu les manuscrits ?
   – Elle ne se serait pas enfermée quinze jours si c'étaient des faux.
   – Simple spéculation, comme diraient vos collègues anglo-saxons. Nous les avons observés à la loupe, et nous ne pouvons pas nous prononcer. Si le cœur t'en dit, ils sont chez le fils Minguet qui ne pourra rien te refuser, et même convoquer les meilleurs spécialistes.
   – Vous partez pour Florence, à ce que l'on m'a dit.
   – Le on, c'est l'employée d'une agence de voyage. Je vais croire que nous sommes, nous aussi, observées.
   – Un de mes inspecteurs aura cru suivre une piste.
   – Le tout, c'est que nous n'entravions pas votre enquête. Nous allons vérifier que l'écriture ressemble à celle de Dante, s'il en existe des exemplaires, et nous efforcer de trouver où votre suspecte a bien pu se procurer ces manuscrits, qu'ils soient authentiques ou pas. N'importe quel avocat se demanderait pourquoi elle se serait enfermée après avoir refilé un faux au bibliothécaire de nos universités. Vous constaterez que dans les feuillets que nous avons eus sous les yeux, le texte est écrit sur deux colonnes. S'agissant d'une œuvre poétique c'est surprenant, mais encore possible. S'il s'agissait de prose, je serais plus catégorique.

III

DEUXIÈME STATION : JACOPO SMARRITA

   L'inconvénient des grands hôtels, c'est qu'on se sent surveillé. Une surveillance discrète, mais le client a l'impression qu'il marche sur un tapis de roses. Elles avaient déjà ressenti la même impression chaque fois qu'on a cru leur faire plaisir en les invitant à se sustenter dans un restaurant généreusement étoilé. Si l'on ne prend pas la précaution de laisser un doigt de vin dans son verre, celui-ci est rempli de nouveau par un loufiat qui épie le moindre de vos gestes. Sans doute la maison a-t-elle intérêt à ce que la bouteille soit finie assez vite, pour qu'on lui en commande une autre. Chaque assiette est une composition artistique que l'on se doit d'admirer avant d'y aller de son coup de fourchette. Ces dames ne sont pas intimidées, elles sont agacées. Dans cet hôtel, cela ne se borne pas aux heures de repas, c'est continuel. Elles se sentent comme dans une luxueuse maison de retraite. La corbeille de fruits dans chaque chambre est offerte par la maison. C'est purement décoratif. Sophie n'a pas pu s'empêcher de sonner le garçon, pour qu'on lui apporte un couteau. Elle voulait s'offrir une tranche d'ananas avant de passer aux choses sérieuses, après. Emmeline a regretté que l'on ne servît pas de rollmops au petit-déjeuner, tout en assurant que c'était une envie. Pas besoin d'aller lui en acheter pour elle. Elle n'était pas sûre d'en vouloir le lendemain. Afin de désarçonner l'adversaire, elles sont sorties ensemble du restaurant, pour se séparer devant les ascenseurs. L'une voulait monter à pied, l'autre prendre l'air, avant de se raviser, la troisième rêvasser devant une baie du salon. Inutile de dire que Gisèle n'a pas demandé le bon étage au liftier, elle a dû redescendre par l'escalier. Vue sinon sur l'Arno et le Ponte Vecchio. Le jacuzzi qu'on peut mettre en marche dans la baignoire est une expérience éprouvante. Elles n'ont pas voulu essayer le fauteuil qui vous masse. On a fini par les prendre pour une famille Fenouillard en goguette, mal habituée aux palaces. C'était l'effet recherché. Le personnel est habitué aux vieilles dames excentriques.
   Dans certains quartiers, l'on butte sur des monuments à chaque pas, là, il leur suffit de traverser le Ponte Vecchio, moins achalandé que d'habitude – la plupart des boutiques sont fermées – et de longer l'Arno jusqu'aux Offices, moins encombrés d'habitude.
   Elles expriment le désir de voir monsieur Jacopo Smarrita, qui a remplacé le précédent archiviste. Effusions d'usage.
   – Vous nous rendriez un service inimaginable, dit Sophie, si vous pouviez nous dire s'il y a des notes de Dante, écrites de sa main, dans une édition sur parchemin.
