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Fin du roman policier



Chartiste
Chartiste      
IV

TERMINUS


   Ces dames ne sont pas surprises de trouver le commissaire à l'aéroport.
   – Avec une de nos voitures on circule mieux à cette heure.
   – Si tout le monde avait droit aux mêmes égards, soupire Emmeline, les contribuables ne se demanderaient plus ce que fait la police.
   – Et tout ça pour nous épargner de prendre la navette ! ajoute Sophie.
   – La navette ne vous met pas à votre porte, et ne mène qu'à la gare routière.
   – C'est gentil d'être venu nous chercher, Claude. Comme as-tu deviné l'heure à laquelle nous arriverions ? Nous nous sommes offert un jour de plus à Florence… Suis-je bête… Ce doit être si facile, pour vous, de consulter des listes des passagers…
   – J'étais impatient de vous voir… Nous n'avons pas les moyens, nous, d'envoyer quatre anciennes chartistes à Florence. J'espérais que vous pourriez m'éclairer sur le manuscrit que Jules Minguet a présenté à un public choisi juste avant  de disparaître.
   Le commissaire met son gyrophare et s'engage dans la suite de voies rapides et de rocades qui doit les amener au port.
   – Ça sent l'abus de biens sociaux, dit Gisèle : j'adore ça.
   – Il n'y aura pas d'abus, si vous me dispensez quelques clartés.
   – Nous avons bien mieux, dit Sophie.
   – Ah bon ?
   – Es-tu allé voir les feuillets que le fils Minguet a conservés chez lui ?
   – Nous nous sommes même permis d'utiliser les flashs pour les photographier, rien que pour voir si l'héritier grognerait.
   – Avec la vitrine…
   – Il l'a gentiment relevée. Nous aurions même pu les embarquer en tant que pièces à verser au dossier. Je n'ai pas voulu aller jusque là. J'imagine la tête que vous feriez si un document historique se retrouvait dans une de nos chemises.
   – Ils ont vu pire. Pour bien comprendre ce que nous allons te montrer, sache que Dante a sans doute commencé son Enfer au moment où l'Inquisition instruisait le procès des Templiers pour complaire au bon roi Philippe le Bel. Florence n'a pas encore la renommée artistique qu'elle aura plus tard. Veux-tu que je te donne un petit cours d'Histoire, le temps que nous arrivions ?
   – Ce ne sera pas le premier.
   En dix minutes ils se trouvent au bord du canal.
   – Une ou deux idées sur la conservation et l'état des documents de ce temps-là ?
   Le commissaire soupire. Il lui faut bien expier son obligeance.
   – Tu monteras bien chez moi ?
   – Pour trouver une place…
   – Allons donc, avec ta voiture ! Il y a des tas de stationnements interdits… Je ne te garderai pas longtemps. C'est dans l'intérêt de ton enquête. J'ai un appareil photo chez moi…
   – Vous n'en aviez pas emporté ?
   – Comme si nous étions du genre à rapporter des souvenirs !
   Le commissaire est souvent venu chez Mamie Georges du temps de son enfance.
   – Installe-toi bien… Veux-tu boire quelque chose ?
   – À cette heure-ci ? !
   – Le temps d'ouvrir ma valise.
   Les autres dames se sont assises, elles aussi. L'on attend dans la vaste cuisine. Le commissaire est trop fin pour essayer d'engager la conversation, les autres, on dirait d'aimables statues qui le couveraient d'un regard presque tendre.
   Sophie vient les rejoindre fièrement en brandissant un de ces cartons cylindriques qui permettent de protéger des documents que l'on roule précautionneusement. Elle sort plusieurs feuillets qu'elle regroupe en trois liasses.
   – Tu as là, mon petit Claude, l'apparition de Virgile au Chant I, et ces feuillets-là, c'est le moment où l'on est prié de perdre toute espérance, autrement dit la porte de la Cité Dolente, au début du Chant III, et là, pour finir, une apparition de Mahomet, qui ne plaira pas aux plus rigoureux de ses disciples, puisqu'on voit le prophète ouvert du menton jusqu'au trou qui pète, ce qui explique que ses boyaux pendent entre ses jambes, Ali se contentant d'avoir la face fendue du menton à la houppe. l'époque était sévère pour les schismatiques. Si jamais ses fidèles prennent le contrôle de notre planète, ils auront beaucoup à faire pour débusquer tous les exemplaires. C'est plus difficile que de ruiner des mausolées qui se voient de loin. Le porte-parole du Miséricordieux apparaît au début du vingt-huitième chant. L'épisode de Francesca da Rimini, que tu as eu sous les yeux chez le regretté Jules Minguet, se trouve à la fin du cinquième livre. Accessoirement, c'est bien Christiane Daniset qui l'a récupéré chez un libraire de Lucques. Je ne la connais pas, mais j'ai pris plaisir à m'entretenir avec elle quand elle m'a succédé. Elle ne s'est pas laissé abuser par un faux. Il suffit d'un minimum de formation pour ne pas tomber dans un aussi grossier panneau. Les universitaires qui ont eu cet extrait sous les yeux, ont parfaitement reconnu que c'était du provençal d'époque, mais ne se sont prononcés que sur la langue. Et la pauvre Christiane Daniset, honteusement dépossédée d'une découverte aussi retentissante en aurait été assez contrariée pour s'enfermer chez elle quinze jours pleins ?
   – Pourquoi l'a-t-elle fait alors ?
   – Ça, tu n'as qu'à le lui demander.
   – Elle me dira qu'elle était vraiment malade. Il ne faut pas compter lui faire avouer qu'elle comptait ridiculiser le défunt pour une raison qu'elle ne veut pas me voir approfondir.
   Il a pris ces dames de court. Il enfonce le clou :
   – Querelle d'experts ? autant chiper une sucette à un enfant… Je ne voulais pas l'interroger avant de m'être assuré de la valeur de ce document. Quant à sa maladie, c'est une façon indirecte de l'authentifier avant même que l'imbécile ait procédé aux vérifications d'usage. Le bibliothécaire devait passer son temps à essayer d'en faire accroire. Les spécialistes ont dû rire sous cape en assistant à la démonstration. Notre cher Lucien Paumade n'y a pas vraiment cru, si j'en crois sa chronique. Bref, on a roulé Jules Minguet dans la farine. Et si on l'a fait, pourquoi ne pas lui laisser le temps de savourer sa déconfiture ?
   Il commence à être agaçant, le petit Claude. Ces dames attendent un moment qu'il poursuive son raisonnement. Au lieu de quoi il se lève en disant :
