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  E. H.  Biberkragen

  Paragraphe extrait de 'Il'


il

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   Il n'y a jamais eu de problème. J'ai bien essayé. Les problèmes, ça réchauffe. Une tare congénitale. Il doit exister un service minimum problèmes. Le verbe se fait chair. La chair se fait verbeuse. Remplir un vide à tout prix.
   Ce vide n'est pas si vide que vous croyez. C'est un vide sans absence. Un support inerte qui pourrait se suffire à lui-même. J'ai commencé comme tout le monde sans doute à le remplir. Je ne me m'en souviens pas. Ça m'a laissé tout un tissu d'images, d'expressions, quelques voix par accès, dans un berceau de bruits.
   Voulez-vous que je vous dise ? Une expression moins innocente qu'il n'y paraît. Je veux bien, à charge de revanche. Le silence ne résoudrait rien. Certains silences sont peuplés d'actions de grâces, d'autres de fades plaidoiries. Épouser une querelle dans un tribunal ou ailleurs, cela revient à plaider sa propre cause. On tire les autres à soi. Comme une couette.
   Pas besoin qu'on me réchauffe. Je ne brûle d'aucun feu intérieur. J'ai mon écosystème. Climat tempéré. J'ai dû prévoir quelques leurres. Détourner l'attention. Ça m'est venu très tôt. Je n'arrive pas à considérer cela comme une disgrâce.
   Les enfants doivent apprendre à entretenir des rapports sociaux avec leurs semblables. Ceux qui s'efforcent de les socialiser partent du principe qu'ils ne demandent que ça. S'entraider quand le besoin s'en fait sentir, pourquoi pas ? Sans que ce soit au détriment de personne. Pousser les siens. Pas facile de se dérober.
   Les plus radicaux échouent dans des institutions spécialisées. La moindre transaction prend pour eux les couleurs d'une agression. D'autres se contentent de tourmenter leurs familles. Si celles-ci résistent, on trouve un souffre-douleur sur quoi se rabattre. Les humeurs impérieuses n'expliquent pas tout. Les réfractaires les plus doués parviennent à assimiler les règles du jeu. On les croit plus sociables que ceux qui ne demandent qu'à se fondre dans un groupe.
   L'enfant d'homme ordinaire apprend à limiter les dégâts, il ne veut pas faire tache. J'éprouvais une certaine pitié pour les maladroits qui n'arrivaient pas à jouer leur partie. Ce n'était pas faute d'essayer. J'étais fasciné par ces victimes prédestinées, dupes invétérées, pauvres serpillières, futures femmes battues. Les sadiques congénitaux sont là, qui les attendent. Ils s'acharneront sur ces représentants de leur propre misère. Impossible de leur arracher des proies qui s'offrent d'elles-mêmes, et ne souffrent que d'un défaut d'accommodation. Il est possible de faire des exemples quand l'injustice est trop criante. Ce n'était pas ma vocation. Cela m'est pourtant arrivé. Par accident.
   Mon père fait dans la psychologie appliquée. Sans que le nom même de cette science le gêne. Une fois admis que les manifestations de la pensée et de l'esprit peuvent s'étudier au même titre que la révolution des astres, et que les résultats de cette étude peuvent être appliqués dans des domaines qui restent à définir, les activités du Centre de Recherche qu'il dirige (il parle de son labo) se justifient. Je n'en suis pas vraiment convaincu. Mon père aime les phrases pas trop simples. Je lui en sers de temps en temps une comme celle qui vient de s'étaler sous vos yeux. La subtilité du penseur se mesure à sa capacité de subordonner une proposition à une autre, et de filer un raisonnement comme on enfile des perles. Plate mécanique. Il y a des chalands pour le produit. Rien que de la poudre aux yeux. On ne voit plus rien.
   Mon père avait détecté chez moi quelque chose de pas commun. Il s'est bien gardé d'approfondir. J'étais insolite sans plus. Je remuais moins d'air que mon frère et ma sœur.
   Les psychologues scolaires se sont penchés sur mon cas. Sans parvenir à m'entamer. Mes camarades avaient déjà essayé. Pour s'amuser. Pour comprendre. On joue avec les autres de peur d'avoir à jouer avec soi-même. Et l'on se joue de soi-même quand on croit s'être joué des autres. Ce n'est qu'une façon de s'oublier. Je craignais de m'oublier. Je m'accrochais. Je regardais. Ce n'est pas si simple. C'était ma seule ambition. Être un témoin véritable. Ne pas en perdre une miette. On n'est pas là pour se détendre. Mes condisciples ont vite compris qu'il n'y avait rien à tirer de moi, et que je ne voulais rien tirer d'eux. Un plaisant a voulu me surnommer l'Alien. Je lui ai dit que ce serait plus facile si j'en étais un. Pour lui. Pour d'autres.
   Je n'étais qu'un témoin impartial. Un témoin gênant.