   – Bien sûr. Une dame de chez vous, madame Daniset, pour laquelle j'ai la plus haute estime, a voulu comparer un manuscrit de Dante écrit en provençal avec des originaux de sa main. Je lui en ai donné l'opportunité. Elle a semblé ravie. J'ai été fort surpris de sa satisfaction. Je n'ai pu m'empêcher de rire. Il y a un bouquiniste de Lucques qui a voulu nous en refiler un pour cinq cents euros. Celui-ci, m'a-t-elle dit ? Je crois le reconnaître. Je suis étonné que vous vous soyez laissé gruger par l'immonde Marcello Stronzzi. Il a des complices qui m'ont orientée chez lui. Et il vous en demandé ? Cinq cents euros. Vous les avez payés ? Rubis sur l'ongle. Sancta Simplicicitas ! C'est pour donner. Une farce à cinq cents euros… Où peut-on le trouver cet estimable margoulin ? Ah ! Le mot "margoulin" ! J'adore votre langue ! Derrière l'église San Frediano. Inutile de vous dire qu'il aurait pu réclamer beaucoup plus pour un original… Voilà ce que c'est que de vouloir admirer un exemplaire du style roman local. On tombe ensuite sur d'étranges exemplaires.
   – Je ne vois pas pourquoi Christiane Daniset a voulu passer une journée à Lucques, avant de faire état de ce manuscrit. Elle en aura entendu parler par quelqu'un d'autre que vous. Voyez-vous qui ?
   – Je ne me suis pas posé la question.
   – Je m'en pose une : comment votre bouquiniste…
   – Marcello Stronzzi…
   – A-t-il pu se procurer ce manuscrit ?…
   – En l'achetant…
   C'est l'opinion générale que Gisèle Pouacre exprime :
   – C'est là ce qui nous chiffonne. Qu'est ce qui a bien pu pousser un bouquiniste, fût-il un gredin, à acheter un manuscrit, même pour une centaine d'euros.
   – On lui aura donné des assurances, ou il aura demandé à quelqu'un de le lui fabriquer.
   – Imaginez-vous le mal que ça donne d'improviser une ébauche en provençal d'époque ? Saint Louis, chez nous est mort quand Dante avait cinq ans, après le bref règne de Philippe le Hardi, Philippe le Bel monte sur le trône, quand Dante a vingt ans. Nous n'avons pas de manuscrits de Rutebeuf, ni de Jean de Meung, bien qu'on le montre, à la BNF à sa table de travail. Jean de Meung rédige en formant soigneusement ses lettres comme celles d'un parchemin destiné à être édité. Vous remarquerez, toujours à la BNF, une armoire à livres. S'il estimait son travail fini, Dante ne l'aurait pas écrit comme il rédige ses notes. Quand Philippe le Bel est mort, Dante avait largement entamé sa Divine Comédie Les bouquinistes ne sont pas des spécialistes en épigraphie, mais ils ne sont pas assez gourds pour accepter de payer un document de cette sorte, quoiqu'il soit plus sérieux qu'une relique, ou un poil de la barbe du prophète. Tant qu'il n'a pas vendu ces feuillets au prix prohibitif qu'il en demande, il n'y a pas là de quoi ameuter la police. Elle ne se dérangerait que si l'acheteur portait plainte. Cinq cents euros, ce n'est pas cher payé, si l'on tient compte du temps qu'on a passé à les mettre au point. Il suffit que l'on n'y trouve pas la signature de Dante. Et il aura pris la précaution de le vendre comme un manuscrit que l'on pourrait attribuer à Dante. Tant pis pour les dupes. Cela dit, un de ces feuillets bien encadré peut s'accrocher à un mur dans un salon. Ce sera original.
   – Il ne vous reste donc plus qu'à aller interroger le bouquiniste à Lucques. Il y a une belle autoroute qui mène à Pise, ou le train, qui vous épargnera d'avoir à garer une voiture. On peut faire l'aller et retour en une journée.
   Ces dames s'assurent qu'elle peuvent rester dans leur chambre une nuit de plus.