   – Nous sommes bien peu de chose… Je vous remercie pour la peine que vous êtes donnée. Vous m'avez apporté, sans que je vous en prie, une aide inestimable.
   Sophie le reconduit.
   Emmeline ricane :
   – En voilà un qui était bien content de ne pas nous avoir dans ses pattes !
   – Notre petite virée à Florence tombait à pic, reconnaît Alberta.
   – D'autant plus que ça lui permettait d'explorer d'autres pistes…
   – Et si ce sont les conquêtes de Jules Minguet qui l'intéressent, il aura beaucoup à faire. Il pourra toujours mettre une annonce dans le journal. Recherche de témoins : si l'une de nos concitoyennes a pris du bon temps avec le dénommé Jules Minguet, nous lui serions reconnaissants de nous contacter, mais ne nous pouvons lui garantir que sa petite aventure n'éclatera pas au grand jour, ni qu'elle ne sera pas inquiétée…
   – Il peut inviter d'autres personnes à en parler.
   – Qu'il est bon des se hisser à la dignité de colporteur de ragots !
   – Bref, conclut Sophie, il apprendra juste que c'était un homme à femmes. Si ces dames ne se font pas connaître, il n'en sera pas plus avancé.
   Gisèle semble tout excitée :
   – Il n'a donc plus qu'une carte…
   – Nous ! dit Alberta.
   – Un peu de vélo en ville, ça va nous dégourdir les jambes. J'ai des sacoches.
   Elles prennent, le lendemain, une tenue adéquate, et passent sous le train. Puis elles franchissent le canal. L'inspecteur Cyprien doit reconnaître qu'elles ont un bon coup de pédale. Il pourrait s'engager dans le couloir des autobus, vus les privilèges attachés à sa fonction, au risque de se faire repérer, ou, pire, de s'attirer les foudres d'un collègue de la gendarmerie qui ne comprendra pas que l'on en use de la sorte avec une voiture banalisée. Et les gendarmes, il y en a partout, depuis qu'on les prie de ramener leur quota de contraventions. Il voit ces dames tourner à gauche en mettant pied à terre pour passer dans les clous, comme la loi les y autorise, lorsque le feu est au rouge. Elles descendent ainsi une partie de la rue, pas pressées, la traversent quand le feu est pour elles, à la hauteur d'une fourche. foncent vers le marché des boulevards. Un quart d'heure pour les provisions du soir. Encore des clous, le tour d'une basilique, un sens interdit à pied, jusqu'à une entrée réservée au personnel de la Bibliothèque Municipale. Sophie avait le tube en carton dans sa sacoche, vu que ce n'était pas un rouleau très long.
   La bibliothécaire admire les spécimens qui lui sont soumis.
   – J'imagine que ces rouleaux sont un prétexte, dit-elle.
   – Un prétexte intéressant, vous ne pouvez le nier, dit Sophie. Vous m'avez parlé d'une demoiselle qui aurait tant ému Jules Minguet, qu'il n'a pu s'empêcher de vouloir recommencer.
   La bibliothécaire qui a fréquenté en son temps un interne se met à chantonner :
   – <Ah, dit la sœur du couvent, qu'as-tu moine, qu'as-tu moine…
   Alberta complète :
   – Ah, dit la sœur du couvent, qu'as-tu moine à gueuler tant ?
   Sophie :
   – Vous nous avez laissé entendre que cette demoiselle n'a pas répondu à Jules Minguet ce que la sœur du couvent a répondu au moine quand celui-ci lui a exprimé son désir de recommencer.
   – Elle a dépéri dans la boutique de son père, dit la bibliothécaire, avant de mourir il y a six mois.
   – Cette boutique a-t-elle fermé ?
   – Absolument pas. C'est dans la petite rue qui longe le canal, jusqu'à l'écluse qui donne sur le fleuve. Il ne reste que cette boutique avec quelques ateliers fondus derrière dans le pâté de maison. C'était, au début du siècle dernier, une grande entreprise, la maison Alaria. Deux guerres sont passées dessus, la concurrence s'y est ajoutée. Elle a vivoté encore une décennie avant de se replier sur cette boutique, tenue par un des membres de cette lignée, qui a repris le flambeau. Mon mari m'a offert un sac Alaria. Ces sacs ont ceci de spécial qu'ils ne portent pas le nom de la marque. C'était un des slogans de la maison : "On porte un sac Alaria pour lui-même, pas pour le nom." Il ne propose plus que des articles de luxe. Ce qui n'empêche pas sa boutique d'être toujours pleine. Elle est réservée aux initiés d'où qu'ils viennent. Elle est belle cette ceinture. Qu'est-ce que c'est ? Une ceinture. Si l'on ne reconnaît pas un produit Alaria au toucher et à la vue, ça ne valait pas la peine de le fabriquer. C'était le même principe pour les articles plus ordinaires, avant que le niveau baisse, et qu'on soit inondé de produits à bas prix. J'adore aller chez eux, l'on est bienvenu, même quand on n'achète pas. Le père, Robert Alaria, est un causeur remarquable. Et sa mère qui tient le comptoir s'adresse à la clientèle avec une courtoisie étonnante, d'un autre temps. Vous pouvez y aller, rien que pour voir la marchandise. À l'inverse des musées, on peut toucher. Camille ajoutait une certaine fraîcheur, qui contrastait avec la gravité générale. Elle ne dépérissait que dans sa chambre.
   – Ont-ils des sacs à bandoulière ? dit Gisèle. Je rêve d'un sac à bandoulière…
   – Ils sont magnifiques.
   Sophie sourit :
   – Nous ne sommes venues que pour vous montrer les manuscrits. Prenez le temps de les regarder… Il va de soi que nous ne vous avons parlé de rien d'autre.
   – De rien d'autre.
   Pendant qu'elle parcourt les feuillets, ces dames se concertent. L'inspectrice Luce Germond, qui a guetté leur arrivée, à l'entrée du personnel, le commissaire avait prévu le coup des vélos, se tient prête à enfourcher le sien pour les suivre. Elle s'entraîne régulièrement en gravissant les coteaux des environs. Il n'y a pas de danger qu'on la lâche. Même avec ce modèle qu'elle n'utilise que pour les courses. Jeans et tennis, pédalier ordinaire. Avec sa tenue spéciale, elle attirerait l'attention.
   Ce qu'elle n'a pas prévu, c'est que les quatre dames partiraient chacune de leur côté.
   Gisèle se dirige carrément vers les berges du fleuve, Sophie est partie du côté de l'Hôtel de Ville, Alberta prend le chemin du canal, quant à Emmeline, il est convenu qu'elle doit aller montrer leurs faux manuscrits au fils Minguet. Alberta a décidé de rendre visite à leur germaniste préférée. C'est là que tout le monde doit la rejoindre.

