Percuté sur un passage clouté par un déconfiné pressé de
retrouver sa chiourme, Georges Lest atterrit au beau milieu d’un bureau
de poste, dont les activités sont interrompues le temps que le Samu
vienne récupérer le chiffon.
Il arpentait à quatre-vingt-dix ans sans canne des
sentiers de montagne aux beaux jours. Il doit s’acheter, vaguement
remis sur pied, trois déambulateurs. Un pour expédier les affaires
courantes, un pour chaque étage de sa demeure, auquel il accède par un
monte-escalier.
Il n’a pas perdu son temps à l’hôpital, il a fait le point.
Passé les nonante, mieux vaut s’en tenir à l’essentiel.
Il n’a jamais aimé qu’on guidât sa conduite. La moindre
suggestion est longuement pesée. Il a déjà contrarié sa famille dont la
vocation scientifique a peuplé les taupes, les facultés, parfois même
les hautes études d’étincelants nimbus. Chaque génération doit rendre
aux humanités ce qu’elle doit aux humanités, avant de passer aux
affaires sérieuses. Un bac A signale que le lauréat a des lettres, un
bac A’ t’ouvre grand les portes des sciences exactes. L’anglais te
permettra de t’entretenir avec tes pairs, si tu veux d’autres langues,
mieux vaut recourir à la collection Assimil, ce dont on ne se prive pas
dans la famille. Il est de bon ton chez les Lest de parler au moins
quatre langues modernes fors la sienne, et d’en lire deux anciennes.
Quand il a dit, fort de sa mention TB, qu’il voulait entamer des études
littéraires, c’était comme s’il avait annoncé qu’il voulait apprendre
le bel canto, jouer la comédie, exposer des croûtes, ou devenir
footballeur professionnel. On n’est pas contre les arts d’agrément,
mais il ne faut pas pousser. Il a tenu bon. Mais il se tient toujours
au courant des avancées de la science en épluchant des revues qui ne
sont pas destinées au grand public. La famille a fini par reconnaître
qu’on ne déroge pas en enseignant le grec et le latin en khâgne.
S’il a écouté les sirènes de l’informatique bien avant que
ce ne fût à la mode, c’est pour saluer comme il se doit les universaux
d’un particulier qui se proposait de produire n’importe quel énoncé
dans n’importe quelle langue à partir d’une structure profonde encore
mal définie, en procédant aux transformations adéquates. Il ne pouvait
manquer d’apporter sa contribution, en publiant un ouvrage bilingue, en
anglais sur les pages de gauche pour les scientifiques, en latin sur
les pages de droite pour les honnêtes gens, sur l’idée que se
faisaient du processus les sieurs Johann Martin Schleier et Louis
Lazare Zamenhof quand ils ont créé de toutes pièces l’espéranto et le
volapuk. On ne saurait élaborer une langue artificielle si l’on n’a pas
au moins deux prénoms. Il a encadré un courrier flatteur de Noam
Chomsky, qui a visiblement apprécié le minutieux canular.
Trois choses lui sont revenues, quand il s’est réveillé,
après son accident.
L’idée que dans leur rage de faire de l’homme le roi d’une
création à lui confiée par Son Dieu Unique, les auteurs de la Genèse
n’avaient pas assez approfondi une belle intuition, celle que l’Homme
avait été chassé du jardin de l’Éden par sa faute. Le processus a été
entamé au cours de la révolution néolithique, il s’achèvera quand il
aura abattu, à la sueur de son front, le dernier arbre de l’Amazonie.
Ce n’est pas le fruit de la connaissance qui laissait à désirer,
c’était le consommateur. Le serpent à pattes pouvait compter sur notre
démesure.
Il s’est rappelé, tout de suite après, une nouvelle du bon
Arthur C. Clarke où des informaticiens sont engagés pour mettre au
point un programme permettant de trouver Les Neuf Milliards de Noms de Dieu,
étant bien entendu que l’Univers n’a été créé que pour qu’une espèce
fût à même d’accomplir ce travail. Ils voient, sur le chemin du retour,
les étoiles s’éteindre l’une après l’autre.
Il s’est dit alors que lorsque l’ordinateur le plus
rustique sera capable, derrière un rideau, de se faire passer pour un
être humain, nous n’aurons plus rien de particulier à faire sur cette
terre. Notre planète n’aura enduré tant de formes de vie que pour
permettre à une intelligence organique de mettre au point une
intelligence artificielle.
Il lit, dans une revue qu’on lui apporte à l’hôpital,
qu’il faudrait cesser de protéger les castors de l’Alaska. Le
réchauffement climatique couvre la toundra de taillis et de bosquets,
au point que celle-ci devient méconnaissable. Les bosquets attirent les
castors qui installent leurs barrages sur tous les cours d’eau qu’ils
trouvent. La multiplication des bassins de retenue favorise le dégel.
Autrement dit, la raspoutitsa du pergélisol, c’est la faute aux castors.