   Elles ne s'arrêtent devant aucun monument, contournent l'église San Frediano, pour s'engager dans une rue, puis dans une misérable ruelle, suivant les indications de Jacopo Smarrita. Le bouquiniste tient ses états dans une boutique de cette ruelle. L'entrée, c'est une sorte de couloir aux murs tapissés de livres, puis l'on pénètre dans un vaste vestibule, étrangement bien éclairé par des verrières : il doit y avoir une cour baignée lumière. Une lumière quand même insuffisante. Il y a une table au milieu, avec une lampe assez forte, et des chaises autour de la table. L'on peut accéder par un escalier, à une sorte de galerie qui surplombe le vaste vestibule. Rien que des étagères le long des murs en bas comme dans la galerie. Juste, au fond, une porte apparemment interdite au public. Celle, sans doute, des appartements du maître des lieux. Une petite table à un coin, et une échelle qui coulisse grâce à une rampe. Derrière la petite table une chaise, dessus, le nécessaire pour encaisser et rendre la monnaie. Un ordinateur portable qui doit permettre d'accéder au répertoire, et d'enregistrer les transactions. les chaises, au milieu, il y en a suffisamment pour que la clientèle puisse examiner à loisir les éditions qui lui sont proposées ; elles sont presque toutes occupées. Un être tout droit sorti d'une nouvelle de Tchekov, avec son costume de petit employé d'avant les grandes guerres, la cinquantaine peut-être, soixante ans au plus, se tient debout à un endroit d'où il peut embrasser tout le vestibule du regard. Si c'est un escroc, il n'a pas le physique de l'emploi. Les chalands semblent à première vue des collectionneurs, assez érudits pour qu'il soit difficile de leur en faire accroire ; seul détail inquiétant : on a ménagé, entre les livres, à gauche, un espace où se trouve exposé, joliment encadrée, la photocopie d'un des feuillets qu'elles ont eus entre les mains.
   Le bouquiniste a suivi leur regard, il leur fait signe d'approcher.
   – Un document surprenant, n'est-ce pas ?
   Alberta est aussi à l'aise en italien que Sophie :
   – Fort surprenant, en effet. Il fera très bien dans ma chambre, au-dessus de la commode. Combien en demandez-vous ?
   Le bouquiniste semble un peu décontenancé.
   – Cinq cents euros.
   – Il les vaut bien ; un exemplaire unique, n'est-ce pas ?
   – Si vous voulez bien vous approcher…
   – De quel extrait de l'Enfer s'agit-il à présent ?
   – C'est le début du Chant III, dit Emmeline, au moment où le poète passe la porte des enfers, il est en provençal, comme l'exemplaire de Christiane Daniset.
   Son accent est moins bon, mais le bouquiniste marque le coup.
   Alberta insiste :
   – Pourriez-vous avoir deux ou trois passages de plus ? Je sais que, pour mille euros, c'est donné… Soyons clairs : combien vous a-t-on demandé ?
   – Rien.
   – Et vous vendez à cinq cents euros un document que vous avez eu pour rien ?
   Gisèle fait celle qui n'entend pas bien :
   – Pourriez-vous parler un peu plus fort ? Je n'entends rien…
   Alberta résume la situation, en levant la voix :
   – Ce monsieur si aimable veut bien nous céder ce manuscrit pour cinq cents euros, je lui ai demandé si nous pouvions en avoir deux de plus, pour mille euros.
   Les lecteurs commencent à tendre l'oreille.
   – Si vous voulez bien me suivre…
   Elles veulent bien gravir l'escalier qui mène à la galerie. Il les conduit à un espace ménagé entre les livres, où ils pourront continuer leur conversation.
   – Est-ce que sont les autorités qui vous envoient ? Mon fournisseur m'a dit que chaque fois que je parviendrais à vendre un extrait, il me donnerait cinq cents euros de plus.
   Alberta le rassure :
   – Nous ne comptons pas les alerter. Nous voulons juste que vous nous donniez le nom de votre fournisseur.
   – C'est monsieur Primo Della.
   – Comment s'est-il procuré lui-même ces documents ?
   – Il ne me l'a pas dit. Comme il me les cédait pour rien, je ne pouvais pas réclamer de certificat.
   – Que fait-il dans la vie ?
   – Il donne des cours à l'Université de Florence. Allez-vous l'inquiéter ?
   – Pas le moins du monde. Je vous prends trois épisodes pour mille euros, et nous n'en parlerons plus, vous direz à monsieur Primo Della que vous en avez vendu trois, et vous gagnerez trois mille euros d'un coup. S'il vous pose des questions, vous lui direz que vous êtes tombé sur trois vieilles excentriques qui ne voulaient pas partir sans en prendre tout un lot. Je vous rassure… nous ne le dénoncerons pas aux autorités.
