Litterature header des écrits
Les Historiques
Les Romans policiers

Tapis

Le cycle des chartistes
    Fausse Note
    Quatre Dames en Bateau
    La dédicace
    Travaux d'Épingle
    Retour aux Sources
    Le Vaisseau Fantôme


Les Psys
Cerveaux cassés
Il 
Sous la Plage
   Le cycle de Jocelyn :
I     La Tilde
II    La Commode
III  Il n'y aura que l'aube
IV   Le Cas Jocelyn
V    Les Temps confondus
Les Vieux
Le centenaire au youpala
Forte mémoire
Échantillon
La faute aux castors

  Les Nouvelles
   RETOUR SOMMAIRE
Un roman policier en 10 chapitres

Quatre dames en bateau

Chapitre III

UN SUPPLÉMENT POUR LE MÊME PRIX
jokari
  
   Il est rassurant de voir le couple Gerbille dans l'un des autobus devant conduire les voyageurs des Rois Mages, et de La Grande Bleue de Warnemünde à Lübeck. Il ne se trouve pas dans le même car que ces dames, mais il suivra le même chemin. Chacune des 'bétaillères à glands' (une expression d'une ancien coquin de Sophie Bernard) a un numéro bien visible sur le pare-brise avant. pour éviter toute erreur ultérieure, le même numéro est inscrit sur une raquette de jokari destinée au guide local, tandis que la responsable garde un œil sur les têtes de bétail les plus éloignées : les attardés qui photographient à tout va, ou essaient de repérer les boutiques à souvenirs.  Une paire de colleys-retrievers serait beaucoup plus efficace, mais les clients émettraient quelques réserves. La guide a, dans l'autobus, esquivé la question d'un curieux en faisant observer que nous ne pouvions nous trouver ni en RDA, ni en RFA, vu que la réunion des deux Allemagnes avait coûté assez cher aux contribuables pour qu'on ne revienne pas là-dessus. En voilà encore une qui devait porter les Ossis dans son cœur, s'est dit Gisèle Pouacre. On veut bien avouer que Warnemünde se trouvait dans la Fédérale, et Lübeck dans la Démocratique. Après quoi, elle s'en est tenue aux privilèges des villes hanséatiques, en s'abstenant de citer quelques-unes de celles-ci, un exercice qui a permis d'entretenir la mémoire des collégiens allemands, comme la liste de nos préfectures et de nos sous-préfectures a fait la joie de nos écoliers. Lübeck ayant conservé, après restauration, son aspect de ville hanséatique, on peut observer à loisir ledit aspect, plus hanséatique que ça, tu meurs, dont la guide souligne les traits les plus caractéristiques. Tout en ne perdant pas une miette de ces éclaircissements, ces dames sont fascinées par les groupes eux-mêmes, une poignée de rémoras qui veulent tout comprendre, le gros de la troupe qui suit, des satellites qui cherchent les meilleurs angles avant de tirer à vue, regardent les vitrines, lisent les menus des attrape-touristes en comparant avec les prix que l'on pratique chez eux. Cela ne désarçonne pas trop l'accompagnatrice qui en a vu d'autres. L'on croise et recroise le groupe du couple Gerbille, avec toutes ces raquettes de jokari numérotées, il ne manque plus que des élastiques et des balles pour organiser une partie. Mais les cornacs se sont visiblement entendus pour que leurs voix se distinguent des autres. Sophie Bernard fait remarquer au monsieur de Menton, l'appareil bien carré sur l'estomac, que ce serait mieux encore si l'on pouvait disposer de films aériens, l'on pourrait savourer le ballet des groupes en bordée. Comme il y en a cinq en tout, il faut reconnaître que la performance est remarquable. On a fait un sort à une porte monumentale, avec ses deux tours qui penchaient un peu moins que celle de Pise, mais les panneaux signalétiques permettaient de mesurer l'angle. Une gageure qui a tenté assez de monde pour qu'un panneau ait connu l'honneur d'être mitraillé. Il devait être habitué.
