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LE VAISSEAU FANTOME

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Rue chaude à Lofoten
Varmgate i Lofoten - Carte postale
CHAPITRE I

LES PASSAGERS


    Il s’appelait en fait Va.Sa, ce bateau, avec un point entre le Va et le Sa pour éviter certains rapprochements… En principe huit cents cabines, en fait quatre cents passagers, tous invités, et pas inscrits sous leur noms, sous deux faux noms, en fait, pour désarmer va-t-en savoir quelles recherches et arriver au compte juste.
   C’est ainsi qu’Alcide Esparge fut convoqué par son sous-préfet qui n’avait pas grand-chose à lui dire, il devait lui remettre un billet pour une croisière en Europe Septentrionale, du 31 mai au 13 juin de l’année courante. On avait eu la courtoisie de l’en informer une quinzaine à l’avance, en le lui donnant, et de l’assurer qu’il n’aurait pas à rattraper les jours où il serait absent. Aucune indication sur ce qu’il lui faudrait faire dans cette galère. Il y aurait bien une enquête à mener, à charge pour lui de trouver laquelle. On lui dit juste qu’un autre billet serait remis à madame Fiselou. Une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule.
   – Devra-t-elle enquêter, elle aussi ?  Je ne suis pas sûr qu’elle accepte de s’embarquer, rien que pour vous faire plaisir. Ça fait une bonne dizaine d’années qu’elle est à la retraite. Et s’il lui arrive de résoudre des énigmes, ce n’est pas sur commande.
   – Comme si je ne la connaissais pas… Il suffira que je lui dise, comme à vous, que c’est à elle de trouver l’enquête qu’elle devra mener. Elle a déjà fait ses preuves, ne serait-ce qu’ici...
  Alberta Fiselou était encore moins accommodante :
   – Mon neveu est fonctionnaire et en mission, même si ce n’est pas officiel. Je veux bien m’embarquer à Dunkerque, mais il n’est pas question de m’y rendre à mes propres frais. Qu’avez-vous prévu pour moi-même et mon neveu ? Je compte bien voyager en sa compagnie, et pas en seconde classe.
   Coups de téléphone frénétiques.
   – Vous recevrez bientôt vos titres de transport.
   À chacun sa croix. Son préfet avait annoncé à Claude Rénate qu’il aurait Sophie Bernard dans les pattes, et qu’elle avait exigé de voyager avec lui, confortablement.
   C’est le GUL, autrement dit Robert Larousse, le rédacteur en chef du Centre Ouest Républicain qui avait remis son billet à Josiane Gerbille (elle avait conservé le nom de son défunt mari, sous lequel on la connaissait) étant bien entendu qu’elle serait accompagnée de son compagnon, Armand Languisse. Emmeline Croin (après Alberta Fiselou et Sophie Bernard, c’était la troisième d’un terrible quatuor d’anciennes chartistes) était prise dans cette rafle.
   Il ne restait plus que Gisèle Pouacre. Le préfet de sa ville lui proposa une voiture officielle qui la déposerait sur le quai à l’heure dite.
   Un petit orchestre s’employa gaiement à faire passer un méchant grain qui savait recevoir. Il ne s’agissait pas de faire interminablement poireauter chaque groupe sous une bâche, enregistrement accéléré des cartes d’embarquement, pas d’animateur, ni de jeunes filles un peu passées déguisées en lucioles ou en papillons. Pas de voyagiste, donc pas de réunion. Juste une grande feuille sur les couchettes indiquant l’itinéraire, une date pour chaque escale, sur la carte, deux si l’on doit s’attarder. Une ancre pour les ports que l’on doit aborder en chaloupe. Ceux qui veulent savoir ce qu’ils voient n’avaient qu’à se munir de guides.
   Les quatre anciennes archivistes se rejoignent dans l’un des nombreux salons.
   – Les faux noms, c’était juste pour la liste officielle, dit Alberta Fiselou. Pourquoi brouiller les pistes ?
   – Du beau linge à l’intérieur, et qui ne veut pas être dérangé, avance Gisèle Pouacre.
   – Un forum loin de Davos ? ! Emmeline Croin n’ose encore y croire.
   Il ne reste plus qu’à le visiter, ce bateau.
    Inutile de s’attarder dans les couloirs… les salles de réunion, de bal, les restaurants, les bars, les ponts.
   Une piscine bâchée, douze mètres sur cinq, ce qui n’est pas rien pour un bâtiment à six ponts, personne dans les cabines donnant directement sur le pont supérieur, réservées au gratin, au commandant, à son équipe, aux intervenants huppés. Autre détail incongru : le petit personnel. Pas le fretin que l’on ramasse dans les pays en voie de développement, stylé pour la forme, l’on a sollicité de vrais grouillots de la Navale qui n’ont pas besoin de s’habiller en laquais pour être efficaces. Le cuistot, l’on verra. Il y a quand même moyen de manger sur le pont si le temps se met au beau. Cela confirme pour l’instant l’hypothèse d’une réunion d’importants qui ne tiennent pas à se faire connaître.