   Il insiste pour donner les exemplaires en plus, sans rien leur faire payer. Elles tiennent à régler ce qu'elles lui doivent.
   Elles ont juste le temps de se restaurer dans un bouchon local avant de repartir. Le bouchon ne doit pas être aussi modeste que les autres, puisqu'on leur propose des côtes de bœuf à la Florentine. Comme dit Sophie, ça leur évitera d'en essuyer une à Florence. Elle explique aux béotiennes. La principale singularité de cette côte, c'est qu'on vous la sert à point quand vous la voulez saignante, quasi semelle quand vous la voulez à point, et calcinée si vous la voulez bien grillée. Les gens du lieu, qui sont au courant, la prennent saignante. Quant à ceux qui la veulent saignante à notre mode, ils doivent s'engager dans de longues tractations, après quoi, on la leur sert selon leur goût. Il vaut mieux demander franchement une bouteille que le verre de vin rempli à ras bord, d'un meilleur rapport pour la maison qu'un pichet que l'on se partage. Lorsqu'on est aussi bien au courant que les gens du pays, c'est délicieux. Ni Sophie, ni Alberta n'ont le courage de se lancer dans les tractations. Un client, qui n'est visiblement pas un habitué, est allé jusqu'à vérifier dans la cuisine la cuisson. Il est vrai que la viande est préparée au gril, ce qui rend malaisées les nuances. Au four, on peut choisir des tranches plus épaisses, et l'amateur saura que les morceaux les plus saignants sont près de l'os, et le plus cuits sur les bords. Toutes les gradations sont possibles du bord jusqu'à l'os, ce qui n'échappera pas au connaisseur. Couper donc la viande en épaisses lanières, pour la satisfaction de toute la compagnie.
   Le trajet leur bouffe une partie de l'après-midi, elles préfèrent se reposer avant de dîner à leur hôtel.
   Jacopo Smaritta n'en revient pas de les voir rappliquer dès le lendemain. Elles lui collent les nouveaux manuscrits autographes sous le nez.
   – Et vous les avez payés…
   – Le prix fort, dit fièrement Alberta.
   – Je ne vous ai pas entendues roucouler.
   – Un faux de qualité vaut parfois plus que l'original. On a pris la peine de trouver un papier qui entretienne l'illusion, nous allons voir si l'expertise la confirme, et pris soin de retrouver les encres d'origine. Si le faussaire s'y est bien pris, seul le carbone 14 permettra d'en avoir le cœur net. Retrouver une écriture cursive plausible que l'on puisse attribuer à l'auteur, c'est du travail, cela demande un long entraînement. Et je passe sur la difficulté et la structure ternaire des trois cantiche et les tercets collés les uns aux autres à chaque chant, en provençal du début du quatorzième, le trecento pour les gens du lieu. Et tout ça pour cinq cents misérables euros ? Il s'agit là d'un travail de longue haleine, l'affaire de deux ou trois ans. N'y a-t-il rien qui vous choque là-dedans ?
   – Maintenant que vous me le dites, je sens déferler sur moi tout un océan de perplexité. Pourquoi quelqu'un prendrait-il la peine de réunir deux faussaires de qualité, et se lancerait-il dans une telle gageure pour un résultat aussi dérisoire.
   – D'autant plus dérisoire, que celui qui a improvisé cette version provençale a dû lui-même payer les faussaires dont vous me parlez. Il engage des frais pour cela, puis pour intéresser le bouquiniste que vous n'êtes pas allé voir, bien qu'il vous ait contacté.
   – Je vois où vous voulez m'amener.
   – Ne vous faites pas prier.
   – Vous me demandez de débusquer un spécialiste méconnu par ses pairs et qui voudrait les inviter à prendre des vessies pour des lanternes. Qu'importe si les vessies sont belles ! C'est l'impossibilité même d'une telle entreprise qui rend plausible le résultat. Vous me demandez de trouver un chercheur assez rancunier pour mettre au point une aussi belle mystification. Un brave homme qu'on a juste payé d'un doctorat et d'une chaire pour le calmer. Il se contentera de captiver ses étudiants, semant un vent dont il ne verra pas la récolte. Il est trop pressé pour se priver du plaisir de voir des caciques condescendants essuyer la tempête.
