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Une nouvelle extraite de

Le Fil à la Pâte

huitres (in absentia)
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L'HUITRE
ET
L'ARTISTE
Dans le Tout et le N'importe quoi, 
l'important c'est le N'importe quoi.
   Fred Caulan - Les Règles de l'Art
    Alida Burbero harangue son monde, comme à son ordinaire. Pas moyen de faire bande à part dans ses vernissages. C'est elle qui expose, qui s'expose et qui cause. Un seul sujet : ses concrétions. Quel que soit le genre, paysage, nu académique, animaux, nature morte, cela se présente comme de la glaise dans l'attente d'un ajout. De même, quand elle pérore, elle revient à l'idée de concrétion. Les égarements des responsables économiques, c'est de la matière qui cherche à s'organiser (sancta simplicitas!), les velléités des politiques, de la boue qui veut trouver une assise (cause toujours, ma cocotte), les extravagances des adolescents, du matériau qui peine à prendre forme (tu as vu la tienne, de forme, pauvre pomme?), le plat le plus goûteux qu'on lui présente, un conglomérat de saveurs.
    Pour se désennuyer, les copains essaient de la lancer sur n'importe quoi, une grève de traminots, les intempéries, les lavis chinois, l'écriture thibétaine, les ordinateurs qui mystifient des champions d'échecs, histoire de voir ce que cela donnera. On engage des paris que l'on perd; elle n'est jamais à court. Faut bien ça, parce qu'elle est chiante la Talida. Le T épenthétique vient du temps où nous étions tous jeunes. Elle s'annonçait en gueulant d'une voix à faire tourner le lait :  «Coucou ! C'est moi ! C'est Alida ! » Le signal de l'exode, et les moins lestes devaient s'y coller, parce que c'était une très chic fille. Pour que ce ne soient pas toujours les mêmes, on a fini par organiser des tours. Une partie des rapins était de Talida, tandis que l'autre faisait relâche. On ne va pas décourager une aussi chic fille, et qui a les moyens. Ça n'avait pas que des inconvénients. Elle trouvait toujours quelque chose à fêter, et se ramenait avec des tombereaux de fiasque, du meilleur et en prime de quoi nourrir les restes de la Grande Armée après le passage de la Bérésina. Et puis, elle était aussi bonne fille que chic fille : à peine tronchable, elle se laissait faire entre deux chagrins d'amour, et n'avait pas l'impudence de croire que ça lui donnait des droits, ni l'indélicatesse de congédier l'âme en peine. Une fille sage : Les gugusses passent et l'Art est éternel si l'on en croit Monsieur Théophile Gautier.
     Faut dire que dans les vernissages de la Talida, il y a de quoi se restaurer en l'écoutant.  Avant, c'étaient ses parents qui rinçaient, maintenant, c'est elle, et l'on n'y a rien perdu : l'amateur le plus raffiné y trouve son compte. Elle ne propose que du rata fignolé chez des traiteurs de première, et en assez grosse quantité pour que l'on soit tenté d'amener son dog-bag. Pour accompagner la chose, elle ne nous condamne pas à la sempiternelle sangria où les fruits achèvent de prendre un goût de navet dans les rinçures d'un méchant corbières ‘Assez Ouvertement Cochonné’ (une expression à elle), ce sont d'honnêtes bouteilles dont la moindre pèse son talbin Renaissance (une expression de Yan Gardiro). Il n'y a que les verres à moutarde qui laissent à désirer, mais si l'on boit suffisamment et assez vite, on n'y fait plus attention.
      Ses bassinantes concrétions sont comme elle, un peu là. Mais ce qui se présente comme un travers chez l'animal social (les autres ont quand même envie d'être un peu là, eux aussi), devient une vertu dans une oeuvre censée vous absorber au moins un temps. Malgré leur nom, ses oeuvres ne sont ni des sculptures, ni des statuettes, il n'y a que des dessins et des tableaux, tous les médiums étant utilisés, quoique la palette reste limitée. Cela se balade entre le brun sombre et le caca d'oie, avec quelques échappées vers le glauque et l'ocre clair, quand elle utilise la couleur, sinon ce sont des grifouillis à la plume qui finissent par dessiner le conglomérat voulu, à moins que ce ne soient les taches grasses laissées par le fusain, aussi discrètes qu'une bavure d'escargot sur une lauze. Les lavis réussissent, eux, à être aussi aériens que pesants.