   Dans l’une des salles de réunion, dont elles ouvrent la porte, des courtiers en chemise ne s’activent guère autour de leurs ordinateurs. S’il ne s’agissait que des canailleries instantanées qui échappent au vulgaire, ils n’avaient pas besoin de s’embarquer. Les courtiers ne se sont même pas retournés. La porte n’était pas bloquée.
   Un petit crémant de Limoux au bar, pour se remettre. Contrairement à leur attente, le barman en a.
   Ces dames s’attablent. Elles croient reconnaître Magdalena Bachlöf, à la même table que sa petite troupe. Ça carbure à la bière pression. Pour confirmer cette impression, Niels Holgestrand s’approche de leur table. On lui conseille une blanquette.
    – Pour prévenir toute question inutile, dit-il, j’ai embarqué comme vous à Dunkerque. Agnès Karlsson ne m’a rien dit, et je ne lui ai rien demandé. Vous devez, comme moi, ignorer pourquoi vous êtes là, vous avez dû, vous aussi, faire un petit tour d’inspection. La présence de cette bonne Magda me donne à penser qu’il y a des gens à protéger. Seul mystère, ce navire ne fait pas escale en Suède, à croire que ce qui passe par ici ne concerne pas les autorités officielles. Je vous parie que nous trouverons aux escales les bus numérotés qui accueillent les badauds. Avez-vous toujours votre ordinateur ?
   – Oui.
   – J’aimerais savoir pourquoi l’on nous a choisis, nous.
   – Les incidents de la Marie-Joseph, sans doute.
    Appareillage. Quelques badauds mitraillent les grues du quai et le grand large houleux.
   – De vrais touristes ? demande Niels Holgestrand.
   – Avez-vous pensé à vous munir d’un appareil ? demande Alberta Fiselou. Les leurs sont trop modestes. Il faudrait quelques zooms télescopiques, pour faire illusion, du haut de gamme. Un ou deux trépieds seraient souhaitables, ça se porte en bandoulière.
   – Il n’y a qu’à demander, lance un marin qui passe. C’est cadeau, comme tout ce que vous consommerez. Ça vous changera des croisières où l’on vous fait payer chaque bouteille d’eau minérale.
   Avant qu’on puisse lui demander quoi que ce soit, il taille sa route.
   – Pour identifier les importants, on peut compter sur l’équipe de Magdalena Bachlöf, elle n’est pas faite pour résoudre des énigmes, mais quand il s’agit de repérer des gens…
   C’est la spécialité de Jonas von Brem, qui n’a pas bu sa chope comme les autres.
   Il part de l’idée que les courtiers ne travaillent pas pour leur propre compte. De temps en temps, ils doivent rendre compte. Il est comme invisible. L’un d’eux se lève. Il va s’accouder à côté d’une belle noire à qui il fait un brin de cour. Elle lui répond en anglais. Jonas von Brem s’est accoudé pas très loin, sous le vent. Chacun s’en va de son côté. Un autre particulier s’approche :
   – Elle avait une pointe d’accent swahili, cette dame.
   Jonas ne se retourne pas :
   – Sigurd Binse ?
   – Je vous ai entrevu sur la Marie-Joseph, à peine entrevu.
   – Et vous êtes reparti…
   Une allusion au temps où Sigurd Binse se lançait à l’abordage des paquebots, pour débarrasser l’humanité de quelques vieillards. Il agissait maintenant sur commande, et uniquement contre des malfaisants reconnus comme tels par des États souverains.
      Reste à savoir le rôle que Sigurd Binse est censé jouer sur ce bateau.
      L’affaire de grand-mère Magda.
    Les deux commissaires français se sont concertés avec le Suédois. Ils viennent demander à ces dames où elles en sont. Apparemment, Niels Holgestrand s’est déjà entretenu avec Magdalena Bachlöf. Il n’est pas plus surpris que ça par la présence de Sigurd Binse.
   – Nous n’avons pas été engagés pour la même raison.
   Long grain de sel d’Emmeline Croin :
   – Réunion du gratin des huiles. Ils contrôlent paresseusement les mouvements de capitaux et les opérations financières. Petits contre-feux sans doute quand il y a urgence. Ne s’inquiètent guère des vagues. Seront là après l’implosion, si implosion il y a. L’un d’eux ne joue pas exactement leur jeu.  Nous sommes là pour trouver qui, Sigurd Binse pour prendre les mesures qui s’imposent, s’il persiste dans l’erreur. Nous devons faire nos preuves en identifiant les membres de ce petit groupe.