   – Je vois que vous avez un nom sur les lèvres.
   – Un latiniste plus qu'averti, et qui domine plus que personne le provençal de tous les poètes qui ont hanté les cours de l'Aragon à la Sicile ; ainsi que de ceux qui ont travaillé en Sicile du temps de Frédéric II à Palerme. Ils avaient eu le temps de se faire connaître en  Toscane avant que Charles d'Anjou préfère se fixer à Naples. Il a fallu les Vêpres Siciliennes pour que l'île passe aux mains des Aragonais…
   – N'essayez-vous pas de nous embarquer dans une croisière ? Je parlais d'un nom. Nous avons assez de lueurs en histoire médiévale.
   – Je ne donne pas de nom, même devant toute une escouade de carabiniers.
   – Si je voulais en parler aux carabiniers, je ne serais pas venue vous voir. Nous ne sommes pas des auxiliaires de police. Nous nous sommes à l'occasion amusées à donner un petit coup de pouce à des innocents que l'on inquiétait sur des présomptions mensongères. Les coupables ne nous intéressent qu'à titre purement informatif. Et là, il n'y en a pas : Christiane Daniset a elle-même voulu se servir du premier échantillon pour se jouer d'un bibliothécaire prétentieux, elle savait parfaitement ce qu'elle faisait. Comme nous. Le bibliothécaire est mort, on croit que notre collègue y est pour quelque chose. Nos échantillons à nous serviront à la mettre hors de cause. Nous allons proposer à votre chercheur un moyen plus efficace et moins dangereux de se moquer de ses ennemis, en se montrant… bien plus compétent qu'ils ne se l'imaginaient eux-mêmes. Un grand coup de pied dans un panier de crabes. Et signé de sa main…
   – Je lui en parlerai.
   – Nous préférons lui en parler nous-même.
   – Il aime à déjeuner dans un marché tout près du Duomo..
   – Et son nom ?
   – Primo Della.
   – Devrons-nous nous promener avec une pancarte ?
   – Plutôt grand, porte beau, coquet, une jambe un peu plus courte que l'autre, fortes lunettes, ne se sépare jamais de sa canne, pommeau en argent, présence massive, voix qui porte. Les étudiants l'adorent.
   Le personnage s'apprête à engloutir une omelette locale, aux épinards, ne pas oublier le sel, le poivre et la muscade, triple portion, une demi-bouteille de Chianti pour accompagner. Gisèle s'adresse à lui, avec son accent épouvantable, quoique les mots soient propres, et la syntaxe pure. Il y a sa voix, aussi, la voix des belles occasions :
   – Pouvons-nous nous asseoir à votre table ?
   Il en est de libres. Trop délicat pour le leur faire remarquer, il lève la tête et fixe les quatre dames. Derrière ses lunettes, ses yeux, on dirait des yeux de verre. De plus intrépides seraient cloués sur place, elles, elles lui sourient. Son visage s'éclaire, et c'est en français qu'il leur répond :
   – Si vous me connaissez, je suis le plus heureux des mortels ; et si vous ne me connaissez pas, je brûle, moi, du désir de vous être présenté.
   Elles accèdent volontiers à ce désir. Il se lève pour reculer un peu les deux chaises qui restent, approcher une autre table (je m'en occupe, Manfredo, a-t-il lancé, en italien, au serveur qui allait se précipiter, apporte-nous plutôt quatre serviettes et quatre couverts de plus). Pendant que l'autre s'active. Il ne s'assoit pas avant qu'elles l'aient fait :
   – Vous êtes naturellement mes invitées. Je ne partage mon omelette avec personne, mais ce bon Manfredo n'en est jamais à court. À moins que vous préfériez autre chose… Il propose toutes sortes de plats à base de pâtes. Ses spaghettis aux palourdes ne sont pas dégueulasses.
   – Votre omelette nous fait venir l'eau à la bouche.
   Il sourit. Regarde Manfredo, puis son omelette, et lève quatre doigts pur faire comprendre qu'il en veut quatre autres.. Puis deux doigts, ce qui signifie qu'il aimerait deux bouteilles de plus. Ce doit être un jeu entre lui et le serveur qui s'incline.
   – Je crains que nous n'ayons pas autant d'appétit que vous.