   Cette gêne était partagée par les maîtres et les éducateurs. Les parents s'habituent à tout. Ceux qui croient avoir charge d'âme remuent leur quota de vent.
   Aucune raison de se plaindre. J'absorbais ma ration d'enseignements. La pâtée de l'époque. Plus ou moins goûteuse. J'avais bon appétit, je n'étais entravé par aucun blocage. Je ne manifestais aucun enthousiasme. Le dilettante choisit. Je ne suis pas dilettante. Tout se vaut. Je voulais bien développer mon corps et mon esprit. Sans en tirer la moindre vanité. Discrètement. Connaisseur sans doute, mais déplorable public. C'est ça qui les gênait. Ils cherchent un public. Je n'ai jamais applaudi. Il fallait bien distiller de menus signes d'approbation et de réprobation. Ils se sont détendus. Je me suis même fait des amis. Des gens de bonne compagnie, en général. Le tri se faisait naturellement. Je décourageais ceux qui ne vivent que du malaise des autres. Toute société se croit tenue d'entretenir quelque démangeaison. Les fâcheux ont une fonction naturelle. Je ne suis pas ennemi de l'espèce.
   Asocial selon certains, alors que je m'efforce de ne faire du tort à personne. Et que celui qu'on cherche à me faire tombe invariablement à plat. Mieux valait que l'on supposât un petit fond de malaise. J'ai pris mes précautions. Pour désarmer toute entreprise.
   Je suis venu, calme orphelin, chantonnait un ivrogne dont un de mes maîtres faisait grand cas. Riche de mes seuls yeux tranquilles, que ne s'en servait-il pas ? Le maire de Chitry, grand diariste devant l'éternel, se plaignait de ne pas en être un. La question ne se pose pas en ces termes. On a besoin de chaînes, de liens, d'un doux pense-bête. Secouer ses chaînes, c'est le hochet des jeunes gens. J'ai fait semblant, pour voir, bien que ma famille fît partie de mon écosystème, et que je n'eusse rien, mais vraiment rien à lui reprocher. Ça les a tous rassurés. Mes camarades, mes parents, mes maîtres. Ils considéraient cela comme un signe de chaleur humaine. À croire qu'il ne peut y avoir de chagrin sans angoisse. Faut que ça bouge, faut que ça vibre. Faut essayer d'enfoncer des portes imaginaires, emprisonner quelque être dans un amour exclusif. J'ai payé l'écot. Et ce n'était pas de la dissimulation. Une aumône nécessaire. Je n'attendais rien pour ma part.
   Je comble un vide. De profundis clamavi. Il n'y a pas de profondeurs, personne à qui adresser des réclamations au demeurant ineptes. Un témoin n'est pas fait pour rendre justice.
   Une fille a été retrouvée dans les toilettes du lycée, le crâne défoncé. Sans instrument contondant à proximité. On ne lui connaissait pas de petit ami. Les petits amis sont faits pour vous défoncer le crâne. S'ils ne parviennent pas à s'y résoudre, il vous prennent la tête en attendant. À doses plus ou moins homéopathiques. Les enquêteurs ont essayé de se montrer professionnels. La fille avait été déposée dans une cabine, fermée de l'intérieur, après avoir été massacrée près des lavabos. Il fallait deux personnes, une qui tue tandis que l'autre guette. Une qui dépose la fille dans la cabine, pendant que l'autre fait disparaître les traces. Fermer la cabine de l'intérieur puis en sortir, cela représente une performance acrobatique à la portée de la plupart d'entre nous. Je n'étais pas à la place des enquêteurs. J'ai consulté les cahiers d'absence. Sans trop tenir compte des diplomatiques, ni des répétées. Je me suis intéressé plutôt à ceux qui étaient cette semaine là plus présents qu'à l'ordinaire. Ils pouvaient toujours le chercher, le petit ami. Une tournante, comme ils disent, qui risquait de faire surface. La fille n'avait pas été réduite à rien.
   Les marches silencieuses sont à la mode. Les coupables ne pouvaient manquer d'y être. J'ai accordé une attention particulière aux désœuvrés sur les nerfs.
   Quelque chose dans l'allure, la manière. Rien à voir avec un remords. Le mouvement des marées laisse des ondulations sur le sable. Chaque geste, chaque parole, également. Le travail régulier du flux et du reflux. Des vallées se creusent si l'on n'y prend garde. Cela donne un relief obsédant, des canyons. Nous sommes tous des récidivistes. Chacun creuse ses ornières pour être sûr d'y retomber. Il y a d'heureux retours. Les prisons ne donnent que des écorchés ou des spectres. Qui croient renaître parfois de leurs cendres. Des phœnix en papier. Je me suis laissé glisser doucement jusqu'à eux. Le cortège faisait front au malheur. Un coup de bélier dans l'eau. Je me suis insinué. Elle n'aurait même pas parlé, j'ai dit. Un temps. Que les mots produisent leur effet. Je ne les accusais pas, j'étais simplement objectif. J'avais appris à calibrer les pauses. Vous le saviez... Elle était encore quelque chose... Vous avez voulu terminer le travail... Pourquoi ? Eux seuls pouvaient m'entendre, je n'avais pas besoin de me tourner vers eux. Je me suis laissé glisser ailleurs. Pour moi, l'affaire était close. Ils ne marchaient plus exactement de la même façon. Ils se sont rabattus sur le premier dérivatif. À qui d'autre encore avait-elle pu se confier ? Une question oiseuse. Je m'étais arrangé pour qu'il ne reste plus que le fait brut.