                GISÈLE

   Elle n'a eu aucun mal à trouver ce qui reste de la maison Alaria. Des rangées et des rangées de sacs. Le maître des lieux ne prend même pas la peine de surveiller sa pratique. Comment négocier un produit sans marque ? Pour lors, il s'entretient avec un client et deux clientes. Le client semble être effectivement venu acheter quelque chose. Gisèle a choisi un sac à large bandoulière, que l'on doit accrocher à son épaule gauche si l'on est droitier. Il y a des modèles pour gaucher. Elle l'essaie. Elle se sent vraiment bien avec. Elle l'ouvre… quatre compartiments et trois poches qui se ferment (foin des vulgaires fermetures-éclair et du velcro). Un outil merveilleux pour les professeurs, ça se pose doucement sur l'épaule de l'utilisateur, le cuir est très légèrement rembourré. Quel que soit le poids, ça ne laissera pas de marques. C'est plutôt seyant, sinon.
   Elle s'approche du maître des lieux quand personne ne lui parle, celui-ci la conduit à son épouse qui tient la caisse. Court échange, comment peut-on être aussi exquise avec chaque client ? Gisèle débourse par carte le prix de l'objet, plus cher que ce qu'on trouve dans les secteurs chic de certains grands magasins, bien moins cher que dans les boutiques de luxe. Ce ne doit pas être l'article le plus vendu, mais il a son rayon. On plaisante un instant sur les cartes bancaires, et le fait que la plus grande partie de la population soit mise en carte. Bientôt, les autorités disposeront de plus de renseignements qu'il n'est décent, en consultant toutes celles qu'on doit posséder, non pas du regard, mais en les glissant dans une fente prévue à cet effet. C'est déjà le cas pour celle dite 'Vitale'.
   L'artisan, qui respecte modestement le goût de chaque époque n'a pas voulu méconnaître la mode des bananes, des sacoches, des holsters, et des ceintures d'explorateurs. Preuve qu'il y en a vraiment pour tous les goûts, comme pour les amateurs de sacs ou de sacoches simplement beaux. On sent un style, une facture, chaque génération apportant une touche personnelle.
   Elle en félicite l'artiste. Au cours de la conversation, elle lâche, de sa voix à elle, comme une confidence, qu'il risque de recevoir la visite d'un officier de police judiciaire.
   – Ne me dites pas que c'est pour le meurtre de ce farceur de Minguet…
   – Ce farceur ?…
   – Ma fille s'éteignait sans se faire des illusions sur lui. En veut-on à la tuile qui vous tombe dessus quand souffle le vent d'autan ?
   – Si vous dites cela au commissaire, il pensera que vous voulez rabaisser la victime.
   – Camille m'a expliqué son système. Les multiples splendeurs du moment unique. Encore faut-il que l'artiste ne soit pas pris d'un coup de vague à l'âme. Camille a été surprise qu'on la sollicite encore. Elle a accepté, parce que c'était bien. Ce fut moins bien et plus doux. Ce qui encourage la naissance d'une obsession, ce que d'autres ont appelé une surprise de l'amour. Il a lâché prise avant de perdre femme et enfants. La prise a perdu, elle, tout son éclat, et le plus clair de son énergie. Il n'était plus question de poursuivre ses études. Nous l'avons prise chez nous. Elle s'en est trouvé bien, et, dois-je l'avouer ? Nous nous en sommes trouvés mieux, dans la mesure où cela nous rassurait.
   – On ne se méfie jamais des hommes à système.
   – Les systèmes ne sont que de petits arrangements qui n'arrangent que celui qui les élabore. C'est vrai pour les philosophes, comme pour les politiques ou les particuliers. Ceux qui s'accordent pour mener un genre de vie répondant à des règles moins contraignantes, ne vivent plus, ils récitent. Jules Minguet s'est laissé surprendre par une bouffée de vie. Je n'ai jamais connu personne de plus vivant que Camille. Écoutez…
   L'on suit la démonstration dans toute la boutique… Le silence s'est fait. Est-ce l'effet de cette étrange rhétorique ? L'on perçoit comme une vibration douce et gaie.
   – Camille ne nous a laissé que sa vie. Il nous a fallu du temps pour être dignes de le comprendre. Mais j'imagine qu'un enquêteur puisse être assez obtus pour me voir dans la peau d'un furieux qui brûle de se venger. Mais de quoi, grands Dieux ? Le système de Jules Minguet, c'était un système à compartiments. Il a épousé une femme d'intérieur qui ne rêvait que de tenir une maison. Comme elle a un instinct très sûr pour la présentation des thèses, et qu'elle a suivi des stages d'imprimerie, elle a installé son petit atelier chez elle. Elle tape elle-même les ours platement dactylographiés qu'on lui soumet, en imaginant le produit fini. Elle sait recevoir, cuisiner, choisir les bons produits. Bien plus intéressante que son mari. Nous avons été priés à souper chez eux. Le mari n'a que de la conversation, toute la famille n'a, elle, d'oreilles que pour lui. Comme il lui arrive de se reposer, son épouse se croit tenue de prendre le relais. De quoi qu'elle parle, on sent la femme qui sait ce qu'elle dit, et qui va droit au fait, avec grâce. Elle administre d'admirables leçons de concision. C'est autre chose que les insignifiantes volutes du Monsieur, qui n'a que des qualités de camelot assez instruit. Au moins aura-t-il eu la politesse d'avoir pour sa femme les mêmes préventions que pour les gaietés qu'il s'accorde. Cet homme était une bulle. Je suis juste surpris que quelqu'un se soit donné la peine de la crever.
   L'on sent que cet éloge funèbre fera le tour de quelques petits cercles.
   – Qu'il vienne cet officier de police judiciaire, si telle est sa condition, nous essaierons de rester courtois.