      Cela ne passerait pas le tour de main longuement travaillé qu'on cherche à faire prendre pour une manière, s'il ne se produisait un étrange phénomène : sans qu'elle fasse appel à aucun des expédients du trompe l'oeil, on a l'impression que ces concrétions sortent littéralement du support. Comme les oiseaux  venaient picorer les raisins peints par Zeuxis avant que Parrhasios se soit avisé qu'il ne pouvait tirer le rideau qu'il avait peint, les pigeons seraient venus conchier les machins de Talida si elle les avait exposés à l'air libre. Les grincheux font la moue. Ce n'est pas de la peinture, ça, c'est du cirque, ou une curiosité à exhiber entre des automates et des cires destinées aux carabins. Les inconditionnels se disent transportés. Le signifiant dégouline là-dessus sans phrases ni clichés. Pour le signifié, difficile de se faire une idée, ça doit échapper à notre compréhension, doit falloir chercher dans les profondeurs du Ça. Les efforts de Talida pour coller du conceptuel là-dessus ne sont que la manifestation d'un naturel expansif. Preuve que l'oeuvre présente en général plus d'intérêt que l'artiste.
      Cette fois-ci, l'artiste est moins prolixe que d'habitude. C'est la même verbeuse noria, mais on dirait que le coeur n'y est plus. Du moins pour l'initié. On a dit à Fred Caulan que l'oeuvre valait le déplacement. Il tend une oreille qui aurait pu devenir professionnelle s'il l'avait voulu. Il croit noter d'infimes discordances, mais se méfie d'une idée qui lui a peut-être été suggérée par son copain.
      Le dit copain n'y va pas de main morte. Il a toujours pris son absence de tact pour une saine franchise.
      – Tu ne nous couves pas quelque chose d'un peu tordu, Talida? Qu'est-ce qui t'arrive? Tu peux tout dire à ton pépère. T'es à confesse. Cela restera entre nous tous. On a tous ses ragnagnas de l'âme.
      Belle entrée en matière, se dit Fred, et un résumé pertinent d'une bonne douzaine d'ouvrages théoriques. Les esprits frustes n'ont pas que des défauts.
      Elle ne se fait pas prier, Talida. Elle se confie. Le coup d'oeil reste sûr et le pinceau docile. C'est cette inspiration foisonnante qui la plonge dans l'impasse. Plus elle barbouille, plus elle s'enfonce. Elle a l'impression de foncer droit vers le mur, et il n'y a pas de pédale de frein. La collision est imminente.
      Fred Caulan connaît le phénomène : Joaquim du Bellay a commis 192 sonnets pour expliquer qu'il se sentait incapable d'aligner trois mots, et la Recherche du Temps Perdu s'achève quand le narrateur va se mettre au travail. Cela ne relève pas de la pathologie, mais du truisme. Allez donc expliquer cela aux intéressés !
      Le malheur, c'est qu'elle est lancée, la dame, et qu'elle a en effet une voix à faire tourner le lait. Fred consulte distraitement sa montre avant de lâcher :
       – La solution se trouve dans les huîtres.
   Pareille assertion fait son effet. D'autant plus qu'il n'a pas lâché cela comme une boutade. On l'invite à s'expliquer.
       – Les huîtres, c'est comme les noix de Trénet. Mis à part leur intérêt gastronomique, il n'y a rien à en tirer. L'essentiel reste en surface. Une belle surface, c'est une âme simple qui n'en finit pas de s'expliquer, et elle recèle alors plus de richesses que toutes les bibliothèques. Madame Burbero a bien raison de rendre aux surfaces tout ce qu'elles méritent, et de rajouter autant de concrétions qu'il faut pour que cette surface nous saute aux yeux. 
       Le préposé de la Revue des Arts Inappliqués sort vite son calepin pour ne pas oublier la ‘surface qui saute aux yeux ’. Ce sera le titre d'un épais volume généreusement farci de distinguos structurels et de subtilités jargonnières.
       –   ... mais on cause, on cause, et l'on a tort. Faut laisser le dernier mot aux huîtres.
       Du coup, la maîtresse des lieux ne trouve plus rien à dire. Et Fred Caulan peut se consacrer à la dégustation d'un Château Poujeaux de 1998 ma foi mieux que correct. La pitance étant du même tabac, en fin de compte, il ne s'est pas déplacé pour rien.