   – C’est fait, dit Claude Rénate. Ils sont neuf, comme les Muses. Ils ne se montrent ni dans les conseils d’administration, ni dans les réunions de concertation : dans l’ordre alphabétique : Guillaume Canton de Lausanne, mécène d’une équipe de ping-pong de deuxième division où il joue lui-même. Classé quinze. Francis Copla, lecteur aux éditions  Go on à Boston. Luis Gardem, éleveur de patanegras à Salamanque. Sven Glad, professeur de français à l’Université de Göteborg.  Leyla Kaldoum, informaticienne spécialisée dans la conception de jeux idiots. Elle présente à première vue, dans un cercle aussi relevé, le triple handicap d’être femme, d’être noire et d’être jeune. Ming Tsao-Pei, écrivain joyeusement engagé, régulièrement importuné par les autorités chinoises, sans plus. Jean Poche, de Muret dans la Haute-Garonne, ancien basketteur ; il a joué dix ans dans l’équipe de Pau avant de se reconvertir dans le journalisme sportif. Albert Sloon, grosse fortune personnelle, bien gérée, s’est retiré dans son domaine des Highlands – château, prairies, chevaux – à l’âge de trente ans, après avoir présenté une thèse sur les fragments des tragiques grecs. Salomé Wurst, professeur de mathématiques appliquées à Vienne, la soixantaine passée. Ne manquent de rien, pas de voiture de fonction, de simple utilitaires, de la berline à la petite bétaillère, leurs rencontres ne défraient pas la chronique. Ont probablement voulu se couper du monde, avec leurs courtiers, qui ne courent pas après les primes, mais détectent tous les hold-up en cours, et ne dédaignent pas de se constituer de gentils matelas qu’ils ne hasardent pas, sans doute choisis pour leurs compétences et leur ambition modérée. Remarque personnelle : la plupart ont dépassé la quarantaine. On ne change pas une équipe qui marche. Nous vous distribuerons des photos de leur visage, et d’autres en pied, avec un compte-rendu de leurs activités apparentes. Apparemment une conjuration de dilettante, soucieux du bien commun.
   Alcide Esparge s’accorde le plaisir, interdit dans l’exercice de son métier, d’avancer une hypothèse farfelue. Pour épater sa tante, sans doute :
   – L’intérêt des erreurs d’arbitrage. Il faut laisser une petite marge aux coquins. Cela pimente le jeu. Pas vu, pas pris. Ils voient, ils ne prennent pas. Ils ne rêvent pas d’une république platonicienne. La démocratie, directe ou pas, se nourrit d’intrigues. Une société où l’on ne peut tricher, ni se donner des coups de pouce, devient vite invivable. D’où le danger d'un excentrique dans cette équipe. Nous avons tous les atouts. Des commissaires, des inspecteurs qui planquent, l’équipe de la Bachlöf joue ce rôle en assurant notre repos, et la menace d’une sanction, avec Sigurd Binse, que tout le monde a dû accepter en toute connaissance de cause — le mécontent susciterait trop de soupçons. Pris dans l’engrenage, l’irrégulier se découvrirait une vocation de réformateur sauvage.
   Il est bien entendu que ce ne sont là que de simples postulats. Pour qu’ils soient acceptables, il faut s’assurer que personne d’autre n’est intéressé, du capitaine au moussaillon, en passant par les autres passagers, dont il faudra définir le rôle. 
   Le soir, unique service, un exercice de haute école.  Service au guéridon dans un bateau qui bouge. Malgré le nombre de passagers, il grince à la houle, ce qui est très discourtois pour un navire dont la coque est en métal. L’on reconnaîtra que l’on ne comprend rien en ces matières. Et le dit guéridon est bloqué par un mécanisme à côté de chaque table. Cinq guéridons qui glissent sur la moquette de la grand’salle c’est aussi beau qu’un spectacle Holiday on Ice, et moins trivial. Les assiettes sont vraiment creuses, et ça vaut mieux ; après le crabe avec la chair dans sa propre carapace, carottes en julienne à peine cuites et sauce au cognac, sans tomber dans les excès du homard à l’armoricaine, consistance de rouille, un beau gigot rôti par table de six personnes, sauce récupérée par des tarbais — les haricots, pas des Tarbais en chair et en os, on a bien mis une minuscule, béotiens — déjà assez onctueux sans, le maître d’œuvres découpe des tranches épaisses comme deux tartines de pain de mie l’une sur l’autre, L’intérêt, avec cette pièce de viande, c’est que l’on obtient des morceaux pour tous les goûts, du bleu au fait à cœur. Belle cuisson. Des oignons sous la broche se sont imprégnés des sucs. Cessez de saliver, salopards, et demandez-vous ce qu’il y a de surprenant dans ce gigot, dans le plateau de fromages qui suivra, et la salade de fruits de saison dans un bol, et pas dans une verrine, pas de virgule de vinaigre de Modène épais pour faire joli. C’est un grand chef qui se lâche, un nostalgique.
   Les quatre dames n’ont pas besoin de réfléchir à la chose, non plus que Josiane Gerbille qui a trouvé une bonne attaque pour la chronique qui paraîtra en feuilleton dans son journal. Un vaisseau dont la moitié des passagers sont virtuels, peut-être présents, même chose pour l’équipage, et la brigade qui s’affaire sur un piano fumant. On a déjà vu des marteaux sans maître, mais un bateau, jamais. Et pas de photographes qui profitent que tout le monde est regroupé pour faire du rentre-dedans. Pas de cahier des charges…  Armand Languisse fera, non pas des conférences, mais des entretiens avec les petits cercles que ça intéresse, sur tout ce qui concerne les langues, samit compris, et les civilisations scandinaves. Une collègue à lui, Zabou Lingrin, s’occupera des originaux qui en ont pour le domaine celtique. L’un n’exclut pas l’autre. Des maîtres, tous deux, de l’entretien informel, qui peut se prolonger tard dans la nuit. Ombre au tableau ? Pas de bateleurs pour que le plus grincheux puisse avoir l’impression qu’il s’amuse.