              SOPHIE

   C'est une des plus grandes librairies de la ville, flanquée d'une annexe pour les brochures touristiques de toutes les collections, les monographies sur les plantes et les animaux, les cartes et les plans, et tout ce qui pourrait encombrer la bonne tenue d'une maison de qualité. Deux étages, sinon, et des couloirs où l'habitué s'y reconnaît quels que soient ses goûts, cela va des humanités, au sens le plus noble, à la bande dessinée. Le libraire a publié nombre d'auteurs étrangers qu'il a fait connaître. Il avait profité des lueurs de Sophie dans une édition savante d'un maître de la littérature rouergate du XIIIe siècle, élaborée avec le concours d'un de ses confrères, plutôt spécialisé dans les ouvrages universitaires. La gageure, c'était d'attirer un public avisé, sans lui infliger l'humiliation d'une traduction en regard. Un arsenal de notes, comme dans les éditions talmudiques de la Torah, devait aplanir les difficultés pour le lecteur capable de se débrouiller dans d'autres langues romanes. Sophie s'était gracieusement chargée de la glose, et d'une courte notice sur la prononciation, imprimée sur un signet qui évitait aux usagers de se reporter aux premières pages. On avait laissé à un spécialiste le soin de rédiger une préface relativement abordable sur l'époque, les usages linguistiques de la région des origines à nos jours, et tout ce qui pouvait faire l'originalité d'une telle œuvre.
   Elle n'avait pas besoin de se faire annoncer, elle connaissait les habitudes du personnage. Et elle avait pris soin de se munir d'une photocopie des documents. Elle les mit simplement sous le nez de l'éditeur.
   – Cela ne vous rappelle-t-il rien ?
   – Le dernier coup d'éclat de ce pauvre Minguet.
   – Qu'en avez-vous pensé de ce coup d'éclat ?
   – L'on n'a pas cru bon de me convier à cette petite réunion. Je n'ai lu que le compte-rendu de Lucien Paumade, dans sa Chronique du jeudi.
   – Et quel a été votre sentiment ?
   – Cette chronique m'a mis de bonne humeur, pour tout dire, elle a égayé ma journée. Je me suis juste demandé ce qui avait pu pousser d'honorables universitaires à cautionner cette farce. Peut-être ont-ils voulu offrir un dernier plaisir au défunt.
   – Le défunt se portait fort bien.
   – Il était déjà peu de chose.
   – Il aurait fait une drôle de tête en voyant apparaître tous ces extraits. Ce que je ne vois pas, c'est la raison pour laquelle vous m'avez apporté ces photocopies.
   – Que diriez-vous d'une intégrale de l'Enfer en provençal, texte original en regard, glose de ma main, pour la rendre abordable, une courte présentation sur le provençal de l'époque, et une joyeuse préface rédigée par une chroniqueuse du Centre-Ouest Républicain qui a dignement repris le flambeau de son défunt mari ? Elle s'est déjà fait connaître par des articles de son cru, encore plus enlevés.
   – Cette intégrale existe ?
   – Elle est l'œuvre d'un spécialiste de la littérature sicilienne au temps de Frédéric II.
   – Pourquoi s'est-il donné tout ce mal ?
   – Pour se payer la tête de quelques mandarins des lettres qui ont tout fait pour l'empêcher de devenir une autorité dans son domaine. C'est une longue histoire.
   – Vous n'allez pas m'en priver…
   Telle n'était pas l'intention de Sophie.
   L'éditeur a un peu l'air d'un naturel qui savoure un cassoulet fait dans les règles.
   – J'imagine que l'auteur voudra bien qu'on le publie sous son vrai nom.
   – Je lui en ai parlé. L'idée de voir ses confrères feuilleter ce livre le récompensera de toutes ses peines. Continuez de pontifier, vous pouvez essayer d'en faire autant si le cœur vous en dit, et si vous vous en sentez la force… et la compétence. Il vous reste un Purgatoire et un Paradis à vous mettre sous la dent. Je veux bien me retrousser les manches, à défaut.
   – Mais ça a dû être un travail de forçat, et je ne parle pas de ce que les faux lui ont coûté.
   – J'imagine que ça lui a coûté moins cher qu'une résidence secondaire, et d'autres gris-gris de notre époque. Il est des luxes moins triviaux que d'autres.
   – J'en parlerai à mon confrère. Mais je suis tenté. On pourra en faire un beau livre, en partant de ces curieux manuscrits.
  Sophie se sent plutôt soulagée, en partant. Elle ne craignait qu'une chose. C'est que l'éditeur se demandât ce que Jules Minguet venait faire dans cette histoire.

