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II
Forte mémoire
FORTE MÉMOIRE

  EN PRENANT DE L’AGE, JE DEVIENS SARGASSIER. Des lambeaux de mémoire se déposent sur mes rivages comme les grandes algues aux marées d’équinoxe qui dessinent des festons. Les événements plus récents, ce sont ces petites touffes vertes collées au sable, qui peinent à prendre corps, des bouts de vie éparpillés.
   On n’a pas pu me garder. Je ne savais pas où j’en étais, encore moins où je me trouvais. J’ai déjoué les premiers pièges. Pour montrer que l’on a encore un bout de tête, on est tenté de demander des nouvelles de personnes qu’on vient d’enterrer. Ils m’auraient bien gardé aux archives passés les treize lustres, je continuais à manier des documents, machinalement, avec les précautions d’usage, mais j’ai demandé un jour à l’un de mes collègues où j’étais. J’étais à deux pas de chez moi. Ça a suffi. Une petite hémorragie cérébrale vite résorbée. On n’a pas vu les conséquences tout de suite. Pour me détendre, je m’adonnais à la randonnée, à pied ou à vélo. Une oreille de chat. Je percevais le tintement d’un troupeau à des kilomètres.  Je surprenais des conversations dans les pièces environnantes. Quand j’ai un peu perdu de mes repères, je croyais que je me trouvais à l’écluse de Montgiscard quand j’étais beaucoup plus loin. Je regardais ma montre, je revenais sur mes pas. C’était plus difficile à vélo : j’ai regardé ma montre, et vaguement reconnu ceux qui venaient me récupérer. J’étais à Bram.  Ils ont eu de la chance : quand je me sens bien chaud, j’aime bien me taper quelques rampes. On aurait pu me retrouver à Saint-Ferréol.
   L’on m’a collé dans une maison de retraite, où il y avait déjà deux vieillards et une vieille plus atteints que moi. Certains pensionnaires se prenaient à crier. D’autres se déplaçaient en déambulateur ou en chaise roulante. Des animateurs venaient nous remettre les idées en place. Les casse-tête ne me posent aucun problème. Ni les dames, ni les échecs. On retient mieux les combinaisons et les protocoles que la binette d’un enfant qui pousse.
   On me tient à l’œil. Jamais le même. J’ai entendu le médecin-chef dire à son personnel : le gâteux est gyrovague. J’apprécie moyennement les interrogatoires de la famille ou de mes amis : Tu me reconnais ? Mais voyons, tu sais bien, je suis Michèle, Renaud, Théo, tu te rappelles, tu étais à son baptême… Tu vois, Laure, c’est ton papy… je hoche la tête en souriant. J’ai appris aux archives à interpréter les documents. Avec un peu de sang-froid, je passe entre les gouttes. D’autres s’agacent. On nous a mis des GPS.
   Ma retraite me permet le haut de gamme. Quitte à finir aux petites maisons, je préfère un quatre étoiles. J’ai ma petite bibliothèque, pas aussi vaste que celle que se sont partagée mes enfants. Je m’y retrouve. Thucydide, les tragiques grecs, Lucrèce et Tacite, que je lis dans le texte. Mon cerveau n’est pas altéré dans ce domaine, ce qui surprend le médecin chef (qu’il m’arrive de prendre pour un infirmier ou mon fils.) Les familiers et les proches ne parviennent pas à déclencher le moindre déclic. Ça me revient les jours de forte mémoire, coïncidant avec ces marées où il faut marcher pour se tremper les pieds ou se réfugier sur les dunes. Là où ça va le mieux, c’est aux équinoxes, ou les jours de pleine lune. Aucun membre de l’équipe médicale ne s’en est ému, sauf une fille de salle native d’Hossegor qui n’aime pas quand le lac devient une grande flaque entourée de vase. Instinctivement, elle n’en a soufflé mot à personne, mais consulte l’horaire des marées dans le Sud-Ouest. Il me revient des filaments de vie réelle, bien plus précis que ceux qui sont reconstruits dans notre mémoire ; je distingue une multitude de faits qui m’avaient échappé. Mais ce n’est pas toujours pleine lune. Quand cela m’arrive, je me garde bien de reconnaître tout le monde, et de raviver des souvenirs, on me prendrait pour un simulateur. Au moins, j’ai le réflexe, quand on me demande si je reconnais un visiteur, ou des… de répondre non. Mais tu sais bien… je ne sais plus, l’on ne m’entourerait pas, sinon, d’autant de soins. J’ai perdu la tête, pas le sens de l’humour. J’ai droit à plus de visites que les autres pensionnaires. Je suis un gâteux dont n’arrive pas à se détacher. Va-t-en savoir… Les jours de pleine lune, je comprends. La mer grignote un peu de ce domaine où nos ancêtres ont pris pied. Elle s’approche, et le passé revient avec les algues des profondeurs.
   Je souffre d’une dégénérescence sélective, preuve que mon cerveau n’est pas aussi amidonné que les cols de mon enfance. Nous avions une antique servante qui veillait à ce que nous ne soyons pas débraillés. On attachait les boutons de sa chemise comme les guerriers de Crécy s’enveloppaient dans leur armure. Nos culottes puis nos pantalons n’avaient qu’un seul pli, le bon. Nos camarades de Fermat trouvaient cela farce, d’autant plus que je dominais toutes les matières, même la fécale. Plaisanterie de chartreux, et qui a ses bizuts. Je cultivais la calembredaine sentencieuse. J’ai fait de la boxe française quand nos condisciples faisaient du judo et de karaté ; de l’escrime quand les autres s’adonnaient à l’athlétisme, au tennis, ou aux sports collectifs.