    Gisèle Pouacre a cru reconnaître le vieil original qu’elle a croisé dans d’autres croisières. Il se trouve sur le pont supérieur où l’on peut se taper un petit déjeuner à l’anglaise et à la française. Elle quitte un instant ses amies entre le fruit et les œufs au plat pour s’assurer que c’est bien lui.
   Il murmure à sa compagne, en garnissant son plateau :
   – L’on va avoir de quoi chier jusqu’au Jugement Dernier !
   – Ne dis pas de sottises…
   Ce ne peut être que lui.
   – Si je m’attendais, Monsieur Chambi…
   Rien qu’à sa voix, l’original et sa compagne la reconnaissent. Son air de vieux Pierrot lunaire aurait suffi, sinon.
   – Nous voyageons aux frais de la Princesse, dit l’original, et la Princesse est belle.
   – Ça n’a rien à voir avec la Princesse, proteste sa compagne, du ton de quelqu’un qui aime bien protester. Nous avons gagné cette croisière à un concours.
   – Un concours dans un journal pour vieux ! Je ne savais pas que les gagnants pouvaient se rincer le cornet à l’œil avec du single malt. Et tous ces gens-là, autour, ils ont gagné leur place à un concours. Tiens, ces petits pains n’ont peut-être pas été cuits au feu de bois, mais ils sortent du four, ils ont été pétris sur place. Mais, comme disait ma grand-mère, te casse pas la tête et profite.
   – Ma foi, tu ne dis pas toujours que des sottises, mon Ninou ; que faisons-nous là?
   – De la figuration, ma mie. Comme Madame.
   Sur ce point, le vieil original se trompe. Malgré ses airs de rêveur perpétuel, il tombe dans le mille plus souvent qu’à son tour, quand il rejoint le plancher des vaches.
   Elle rapporte ce bout de conversation à ses commensales.
   Pour embrouiller encore les choses, il faudra distinguer les acteurs des figurants. Est-ce le fait du hasard, cette figuration semble intelligente.  
   Il serait trop long d’interroger tout le monde, pour se faire une idée de leur nombre.

Le vieil original

CHAPITRE II

LA PUISSANCE DES NOMS


   Le matin, châteaux, l’après-dînée, distilleries.
   La demeure d’Albert Sloon se trouve à une vingtaine de kilomètres au nord d’Inverness, il supporte les ruines au bord du Loch Ness où le clan des Mac Donald avait tenu ses états, avant de poursuivre ses exactions dans les States, en semant ses distributeurs de hamburgers partout, et de partir à la conquête du monde. Il existe des châteaux mieux conservés, juste hantés par des touristes qui paient.
   Les distilleries sont là pour initier l’amateur aux finesses du single malt. Les magasins, sinon, proposent des bouteilles qu’on achète moins cher en France. Le distillateur fait goûter son philtre au myste, lequel en rapporte un petit échantillon dans son bagage. Albert Sloon s’abstient de donner des conseils, c’est comme pour les religions et les partis, on finit toujours par trouver le sien, à charge pour chacun de savourer celui de l’autre quand il passe. Une forme de convivialité qui se défend, et dont les religions ne sont pas capables, non plus que les partis, ce qui les vide de leur suc. L’on ne jure que par… Fût-ce le même breuvage.
   De retour dans sa cabine, le vieil original se déchausse.
   – Pourquoi enlèves-tu tes chaussures ? demande sa compagne.
   – Pour me doucher. Ça vaut mieux, non ?
   – Tu vas encore me faire passer pour une idiote.
   – Quelle idée ! Tu me guides dans les ténèbres, comme faisait mademoiselle Antigone, avant d’enterrer son frère. Je ne pense à rien, il faut bien que j’aie quelqu’un auprès de moi qui pense à tout.
   Les escales, à l’ancre, ne durent qu’une demi-journée, on visite les Shetlands et les îles Féroé au lance-pierre.