                 EMMELINE

   Quand elle débarque chez les Minguet, elle trouve la famille endeuillée au grand complet, à savoir l'exquise Alberte Minguet, fille Bouchate, Adolphe Minguet, l'aîné, qui veillait sur les fameux manuscrits, accompagné d'une ombre qui se trouve être sa femme, Valentine Minguet, épouse Carbousier, le Carbousier est occupé ailleurs, et le jeune Alain Minguet, une surprise de la dernière heure, qui rame en taupe. Emmeline ne doit faire appel qu'au quart de ses capacités déductives pour se dire qu'elle tombe au beau milieu d'une réunion de famille.
   Elle se déclare confuse, mais si elle est là, c'est qu'elle avait promis de repasser, dès qu'elle aurait quelque chose de nouveau sur le manuscrit qui se trouve encore exposé dans une autre pièce.
   Madame Minguet lui offre dans l'ordre un siège, une tasse de café, ou de thé, des gâteaux secs, et affirme qu'on n'attendait que cette visite :
   – Adolphe m'a résumé ce que vous lui avez dit sur ce manuscrit que mon pauvre Jules était si fier d'avoir déniché.
   Emmeline, saisie d'une brusque inspiration, décide d'improviser…
   – Il était surtout fier de la mystification qu'il a mise au point avec Christiane Daniset, pour mettre les spécialistes en émoi. Les universitaires conviés étaient dans le secret – ils ne se sont prononcés que sur la qualité de la langue – mais pas Lucien Paumade, qui a tout de même été assez fin pour soupçonner quelque malice. Rien dans sa chronique ne laisse à penser qu'il serait tombé dans le panneau. Vous comprendrez qu'il ne pouvait pas encore vous en parler…
   – Jamais je n'aurais imaginé… murmure la veuve, sincèrement surprise.
   – Qu'il se prêterait à une telle farce ? C'était un honnête homme, Madame, et tout honnête homme se doit d'être un jour saisi d'une bouffée de gaieté.
   – C'était un honnête homme, en effet, dit l'endeuillée avec un soupçon d'incrédulité. Vous me faites découvrir un aspect de sa personnalité que je n'ai jamais eu le loisir d'apprécier. Cela ne fait qu'attiser mes regrets.
   Emmeline scrute l'innocence de cette dame, qui commence décidément à l'intriguer.
   Elle exhibe son rouleau :
   – Imaginez la tête des doctes mis en présence d'autres manuscrits du même tabac. Vous ne pouvez sans doute pas lire le provençal dans le texte, mais j'ai apporté une édition bilingue de la Divine Comédie. Vous pourrez suivre sur le texte italien et la traduction, pendant que je vous lirai à haute voix la version provençale.
   Un mouvement pour se mettre derrière la maîtresse de maison qui ouvre le livre à la page indiquée :
   – Vous remarquerez que ce n'est pas du tout le même passage que celui que vous avez mis sous verre.
   La séance a quelque chose d'un peu magique. Comme toutes les archivistes qui se respectent, elle domine à peu près les dialectes médiévaux, et arrive à prendre un accent plausible.
   Puis elle sourit modestement :
   – Entre nous, nous disposons d'une édition intégrale de l'Enfer dans cette langue. Les manuscrits sont évidemment faux. Libre à vous de garder votre exemplaire. Mais il risque de nous être nécessaire dans l'édition qui ne va pas manquer de paraître. Notre amie s'y emploie. Ce devait être le dernier acte de cette Joviale Comédie que votre pauvre époux n'aura pas pu suivre jusqu'à sa conclusion. Si vous voulez le garder en attendant… vous aurez peut-être le plaisir de voir apparaître notre bon commissaire. Je suis sûre que vous resterez fidèle à l'esprit de votre cher disparu, en ne lui disant rien.
   Bah, elle aura le temps de prévenir ses amies de ce petit rebondissement.