   Ce qui me plait dans les vieux documents, c’est qu’ils méritent qu’on s’en occupe. Je descends quatre à quatre de petits bourgeois anoblis, qui ne se prenaient pas pour des aristocrates. Nous résistons juste aux canailleries des spéculateurs, car nous ne sommes pas joueurs. Nous n’avons pas grossi notre patrimoine, nous l’avons conservé, bien que nos filles, comme nos garçons pussent épouser qui ils voulaient. Un mariage n’est une affaire que pour ceux qui s’unissent, mais pas toujours. Nous sommes conscients des obligations qu’impose notre rang, et nous ne soucions pas de le tenir, ce qui entraînerait des contraintes.
   De là mon gâtisme un peu gourmé, cette résistance passive aux assauts de mes proches. Jamais plisser le front, ni prendre son menton d’une main, en plaçant la deuxième phalange de l’index placée sous le nez, ne jamais froncer les sourcils. Je n’ai pas les accès de violence de la vieille dame qui a failli fendre l’arcade sourcilière d’une infirmière avec sa canne.  Ne jamais s’insurger contre ce qui ne dépend pas de nous, ni s’affoler devant ce qui nous dépasse. Les anciens philosophes nous donnent des leçons de vie, la plupart des nôtres ne sont que des penseurs, quand ils n’ameutent pas les foules, et ne harcèlent pas les politiques, pour obtenir des interventions humanitaires armées qui font des morts. La cité idéale des philosophes — Platon ne se recommande que par son style — ne vaut pas mieux que la Cité de Dieu ou l’Internationale. Si j’ai participé à des réunions syndicales, c’est pour être courtois, je n’ai jamais pu assimiler la langue de la tribu. Quand on me  demande de revenir sur mon passé, ma syntaxe ne fléchit pas. La maladie d’Alzheimer c’est comme l’autisme et les adjectifs indéfinis — tous, le même, un autre, quelques etc. en faisaient partie — un fourre-tout. Je ne me sens pas atteint dans mes facultés cognitives et intellectuelles parce que je ne mets plus des noms sur les visages, ne distingue pas les morts des vivants, ne me rappelle aucun événement (d’autres ont des oublis sélectifs, l’inconscient sert de décharge) parce que j’ai égaré mon calendrier intime. Tout reste enfoui durant les marées de faible amplitude.
   Exactement le contraire de Venise. De l’automne au printemps, il arrive que les trottoirs disparaissent, les habitants doivent utiliser des passerelles ou des barques, il ne reste plus que les monuments lavés des foules qui en encombraient les accès. Moi, c’est au moment des marées de forte amplitude que je puis contempler mes places, et mes trottoirs, peuplés des gens que j’aime ou pas. Dans mon état, ceux qui me sont chers, ou me sont restés chers, me laissent plus froid qu’avant, cela devient, même au mieux, que des absences qui prennent corps. C’est que je n’étais pas du genre à exclure les gens qui se sont brouillés avec moi. Ma mère avait une forte personnalité, et la capacité, tout en gardant les apparences de la civilité, de regarder à travers les gens qui lui avaient fait dans les bottes. D’aucuns ne peuvent résister à la démangeaison de faire des crasses, et ne comprennent pas qu’on leur batte froid. Quand je disposais de toute ma tête, je me suis offert de claquer la bise du nouvel an, sur un marché, à une dame que d’aucuns avaient perdu l’habitude de saluer. Ce souvenir m’est revenu un jour de forte mémoire.
   Le carabin qui vient régulièrement m’examiner — un gâteux en bonne santé est un gâteux qui dure — trouve, ma foi, en regardant ma bibliothèque et après s’être assuré que je ne mets pas ma brosse à dents dans une de mes chaussures – c’est par là qu’il commence, vérifier que chaque chose est à sa place — juge que ma dégénérescence cérébrale n’est pas trop avancée. C’est le contraire des autistes : on souhaite qu’ils soient avancés. On me reconnaissait une dent assez dure mais le talent de ne blesser personne. Quelques faibles esprits font plus attention aux rosseries qu’aux mauvais procédés, surtout s’ils en sont coutumiers.

   La seule chose qui pourrait m’intriguer, si je n’étais au fait, c’est que je me sois mis à écrire, justement aujourd’hui. Vous pouvez regarder la lune, elle n’est pas pleine, consulter le calendrier des marées, faible amplitude. C’est qu’elle est bien plus forte et douce, la vague qui s’enfle, qui prend corps, et va me submerger, en balayant toutes mes sargasses.

René Biberfeld - 2015 
photo © jhrobert- Danse Macabre - Chaise Dieu

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LES VIEUX

série de trois nouvelles

Le Centenaire... - Forte mémoire - Échantillon

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