  C'était le seul jour où le troupeau devait se restaurer à ses propres frais. Il avait une heure pour ce faire. Elles auraient pu se promener et se rattraper à l'heure du thé, mais Sophie voulait goûter le brouet local, à base de betterave et de viande hachée, pas du tout recommandé par la guide. Et ses amies n'ont pu s'empêcher de guigner avec envie le dit brouet en grignotant de minuscules bratwurst, accompagnés d'une étrange choucroute aigre-douce.
   Les marchands et les notables ne mégotaient pas et ils avaient du goût : celui de leur époque. Les groupes arrivent au bateau juste à temps pour le thé. Les serveurs se sont vus contraints à regarnir les plateaux qu'ils comptaient récupérer. L'on s'abat là-dessus, et l'on pose les assiettes sur les tables, avant de se presser dans le couloir entre les deux salles du buffet, où sont concentrés les cylindres à liquides froids ou chauds, et deux machines à expressos. Alberta Fiselou n'a pas écouté grand-chose au retour. Elle se demandait ce qu'on pourrait bien faire d'un cadavre dans les eaux internationales. Ce genre de bateau ne se prête pas aux enquêtes poussées. La Marie-Josèphe battant pavillon italien, devrait-on alerter les autorités du pays ? À moins que le commandant, français, puisse faire appel à sa police. En attendant, c'est le commissaire de bord, un certain Andrea Farisiano, qui en hérite. Le plus gros de l'équipe est italien. La directrice administrative est française, comme le commandant, l'aumônier sénégalais, la responsable du bar porte un nom espagnol, ce qui ouvre toutes les perspectives du plateau de Castille à Ushuaia, le chef cuisinier est danois. Au lieu de se demander, comme chez Vian, ce qu'Arthur a pu faire du corps, on s'interrogera sur la meilleure façon de refiler la patate chaude à quelqu'un d'autre. Peut-être Sophie Bernard pourra-t-elle mettre la Toile à contribution. En tout cas, l'on ne dispose pas des moyens d'effectuer les investigations médico-légales qui s'imposent et Sigurd Reud, le chef cuisinier, n'apprécierait guère que l'on entrepose le défunt parmi ses surgelés en attendant l'autopsie. Alberta s'en tient, en attendant, à une conclusion provisoire : toutes les morts qui surviendront seront accidentelles ou naturelles. Il est inutile de faire des vagues à bord quand il y en a tellement autour. Et les autorités portuaires ne tiennent probablement pas à hériter d'un cadavre qu'elles ne jugeront pas de leur ressort. 
   Ces dames se trouvent à la table du couple Gerbille, et, pour l'instant, l'on s'efforce de ne pas trop se retourner sur une ancienne, aussi sèche qu'un feuillet de morue, dont les deux assiettes débordent de viennoiseries, de tartelettes, et de pâtisseries au beurre, qui réussissent à s'insinuer entre deux parts de strudel. Elle est plus franche que les sournois qui vont plusieurs fois se resservir. L'on a payé, après tout. Il convient de rentabiliser. Aucun temps mort. Et Sophie Bernard, qui avait un joli coup de crayon, jadis, ne peut s'empêcher d'imaginer une immense barque, débordante de mandibules humaines qui s'agitent, voguant, par mer d'huile, vers on ne sait quel au-delà. Alain Gerbille cesse au bout d'un moment de contempler le phénomène naturel, (il n'a pas besoin de se retourner, lui, cette dame est en face) et entreprend de captiver ses commensales. Leur guide n'a visiblement pas su montrer la douce autorité de l'autre. Alain Gerbille s'attendait à ce qu'elle s'attardât un peu plus sur la Ligue Hanséatique, avant de lâcher sur place un sort à chaque chose à voir. Lübeck est après tout le berceau de la cette fameuse ligue. Il s'attendait à ce que la préposée embrasse d'un regard souverain l'espace de temps qui court entre le milieu du douzième siècle et le début du quinzième, au lieu de s'attarder sur les trois décennies où Berlin a été coupé en deux. Après tout, l'on n'a découpé de la sorte que l'Allemagne de Bismarck et Hitler. Pas de quoi en faire un fromage. Tandis que la Ligue Hanséatique... Leur guide a expédié tout cela en avançant une comparaison entre cette vénérable institution, et notre Europe.