   Pour les Shetland, se caler congrûment l’estomac, pour tenir jusqu’à quinze heures trente, heure du goûter avancée. Brouillard à couper au couteau. Annonces du commandant. Les excursions sont annulées une à une. Les canots ne peuvent nager à l’estime dans de la purée de pois. On ne voit pas la côte à trois cents mètres, le quai est trop loin du mouillage. Pour patienter, Guilhaume Canton essaie de ne pas trop se laisser déborder par Ming Tsao Pei au ping-pong. Emmeline Croin a joué dans son jeune temps, mais pas en compétition. Comme Ming Tsao Pei, qui n’aurait pu passer pour autre chose qu’un amateur dans l’Empire du Milieu. La partie est interrompue par le commandant qui voit la côte, et s’est assuré que le brouillard ne retomberait que quatre heures après. On se consolera en parcourant les rues de la ville portuaire. Mitraillage de goélands gras et de mouettes, quelques sternes, mitraillage des canons qui surplombent la ville. La photographe officielle du Va.Sa (il en faut une  pour ne pas éveiller de soupçons) mitraille, elle, les passagers. Pas de croisière sans photos souvenirs vendues vingt balles pièce. Le vieil original la prend souvent pour cible, à titre de revanche, les Neuf de l’Apocalypse, comme les a surnommés Sophie Bernard, en rendant à ce vocable son sens originel, font comme tout le monde. Luís Gardem, le Grand Porcher devant l’éternel, s’est offert un pull à motifs, ainsi que le foulard et le bonnet qui va avec. Son ciré blanc n’était déjà pas trop large pour lui. Il a l’air d’un rôti, soigneusement bardé, mis à part sa tête épaisse, bien enveloppée dans son bonnet, et ses jambes courtes. Il attire les objectifs, au pied des monuments. Étrange panneau signalétique représentant sommairement un escargot dévalant un dos d’âne. Pour le vieil original, la rue est interdite aux escargots, sa compagne soutient que l’on invite les automobilistes à lever le pied. Il a fait sensation, le vieil original, avec ses bâtons qui pendaient à leur dragonne, en passant sur le canot. Le navire mouillant dorénavant près des quais, l’on finira par ne plus y faire attention. Leyla Kaldoum n’avait pas l’air plus intelligent avec son trépied en bandoulière et son appareil à gros objectif au bout.
   Les seules à ne pas prendre de photos, ce sont les anciennes archivistes. Alberta Fiselou collectionne les cartes postales pour son propre compte, Gisèle Pouacre achète une chouette à chaque port pour son aînée qui en raffole, bibelots divers, sacs plats… les deux autres, rien du tout. Elles notent que les neuf restent groupés, dans la mesure où ils ne s’égaillent pas, ce qui facilite la tâche de trois familiers de Magdalena Bachlöf. Il y a là aussi Jonas von Brem que personne ne voit, même pas Sigurd Binse, qui a suivi le mouvement. Est-ce le commissaire Holgestrand qui les leur a désignés ? Ils connaissent visiblement tous les membres du groupe qu’ils ont à protéger.
   Sophie Bernard a noté que la photographe officielle n’a pas photographié le Porcher de Castille. Tous les membres des Neuf de l’Apocalypse sont restés hors du champ. Son nom figurant dans la liste du personnel, elle se promet de consulter la Toile. Ça rame assez en haute mer, mais c’est gratis, ici. Vingt-quatre euros de l’heure, dans d’autres paquebots.
   Le soir, Le commissaire Holgestrand évoque devant ses collègues La Java des Bombes Atomiques, du malheureux Boris Vian. Neuf régulateurs potentiels réunis dans un seul bateau, C’est vraiment tentant. Il y a tant de malfaisants qui frémissent à l’idée que l’on régule quoi que ce soit…
   L’on prend les bus un peu au hasard, un guide pour chacun, il n’y a pas de groupes, ils se forment tout seuls. Ces dames se trouvent dans celui de Josiane Gerbille.
   Sa chronique prend des allures de roman, dans le style de ceux que faisait Diderot. Des personnages passent et se rencontrent, avec leurs histoires. Les anecdotes sont bien moins longues que dans le Décaméron, pas d’intrigues suivies, des fragments alignés. Elle n’a pas la capacité, qu’avait son défunt époux, de confesser son monde. Elle parle aux gens et s’applique à remplir les vides. Armand Languisse l’a aidée à s’entretenir avec Magdalena Bachlöf et tous les membres de son groupe. Elle sait comment ils ont déjoué une tentative d’abordage. Elle ignorait leur goût pour le fantastique. Olaf Moche lui a sérieusement expliqué que les émotions des gens, ça dégage comme des couleurs imperceptibles. Il faut être exercé pour les voir. Il est des émotions individuelles, sans intérêt dans la mesure où elles n’affectent pas la vie d’un groupe, intéressantes quand elles font naître une réaction en chaîne, les collectives qui connaissent des pics qu’il importe de prévoir. Les conver–sations et les mots d’ordre ne fournissent qu’une toile de fond du type sédimentaire, il faut être attentif aux fissures. Ne le croyez pas, a dit Vilhem Ekerman, il se prend pour Mimir, le dieu de la sagesse, alors qu’il n’a fait qu’apprendre les arts martiaux avec Ull, l’archer, qui veille au respect des serments. Ne faites pas attention à ce qu’ils disent, a susurré Gustav Almberg, ils inventent des dieux pour faire leurs malins ; ils sont morts depuis longtemps, les dieux, ils ont été remplacés par les saints du calendrier.
   Josiane Gerbille sentait bien qu’on l’avait menée en bateau, mais se demandait si le Va.Sa était rempli de dieux qui avaient perdu le plus clair de leurs pouvoirs.