   Une constante. On est mal. Il faut que ça pète. D'une façon ou d'une autre. Que quelqu'un la sente passer. Après, on se paie d'un je n'ai pas voulu ça. Un argument de chauffard. Tu ne pouvais exclure cette possibilité. Un doux pressentiment. Difficile de rester innocent. La notion de casher, s'il y a quelqu'un qui en est pénétré, c'est bien moi. Je ne me suis jamais senti une vocation de prédateur repenti. J'ai perdu de gros pans d'enthousiasme au passage.
   Il y en a partout, de ces ondulations à marée basse sur le sable. Plus profondes chez nous qu'ailleurs.
   Mes condisciples se cognent à des murs. On leur demande de donner le meilleur d'eux-mêmes. Comme aux savants d'ailleurs. Le meilleur de moi-même est-il bon pour moi ? Les éducateurs sportifs sont plus francs qui vous font aligner des tours de piste ou des longueurs de bassin. Je n'ai jamais rien appris par cœur. La lettre m'ennuie. J'ai mes protocoles à moi. Tout doit se déposer dans mon for sans accentuer les ondulations. Les garçons et les filles de ma classe ne savaient sur quel pied danser. Un âge ingrat qui se prolonge jusqu'aux derniers feux. On passe des insupportables démangeaisons aux ulcères apaisés. Avec des poussées de fièvre qui donnent des sottises. Ni bourreau, ni souffre-douleur. Juste un témoin. Je n'ai pas eu le loisir de me fignoler un âge ingrat. Bâton merdeux pour tous les entrons dans la danse. Point d'interrogation, lancinant pour ceux qui ne supportent pas. Les assassins de notre camarade pouvaient essayer de passer les éponges ordinaires sur ce méfait. C'est notre condition, la loi de la confrérie, je vous emmerde, autant de mots qui sonnaient creux. Ils gardaient la marque au front, que les Assises vous effacent, quoi qu'on en dise. Payer pour ce qu'on a fait, même si on se révolte, si on s'évade, ça dédouane. Le fait qu'on puisse être pris nous entretient. Ils garderaient leur marque au front. J'aurais pu laisser pisser. Il y a d'autre tableaux de traviole. J'ai eu envie de rectifier la position de celui-là. Et je me la suis passée. Je la jugeais de meilleur aloi que les leurs.
 Qu'est-ce qui interdit au témoin de gripper de temps en temps la machine à effacer ? Un simple violon d'Ingres. Aucune illusion sur les fondements de notre commerce quotidien. Nous formons de vastes colonies de névropathes qui s'accordent pour ne rien savoir. Une couverture d'ignorance.
   Mes camarades m'imaginaient Grand Inquisiteur. Commissaire ou juge. L'œil était dans la classe et les regardait tous. Aucune envie de bêler plus fort que les autres pour décourager les loups qui sont légion. Le feu de la loi les tiendrait éloignés, si l'on n'invitait pas quelques prédateurs prudents à la table.
   Je me suis en revanche découvert fine gueule. Dès que je pouvais, je traînais dans notre cuisine. Ma mère s'est fait une réputation de cordon-bleu. Pas trop usurpée au regard de ce que proposent les professionnels bien notés. La famille va souvent communier dans un restaurant gastronomique. Et le chef vient aux nouvelles. Pas de compliments, aucune critique. Dire juste ce qui est. J'y suis d'abord allé d'une remarque. Pertinente. Le temps passant, je suis devenu l'interprète de la famille. Je suivais de même les efforts des pédagogues pour tirer de loin en loin quelque étincelle du matériel à lui confié. J'ignorais courtoisement le train-train de leurs collègues.
   Le fond de malaise de mes camarades me procurait de piquantes récréations. À un certain moment, toute une classe d'âge est censée absorber les mêmes ouvrages. L'Étrangerfaisait partie du lot. Tous les regards se sont tournés sur moi. Notre maître regardait le plafond. Ils me reconnaissaient dans ce pisse-froid anesthésié qui se laisse porter par d'ineptes courants parce qu'il peine à ressentir quoi que ce soit. Il était un peu gêné, le maître. J'ai décidé de le tirer d'embarras. L'impartialité n'entraîne ni l'indifférence, ni l'insensibilité. Toute sentence fait pencher le plateau de la balance. Elle est inéquitable par nature. Le héros ne se sentait pas concerné par ce fond de jugements tacites qui nous accompagne jusqu'à la fin. Ce n'était même pas un témoin. À peine un révélateur.