   Ce genre de discours ne peut que remplir d'admiration d'anciennes chartistes, ça va leur en boucher un coin aux vieilles, qu'un simple journaliste s'aventure aussi galamment au-delà de sa spécialité. Il s'appuie sur son dossier pour mieux apprécier l'effet de sa harangue. Sa moitié ne lui en laisse guère le temps. Sans doute encouragée par la présence de ces dames, elle se lance à son tour. La comparaison de la guide est en effet inepte. La Hanse étendait bien ses tentacules jusqu'à la Livonie et la baie de Narva, mais n'avait guère de comptoirs au sud de Bruges et de Cologne. Elle ignorait délibérément la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce et l'Italie, et ne songeait pas à accueillir des Ottomans en son sein, et encore moins de Turcs, fussent-ils grands, même s'ils avaient une bonne tête, vu que leur État n'est devenu indépendant qu'après la première guerre mondiale. Les Arméniens avaient pu comprendre en attendant ce qu'il en coûtait d'être Turcs. On comprend les réticences. S'agissant de la Hanse, ses mers à elle, c'était la Mer du Nord et la Baltique. Le Hansetag de Lübeck ne s'est jamais arrogé les pouvoirs de nos assemblées européennes qui ne cessent de nous asperger de normes et de règles, poussant leur outrecuidance jusqu'à dire aux États membres comment ils doivent se gouverner, et cela sous le regard d'affairistes échappant à tout contrôle. Les privilèges de ces honorables négociants les préservaient des brigandages étatiques et privés. Ils n'avaient pas choisi de livrer, par l'intermédiaire de leurs parlements quand la population exprimait son désaccord, tous les pays relevant de leur juridiction au brigandage spéculatif. Il ne s'agissait que de Cités veillant à leurs intérêts communs, jusqu'à ce que les Danois, les Hollandais, et les Anglais s'entendent pour mettre fin à ce scandale.
   Ayant l'habitude de tenir ses élèves en haleine, elle ne s'aperçoit pas que sa voix porte d'autant mieux, sans qu'elle ait besoin de la lever, que le silence se fait aux tables circonvoisines. Voilà ce que l'on attendait de la guide dans cet autobus. On aurait du coup mieux apprécié les monuments et retenu autre chose que l'histoire du diable qui construit une église en croyant construire un bistrot. Faut croire que, dans ce groupe, entre la ligne de démarcation et le bon petit diable, l'attention s'était quelque dispersée.
   Ces dames ont discrètement observé le visage d'Alain Gerbille. Ce devait être la première fois que son épouse parlait en public aussi longtemps en sa présence. L'effarement d'abord ; les épaules qui tombent comme celles de Sisyphe au moment de récupérer son rocher, puis les prodromes d'un raz-de-marée qui ne manquera pas de frapper une bonne quantité de centrales nucléaires sur son passage. Le furieux parvient enfin à glisser les barres de refroidissement dans les réacteurs surchauffés. Il semblait en possession de tous ses moyens, mais il avait affaire à un public averti, qui n'avait pas besoin de se concerter pour se rendre compte qu'il y avait là un mobile.
   - Comme disait ton mari, lance familièrement Emmeline Croin, votre guide aurait dû se concentrer sur la Hanse. Ce n'est pas le passé récent qui nous captive plus. Les restes en sont plus encombrants que remarquables.
   Cela ne suffit visiblement à calmer Alain Gerbille qui se sent maintenant à même de donner son avis :
   - Tu nous a fait là, ma chérie, une conférence qui n'était pas prévue dans le Journal de bord. Les conférences n'étant là que pour nous occuper entre deux escales, nous restons toujours un peu sur notre faim. L'on n'avait pas encore trouvé quelqu'un qui sût comme toi l'assouvir. Et à tout prendre les tiennes sont parfaitement documentées. Une récidive sera toujours la bienvenue.
   Ces dames sont trop polies pour relever le fait que c'est lui qui leur a servi la première conférence. Il les prend à témoin.