              ALBERTA

   Alberta observe bien les environs, avant de pénétrer, avec son vélo, dans la cour intérieure d'un petit immeuble, à laquelle on accède bêtement par un simple couloir. Il y a là un habitacle qui en abrite déjà d'autres. Ces dames se sont résignées à se servir de leurs portables pour s'assurer que Christiane Daniset serait là. Celle-ci connaît Sophie, qui était considérée comme une personnalité, malgré sa discrétion ; mais pas Alberta. Elle ignore tout des affaires où elles se sont distinguées.
   Toutes deux s'installent près de la baie qui donne sur la cour. En se penchant, on voit le ciel. La pièce est assez claire, et spacieuse. Elles auraient pu s'asseoir à la table ronde en merisier, au milieu, plutôt réservée à des réunions plus nombreuses. Il semble que l'appartement fasse pratiquement le tour de la cour. À ce qu'a dit Sophie, on passe des circuits diurnes aux circuits nocturnes par un simple couloir. La cuisine et la salle à manger donnent sur la rue. La cour, ça fait plus intime. Plafonds hauts, cheminées condamnées, vastes radiateurs. Ces bâtiments ont la vie dure, et le quartier est classé parmi les sites intouchables, ce qui n'empêche pas une boulangerie-pâtisserie assez fréquentée, d'avoir été remplacée par un magasin de fringues in. C'est le sort qu'a eu un épicier, le seul chez qui on pouvait trouver des haricots noirs, et de vrais feuillets de morue séchée, une vraie caverne d'Ali Baba, qui a dû laisser la place à un fast-food, ses descendants ne rêvant pas de s'enfermer dans une épicerie.
   Alberta lance jovialement les hostilités :
   – Nous sommes allées à Florence, comme vous, et nous nous sommes entretenues avec monsieur Jacopo Smarrita, qui est de vos amis, et n'a fait aucune difficulté pour nous envoyer à Lucques chez ce bouquiniste dont il vous avait parlé. Quel ne fut pas notre étonnement de trouver chez cet honorable négociant d'autres manuscrits aussi convaincants que celui que vous vous êtes habilement fait subtiliser par ce pauvre Jules Minguet. Je ne vous demanderai pas la raison pour laquelle vous avez voulu mystifier ce prolixe faisan, parce que je la connais : notre collègue, Gisèle Pouacre doit se trouver à présent dans la boutique de monsieur Alaria.
   – J'espère que l'on ne surveillait pas vos allées et venues.
   – Nous avons bien vu une voiture banalisée, et une cycliste qui s'est lancée sur les traces de Sophie pour s'apercevoir que ces traces la menaient à une de nos plus grandes librairies. Il ne s'agissait là que d'un stratagème pour nous faire croire que nous avions réussi à échapper à toute surveillance. En fait, l'on nous a précédées. Il suffisait au commissaire de poster ses gens près de chez vous, de la maison Alaria, et dans le magasin en face de chez madame Joanet, que j'irai voir après vous. Tous les efforts que nous avons faits pour brouiller les pistes, ce n'est que de la poudre aux yeux, comme toute cette affaire.
   – Vraiment ?…
   – Dois-je vous donner des détails ?…
   – Vous cherchez à m'allécher.
   – À l'origine… Connaissez-vous le spectaculaire Primo Della ?
   – Pas le moins du monde…
   – Cela ne m'étonne pas : nous avons dû arracher son nom à monsieur Jacopo Smaritta. Un peu meurtri par les petites manigances de ses pairs, ce bon vivant s'est lancé dans une traduction en provençal de l'Enfer de Dante, et ne s'est pris au jeu que parce que la gageure était aussi belle que la mystification qu'il avait imaginée. C'est une sorte d'esthète boulimique. Il concevait l'espoir qu'un de ses feuillets tombât sous les yeux d'un docte prompt à s'emballer. Il s'était entouré de faussaires de qualité. La machine était belle : le bouquiniste nous a juste dit que les documents étaient assez curieux pour qu'il en demandât un bon prix, il a omis de nous spécifier que c'était un manuscrit du début du quattrocento, et qu'il était de la main de Dante. Il suffisait de parler de provençal, de Francesca da Rimini, Jacopo Smarrita a fait comme nous, il a composé sa petite chanson et se l'est chantée. C'est là le plus beau : Smarrita a bien cru qu'on lui avait proposé du Dante. Vous n'avez pas été dupe vous-mêmes, non plus que nous qui avons acheté deux extraits pour le prix d'un. Quand nous avons proposé à Primo Della de faire publier ici l'intégrale de ce chant, il a tout de suite accepté.
   – Vous me parliez de poudre aux yeux…
   – Commençons par le mobile : Jules Minguet avait carrément tiré un trait sur la pauvre Camille. Il ne voulait même pas savoir ce qu'elle devenait. Il devait fort bien le savoir, pourtant, vu que son épouse allait régulièrement chez son père. J'imagine qu'il se montrait distrait quand elle lui parlait de l'état de la pauvre petite, et je le comprends ; c'était ça, ou retomber dans l'aimable tourbillon qu'il n'avait pas su éviter. S'il était resté fidèle à ses principes, il n'aurait laissé qu'un délicieux souvenir. Le contraste entre Jules Minguet, qui n'avait rien perdu de sa verve, et la pauvre Camille devenait de plus en plus insupportable. L'idée vous a traversée qu'il serait dommage qu'il lui survécût. Vous connaissez vos classiques, vous avez attendu l'occasion. Le faux manuscrit vous en offrait une.
   – Et je suis allée lui planter une épingle à chapeau dans le cœur.
   – Je ne crois pas que vous auriez su comment faire. Vous n'êtes pas la seule à vous être prise d'affection pour la petite Camille. Peut-être lui avez-vous prodigué quelques leçons…
   – Mais alors…