   Le guide aux îles Féroé, un tout jeune homme, qui étudiait le français à Aix, avait une très belle voix et un ukulélé. Un faux air à la Ugh Grant, un mélange d’aisance et d’embarras, L’on oubliait vite qu’il régalait le chaland d’anecdotes familiales. De l’herbe partout, y compris sur les toits, des moutons partout, mais pas sur les toits. Visite d’une vieille église complètement détruite. On se fait coincer dans une manière d’office protestant, une anthologie d’auteurs pieux est distribuée à l’assistance, le guide chante, accompagné par une Suédoise qui veille sur les lieux. Tout le monde sait que le parler  local se rapproche de l’Islandais, et que l’île entretient encore des liens assez lâches avec le Danemark. L’on accepte le petit compliment de ce gentil garçon qui ne demande qu’à donner à l’excursion un petit air de randonnée baba cool.
    À l’examen, les Neuf de l’Apocalypse parlent le français, avec une pointe d’accent, y compris ceux qui l’ont appris de leur mère. Ils n’ont pas oublié que notre langue était celle des diplomates, et la préfèrent à celle des marchands, plus ou moins déformée par les locuteurs, mais plus universelle dans les faits. Les anciennes chartistes se font plus hésitantes qu’elles ne le sont, pour les inciter à parler leur langue. Salomé Wurst a l’air d’une gouvernante, et la faconde d’un cabaretier napolitain, Sven Glad est gras, ne mange guère et parle peu, Leyla Kaldoum a la beauté froide de celles qui savent porter la Ceinture d’Aphrodite. Les autres sont courtois sans plus, comme des gens qui ne veulent déranger personne. Albert Sloon arpente les ponts en rêvant, quel que soit le temps, mais semble abordable. Il suit les propos de ses voisins de table avec une telle attention qu’il en devient intimidant. Ces dames se sont arrangées pour échanger quelques mots avec chacun afin de se faire une idée. Première constatation, ils ne se parlent guère, et il est impossible de surprendre ce qu’ils disent quand ils se croisent. Deuxième constatation. Ils ne mangent pas à la même table, ce qui est surprenant. Troisième constatation, il est des moments où ils s’évanouissent littéralement dans la nature.  Niels Holgestrand leur a dit que même Jonas von Brem n’arrivait pas à les suivre, quand ils avaient décidé de disparaître. Il en avait conclu qu’ils avaient le même talent que lui. Ils ne se rencontraient en fait que pour jouer aux dames. Gisèle Pouacre, qui n’est pas maladroite à ce jeu — son père, cafetier, s’en était fait une spécialité, et ses clients essayaient de le battre — a essayé de voir où ils en étaient. Elle a un peu résisté à Luís Gardem, elle a été laminée par Leyla Kaldoum. Elle ne peut pas éveiller de soupçons en essayant avec les autres. À chacun son style, et ce style est efficace. Cela ne mène pas loin mais, elle ne risque que de s’améliorer en s’entêtant.  Salomé Wurst corse le jeu en proposant des simultanées dames-échecs. Elle affronte deux joueurs à la fois. Une bonne gymnastique, à ce qu’elle dit, en parlant de temps, et de position. Sophie Bernard se sent assez forte aux échecs pour relever le défi avec Gisèle Pouacre. On lui permet de jouer une vingtaine de coups, Gisèle Pouacre tient un peu plus longtemps. Elles restent un peu dans la salle, passant de table en table, pour se rendre compte qu’elles ont beaucoup à apprendre. De temps en temps, un courtier vient jouer. Jonas von Brem n’a fait que passer. Tout juste si Emmeline Croin a senti sa présence en le croisant. On ne sait ce qu’il est allé dire à sa patronne, mais celle-ci vient s’asseoir en face de Salomé Wurst. Ces dames sentent que ça risque de durer et vont faire un tour. Au bout de trois heures, elles passent. Salomé Wurst s’est résignée à une nulle par répétition de coups. Bien heureuse que Magdalena Bachlöf accepte. Sophie Bernard qui est restée pour suivre les parties, note que Jean Poche a décidé d’affronter Salomé Wurst aux dames et aux échecs. Faudra repasser pour voir si un autre chevalier de l’Apocalypse l’imitera. Un tournoi dames-échecs, cela fait penser à un biathlon.
   Le lendemain, guide hésitante et prolixe, que l’on a du mal à suivre. Montagnes donnant directement sur la mer ou des vallées où l’on se glisse. Archipel représentant au peu près le squelette d’un pied, ville de pêcheurs, une église, ailleurs, dont chacune des deux horloges indique une heure différente, l’on n’a pas le temps d’aller vérifier s’il y en a d’autres sur les deux côtés que l’on ne voit pas. Palais des glaces, une attraction qui doit plaire aux âmes simples, musée Vikings, beaux espaliers de morues. Devant l’un d’eux, ces dames décident qu’il faudra examiner de plus près  le nom de chacun des chevaliers de l’Apocalypse. Ce n’est jamais innocent, un nom, même si nous en changeons au gré d’un épisode conjugal. Beaucoup de femmes mettent un trait d’union entre leur nom de jeune fille et  leur nom de femme mariée, fait remarquer Emmeline Croin. Nous avons préféré garder celui de jeune fille, qui n’est que celui de notre père, la marque de la tribu, une survivance tenace.