   - Ah, si tous les maîtres étaient comme mon épouse !... J'aurais vraiment aimé être son élève... Mais elle est si discrète en dehors de son travail, et si modeste, vrai, il faut que vous soyez là pour que je puisse mesurer l'étendue de ses connaissances.
   Toi, ma fille, se dit Alberta Fiselou, tu auras une conversation passionnante avec ton mari avant le second service.
   Mais Sophie Bernard a d'autres préoccupations. Après le thé, elle s'arrête à une sorte de rotonde d'où l'on peut suivre ce qui se passe sur deux vastes écrans. L'un passe un film où se trouve résumé le passage du canal, l'excursion du jour doit être en cours de montage, et les diverses attractions proposées au public. Emmeline Croin fait remarquer que l'on s'est trompé en disant au couple de Menton qu'Armand Languisse ferait sa conférence ce jour-là. L'on n'a droit à ce genre de distraction que lorsque les plaisirs en mer, pour employer l'expression du Journal de bord, ne suffisent pas à tenir les amateurs en haleine. L'autre donne un spectacle un peu moins captivant. L'on voit la proue, puis la poupe du navire, autrement dit de la mer avec ou sans sillage, quand l'on aura quitté le port, et pour l'instant, les quais et d'autres monstres comme celui sur lequel on se trouve, et surtout la position exacte du navire, longitude et latitude, au centième de degré près. Les températures minimales et maximales de la journée sont indiquées, ainsi que l'état de la mer. C'est surtout la localisation du navire qui passionne Sophie Bernard. N'importe qui peut consulter n'importe quand ces données, ce qui veut dire que, dans la mesure où l'on peut les communiquer à partir d'un portable, sans passer par le salon Internet, l'on peut s'attendre à tout. Un malintentionné disposera de ces données, s'il ne peut les avoir en piratant les équipements informatiques des spécialistes qui surveillent, à partir des satellites ou par d'autres moyens, le trafic dans ces eaux où l'on se bouscule. Et ce n'est pas tout, ajoute Sophie Bernard en entraînant les autres vers sa cabine. Les passagers disposent d'un poste récepteur. Ces dames ne l'ont même pas allumé. Chose faite. La première chaîne, c'est tout simplement l'image fixe d'une libellule avec, à côté, la raison sociale du tour opérateur, et la deuxième... la proue, et la poupe, et les indications que l'on a pu voir sur la rotonde. La troisième, une pièce de théâtre qui passe en boucle, la quatrième, le passage du canal, et les attractions de la veille, l'ensemble des résumés figurera dans un DVD qui coûtera le prix de deux DVD classiques, la cinquième, c'est une chaîne francophone internationale, il y a une chaîne anglaise, une autre allemande, et toutes les autres sont italiennes, ce qui permettra à ceux qui entendent à peu près le jargon, de suivre les actualités sportives. Moralité : n'importe quel membre de l'équipage, n'importe quel passager peut transmettre la situation du navire n'importe quand. Il suffit, par exemple, à un chef de cabine d'allumer le poste de celle qu'il nettoie. Le moindre GPS, sinon, peut rendre les mêmes services.
   Le scène qui se déroule dans la cabine du couple Gerbille mériterait de figurer dans le futur DVD. Il faut reconnaître cette qualité à Alain Gerbille, c'est que, s'il s'en prend à son épouse chaque fois qu'elle souligne, bien malgré elle, ses insuffisances dès qu'il s'agit de mettre noir sur blanc les inspirations qui lui viennent le plus naturellement du monde, il ne revient jamais sur le passé. Une fois soulagé, il tire un trait. Ce que la souffre-douleur a de mieux à faire, c'est d'écourter les séances. Josiane Gerbille ne manque pas de discernement à ces occasions. Là, elle sent qu'elle a dépassé les bornes, et carrément franchi la ligne blanche. L'on ne peut savoir ce que cela donnera si la séance dure toute la nuit, fût-elle relativement courte. Elle se sent comme une envie de se refaire une beauté avant d'aller souper. Son époux n'est pas du genre tu ne perds rien pour attendre. C'est un impulsif. Elle ne sait pas ce que cela donnera cette fois-ci. Il lui emboîte le pas.