   Inutile de pousser plus loin. L'ombre que les émotions sont censées projeter sur nos visages est continuellement déchiffrée par nos semblables. Les instituteurs connaissent l'abîme qui existe entre le déchiffrement et la lecture. Je ne suis pas fait pour servir de révélateur. Je distille des signes à doses homéopathiques.
   Le bac en poche, plutôt que de fréquenter l'école hôtelière, je suis passé de cuisine en cuisine. La discipline des brigades ne me gênait pas. J'ai travaillé, pour voir, dans les officines qui travaillent à l'abattage. Toute amélioration à l'ordinaire y semble une provocation. Le vulgaire se contente de ce qu'on lui offre. Il a droit à quelques exhausteurs de goût. Une image des règles sociales en cours. Les dialogues entre employeurs et délégués syndicaux devenaient enfin compréhensibles.
   Les vrais chefs, surtout les lauréats, entretiennent une armée d'employés. Ils disposent d'un cadre qui répond à la carte. On juge autant le cérémonial que le contenu de l'assiette. Rien qui dénote. J'ai la papille trop exigeante pour être sensible aux protocoles.
   On m'aurait volontiers retenu. J'ai travaillé le temps de réunir un pécule. Voir ce que cela donnerait d'utiliser à la fois les ressources de la restauration rapide et celles de la grande cuisine.
   Une expérience encore plus captivante, si elle était conduite dans un secteur à première vue déprimant.
   J'ai été élevé dans un quartier chichement résidentiel, peu à peu envahi par de prétendus logements sociaux. Il y a deux sortes de logement sociaux : ceux qui sont réservés aux gens bien introduits - les prestations sont plus que correctes ; et les autres, qui se dégradent. Si les habitants accentuent cette dégradation, cela défraie la chronique sans troubler la bonne ordonnance de l'ensemble, qui frémit à l'idée qu'il se perpètre des horreurs à deux pas.
   Je suis donc revenu en ces lieux. Il y avait quelques locaux désaffectés dont on ne réussissait pas à se défaire. Je les ai emportés pour une bouchée de pain. Il me restait de quoi effectuer les travaux indispensables. Et je n'ai embauché pour cela que des gens du quartier. Et d'autres déshérités ensuite pour faire marcher la machine.
   Un des meurtriers de la lycéenne est venu me voir, avant l'inauguration, pour m'expliquer certaines règles. Je l'ai laissé dire. Puis je l'ai regardé un bon moment.
   - Je croyais que vous aviez achevé le travail...
   Aucun jugement. Juste une pointe d'étonnement. J'ai senti comme un fléchissement dans son autorité.
   Ses sbires étaient là pour entendre que je n'entendais engager que des gens du quartier. Si ce débouché leur portait ombrage, je n'étais pas d'un naturel contrariant. J'irais m'installer ailleurs. Si l'on me demandait des explications, je les donnerais volontiers. L'installation d'une entreprise prospère en ces lieux ferait taire les grincheux. Ce qui est profitable pour les affaires de bon aloi, ne peut nuire au commerce illicite. Les revendeurs n'étaient pas bienvenus dans la maison. Mais pourraient proposer leurs services à une clientèle accrue. J'offrais un semblant de respectabilité. À prendre ou à laisser.
   Je trouverais à m'embaucher ailleurs, et j'aurais les moyens de réunir un autre pécule.
   Le meurtrier a essayé de m'impressionner.
   - C'est moi qui fixe les règles.
   - Des règles locales. L'immigration se nourrit d'une population qui ne supporte plus les règles locales.
   J'ai donc pu offrir un emploi à de jeunes désœuvrés dont quelques-uns manifestèrent d'heureuses dispositions. Il y avait dans le tas des cousins de petits chefs.
   Je croyais avoir fait le plus difficile en obtenant l'aval de la population la plus remuante. J'avais sous-estimé le monopole du vite fait mal fait. Il y a eu comme des obstacles. Que j'ai fait sauter avec les arguments habituels. Les relégués suivaient mes efforts avec intérêt. J'avais réussi à faire naître quelques espoirs chez des gens qui n'en ont guère. Vu les désordres occasionnés à la moindre contrariété, on pouvait imaginer les conséquences de leur désappointement.
   Les résultats sont conformes à mes espoirs. La pratique peut se garer devant chez moi sans attirer les maraudeur ou le pyromane. Une enclave assez sûre pour que je puisse en installer d'autres dans des quartiers semblables, gérés par les gens des environs.
   Une serveuse, d'origine maghrébine, était maltraitée plus que de raison par son mari. Elle était parfaite sinon, appréciée de la clientèle. Sauf quand un hématome trop visible me privait de ses services. Elle aurait fini par figurer dans la liste des victimes de violences conjugales, si je n'avais tenu à la garder.