   – Je ne suis pas venue vous expliquer ce que vous savez déjà, mais pour vous inviter à vous en tenir à votre première version : vous vouliez vous assurer de l'indélicatesse de ce monsieur, et jouir de sa déconfiture. Votre désespoir apparent n'étant fait que pour achever de le ferrer. Sa mort vous prive du plaisir de voir la tête qu'il allait faire. Je n'imagine pas de meilleur écran.
   Albine Joanet se souvient parfaitement d'Alberta, elle s'est efforcée pendant deux ans de lui faire explorer les ressources de la langue allemande, et même de l'initier aux variantes dialectales, ainsi qu'aux vestiges de la littérature médiévale, comme si l'on ne pouvait savourer un idiome que lorsque l'on a des clartés sur son histoire. Elle les avait même invitées à se lancer dans les fantaisies berlinoises de l'Alexanderplatz. D'aucunes jugeaient que c'était du brutal, comme on dit dans je ne sais plus quel film. Les inséparables, comme elle les appelait, adoraient ça. Mais elles n'avaient pas jugé bon d'approfondir ensuite. N'empêche, ses étudiantes obtenaient des notes remarquables au concours.
   – Bon, dit-elle, vous n'êtes pas venues évoquer de vieux souvenirs, mais pour m'informer des progrès de votre enquête.
   – Nous sommes allées à Florence, et nous avons trouvé à Lucques d'autres extraits de l'Enfer de Dante en provençal, ce qui diminue fort la portée de la découverte sur laquelle notre commissaire comptait pour inculper Christiane Daniset. Nous n'avons pas eu le plaisir de rencontrer les faussaires qui ont su donner à ces manuscrits un aspect tout à fait engageant, mais nous avons pu nous entretenir avec l'auteur de la traduction, un certain Primo Della, une forte nature qui n'a pas travaillé que sur des extraits. Il peut nous livrer une intégrale du premier chant, que Sophie va s'efforcer de faire publier. Bref Christiane Daniset n'avait aucune raison d'expédier Jules Minguet, se privant par là de savourer les effets de sa farce, et si elle s'est fait porter pâle une quinzaine, c'est pour dissiper tous les doutes qu'il aurait pu concevoir. Je ne vois pas comment l'on pourrait l'inquiéter. Bref, l'affaire est close, en ce qui la concerne, du moins pour la justice.
   – Je comprends mal la réserve que vous semblez émettre dans votre dernière phrase.
   – Dans Le Crime de l'Orient Express, tous les voyageurs, contrôleur compris, d'un wagon, à une exception près, avaient des raisons d'en vouloir… à cette exception. Pour égarer les enquêteurs, tout le monde y allait de son coup de couteau. La mort de la petite Camille Alaria a indigné presque toutes les clientes de son père. Deux d'entre elles, peut-être trois, connaissaient la jeune fille plus que les autres.
   – Vous pensez à Christiane Daniset et à moi-même. Qui serait la troisième ?
   – Une excellente question. Cela s'est passé comme dans une corrida, même si certains banderilleros ne s'en sont pas aperçus. Je parle des universitaires qui n'ont fait aucune difficulté pour assister, à la demande de Chistiane Daniset, à la pantalonnade organisée par la victime. Il est possible que madame Minguet se soit, elle aussi trouvée dans l'arène, il suffit qu'elle ait fréquenté la maison Alaria. Il ne faut pas oublier le picador, et le torero qui donne le coup de grâce. Jules Minguet était condamné, il suffisait d'une occasion. L'occasion ç'a été une farce que l'ineffable Primo Della voulait faire à ses collègues. On pouvait lâcher le taureau, une bonne bête franche du collier, prête à foncer sur la première cape qu'on lui mettrait sous le nez. La cape, ce sont les manuscrits, la véronique, cette prétendue dépression qui intrigue tant notre commissaire, il ne restait plus qu'à procéder à la mise à mort. Le légiste évacuera le corps après les premières constatations.
   Les yeux d'Albine Joanet sont devenus des lapis de la plus belle eau. Alberta se carre sur son fauteuil en susurrant :
   – Quand nous avons décrit le mécanisme à Primo Della il a éclaté d'un rire gras. Mes amies ne vont pas tarder à vous rapporter les oreilles et la queue.
   Albine Joanet se tasse un peu :
   – J'aurais donc, selon votre expression, procédé à la mise à mort.
   – Et de la plus belle des façons qui soit, en vous inspirant de votre tante qui a fait grand massacre de collaborateurs. On ne savait pas, à la fin de la guerre, comment les choses allaient tourner. La main de Moscou s'appesantissait sur une moitié de l'Europe, nos libérateurs n'allaient pas tarder à se lancer dans la chasse aux sorcières que l'on sait. L'on ne s'est débarrassé des bases américaines que bien plus tard. Votre tante aura voulu vous donner quelque tours de main utiles, en cas. Comme à ses propres enfants, et à ceux de son frère. Elle avait compris que sans personne pour lui cirer les bottes, un occupant ne peut pas grand chose. Vous avez dû garder ça pour vous, ensuite, les menaces d'une nouvelle guerre semblant écartées. De mauvais coucheurs pourraient vous objecter que cette larve de Jules Minguet ne représentait aucune menace, même s'il avait mal agi, ce que le père de la douce enfant conteste, préférant parler d'un malheureux concours de circonstances. Elle devait être délicieuse, cette enfant…
   L'on sonne. Sophie est la première à arriver.
   – Nous sommes venues balayer la dernière piste.
   Puis c'est Emmeline :
   – J'ai réussi à convaincre la famille Minguet que le défunt était du complot.
   Gisèle enfin :
   – Robert Alaria ne songe nullement à venger sa fille.
   Bref, le terrain a été parfaitement nettoyé.