   Elle est en principe censée, chaque fois qu'elle rédige un papier, prendre un air. Elle s'efforce bien de prendre l'air le plus neutre possible. Mais elle ne se fait pas d'illusion. On a toujours un air, autant celui que l'on veut prendre que celui que vous attribuent généreusement nos semblables, dans la mesure où l'on guette un signal sur le visage ou les attitudes de nos prochains. C'est pour cela que nous nous astreignons machinalement à autant de protocoles. L'avantage, ou le malheur de vivre en couple, c'est que cela multiplie le nombre de messages, que l'on neutralise en s'en tenant à une sorte de répertoire commun. Le protocole veut ici qu'elle ne puisse s'empêcher d'afficher un sentiment de supériorité en face du tâcheron juste capable de fournir la matière. Elle a essayé à leurs débuts de lui expliquer que l'on ne peut être à la fois le diamant brut et le diamantaire. Le second ne serait rien sans le premier. Autant lui dire qu'il était incapable de s'extraire de sa gangue.
   Elle a bien essayé de le laisser se dépatouiller tout seul, tandis que le Gul le harcelait d'appels, impatient qu'il était de voir le papier attendu apparaître sur son écran. Elle prenait un air terriblement embarrassé, elle ne se sentait pas bien, plus indisposée que d'ordinaire, incapable d'aligner deux idées qui tiennent, tu es bien placé pour comprendre. Là, il se tenait tranquille. Tant que l'article n'était pas rédigé... En fait, elle l'avait déjà dans la tête. Elle s'exécutait au tout dernier moment. Il n'était pas dupe : C'est tout ce que tu as trouvé pour me mettre la pression ? Dans le monde, il avait un langage un peu plus soutenu, mais il n'était pas dans le monde. Tu es contente, à présent, tu n'en peux plus, tu jouis, hein que tu jouis ? Elle ne jouissait pas du tout, elle sentait arriver la frite qui tomberait au moment où elle s'y attendait le moins, ça, il savait faire.
   Elle vient d'innover en l'occurrence. Elle s'est aventurée sur son terrain. Sans lui laisser le temps de se lancer dans une autre improvisation, ou de confesser gentiment son entourage, elle s'est arrangée pour lui couper d'avance tous les effets. Et pourquoi ? Pour reprendre mot-à-mot ce qu'il avait dit. C'est lui qui avait lancé l'idée de cette comparaison entre la Hanse et l'Europe. Il était inutile d'enfoncer longuement le clou. Non contente de l'humilier en leur particulier, il fallait qu'elle le fasse devant tout le monde. Une douleur violente lui cingle l'épaule gauche, puis les reins. C'est la première fois et la dernière qu'elle lui fait un coup pareil.
   Tu vas te retourner enfin au lieu de regarder dehors ? La mer ne va pas changer de place. Elle se retourne enfin en effaçant le sourire qui lui était venu en songeant à la façon dont un étranger jugerait le crime qu'elle vient de commettre. Il y a des épouses qui disent à leur mari qu'ils ont déjà raconté une anecdote, et que ce n'est pas la peine de se mettre à radoter... Et ces maris trouvent que c'est normal, peut-être radotent-ils en effet... Qu'est-ce que ce sera quand il sera plus vieux ? La frite lui cingle le visage de la tempe au nez, juste au-dessous de l'œil. Puis, c'est comme d'habitude. Le brutal s'assied sur le lit avec un geste de la main, comme s'il éloignait une mouche. Bon, ça va... Ça va pour lui, oui !
   En allant dîner, ces dames apprennent le dernier événement survenu dans la soirée. Ou plutôt l'avant-dernier. Mais chaque chose en son temps. Il s'agit pour l'instant de la disparition d'un Pentax K30, celui du monsieur qui dîne à leur table. Il l'avait laissé sur un siège, un moment d'inattention, et l'appareil a disparu. Pour une fois qu'il ne l'avait pas à son cou... L'espace d'une vingtaine de secondes... Il aurait dû le déposer dans sa cabine avant d'aller au bar. Mais il se passe toujours quelque chose... Et personne n'avait rien vu. Il n'avait dit à personne de garder un œil dessus... Juste un petit aller et retour...