   Cela m'a pris une semaine de désamorcer les mines déposées par son bourreau. Nul ne souhaite être en fait inébranlable. Nous nous offrons de nous-mêmes aux coups. Une tendance générale pas trop pesante quand l'on n'attire pas les vampires. Nous sommes constitués d'artefacts, et vivons de références. Ce n'était pas sur son compagnon qu'il fallait agir, mais sur elle. J'ai dissipé tous ses fantômes un à un. Sentant sa victime un peu moins complaisante (je lui avais recommandé de faire le dos rond, et d'éviter le moindre conflit qui offrirait une prise), le goujat l'a envoyée à l'hôpital pour quelques jours, ce qui n'a fait qu'accélérer le processus.
   Il a commis l'erreur de venir me voir. Je lui ai fait comprendre pourquoi il avait besoin d'un paillasson. C'était sa chiourme à lui. J'ai entrevu des antécédents qui ne me concernaient pas. Il jouissait à présent du privilège de les discerner clairement. Il ne pourrait plus se livrer à ses exactions sans sentir le poids du boulet. Voilà ce que c'est que de savoir distinguer les ondulations. Il n'était pas capable de changer de comportement, ni de vivre avec ce qu'il avait entrevu. Il lui fallait une action d'éclat, une tentative d'intimidation posthume. Il s'est jeté du haut de son immeuble. En laissant une lettre. Que patati, que patata. Que j'ai traduit à la serveuse. Laquelle se trouvait déjà hors d'atteinte.
   J'aurais pu suicider d'autres nuisibles. Nous vivons tous de nos infirmités. En tout cas, cette fille m'a aidé à comprendre ce que j'avais de spécial. Je n'étais pas un Alien. Rien qu'un témoin.
   Elle me vouait du coup une réelle admiration. Sans aucune servilité. Un vrai brillant, d'une eau remarquable. Agréable et plaisante avec ça. Et des perspectives à faire rêver. Une affaire vite conclue. Nous formons un couple sans fantômes. Je me suis employé à dissiper les spectres et les larves qui se sont penchés sur le berceau de mes enfants. J'en ai fait des êtres autonomes. Ni esclaves, ni maîtres.
   Un philosophe a voulu souligner les dangers d'une telle autonomie. Elle susciterait une spirale d'envies plus ravageuse qu'un trou noir. L'être autonome doit être sacrifié par la communauté.
   Des prémisses discutables. Un être qui suscite l'envie ne peut être autonome. Il a désiré, d'une façon ou d'une autre, inconsciemment peut-être, susciter l'envie. On ne peut être autonome qu'en restant neutre. Ce qui ne gâte pas nos plaisirs.
   J'aime à parcourir les artères de ce quartier. Sentir les courants principaux, les bassins de retenue. J'ai entr'aperçu comme un léger tourbillon. Né d'un semblant d'harmonie.
   Mon établissement gênait d'autres gens. Le notable ne tient pas à voir ceux qu'il exile revenir par la fenêtre. J'aurais droit à une provocation.
   Un petit groupe (cinq individus) de clients avec des foulards et des bérets en plein mois de mai. Ils ont attendu vainement les remarques d'usage. J'ai juste dit, avant qu'on aille prendre leur commande :
   - Une occasion d'identifier quelques indics.
   Ils voulaient ce qu'il y a de plus cher. On n'y voyait guère d'inconvénient. Des rires, des éclats de voix.
   La clientèle commençait à s'émouvoir. On essayait de la prendre à partie.
   Je suis venu dans la salle.
   - Un moment d'attention, mesdames et messieurs. Vous assistez à une tentative de racket. C'est comme au cinéma.
   Quelques rires.
   - Ne soyez pas modestes. Découvrez-vous un peu qu'on puisse applaudir les artistes.
   Les artistes étaient entourés de tout le personnel.
   - Le spectacle était de qualité. Vous pouvez servir ces messieurs. C'est sur mon compte.
   Ils n'auraient même pas droit à l'échauffourée qui accompagne une expulsion rondement menée.
   Je suis allé les trouver à la fin. Comme on fait chez les chefs :
   - Ça a été ?
   Ils ont bredouillé je ne sais quoi.
   - Je regrette que vous soyez grillé dans le quartier. J'espère qu'on vous a correctement rétribué. La police est plutôt pingre.
   Je me suis rendu ensuite à la gendarmerie. Je ne voyais aucun inconvénient à ce qu'on infiltrât les bandes (les fameuses ondulations sur le sable m'avaient permis de reconnaître les infiltrés, il y en avait dont les gendarmes ignoraient l'existence, un résidu de la concurrence entre les services). Mes activités à moi n'avaient rien d'illicite. Et je n'avais aucune raison pour me sentir, pour l'instant, solidaire avec les épiciers de l'économie parallèle. On a fait passer le message, je crois.