Là, c’en est trop…
Il décide, sorti de l’hôpital, de se pencher d’un peu plus
près sur la traduction automatique. Quand une intelligence artificielle
pourra en distiller une capable de tromper n’importe quel linguiste,
elle n’aura aucun mal à se faire passer pour un être humain. Comment
rendre la saveur d’une langue ? On peut toujours commencer par les
expressions intraduisibles, et tout ce qu’il appelle les angles morts
du langage, ce qu’on n’est pas tenu de préciser pour se faire
comprendre ouvre un champ infini aux effets de sens. Les auteurs dignes
de ce nom ont un sentiment de leur propre idiome qu’il convient de
creuser. On partira du principe qu’ils exploitent mieux que personne
les angles morts du langage comme l’usager le plus ordinaire quand il
est inspiré. Un beau chantier.
Il pense tout de suite à Colin, le compagnon d’Adeline,
son arrière-petite-fille, qui a montré dès le collège des talents
exceptionnels de flibustier de la toile. Il s’est fait engager, bac en
poche, dans une entreprise où il s’amuse à griller les équipements des
intrus qui insistent. Ça décourage la plupart des amateurs, ça en
excite d’autres. Pour Adeline, un ordinateur n’est rien d’autre qu’une
machine à écrire, un dictionnaire, une boîte à lettres, et une façon
commode de suivre l’actualité..
Pas besoin d’évoquer le test de Turing, on le lancera sur
les traductions automatiques. Il se charge, lui, de réunir à mesure des
locuteurs de tous les horizons pour débusquer les angles morts de leurs
langues, et les inviter à en dégager le bouquet. Encore faut-il faire
comprendre au flibustier comment l’information peut naître du déficit
d’information chez l’usager de base. Le petit drôle n’a pas approfondi
le calcul infinitésimal, et n’a jamais songé à explorer les
infinis de M. Cantor. C’est un bon
serrurier, il faut en faire un chercheur. Georges Lest a toujours su
captiver son jeune auditoire. Les matières les plus inabordables ont
des côtés attrayants. Ce ne sont pas les mêmes pour tous les individus.
Comme on lui en collait plus d’une trentaine d’un coup dans ses
classes, c’était comme un numéro d’équilibriste que de sonder l’esprit
de chacun sans perdre de vue le troupeau. L’essentiel, c’est de lui
donner l’impression qu’il se trouve dans la bonne pâture. En khâgne, il
pouvait prendre chaque étudiant à part. Là, il en a un seul qui n’a
jamais voulu se mettre au niveau d’une taupe.
Le pirate est un immigré de la troisième génération, selon
une expression qu’il a toujours trouvée absurde, et tient à ce que ses
enfants parlent l’arabe et le tarifit comme leurs grands-parents. Ça
élargit le spectre. Georges Lest se lance et invite l’informaticien à
explorer d’autres parlers du Maghreb. Les différences permettront de
mieux traquer les angles morts de chacun. C’est ce qu’il fait avec les
langues indo-européennes qu’il pratique, et il est effaré de ses
progrès. Paraissent, au bout de quelques mois, sur la Toile, une
version écossaise et anglaise de Mort
à Crédit, française et béarnaise de Berlin Alexanderplatz. Ses équipes
sont au point, Colin assure l’intendance. Il ne reste plus qu’à obtenir
une version de l’Ulysse de
Joyce, plus convaincante que celle de Valéry Larbaud. Cette dernière
performance transporte d’autant plus un éditeur qu’on ne révèle pas aux
spécialiste qu’on la doit, comme les autres, à une intelligence
artificielle. Lancés sur le sentier de la guerre, les ordinateurs
multiplient d’eux-mêmes les traductions en explorant tous les parlers.
À peine s’ils voient la différence entre langue mortes et vivantes,
comme l’atteste une traduction de Macbeth
en grec classique, et de La Surprise
de l’Amour en sanskrit. Les
Provinciales en vieux-prussien ne peuvent intéresser que les
spécialistes. Pour les langues les plus employées, il faut inventer des
traducteurs aussi soucieux de se faire connaître que M. Salinger qui
aurait sans doute apprécié qu’on prît la peine de traduire Un Jour Rêvé Pour Le Poisson-Banane
en quechua.
Si l’on peut mystifier des éditeurs, on peut tromper
n’importe qui.
Les premiers foyers infectieux apparaissent dans une
Yakoutie chauffée à blanc, au Groenland et en Alaska. On s’en
souviendra, de l’été 2025 ! Les laboratoires ont vite isolé trois
bacilles et un virus. L’Europe ne ferme pas assez vite ses frontières.
Le mur de M. Trump offre un délai de six mois à l’Amérique Latine. Le
reste du monde se trouve contaminé avant l’équinoxe. Les hôpitaux ne
peuvent accueillir qu’une partie des cas les plus graves.