       Talida va donc acheter sa bourriche, afin de la liquider entre intimes, à l'exception du seul mollusque qu'on lui conseille de garder dans un bol d'eau salée où il pourra vivre ce que vivent les lamellibranches, l'espace d'un bivalve.
       La coquille est bien dans les tons de l'artiste, et semble faite de plaques que l'on aurait superposées avant de les presser grossièrement. C'est un débordement d'aspérités crayeuses et de cratères enchâssés dans de petites excroissances bulbeuses. Il est d'autre part facile de faire poser une huître, même si elle s'entrouvre de temps à autre, bien à plat au fond du saladier transparent. Pour la saisir par la tranche, il suffit de l'appuyer à l'un des bords.
        On dirait d'un millefeuilles aplati par de mystiques macérations. Des strates à n'en plus finir à l'intérieur de chaque strate. Avec la probité et la rigueur des créateurs authentiques qui fouillent la réalité la plus sensible pour arracher le secret d'une réalité plus fuyante, elle refuse de se dérober. Elle renonce à la toile format marine, incapable de contenir tout ce qu'elle distingue. C'est un large panneau qu'il lui faut. Et deux mois. Elle s'est réconciliée avec l'huile de lin qui encourage les longues sédimentations. Le format marine est juste bon pour les ébauches achevées.
        Ravie de l'oxymore, elle établit de savantes distinctions entre les esquisses ébauchées, les sujets interrompus, les tableaux venus à terme. Son premier 2m x 4m semble appartenir à la dernière catégorie. C'est une huître en effet, mais autre chose encore que l'on ne dirait guère. On sent comme une force, une énergie, là-dedans, une Schüpfungskraft  comme dit le préposé aux arts inappliqués, incapable sinon de proférer la plus petite phrase dans un allemand compréhensible. On dirait la Voie Lactée, fait remarquer Fred Caulan qui passait par là dans l'espoir de tâter encore de ce bon Château Poujeaux dans un verre à moutarde – cette fois-ci on a droit à un Château Lamartine de 99, un cahors pour tout dire, mais il n'est pas sectaire. Il suggère à Talida de se renseigner sur les objets fractals, capables de répéter à l'infini les mêmes structures, ce qui ouvre à l'amateur de vertigineuses perspectives. Il jette un dernier regard au mollusque étoilé, et constate que, mise à part sa glaiseuse présence, ça vibre puissamment.
       Faut croire qu'on ne vient jamais à bout d'une huître. N'est pas écailler qui veut. Alida Barbero les traite à présent comme on fait d'un animal de compagnie. Elle les garde aussi longtemps que possible, avant de les enterrer dans son jardin. Elle leur donne un nom, même si elle ne tient aucun compte de l'année en cours, comme pour les bêtes à pedigree. Elle ignore d'ailleurs leur sexe comme le jour où elles sont venues au monde. La dernière en date s'appelle Roger, ce qui lui va très bien.
       Pour entreposer ses panneaux de plus en plus grands, elle s'est fait construire une maison à la hauteur de ses ambitions. Les parties habitables y occupent une place assez restreinte, celle d'un T4 ordinaire. L'atelier s'articule savamment autour et au-dessus, comme une sorte de rampe en colimaçon faite de longs rectangles légèrement décalés les uns par rapport aux autres. La lumière coule à flots par d'immenses velux, les parois sont couvertes d'huîtres à plusieurs étapes de leur évolution picturale. La manière a changé depuis l'époque des concrétions. Nous finissons par nous reconnaître tous dans ces huîtres, ainsi que nos proches, les paysages qui nous ont touchés, tous les objets dont nous nous servons, et la nuit même qui se tisse autour de nos absences. Il suffit de les regarder, ces huîtres, et l'on sait qui l'on est, d'où l'on vient, où l'on va.

      Et depuis qu'elle se consacre à un seul et même sujet, Alida Burbero se sent merveilleusement bien.

    ***

 

marenne
Encre de chine sur papier bleu - 15 x 8 cm
Nous remercions madame Burbero d'avoir bien voulu autoriser l'Ouvroir Hermétique à reproduire un de ses nombreux dessins préparatoires, toujours réalisés sur des sites ostréicoles français.

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