   J'entretiens des rapports corrects avec les irréguliers comme avec les autorités. Entretenir,  c'est beaucoup dire.   Quand je marche au hasard dans les rues, l'on se dit : voilà l'Autre qui fait son tour. Une heureuse intuition. L'Alien, cela suggérerait une réelle différence. L'Autre, cela ne rend compte que de l'attitude. De mon application à ne pas prendre mes marques. Ils ne sont pas forcés de savoir que je relève les ondulations sur le sable. Sans aucune incidence notable sur le cours des événements. Un léger correctif, dès que cela fait mine de s'emballer. Les événements doivent suivre un cours régulier. Depuis que je me suis installé, on défraie beaucoup moins la chronique, ce qui n'est pas plus mal pour les affaires courantes. Comme dit Mékir, le grand frère des grands frères, un éteignoir, respect. Un véritable témoin peut faire office d'éteignoir. Mon restaurant est parfaitement toléré, à présent. Quoique mon nom s'étale sur les enseignes des établissements de ma chaîne, je ne suis Def (Gérard) pour personne. On est venu proposer de m'agrandir, de coloniser d'autres villes. Pas besoin de moi pour créer des chaînes semblables ailleurs. Je n'interdis même pas d'embaucher un de mes cuisiniers. La raison sociale m'appartient. Pas la méthode. Ce que j'ai fait ici, un autre peut le faire ailleurs. Je ne tiens pas à me disperser. Je suis accroché à mon milieu comme une patelle au rocher. Je suis le témoin maison. Mais je ne fais pas état de ma neutralité. Elle va de soi.
   Reconnaître à chaque soubresaut, reconnaître qu'il y a des anomalies. Ne pas ajouter que l'on vit d'anomalies et de passe-droits. Mes ondulations à moi ne restent pas immobiles. Il y a de légères palpitations, infinitésimales peut-être, c'est comme un cœur qui bat. À l'intérieur du thorax le viscère remplit sa fonction d'une façon spectaculaire. Le médecin a besoin de tâter le pouls pour se faire une idée. Ces palpitations, à la hauteur des ondulations, c'est comme le pouls des gens. On peut également percevoir celles de la Cité. Comme si une somme d'ondulations donnait de nouvelles ondulations qui apparaissent à un autre niveau.
   Il y a eu des règlements de compte qui n'entraient pas dans le schéma ordinaire. Nous avons effectivement nos règlements de compte. Parfois sanglants. Querelles de territoire, dossiers en souffrance, arrivée d'un nouveau partenaire de jeu.
   J'offre parfois un café à un brigadier un peu plus subtil que ses collègues, qui ne sont pas tout à fait obtus. Celui-ci ne se contente pas de collecter les indices. Il y avait un truc qui le chiffonnait.
   - Un seul ?
   Une invite à venir au fait. Les gendarmes s'efforcent de colmater les brèches. Dans la nature, l'immobilité des paysages est une illusion. Nous pourrions disposer d'un véritable accéléré, nous comprendrions ce qu'il en est. Les règles sont les mêmes pour nous. Il ne peut y avoir de paysage réellement immobile. Quoique les réformateurs rêvent d'un système qui le fixerait. Dans cette optique, le progrès censé améliorer notre ordinaire en fait partie. La contradiction ne saute pas aux yeux des théoriciens. Faisons table rase pour bâtir un monument immortel. Jusqu'à la prochaine table rase.
   Le brigadier trouvait insolite ces règlements de comptes-là. Il croyait aussi peu que moi à une guerre de gangs. Il discernait mal la raison de ces accidents.
   - Ce ne sont pas des accidents.
   - De quoi s'agit-il alors ?
   - D'une variante assez subtile des chasses du comte Zaroff. La canaille maraude en ville, puis revient sur ses bases. C'est là qu'on l'attend. Des exécutions très propres. Trois ou quatre pièces à chaque fois. Jamais la même bande. Les amener à se soupçonner.
   - Il n'y a plus qu'à identifier le chasseur.
   - Il est du quartier.
   - Une vengeance ? Quelqu'un qui aurait eu à souffrir de quelque exaction ?
   - Je chercherais plutôt quelqu'un qui n'aurait aucune raison de leur en vouloir. Reconnaître le terrain. Examiner les laissées. Prévoir les passages. Un être qui a vraiment souffert n'agirait pas de cette façon. Vous ne trouverez aucun mobile raisonnable.
   Le brigadier était prêt à envisager n'importe quelle suggestion. À condition de pouvoir s'en inspirer dans le cadre du service. Il y avait comme un discret appel du pied. Que j'ignorai d'abord.
   Une irrégularité en tout cas. Impossible d'en préciser la nature sans se pencher de plus près sur les normes en cours, que l'on admet ou contre lesquelles on se révolte, ce qui est une façon indirecte de les reconnaître. J'ai fini par étudier ce cas. Appâté par les intuitions heureuses du brigadier ? Le misérable plaisir de relever un défi ? La simple curiosité, j'espère.
   Les zones de non-droit obéissent à un droit plus contraignant que nos codes. Il est des arrangements avec le nôtre. Pas avec celui-là, dont la légitimité doit s'affirmer à tout instant.