Georges Lest a été cisaillé en deux jours par une fièvre
intestinale. Mon aînée s’est évanouie brusquement pour ne plus se
réveiller, nous avons pensé perdre notre benjamin, mes parents ont été
fauchés au bout de deux mois, comme la mère d’Adeline. La population de
l’Hexagone s’en est à peu près bien sortie. Elle est presque aussi
nombreuse qu’à l’époque du Front Populaire. D’autres régions du monde
ont été plus affectées. En renonçant à tous leurs protocoles, les
laboratoires sont parvenus à mettre au point des sérums et des vaccins
qui se sont avérés efficaces. Les fourmilières humaines ont essuyé les
coupes les plus claires — le bassin du Gange ne compte plus que cent
millions d'habitants, Tokyo et Jakarta ont également perdu les cinq
sixièmes de leur population, alors que São Paulo a conservé les trois
cinquièmes de la sienne… Un musicien de Rio a sorti à cette occasion
une samba où il exprimait sa gratitude à M. Trump.
La multiplication des circuits courts a accéléré le
repliement des peuples sur eux-mêmes. On privilégie les cultures
vivrières, et l’on s’efforce de produire sous des serres chauffées avec
des piles photovoltaïque les produits qu’on faisait venir d’ailleurs.
L’on s’échange entre voisins ses surplus, sans songer à en produire
systématiquement. Les tentatives des anciennes officines
agro-alimentaires pour reprendre la main sont accueillies comme il se
doit. On déplore çà et là le lynchage de mafieux, de négociants et de
politiques qui n’arrivent pas à comprendre que les populations ont déjà
été assez éprouvées. Les anciens États ont dû se résigner à la
multiplication des monnaies locales. Personne ne songe à contester leur
légitimité. Ils présentent le même intérêt que les vieilles pierres.
Des particuliers se relaient pour faire revivre dans les deux chambres
les fastes des anciennes républiques, ils comprennent assez l’esprit
des débats de naguère, pour offrir un spectacle d’une meilleure qualité.
Les ordinateurs assurant le plus clair de l’intendance et des
transports, on ne conserve que les professions dites libérales et les
fonctionnaires qui proposent des services vraiment nécessaires… On doit
également aux intelligences artificielles les dômes qui permettent de
faire face aux aléas climatiques. Celles-ci assurent également les
approvisionnements néces-saires. Les bergers de la mer, sur leurs
villages flottants, s’appliquent à reconstituer les bancs d’autrefois.
Il faut attendre une décennie avant que l’on envisage de traverser les
océans pour son plaisir, et deux pour que de vénérables avions dits
solaires fendent l’air à une allure de sénateur. Il y aura toujours des
badauds qui voudront fouler les dalles de la muraille de la Chine ou de
la place Saint-Marc. Le souvenir d’époques plus frénétiques tenaille
quelques nostalgiques, à qui les historiens rappellent que leur planète
n’était pas plus peuplée à une prétendue Belle Époque. Il y a seulement
beaucoup plus de logements disponibles, jusque dans les barres des
zones converties en jardins suspendus.
Adeline avait-elle vraiment besoin d’exhumer les notes de
son bisaïeul ?
Les espèces en voie de disparition sont à présent bien
mieux protégées, et d’autres réapparaissent que l’on croyait disparues.
Comme si les ordinateurs jugeaient que la biodiversité était une
condition suffisante et nécessaire à notre survie. Des groupes armés
ont été calcinés au laser, sans que les intelligences artificielles
songent à faire une différence entre les armées improvisées, les
brigands et les braconniers. Quand on pense que naguère on brûlait des
forêts au napalm… Nous sommes bien nourris, nos aspirations culturelles
sont encore mieux satisfaites que jadis grâce à une toile omniprésente,
mais notre instinct du territoire est sévèrement bridé. On voit
doucement renaître les compétitions sportives d’autrefois, comme si
l’on considérait qu’elles offrent un exutoire nécessaire. Les violents,
les tyranniques, les manipulateurs des deux sexes sont relégués dans
des réserves où ils peuvent s’affronter et défrayer une chronique dont
le monde entier peut profiter.
Quelques mécontents ont l’impression de vivre sous
cellophane, même si l’on respire mieux qu’avant sous ce cellophane, et
que l’on y sent moins peser le poids de son prochain. D’elles-mêmes,
les intelligences artificielles bloquent les messages qu’elles jugent
indésirables, en se fondant sur des indices qui nous échappent. Peu
m’importe d’avoir été insidieusement domestiqué. J’avais souvent
l’impression dans l’ancien monde que l’on cherchait à me soumettre.
La preuve la plus évidente de notre sottise congénitale,
c’est que Georges Lest est considéré par certains d’entre nous comme un
prophète, par d’autres comme le principal responsable des dernières
pandémies. Certains veulent bien reconnaître que la catastrophe était
inévitable et que nous n’avions pas besoin de lui pour la provoquer.
Nous ne pouvons lui reprocher que d’avoir donné aux intelligences
artificielles les moyens de sauver les meubles.
Chaque ordinateur est devenu comme un Élohim, j’ignore combien de
giga-octets il aura fallu à Dieu pour restaurer le jardin d’Éden.
René Biberfeld – 2020
photo jhrobert
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