   - Un petit aller et retour, dit Gisèle Pouacre, c'est surprenant. D'abord, les serveuses ne cessent de passer de table en table, et arrivent au moindre signe. Vous avez dû voir quelqu'un au comptoir... D'aucuns préfèrent s'asseoir au bar...
   - Oui, effectivement, j'avais reconnu un ancien coéquipier du hand. À vrai dire, je ne l'ai reconnu que parce qu'il m'a fait signe. On change avec l'âge. Il a dû hésiter, lui aussi.
   - Même ainsi, l'on ne quitte pas longtemps des yeux un objet auquel on tient comme vous avez l'air de tenir à votre appareil, vous ne cessiez pas, sans doute, de surveiller votre chaise. Si quelqu'un s'en était saisi, vous vous en seriez aperçu. Votre épouse n'était pas au bar.
   - Elle devait m'y rejoindre. Ariane est passée prendre un châle à notre cabine. C'est elle, qui en revenant  m'a dit d'en parler à Évelyne.
   Gisèle Pouacre n'a jamais eu l'occasion d'appeler par son prénom la responsable des voyageurs de La Grande Bleue.
   - C'était un excellent conseil. La Marie-Josèphe devant appareiller à vingt heures, cela faisait assez longtemps qu'on ne pouvait plus quitter le bord. Il y a de fortes chances que l'on retrouve votre appareil, nous n'arrivons à Tallin qu'après demain à sept heures, cela vous donne plus de vingt-quatre heures pour le récupérer. Tout le monde semblant abondamment pourvu de cet article, il m'étonnerait que quelqu'un ait voulu en trimballer un de plus dans son bagage.
   - Un membre du personnel, peut-être...
   - Il n'y avait que la serveuse, et si elle avait tenu dans les mains autre chose que son plateau, on l'aurait remarqué. Ne s'est-il pas passé autre chose ?
   - Pas quelque chose, mais quelqu'un. Valentin George, et en coup de vent. Il avait l'air pressé. Il a mis le doigt sur ses lèvres, comme pour nous faire étrangement comprendre qu'il n'avait rien à dire, esquissé un sourire et un salut, et il s'est sauvé.
   Gisèle Pouacre avait oublié le nom de l'animateur.
   - C'est à ce moment-là que votre appareil a disparu.
   - Maintenant que vous me le dites... Il n'a pas pu l'emporter, quand même...
   - Je n'ai jamais dit qu'il l'avait fait... Il a involontairement détourné votre attention.
   Si Gisèle Pouacre, emploie cet adverbe, c'est parce qu'elle ne possède aucune preuve du contraire. Ses amies l'ont parfaitement compris, mais le Mentonnais ne distingue aucune arrière-pensée. Valentin George est toujours en représentation, même quand il se mêle familièrement au peuple des voyageurs.
   Évelyne nous a dit qu'elle allait en parler au commissaire de bord.
   La disparition d'un appareil photographique est une affaire digne d'un commissaire de bord.
   La conversation est contrainte après cela. On se concentre sur ses assiettes. Alberta Fiselou aimerait se concentrer sur autre chose vu que son assiette à elle contient deux sardines à l'huile sur un petit cylindre de légumes, le tout entouré d'un trait de véritable vinaigre balsamique, le seul luxe. Elle reconnaît le produit à sa consistance et au goût. Elle avait espéré des sardines vraiment marinées. Sa déconvenue détend l'atmosphère. Ces surprises sont un sujet de plaisanterie jamais épuisé, car le chef ne manque pas de ressources.