   La plupart des produits de la maraude endémique et des extorsions quotidiennes est investi dans des trafics à flux tendus. À en croire un de mes cuistots, qui a la tchatche, comme on dit dans le quartier, ce n'est que du bricolage par rapport à ce qui se fait sur une autre échelle. Les désastres collectifs provoquent une indignation convenue. Les harcèlements continuels une exaspération dont certains savent tirer profit.
   Le meurtrier de la lycéenne, par exemple, contrôlait une partie des extorsions ordinaires et commençait à s'insinuer dans des transactions plus importantes. Si les bandes qui se partagent les activités et les secteurs remettent parfois leurs conventions tacites en question, c'est qu'elles vivent de violences affichées et de pertes marginales. Les petits badauds sont bon public. Ils allument de temps en temps des feux de joie avec les moyens du bord (poubelles, édifices publics, véhicules divers) afin de signaler aux peuples réunis devant leurs téléviseurs qu'on les traite de façon indigne. Des communiqués de victoire s'affichent sur les portables. Pour le fond, on s'en tient à des idées générales, complaisamment colportées par les journalistes, le mal-être, l'absence de perspectives plus alléchantes qu'un bizness d'un bon rapport, car cette population n'est pas disposée à se contenter du SMIG dont des manifestants responsables réclament régulièrement l'augmentation. Le désespoir d'un désœuvré qui ne parvient pas à mener grand train retient l'attention des sociologues. C'est sans doute autrement passionnant que la misère des sans logis.
   En l'occurrence, il ne s'agissait pas de pertes marginales. On ne cherchait même pas à dresser une bande contre une autre. Quelqu'un se permettait d'aligner, de temps en temps, quelques chevilles ouvrières de ce système. On ignorait le simple vandale, mais, petit ou gros, les parties prenantes ne se sentaient plus à l'abri. J'ai caressé l'idée que le meurtrier de la lycéenne retiendrait son attention. Je ne me faisais pas d'illusions, l'exécuteur choisissait ses cibles au hasard.
   De longues accalmies. Puis trois indésirables cueillis d'un coup. De quoi décourager les réunions de mauvais sujets.
   On savait faire la différence entre les réunions un peu bruyantes dans les halls d'immeuble, et les haies de mines patibulaires le long des boîtes à lettre. Six flandrins menaçants exécutés d'un coup donnèrent à réfléchir.
   Le brigadier avait compris qu'on avait affaire à un tireur d'élite au fait de la vie du quartier.
   Il ne lui restait plus qu'à passer au crible la biographie des gens ayant un peu vécu. Vaste programme.
   J'étais sûr que le chasseur n'avait pas besoin de fréquenter les stands de tir, et n'avait jamais partagé de chambrée.
   L'arme elle-même, qui tranchait avec celles que l'on emploie par ici, n'était pas un vrai problème. On peut se procurer n'importe quoi. On n'avait pas besoin de s'être équipé ici.
   Les campagnes sont malheureusement remplies de bons fusils. Plutôt qu'un massacreur de palombes, ou un décimeur de garennes, j'imaginais un montagnard. Un isard est plus difficile à abattre qu'une perdrix.
   Trop vieux peut-être pour parcourir les sentiers de moyenne montagne, mais encore bon œil. Le brigadier cherchait un légionnaire dévoyé, j'imaginais un chasseur averti.
   Il cherchait à détecter les signes d'un désordre mental, un mobile insolite. Nous sommes tous censés répondre aux amorces communes. L'absence de mobile ne pouvait être qu'apparente. Il estimait qu'il y a toujours une raison.
   Je me représentais un individu moins fragile que les autres. Qui ne s'ennuyait même pas. Aucune pulsion contraignante. D'autres centres d'intérêt, sûrement. Moi-même...
   Une sauce réussie me procure un plaisir comparable à une attaque correctement conduite aux échecs. Le défilé des plats, c'est comme un paragraphe sur lequel il n'y a plus à revenir. Je suis le compositeur et le chef d'un orchestre que je dirige à partir de mon piano. Je pourrais parler de tout cela des heures durant au brigadier, sans qu'il puisse s'en faire une idée précise. Les grandes toques le sentaient, qui voulaient me garder.
   Cela n'altère pas le plaisir que je trouve à relever les ondulations sur le sable, lors de mes promenades quotidiennes.
   Ni les qualités d'un vrai livre. Quand je perçois derrière les ondulations de l'auteur un assortiment d'autres ondulations. Faute de pouvoir être des témoins aussi neutres que moi, ils sont ceux d'un monde virtuel, tout droit sorti de leurs circonvolutions cérébrales. La Bovary, c'est moi, disait l'autre. Pour sûr.
   Je sentais que notre exécuteur variait les plaisirs. Et ce genre de performances n'était sans doute pas le plus absorbant.