   En attendant, l’on hérite d’une guide aragonaise au fait des usages locaux, qui passe l’hiver dans son pays, et cornaque, l’été, l’étranger qui passe. Elle montre le chemin de la poste au vieil original qui veut envoyer une carte postale à un ami d’enfance : des morues qui sèchent, avec ce message dans le parler du lieu : "Rue chaude aux Lofoten". On s’amuse comme on peut. Fjords agrémentés de cascades plus ou moins impressionnantes. Le port de Flåm : bus gravissant des pentes à plus de vingt pour cent, deux trains, dont l’un descend des pentes aussi raides en grinçant, des tunnels en veux-tu en voilà. Les passagers s’obstinent à photographier leur reflet sur la vitre, en espérant ne pas tomber sur un poteau. L’on s’arrête de temps en temps pour prendre des paysages moins fuyants. Le fjord où le Va.Sa est mouillé, n’est que le plus long, plus de deux cents kilomètres. On fait mieux au Groenland.
   Hjalmar Berglund a été démineur durant son service, un artiste en la matière, qui a rendu son tablier une fois revenu à la vie civile. La Bachlöf lui a demandé d’inspecter le navire. Cela ne pouvait se faire sans l’autorisation du commandant qui s’exprime fort bien en anglais. Celui-ci a les idées larges. Son équipage est trié sur le volet, peut-être pas ceux qui s’occupent du navire au port. Le second n’est pas surpris de voir ce passager se diriger d’emblée aux endroits où ça peut faire mal. Pas moins de cinq bombes plutôt bien placées. Désamorçage aisé. Du bon travail, sans plus, lâche l’oracle. Mieux que de l’artisanal, mais il n’y a pas là de quoi pousser des cris d’extase. On rapporte les engins au commandant qui en fera ce qu’il voudra. D’après Berglund, il serait plus drôle de les balancer discrètement à la mer, les artificiers se demanderont ce qui s’est passé.
   À quoi bon chercher à confondre un malfaisant ?
   Un leurre, ont décrété ces dames. Quelqu’un les aurait désamorcées si Berglund ne l’avait pas fait. Elles ont déjà leur petite idée. Chaque chose en son temps.
   La baie de Bergen, d’abord, parsemée d’îles, avec un guide irlandais; un Finlandais les ramène en autobus, et leur fait visiter le quartier hanséatique, tout en bois, maisons étroites à trois étages, avec une poulie pour hisser les morues au grenier, une chambre pour le régisseur, une autre pour ses gens, interdiction de faire du feu, le maître surveille les opérations depuis Lübeck. Il ne pleuvait pas ce jour-là, à Bergen.
   Au lieu de revenir déjeuner à bord, Albert Sloon s’installe à une longue table dans le marché aux poissons. Ces dames viennent lui tenir compagnie. Le client choisit une des assiettes déjà prêtes disposées sur un étal, poisson, fruits de mer, et une patte de crabe géant, qui ressemblerait à une araignée de mer, s’il n’y avait les pinces, et le corps. On n’en trouve que là, en nombre, et les Japonais en sont friands.
    Gisèle Pouacre lui glisse en anglais, avec sa voix inimitable :
   – You know that you are Brutus that speak this...
   – C’est digne de Shakespeare, répond Albert Sloon en français, mais je ne m’appelle pas Brutus.
   Alberta précise, dans un athénien reconstitué à sa sauce, iotacisme juste ébauché, ce qui donne au moins quatre prononciations d’un i à peine coloré selon les diphtongues érasmiennes, en prenant soin de distinguer le êta du iota.
   – Ω Σολον, μεμνησο του ονοματος.
   – La prononciation est plausible, mais je ne m’appelle pas Solon.
   – Vous avez hérité de l’anagramme, dit Emmeline Croin en français.
   – Et je l’aurais pris au sérieux… Je veux bien. Quelle serait ma mission ?
   – Abolir les dettes des États pour commencer, avant qu’on en fasse une bulle. Nous ne croyons pas que vous soyez à même de le faire. Et si vous l’étiez, les remous seraient trop violents. Vous vous contenterez des intérêts de cette dette, la médecine sera plus douce. Je vois très bien la création d’une banque Sloon, qui rachèterait les dettes des particuliers avec les dédommagements d’usage, et règlerait les intérêts des États enfin souverains, coups de pouce aux services, grands travaux — sous la forme d’une fondation pour l’amélioration ou la création des structures nécessaires dans les pays qui en sont dépourvus, à condition que les responsables y consentent sans exiger de dessous de table — rachat de tout ce qui a été privatisé, à un bon prix, offres supérieures à celles des concurrents, dès qu’il sera question de céder une entreprise publique à des acheteurs privés. Vous avez réussi à accumuler des sommes inimaginables, que vous ne voulez investir que dans la restitution des biens confisqués aux particuliers. Cela se fera insidieusement, fondation de bénévoles, banque même pas cotée en bourse. Les embauches vous rendront populaires, vous bénéfices seront insignifiants, juste de quoi entretenir le nerf de cette guerre larvée. Vous ne vous sentez investis d’aucune mission, l’idée vous est venue au cours d’une conversation. Ce n’est peut-être pas vous qui vous êtes aperçu que Sloon est l’anagramme de Solon.