   Le spectacle offert par le personnel est tellement saisissant qu'on ne s'en lasse pas. Une serveuse distribue les menus. C'est le signal du départ pour les serveurs transformés en équilibristes haltérophiles, qui ne cessent de plonger dans les cuisines pour en rapporter de monstrueuses piles de manières de tupperwares en verre qu'ils déposent sur un long plan de travail où un virtuose compose les assiettes en puisant dans les dits tupperwares. Après quoi, un dernier serveur, en veste, distribue les assiettes aux tables qui lui sont assignées. Un arrière-fond plaisant auquel on a fini par s'habituer. Emmeline Croin a pu constater qu'à aucun moment l'on n'a la possibilité d'empoisonner des aliments. Aux cuisines, peut-être, mais l'on n'est pas sûr de toucher la bonne personne.
   Évelyne Grolle arrive au dessert avec le Pentax K30.
   - C'est le commissaire de bord qui a eu l'idée d'aller voir à l'accueil si on ne l'avait pas déposé.
   Armand et Ariane Tronque sont tellement soulagés qu'ils ne se demandent pas comment l'appareil a pu se trouver aussi vite à l'accueil.
   Avant que la nuit ne tombe trop tard, l'on offre aux passagers un spectacle inédit. Des jets d'eau à l'arrière, illuminés comme il faut, donneront aux spectateurs l'impression qu'il se trouvent sur une terrasse à Versailles au temps du Roi Soleil, c'est sans doute pour cela que le baryton chantera Sole Mio. Les danseurs offriront leurs gambades.
   C'est là que ces dames apprennent la mort d'une Libellule. L'une des filles du groupe aurait succombé à une surdose médicamenteuse. Les artistes de variété sont sujets à de tels malaises. En tout cas, ses compagnes ne se produiront pas cette nuit, l'émotion. Ce n'était pas le moment de leur demander quand elles remonteraient sur scène. Les danseurs de salon, qui avaient pris l'habitude de se dandiner au cœur de la nuit, sont à la fois désolés et déçus. Mais comme l'a précisé Valentin George, les Libellules lui ont fait savoir que Lucie Douce, la défunte, n'aurait pas admis que la vie s'arrête à bord. Le spectacle doit continuer. L'on suppose que c'est en l'honneur de la pauvre Lucie que le baryton et les danseurs font de leur mieux. C'est à cela que l'on reconnaît de vrais professionnels.
   Un couple s'assied à côté de ces dames, un vieux grand benêt qui n'a plus un cheveu sur le caillou, vu qu'ils ont élu domicile dans ses oreilles et sur le pavillon d'icelles, et une petite dame sans doute faite, entre autres, pour guider ses pas, qu'il a plutôt incertains, perdu qu'il est dans on ne sait quelles pensées. Il attrape de temps en temps l'une d'entre elles au vol et la développe dès qu'il aperçoit l'ombre d'une perche ; il semble perdre le fil des conversations, ce qui ne veut pas dire qu'il ne les écoute pas ; et elle, on ne sait pas si elle le rabroue pour le réveiller ou pour lui faire quelque reproche. Il ne semble pas en être affecté. De temps en temps, il lâche une remarque en général pertinente, et sa compagne craint ces remarques-là.
   Il confie à Emmeline Croin que la disparition de Lucie Douce et d'un appareil photographique à la même heure en gros, c'est curieux.
   Son inséparable lève les yeux au ciel. Il a déjà dû le lui dire. Même si ce n'est pas faux, l'on fait preuve d'un certain mauvais goût en mettant sur le même plan une morte et un appareil égaré.
   L'on aurait tort au demeurant de ne pas prendre au sérieux les délires du vieil original.
   Il n'avait pas caché, à Lübeck, que s'il rapportait des souvenirs à toute sa famille, ses enfants ayant fait autant d'enfants que lui-même, il lui faudrait un semi-remorque. Il compte résoudre cette difficulté en rapportant des calendriers. Ça tient moins de place que des bouteilles ou des matriochkas. Il semblait tout déçu de ne pas avoir trouvé de calendriers. Les villes touristiques se doivent de proposer des calendriers aux touristes de passage.
  - Il faudrait savoir si toutes les photos ont été conservées... Mais arrive-t-on à se rappeler toutes les photos qu'on a prises...
   Il doit avoir des éclairs, le distrait.
 
*

Retour au Sommaire général

Ces oeuvres sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.  - JH Robert Ouvroir Hermétique