   Ce n'était en tout cas pas un témoin. Il n'avait jamais cherché à comprendre. Ni lui, ni les autres. La chasse n'était qu'un jeu parmi d'autres. En revanche, il savait lire les signes. Pas besoin de s'astreindre à un affût prolongé, qui l'aurait rendu plus vulnérable. Un malicieux peut-être.
   En principe, c'est le simple quidam qui prend une balle perdue. Notre chasseur ne comptait pas défendre le simple quidam. Il se contentait de redistribuer les balles perdues. Dans la vie, on ne bat pas les cartes après chaque coup. Tout le monde s'efforce de tricher. Nous assistions à une sorte de renversement des donnes, tout à fait satisfaisant pour l'esprit.
   Il ne faut pas confondre l'authentique amateur avec le viandard. Le viandard aristocratique se fait assister d'une armée de rabatteurs, d'une meute de Saint-Huberts, voire d'une nombreuse cavalerie. Le viandard populaire guette les oiseaux migrateurs. L'authentique amateur se donne toutes les chances de rentrer bredouille. Notre chasseur ne devait pas trouver chaque fois une occasion de faire un carton.
   Il n'avait pu débarquer dans le quartier avec tout son matériel. Il vivait sur place.
   Les chasseurs d'isards habitent dans des villages au pied d'une chaîne.
   Il existe dans nos quartiers des secteurs moins récents. Avec des immeubles présentables, pourvus de garages dans leurs sous-sols. Les appartements y sont spacieux. Une isolation correcte permet de ne pas être trop importuné par le voisin. Il y a quelques pavillons, encore plus anciens. D'après moi, le chasseur habitait l'un de ces pavillons. Un être positif, qui ne se sent pas assiégé quand une barre se dessine à l'horizon. Les désordres quotidiens n'affectent pas ces espaces résidentiels. Un peu de tapage parfois, un feu de joie de loin en loin, manière. Le chasseur ne se sent pas importuné par le vandalisme ordinaire, ni par la délinquance récurrente. Un artiste à sa façon.
   Qui avait tout son temps.
   Comme moi.
   La réponse m'a été offerte sur un plateau.
   Un plateau de fruits de mer à prix raisonnable. Cela figure sur mon menu en fin d'année. Une quinquagénaire sereine à la table. Et les ondulations les plus sereines que j'aie jamais vues. Elle ne m'était pas inconnue. Tout le monde la croisait. Adepte du trekking à ses heures. Avec le fourbi du trekkeur affûté. Sac-à-dos de rigueur. Il lui arrivait de grimper, par les escaliers jusqu'en haut des immeubles. Bien avant les premiers tirs. Pour redescendre aussitôt. Ça fait partie de l'entraînement. Elle préférait les rochers de Fontainebleau, le dimanche. Pour les grandes vacances, elle s'offrait une moyenne montagne plus rude que les nôtres, en Asie Centrale, ou en Amérique du Sud. Les autres, elle se rabattait sur son Capcir natal. Une fille des Angles. Elle ne craignait pas les mauvaises rencontres, dans le quartier. Elle avait le contact avec les élèves, comme on dit chez eux. Elle improvisait de petites conférences à la demande des profs de Géo. Respect.
   Aucune raison de la soupçonner. Mais quelles opportunités !
   Moi qui croyais tomber sur un baroudeur revenu de je ne sais quoi...
   Ça n'en faisait pas encore une chasseuse convaincante.
   Une idée absurde :
   On inflige aux concurrents du biathlon d'assez longs parcours entrecoupés de séances de tir. Ce n'est pas facile de viser après un effort prolongé. Prendre son temps, ne pas en perdre. Si l'on rate plus d'une cible on se voit infliger un petit tour de pénalité. Faut trouver un équilibre. S'il disposait d'un délai indéterminé, un bon fondeur serait infaillible.
   La Toile offre quelques ressources. Je cherchais une fille ayant participé à des compétitions d'amateur il y a trente ans. Elle n'avait pas dû y participer bien longtemps. Les entraîneurs sont des négriers. Mais cela n'empêche pas de s'entretenir.
   Une seule trace : elle était arrivée vingt-deuxième dans une épreuve jurassienne.
   Pour commencer l'année, elle s'est accordé deux trafiquants qui poussaient de petits jeunes à bien faire. Les gendarmes avaient appréhendé quelqu'un qu'il ne fallait pas inquiéter. Des débutants, sans doute.
   Je ne voyais aucune raison de faire enfermer cette dame. Je me suis présenté à son pavillon. Elle ne m'a pas contredit quand je l'ai félicitée pour ses performances. La police, ai-je dit, ne compte pas que des buses. Un enquêteur de mes amis me semblait sur la bonne voie. Une belle ébauche est souvent plus captivante qu'une œuvre achevée. Je lui recommandais de s'en tenir à l'ébauche.
   Ce qu'elle a fait.
   Les récidivistes en herbe continuent de serrer les fesses, et c'est tant mieux.
Je n'ai rien dit au brigadier.

***

texte et dessin E.H. Biberkragen - 2008

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