   – Nous serions donc des réformateurs, ou mieux, des bienfaiteurs !
   – Des joueurs, dit Sophie Bernard. Nous vous avons observés dans la salle de jeux, et nous sommes relayés pour voir si vous faites  des simultanées entre vous. Les passagers qui relèvent le défi nous feront oublier que c’est là que vous vous réunissez. Vous ne tenez pas à réformer, mais à jouer des parties simultanées contre tous ceux qui essaieront de contrarier vos projets. Les simultanées dames-échecs vous aiguisent l’esprit. Nos petites enquêtes vous ont amusés, la présence de policiers en exercice, la nôtre, celle de commandos capables, c’était un petit exercice, assez divertissant, avant d’entrer dans le vif du sujet. Il vous faut des témoins qui comprennent.  Et ce pauvre Berglund, qui s’échine à neutraliser vos pétards mouillés…
   – Magdalena Bachlöf a tout de suite compris. On ne trompe pas une fille d’Odin.


CHAPITRE III

LA GROSSE VAGUE

   Méchante météo, avis de tempête, mer très grosse. La figuration se sent un peu secouée, les autres, ça les ragaillardit. Le personnel fait ce qu’il a à faire. Armand Languisse croise le second :
   – Magdalena Bachlöf a vu Gnas qui chevauche les vagues. C’est la messagère des Dieux.
   – J’aurais bien aimé voir Gnas chevaucher les vagues.
   – Elle apportait un message de Rán, la déesse des tempêtes.
   – Quel message ?
   – Elle annonce une grosse vague.
   – Une vague scélérate, dans notre jargon. Celles-ci font douze mètres, ça en fera vingt-quatre… si la mer ne devient pas énorme. 
   – Où se trouve cette dame ?
   – Dans la salle de jeu. Elle a dit ce qu’elle avait à dire. Elle ne se sent plus concernée.
   Le commandant vient lui-même la chercher. Armand Languisse servira de traducteur.
   – J’espère que ce n’est pas une plaisanterie.
   – 55°49’10 N, 4° 33’57 E.   Si c’est un gag, c’est un bon gag.
   – Si vous voulez me suivre à la passerelle…
   Pourquoi pas ?…
   On ne sait ce qui incite ces marins à lui laisser le guidon.
   Elle semble savoir où elle va, où elle fonce, plutôt, à sa demande.
   Les quatre anciennes archivistes se sont installées dans le salon panoramique, surplombant la proue, avec Josiane Gerbille, quoi qu’en ait l’équipage. Les Neuf de l'Apocalypse attendent un peu plus loin la vague
   Le spectacle est beau, mais assez effrayant.
   La Bachlöf rit, comme un enfant sur le grand huit. Poussé à fond le Va.Sa rebondit presque, sort d’une vague pour en écraser une autre, et  plonge enfin  au pied d’un mur glauque, un vrai filet d’écume, d’une trentaine de mètres de haut. Josiane Gerbille a l’impression que le salon va être arraché du navire. Ces dames se font des souvenirs.
   La Bachlöf rugit à présent, le temps que ça passe, lève un bras vers le ciel et rend le guidon aux professionnels. On peut ralentir, c’est fini. Une expérience pas très orthodoxe pour le commandant. La vague scélérate, passe, mais l’on ne va pas consigner le rôle de ce morceau de femme. Dans une autre croisière, l’on n’aurait pas fini d’en entendre parler.
   – Quand on a les dieux avec soi, dit le vieil original…
   Pour la Bachlöf, il n’y a jamais eu de dieux. Ce sont juste des aide-mémoire pour les moments critiques, avec de belles histoires qui se fixent dans la mémoire. Elle n’est la fille d’Odin que pour la montre et les grandes occasions. Le souffle d’Arès, chez les Grecs, désigne un état second, comme la fureur d’Odin ou le tonnerre  de Thor.
   Les neuf de l’Apocalypse rangent déjà leurs damiers et leurs échiquiers, tandis que les courtiers s’occupent du matériel informatique. Le navire restera assez longtemps à quai pour qu’on vienne le récupérer.
   Sophie Bernard tombe sur Sven Glad :
   – Qu’attendiez-vous de ce voyage ?
   – Trois signes, une confirmation. Il n’a pas plu à Bergen, nous avons eu droit à la grosse vague, et vous avez vu à quel jeu nous allions jouer, et que ce n’était qu’un jeu.
   – Dont vos adversaires ne connaissent pas les règles…
   – C’est bien leur tour.
   Ming Tsao-Pei arrive à point :
   – Vous n’êtes tombées dans aucun de nos panneaux. Nous disposons d’enquêteurs capables, de protecteurs efficaces, d’un exécuteur auquel il nous ne recourrons que si cela s’avère nécessaire ; il ne nous manquait plus que des spectateurs éclairés. Quatre anciennes chartistes au moins. Vous saurez lire entre les lignes.  


Hump with snail

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Texte R. Biberfeld - photo M. Castex - 2014

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