   – Qu'importe ! C'est un grand jour ; je finirai les vôtres… Il n'est pas nécessaire que je vous précise mon nom, vous saviez à qui vous aviez affaire. La malheureux Stronzzi m'a téléphoné pour me parler de votre visite. Il avait l'air tout retourné. Quant à Jacopo, il a pris presque autant de temps pour m'avouer qu'il vous avait vendu la misérable mèche dont il disposait. En un mot, je m'attendais à votre visite. J'ai cru comprendre que vous aviez une proposition à me faire, encore plus farce que la petite espièglerie que je désirais leur servir.
   – Nous voulions tout d'abord vous exprimer notre admiration. Le travail est à la hauteur de la supercherie. Il faut que vous soyez bien fâché des procédés de vos confrères.
   – Des confrères, ça ? Des faux frères, oui !… Les poètes qui ont introduit les thèmes courtois dans leur propre langue, ont fait comme l'on faisait un peu partout ailleurs. Ils sont entrés dans la danse. Tiens, Charles d'Anjou, qui a pris le pouvoir en évacuant le pauvre Manfred, mort dignement sur son champ de bataille, vous savez ce qu'il était ? Comte d'Anjou, du Maine et de Provence. L'alliance de l'anglo-normand et du provençal. Et vous croyez que ça le gênait ? Dernier fils de Blanche de Castille, petit-fils d'Aliénor d'Aquitaine, rien que du beau linge !… J'ai simplement voulu m'imprégner de la culture de mes compatriotes, en ce temps-là, qui savaient le latin, et lisaient couramment le provençal.
   – Vous semblez vous-même le dominer autant qu'eux. Au vu des trois spécimens que vous avons eus sous les yeux, nous avons été effleurées par l'ange du bizarre, et nous sommes allées jusqu'à imaginer, que vous disposiez d'une intégrale de l'Enfer en provençal, rien que pour montrer aux tristes figures qu'il suffisait de se mettre dans l'esprit de ce temps pour réussir de telles performances. Sophie connait au moins deux libraires chez elle qui ne cracheront pas sur une telle aventure, et ne demanderont qu'à embarquer des collègues provençaux avant d'appareiller… Nous connaissons une prof, journaliste à ses heures, qui saura vous balancer une fausse préface en un rien de temps. C'est une styliste, et une improvisatrice née. Ce n'est qu'un rêve, bien entendu.
   – Un rêve qui se laisse caresser. J'ai pour épouse une fille du Vieux Port. Sa grand-mère s'appliquait à parler un français sans accent dans le monde, mais s'empressait de revenir à sa langue maternelle dans la vie de tous les jours. Elle parle elle-même fort bien l'italien, nous parlons en français devant nos enfants dès que nous avons un secret de polichinelle à leur cacher – c'est la meilleure façon de les dégourdir – et nous gardons le provençal, pour quand nous sommes entre nous. Cela m'a donné, disons, une certaine aisance, qui ne tromperait pas les gens de cette époque, mais les meilleurs spécialistes ne pourront prouver que c'est un faux. J'espère avoir rendu à Dante l'hommage qu'il mérite. On m'a soufflé que vous avez besoin de vos trois exemplaires pour disculper une innocente.
   – Cette innocente est parfaitement innocente d'un point de vue purement pénal. Elle s'est juste servie du premier exemplaire pour mystifier un bibliothécaire qui a eu l'heur de lui déplaire, elle a dû même coup enclenché un mécanisme qui a conduit à la mort de l'odieux personnage.
   – Vous ne pouvez pas me laisser sur ma faim…
   – Vous ne tarderez pas à la calmer. Et si ce n'est pas le cas, vous pourrez dévorer ce que nous serons incapables d'avaler.
   – J'aimerais tant connaître le fin mot !…
   Gisèle le lui dit.
   Un rire grondant, qui résonne par tout le marché.
   C'est là qu'Ellery Queen avertirait sa pratique qu'elle dispose de tous les éléments. Si elle veut bien réfléchir avant de faire sauter le sceau qui protège les dernières pages. Nous n'userons pas d'un procédé aussi indigne. Nous avons nous-mêmes libéré les dernières pages sans nous donner la peine de réfléchir. Et nous nous adressons à un public qui n'a pas besoin qu'on l'encourage à le faire. Sans contester le talent d'un maître de l'énigme (ils étaient deux) nous désapprouvons fermement ces manières.


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