                CLAUDE RENATE

  Ces dames, qui ont bouclé l'affaire en une semaine, comptent en consacrer une autre à parcourir la ville dans tous les sens, et à explorer les coteaux des environs. Un bon repas doit couronner le dernier jour, Sophie a décidé d'y convier le commissaire.
   – Trouveras-tu le temps, lui a-t-elle dit au téléphone, de venir partager avec nous, vendredi midi, une poularde à la mode de chez nous ?
   – Je me libérerai.
   Claude Rénate sait que chez les Bernard on ne s'empiffre pas à la nuit tombante.
   La poularde locale, ce n'est plus, pour lui, qu'un souvenir, elle est farcie de saucisse de Toulouse en morceaux revenus à la poêle, avec son foie, et des gousses d'ail (laisser refroidir, et ajouter des olives avant d'introduire le tout dans le cul de la bête, puis coudre l'ouverture béante). On l'aura flambée, enlevé son cou, les plus délicats se débarrassant prudemment du bréchet sans toucher aux ailes. La faire revenir avec du beurre dans une casserole, pour bien la dorer de partout, deux petits oignons, bouquet garni, sel, poivre, vin blanc, on porte le tout à ébullition, et ça mijote une heure et demie, dans la casserole hermétiquement fermée. Quand il ne reste guère de jus, ajouter de la tomate en purée. Elle ne cuira que cinq minutes. L'on ne trouve plus ce plat que dans L'Art Culinaire Français de chez Flammarion, sorti juste après la guerre. Il arrivait à Mamie Georges d'en préparer une, c'est là que le petit Claude a eu deux fois le plaisir de se faire une idée. La restauration rapide et le service à l'assiette ont fait disparaître le plat. Une simple frisée aux croûtons pour dégourdir le palais, une tarte au citron pour le réveiller après. Mamie Georges n'aimait proposer du fromage que lorsque l'on ne mangeait que ça.
   Claude Rénate a compris qu'on l'invitait surtout pour l'empêcher de surgir à l'improviste. Mais c'était tout de même une délicate attention. Il en salivait déjà.
   Sophie a pris un plaisir certain à retrouver les geste de Mamie Georges, il lui arrivait même d'entendre le carillon d'un tramway qui n'était jamais passé sous le train. Elle avait perdu le commissaire de vue dès qu'il avait quitté le lycée, et n'avait suivi que de loin en loin sa carrière en lisant la feuille locale. Il refusait toute réclame, au grand dam du préfet qui comptait sur un devoir de réserve qu'il respectait à la façon dont Montaigne respectait les usages de son pays. Il avait fait tomber un forcené bien protégé, pour la simple raison qu'il aidait quelques notables à s'encanailler vilainement. On avait dû le féliciter d'avoir serré le monstre qui s'apprêtait à saigner des prostituées apparemment gênantes, et préalablement ligotées. Dans ces conditions, il n'était pas commode d'évoquer un marivaudage un peu poussé. Ces dames s'étaient confiées. Claude Rénate avait remis l'enfant gentiment emmailloté au supérieur hiérarchique, en ajoutant qu'il serait fort contrarié s'il arrivait quelque chose aux rescapées. Il réglerait alors l'histoire à sa façon sans alerter la presse. Le préfet avait préféré ne pas demander de précisions, vu que des êtres particulièrement malfaisants avaient étrangement disparu de la circulation. Il inspirait une certaine crainte à sa hiérarchie. Mais il avait rétabli l'ordre dans des cités chagrines en allant voir directement les caciques du coin, surpris qu'on fût aussi au fait de leur activité, pour leur tenir ce langage : j'ai les moyens d'intercepter vos convois, et je n'en ferai rien tant que vous laisserez les populations tranquilles. Les cages d'escaliers sont réservées aux usagers. Nous n'aurions rien à gagner, ni vous, ni moi, à un affrontement direct. Avec la publication de tous les noms et les organigrammes. Les bouffons souffrent assez de l'économie de marché pour que les économies parallèles ne viennent pas ajouter de nouvelles contraintes. Il était en fait respecté, l'on pouvait pécher à condition de ne pas outrepasser certaines limites. La moindre balle perdue était fatale à celui qui l'avait égarée. Il tenait rigoureusement ses troupes.
   Pendant que ces dames s'attardaient à Florence, il s'était penché sur leurs activités annexes. Une demi-douzaine d'affaires à leur actif. Une règle commune. Elles n'avaient directement fait incarcérer personne, elles s'efforçaient juste de courir au secours de l'innocence persécutée. Elles ne l'auraient apparemment jamais fait dans la Russie des nouveaux tsars, ni dans d'autres pays où règne l'arbitraire. L'affaire d'un meurtre commis juste avant le Jugement de Carnaval dans une cité toute proche s'était résolue d'elle-même par la mort de ses auteurs, sans qu'elles en fussent indignées. Il s'était courtoisement entretenu avec le neveu d'Alberta, qui l'avait assuré qu'elles ne tenaient pas à aggraver la surpopulation carcérale. Elles pouvaient juste éviter à la corporation de s'attarder sur de fausses pistes.
   Avant d'entamer sa tarte au citron, qui ne risquait pas de refroidir, il avait lancé :
   – Vous êtes allées montrer les manuscrits que vous m'avez laissé contempler à loisir, ou des photocopies, à la responsable de la Bibliothèque Universitaire, à un de nos éditeurs, à madame Daniset, à madame Joanet, et même à la famille Minguet. Ça fait assez de monde pour que je ne puisse plus invoquer comme mobile un exemplaire unique que Jules Minguet aurait subtilisé à Christiane Daniset. Vous êtes allée, Madame, acheter un sac à bandoulière chez Alaria, et vous avez appris, à moins que vous ne le sachiez déjà, que la pauvre Camille Alaria ne s'était jamais remise d'une courte aventure avec Jules Minguet, qui d'ordinaire préférait les aubaines que l'on rejette à l'eau après consommation. La douce enfant en est morte, mais le sieur Alaria ne me semble pas un foudre de guerre bien qu'il doive disposer d'alènes et d'aiguilles qui peuvent avantageusement remplacer une épingle à chapeaux. Il était inutile de demander à voir ses instruments, n'importe quel livre spécialisé me fournit les mêmes indications.
   Une gorgée d'eau, puis de Fronton pour faire passer le goût de l'eau.
   – Faute de mieux, je me suis attardé sur la biographie et les antécédents de chaque acteur de ce petit drame, et je suis tombé sur une tante de madame Joanet, rhumatologue de son état, qui avait en des temps plus troublés, expédié nombre de collaborateurs efficaces et un pétulant patriote qui désirait la tondre.
   Sophie sourit en faisant mine de le gronder.
   – Ce n'est pas faute de mieux, mon petit Claude. Tu as commencé par fouiller dans le passé de tout le monde. Tu n'as pas dû fouiller longtemps pour tomber sur la tante de madame Joanet. Il te suffisait de lire les journaux de l'époque. Le reste se déduit. Tu as surveillé assez ostensiblement Christiane Daniset, pour qu'Albine Joanet me contacte. Ça fait un bon moment que tu t'interroges sur mes amies, et sur moi. Tu voulais voir si nous lèverions quelque lièvre…
   – Et vous avez fait place nette. Ça m'étonnait que Christiane Daniset se laisse tromper par un faux, c'est une archiviste, que diable ! J'ai pensé à un de ces produits masquants dont les sportifs se servent pour faire disparaître toute trace de produit illicite. C'est comme ces brefs stages de Font-Romeu dont les champions reviennent aussi riches en globules rouges que s'ils avaient séjourné toute une année sur l'Altiplano. Mais allez prouver que le manuscrit fournit un faux mobile, que l'on a été affecté par le décès de l'aimable Camille Alaria, et que le responsable a été expédié avec une épingle à chapeaux, comme un simple milicien de jadis… D'ailleurs, vous avez balayé devant toutes les portes. Il ne me reste plus qu'à classer un dossier qui n'est d'ailleurs pas de nature à troubler l'ordre public. Elle est excellente, cette tarte.
   Alberta fronce les sourcils. Il lui fait penser à son neveu, l'amateur de tartes et de poularde.


***

FIN

«« première partie

Tramway à Toulouse

texte R. Biberfeld - photo du haut jhr - 2013

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