Ça lui apprendra. À force de tirer sur la ficelle… La tête
de Turc des autres critiques qui se servent. Les œuvres d'art ne
seraient faites, quel que soit le registre que pour contenir des forces
insuffisamment endiguées. Les villes pèsent leur poids, et toute cette
nature travaillée au fil des siècles… L'enfant, gare au loup… S'il n'y
avait que le loup. Les plus inquiétantes, Münch, Soutine, Le Gréco,
Goya, Grosz, comme les plus sereines, Poussin ou le Canaletto face à
Guardi. La statuaire du Moyen-Âge était plus lucide, avec ses terribles
grotesques.
J'ai toujours tenu René Bulle pour un farceur illuminé.
Jusqu'à cette lithographie, pieusement conservée,
modestement reléguée à un coin de mur, près d'une porte, où on ne la
voit guère, jamais serrée dans un coffre, le respect du nom, de la
signature.
Il est vrai que l'artiste ne nous avait pas habitués. L'on
avait pris, dans la famille, l'habitude de la considérer comme un de
ces malencontreux ratages dont on régale ses connaissances. Les gens
qui savent portaient aux nues la peintre pour ses compositions
minutieuses, carrés minuscules, lignes de force, fils de la vierge
parfois, tissant leur réseau de couleur, espaces délicatement ouverts ;
elle avait eu largement le temps de jalonner son petit macrocosme ;
même ses toiles les plus sombres laissaient passer un filet de lumière,
comme font les vitraux.
Nous avions hérité de l'œuvrette, que je n'avais guère
pris la peine de regarder. Elle m'est réapparue dans un rêve, j'étais
dedans, et j'étais seul. Je l'ai regardée en me réveillant. Je n'étais
plus dedans.
Je me suis souvenu d'un quatrain, distillé par un de mes
trisaïeuls:
Une forme gélatineuse
Qui se redresse et qui prend corps
S'appuie sur la ville et qui
creuse
Se nourrissant de nos yeux morts
Ses plates inventions traînent encore sur la toile, je ne
veux pas lui faire de réclame. Un ton invariablement goguenard.
Quelques poèmes se recommandent par une mélancolie de surface. Des
zestes d'érudition : il est passé des bancs de l'école au bureau du
maître, en passant par les amphithéâtres. Paix à son âme, c'était un
incrédule.
Cela dit, je suis peu de chose, comme la plupart de mes
contemporains, qui l'ignorent. Ce n'est pas parce que j'enseigne la
gravure aux Beaux-Arts, et à l'École d'Architecture, que je bombe le
torse. La simple courtoisie m'oblige à fréquenter les vernissages où
l'on dit encore plus de sottises que l'on en expose. Il y a des
exceptions. Je n'en suis pas. Moi, quand j'essuie mes plâtres, je
préfère parler de la pluie et du beau temps, autrement dit de ce qu'on
lit dans les journaux. Ma réputation d'artiste libertaire me permet de
vendre, après avoir catéchisé l'acheteur sans trop de véhémence. Un peu
d'ironie suffit à leur bonheur. Je n'ai rien apprendre aux autres, mis
à part une dizaine de tours de main, et comment ne pas saloper le
travail.
Ce n'était pas un accident. Juste un avertissement. Et ces
essais de René Bulle : ce que veulent contenir les œuvres. Ça le
dispensait d'analyser le contenu.. La littérature fantastique nous
inquiète à peu de frais, comme les films d'horreur. On joue avec, on se
souvient. Artaud n'a cessé de tambouriner, les macérations nous ouvrent
d'autres portes, qui ne donnent sur rien. 17 cm sur 23 de largeur. Le
support en fait trente-trois sur quarante-deux. Un papier de confection
artisanale, aux contours indécis.
Des carrés minuscules serrés les uns contre les autres,
sur les côtés, et en haut, juste interrompus pour céder un peu de place
à la forme qui occupe tout le centre ; ils se délitent et bavent, ou
perdent leurs couleurs en s'amenuisant pour la délimiter au peu près.
On peut deviner, avec un peu de bonne volonté, comme une tête chauve,
avec des yeux, un semblant de nez, les pattes antérieures d'une
araignée, qui donnent l'impression d'embrasser des moutons de baraques
exsangues. Les contours sont blancs, ils délimitent du gris plus ou
moins sombres. Une ligne mince, le long de la patte antérieure droite
plus relevée, une patte plus large derrière est ainsi esquissée,
presque celle d'un chien assis, l'impression d'un être composite, comme
la tête le suggère. La bête semble touiller les carrés qui bavent ou se
décolorent à son contact. Dominantes gris-bleu plus ou moins sombre, le
centre est blanc ou gris, ce qui donne une atmosphère grave, sans plus.
On sent la présence de cette forme, une présence qui n'a rien
d'inquiétant. Elle serait presque naturelle.
Si l'on ne s'attarde pas sur cette tête vaguement humaine,
et ces ébauches de pattes qui donnent à la bête un aspect plus insolite
que fantastique, on ne comprend pas l'intérêt. J'y ai pensé, je ne vois
pas. Est-ce un préjugé ? Je ne connais l'artiste qu'à moitié. Je ne
travaille que le cuivre. Même si j'enseigne d'autres techniques de
gravure. Je salue la performance en passant, c'est tout. Je ferai
passer cette lithographie aux générations futures, pour la seule raison
qu'elle est parvenue jusqu'à moi. Le quatrain de l'aïeul me donne à
penser qu'il avait pressenti quelque chose. Mais il y a mon rêve.
La plupart de mes rêves me mettent dans des situations
embarrassantes dont je n'ai cure. Ils finissent à peu près tous de la
même façon : je cherche un endroit discret, quelque vespasienne
souterraine, en l'absence de ces chalets de nécessité qui ne font hélas
plus partie du paysage public. On en trouve de spacieuses sur les aires
d'autoroutes. Je me réveille. La clé de mes songes ce sont mes
toilettes. Quatre mètres à peine à vol d'oiseau. J'ai été surpris de me
trouver en face de la bête. Ni inquiétante, ni débonnaire. Un lourd
instantané.
Je ne sais pourquoi j'ai pensé à Yolanda Macé. Ma mère
adorait les danses de salon. Va-t-en savoir pourquoi. Elle nous a
appris la valse, le charleston et le fox-trot, et, sentant qu'elle ne
maîtrisait pas toutes les subtilités du tango argentin, elle nous avait
envoyés chez Yolanda Macé. Dès que je la prenais dans mes bras, je
sentais beaucoup moins sa présence que les mouvements qu'impliquent les
figures. Elle ne nous dressait pas comme des chevaux de manège, il
fallait répéter les pas jusqu'à ce que l'on se sente imprégné de
l'esprit du tango. Elle ne proposait pas les mêmes enchaînements à
tous. Pas besoin d'encouragements, chacun trouvait d'emblée ce qu'il
avait à faire. Tous les chemins mènent au tango. C'était sans doute sa
conviction, cela devenait la nôtre. Pour mieux nous faire oublier les
pas que nous faisions, elle nous parlait. Elle m'a dit un jour : toutes
les danses ont un esprit, vous avez saisi celui de la valse, et
d'instinct j'esquissai un mouvement qui le rappelait, sans trahir celui
du tango. C'est bien loin…
La forme exécutait-elle un pas, conduisait-elle une ronde
de carrés, les bavures indiqueraient alors un léger déplacement ainsi
que la queue d'une comète.
On aurait dit… j'ai cru reconnaître…
Notre Mère à Tous, la Vénus initiale, notre nourrice, mon
amour.
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